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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Immigrés dans l'Autre Amérique. Autobiographies de quatre Argentins d'origine libanaise. (1972)
Une nation d'immigrés


Une édition électronique réalisée à partir du livre du Père Sélim Abou, Immigrés dans l'Autre Amérique. Autobiographies de quatre Argentins d'origine libanaise. Avec 37 photos hors-texte et deux cartes dans le texte. Paris: Librairie Plon, 1972, 554 pp. Collection “Terre humaine — civilisations et sociétés”. Une édition numérique réalisée par Wendy PIERRE, bénévole, étudiant haïtien en philosophie à l'Université de Paris 8, France.. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cet article dans Les Classiques des science sociales le 12 avril 2011.]

[23]

IMMIGRÉS DANS L’AUTRE AMÉRIQUE.

Autobiographies de quatre Argentins d’origine libanaise.

Une nation d'immigrés


Deux hommes et deux femmes racontent leur vie. Ils sont fils et filles d'émigrés libanais. Ils n'ont jamais senti l'aventure de leurs pères comme une épopée. Ne pouvant s'en prévaloir, ils tentent de s'en libérer. Ce n'est pas leur faute : l'idéologie officielle et les livres scolaires passent sous silence l'histoire des immigrants. Qu'importe que ces gens venus des quatre coins du monde constituent, avec leurs descendants, plus de quatre-vingt pour cent de la population du pays ? Leur histoire est misérable. L'Histoire de l'Argentine est celle des Conquistadores et des Libertadores et non pas celle des Inmigrantes. Quelle commune mesure y a-t-il entre un Pedro de Mendoza fondant le bourg de Santa Maria de los Buenos Aires à l'embouchure du Rio de la Plata ou un José de San Martin traversant les Andes à la tête de ses troupes victorieuses pour arracher le reste de la vice-royauté au joug de l'Espagne, et un mercachifle libanais parcourant le monte sa marchandise sur le dos, un chacarero italien cultivant le blé et la vigne dans les terres inexploitées de la pampa et de l'intérieur, un colono allemand transformant la selva en plantations de thé, de maté et de tung ?

Et pourtant Conquistadores et Libertadores n'ont fondé que l'État, les Inmigrantes ont formé la Nation. La Constitution de 1853, née d'un demi-siècle de guerres civiles entre Unitaires et Fédéraux, fournit un encadrement politique et administratif à une Nation qui n'existe pas. À Santa Fe, on a spéculé sur l'unité et la diversité de la géographie pure, car qu'est-ce qu'une population de huit cent mille habitants pour un territoire cinq fois grand comme la France ? Hors des centres urbains, où les caudillos se délassent des campagnes fratricides dans le luxe et la nonchalance des demeures coloniales, il n'y a qu'un  [24] espace infini et désert. Les vrais maîtres en sont les descendants sauvages de ces soixante-douze chevaux et huit bovins abandonnés au début du XVIe siècle par Mendoza et les frères Goes : une « forêt de chevaux », écrivait en 1600 déjà un gouverneur quelque peu visionnaire ! Et lorsque, dans le Préambule de la Constitution, les Fédéraux triomphants font appel à « tous les hommes de bonne volonté désireux de venir travailler et vivre en terre argentine », se doutent-ils qu'ils seront impitoyablement submergés par ces étrangers à qui ils ouvrent généreusement les portes ? En dotant le territoire de la densité humaine qui lui faisait défaut, les immigrants donnent naissance à la Nation ; avec l’essor vertigineux de l'agriculture, du commerce et de l'industrie, ils la transforment en Puissance.

Mais qu'est-ce que la Nation argentine et qu'est-ce en général qu'une nation d'immigrants ? La définition allemande de la Nation — ein Volk, ein Geist, eine Sprache — révèle ici son outrecuidance. La définition française est plus heureuse qui fonde la Nation sur la volonté de vivre ensemble. Mais les Révolutionnaires de 1793 avaient beau jeu : il n'était pas difficile pour des Français de vivre ensemble, étant donné l'homogénéité de leur patrimoine culturel. Dans l'une et l'autre Amériques, la définition signifie la coexistence et la compénétration des ethnies les plus diverses, les plus hétérogènes, les plus opposées. Qui plus est, aucun pays du Nouveau Monde n'est, au même degré que l'Argentine, une « nation d'immigrants ». Et l'on ne sait qui a raison, du voyageur fasciné qui croit saisir un type et un style communs à tous les habitants du territoire, ou du citoyen désabusé qui ne voit dans son pays qu'un agglomérat de collectivités soutenues chacune par ses propres institutions. Mais l'alternative est peut-être fausse et réelle la contradiction.

Qu'est-ce donc qu'un Argentin ? À s'en tenir au langage courant, il n'y a pas d'Argentins. Pour les autochtones métis et mulâtres, les immigrants et leurs descendants sont des Gringos et, pour ceux-ci, ceux-là sont des Negros. Mais les Gringos ne sont pas indifférenciés. Ils se distinguent eux-mêmes les uns des autres : les descendants d'Italiens sont des Tanos, les descendants d'Espagnols des Gallegos, les descendants de Proche-Orientaux des Turcos... Seuls échappent à ces sobriquets les autochtones issus des vieilles familles de la Conquista. Mais c'est peut-être parce qu'ils ne sont plus visibles. Déjà à l'époque où ils tenaient les rênes du pouvoir et où la population totale n'atteignait [25] pas un million, ils représentaient une infime minorité de quatre pour cent. L'oligarchie féodale est devenue caste militaire et les noms de ces seigneurs reprennent un éclat fugitif et vain, chaque fois qu'un général s'empare du pouvoir ce qui est coutume ! Mais leurs jeux politiques sont désuets et leur appareil idéologique tourne de plus en plus à vide. Ce n'est pas dans le passé que les enfants d'immigrants cherchent les critères de leur identité, c'est dans le présent. Si chacun doute de l'argentinité de son semblable, chacun est aussi certain de la sienne et son nationalisme est d'autant plus virulent qu'il ne parvient pas à définir ses assises culturelles.

Dans un premier temps, l'Argentine se veut Européen. Son souci est qu'on le distingue des autres Sud-Américains, car il n'est pas comme eux un sang-mêlé. Si le Brésil et le Mexique disputent à l'Argentine le leadership du continent latin, l'Argentine aura toujours le privilège d'être un pays de Blancs : « En Argentine, il n'y a ni Negros, ni Indios ! » Des quelques milliers d'esclaves noirs qui vivaient dans les villes à la fin du siècle dernier, on dit en général qu'ils ont disparu parce qu'ils n'étaient qu'une poignée et qu'ils supportaient mal le climat. Une version irrespectueuse veut que, après avoir été affranchis de l'esclavage en 1813, ils aient eu systématiquement l'honneur des premiers rangs dans les guerres d'indépendance. Quant aux Indiens de La Plata, ils étaient loin d'avoir le prestige des Incas, des Aztèques ou des Mayas ; ils n'avaient même pas la ruse et la ténacité des Sioux et des Comanches. Il ne fut donc pas difficile de mettre fin à leurs raids sur Buenos Aires et les estancias de la pampa : la Conquête du Désert, en 1878, libéra le pays de ces tribus nomades qui avaient pour nom Araucans et Querandis, Pehuelches et Tehuelches. Les sédentaires du Nord avaient plus de résistance, en particulier Diaguitas et Calchaquis, ces parents pauvres des Incas. Il était donc avantageux de les mobiliser contre l'occupant espagnol puis, en guise de récompense, de les laisser survivre aux frontières du pays et en marge de la civilisation. Quant aux turbulents Guaranis, il était de toute évidence plus commode d'en faire cadeau au Paraguay ! En tout état de cause, les Indiens d'Argentine ne méritent pas d'être mentionnés : leur nombre est dérisoire et leur legs culturel presque nul. Quant à la population métissée qui témoigne de leur présence, elle a été définitivement submergée par les immigrants, justement invités par les próceres à laver l'infamie  [26] des Conquistadores qui avaient « absorbé dans leur sang une race préhistorique et servile ».

Mais qui ne connaît la perfidie de l’Indien ? Il se venge en tapinois : exclu de la réalité, il revient dans le mythe. Là où elle n'a pas été la source réelle de la nouvelle identité, la rencontre Blancs-Indiens tend à en devenir la source imaginaire. On Va vu aux États-Unis ! Dans la littérature et le cinéma de l'Ouest, la femme européenne, gardienne des traditions blanches et ennemie jurée de la barbarie indienne, prend subrepticement la figure d'une insupportable mégère, que son homme finit par abandonner, pour aller à la rencontre de l'Indien, véritable maître de l'espace sauvage. Entre temps une autre femme lui a préparé les voies. Simple squaw ou fille de cacique, convaincue de l'excellence des Blancs ou de leur supériorité, elle a servi d'intermédiaire entre Peaux-Rouges et Visages-Pâles. Mais c'est la rencontre qui importe : « Ce qu'était Chingachgook, Natty ne l'était pas et il ne pouvait pas le comprendre. Réciproquement, Natty était pour Chingachgook un monde inconnu, impossible à traduire. Et pourtant, par-dessus cette infranchissable frontière, passa une étrange communion... une étreinte totalement inconnaissable, mais d'où est née une nouvelle race, une nouvelle identité. » Moins puritain et moins refoulé, le langage argentin n'use point de tant de détours. Il y a quelque chose de franchement ridicule dans le culte pleurnichard de la Madré — Mère-Terre originelle de l'immigrant célébré dans les couplets des tangos et la statuaire des places publiques. Et ce folklore urbain, puisqu'il faut l'appeler ainsi, ne fait pas le poids avec le folklore grave du campo où, au rythme viscéral et obsédant de la vidala et de la baguala, la femme indienne aux hanches larges Mère-Terre-Lune révèle à l'immigrant les sources telluriques de sa nouvelle identité.

Du troisième homme, qui n'est ni l'Européen, ni l'Indien, mais issu de leur rencontre idéale, la mythologie de l'Ouest américain ne dit rien : elle le pose sans le nommer. En Argentine il a au contraire un nom : c'est le Criollo. Mais qu'on n'aille pas confondre le Criollo-mythe avec le Criollo-réalité ! Le premier est né de la mort du second. Étrange destinée que celle de ce vocable qui commença par désigner les descendants pur-sang des conquérants espagnols, par opposition aux métis objet de leur mépris, et qui, par une de ces inversions dont l'histoire est prodigue, finit par s'appliquer à ces sang-mêlés eux-mêmes. En fait, il n'y a là rien d'étonnant. Dès l'origine, Criollo a été [27] synonyme d'Authentique. Libre aux descendants purs des premiers Espagnols d'avoir cru qu'ils étaient les représentants authentiques de la terre argentine, parce que leurs pères l'avaient violée et qu'eux-mêmes y étaient nés. Le jus soli dont ils se réclamaient n'a pas convaincu les immigrants et leurs descendants. Pour ceux-ci, les représentants authentiques du territoire sont ceux qui peuvent, par surcroît, se réclamer du jus sanguinis. Mais le Criollo réel, fruit des amours troubles du Blanc et de l'Indienne, est aussi méprisé par les enfants des immigrants qu'il l'était par les descendants des Conquistadores. Dans le langage courant, criollo est synonyme de negro et negro signifie sale, misérable et bon à rien ! Le Criollo mythique, c'est le gaucho. Mais qu'on y prenne garde, là aussi ! Tant qu'il existait réellement, le gaucho avait, aux yeux de la bourgeoisie citadine, tous les attributs de l'infamie : métis ou mulâtre, nomade et barbare, coupeur de gorge et voleur de bestiaux. C'est seulement lorsqu'il fut supplanté par le paisano — agriculteur immigrant paisible et bien rangé qu'il est devenu, dans la littérature gauchesca et les zambas nortenas, le prototype de l'Argentin, le fils originel de la Terre argentine.

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Qu'il ait, comme en Argentine, un nom commun ou qu'il se dérobe sans cesse, comme aux États-Unis, derrière une multitude de noms propres, le troisième homme est le messie d'un mythe politique propre à tout le Continent. Depuis la deuxième moitié du siècle dernier, il incarne le rêve secret de tout Américain, conquérant ou immigrant : rompre toute attache avec la terre d'origine et prendre racine dans la terre d'élection ; construire une nation qualitativement différente des nations européennes ; affirmer son identité nouvelle dans la différence enfin révélée. Mais pour se distinguer de l'Europe, les nations américaines naissantes empruntent le modèle des nationalismes européens. La contradiction est sans doute inéluctable, mais il n'est pas certain qu'elle soit féconde. Les modèles européens ne sont peut-être pas pertinents dans le Nouveau Monde. L'intégration et l'assimilation des populations accomplies dans la vieille Europe par le Temps semblent devoir être ici l'œuvre de l'Espace. Pendant que, dans les Amériques, les artisans de l'État et les théoriciens de la Nation s'épuisent à magnifier leur trop brève histoire dans le but de lui conférer  [28] plus d'efficace et de la forcer à opérer la symbiose des diverses ethnies en présence, c'est l'espace qui, de manière sous-terraine, métamorphose lentement les consciences. Un espace indéterminé qui dépossède brutalement l'arrivant de ses horizons nettement définis ; un espace démesuré qui défie la mémoire, précipite les oublis et restructure les fidélités ; un espace sans limites qui disloque les espaces culturels cloisonnés des ethnies, pour en réordonner les éléments infiniment divers selon un ensemble de combinaisons imprévisible.

Mais pour que naisse, au-delà des différences ethniques et à travers elles, un style de vie commun qui définisse une nation, il faut que l'espace géographique devienne simultanément espace économique et espace culturel. La mystique anglo-saxonne de l'efficacité ne l'entend pas ainsi. Les États-Unis se distinguent aussitôt par le souci de récupérer les siècles d'histoire européenne par l'instauration d'une histoire accélérée, mesurée par la fièvre du rendement. Quadrillé et exploité par l'entendement scientifique, l’espace naturel est aboli pour la sensibilité et l'imagination. Qu'importe en vérité, puisque le culturel peut se réduire à l'économique, comme le prouvent symboliquement l'achat et l'accumulation des chefs-d'œuvre de l'art européen. Ce qui s'est fait spontanément au siècle dernier est justifié théoriquement au début de ce siècle. Point n'est besoin de travailler à la symbiose des populations diverses qui ont choisi de vivre sur ce territoire. Leur intégration économique entraînera nécessairement leur assimilation culturelle. La religion du progrès matériel aplanira les différences spirituelles. La Puissance crée la Fraternité. Et seul l'Ennemi verra un problème dans les formes, multiples mais passagères, de la ségrégation raciale et de la discrimination ethnique. Les modèles mis en œuvre par les États-Unis se transmettent directement à l'autre extrémité du Continent. Soucieuse de se distinguer des autres nations latino-américaines en en prenant la tête, l’Argentine se veut la rivale des États-Unis. 1880-1910 : c'est l'époque où, pour acheminer vers les ports ses richesses agricoles et lainières, l'Argentine se donne un réseau ferré plus long que ceux de toutes les autres nations du Continent réunies. Les émigrants en quête de fortune et de bonheur hésitent entre deux Amériques : l'Amérique par excellence ou les États-Unis et l'Autre Amérique qui est l'Argentine. Le Rio de la Plata est l'équivalent de l'Hudson River et, pour nombre d'Argentins, Buenos Aires est « Washington et New York à la fois ».

[29]

Mais le messianisme de la classe dirigeante n'est pas nécessairement celui de la nation. Aux États-Unis, le temps accéléré annule constamment le passé, sans réussir à consolider un présent : il est pure précipitation vers un futur sans fondement. L'espace naturel, transgressé par une technique qui n'obéit plus qu'à sa propre logique, est devenu l'univers concentrationnaire des villes-fourmilières et des villes-champignons ; l'espace maternel des origines est devenu le territoire hérissé de frontières des ghettos ethniques et des zones de pauvreté ; l'espace des possibilités illimitées est devenu le lieu du calcul glacial et de la concurrence sans merci. C'est cet échec immense d'un immense succès que dénoncent, tous les jours davantage, la littérature, le cinéma et la sociologie. Mais puisque la critique théorique est désormais l'ornement nécessaire d'une telle société, que surgisse donc l'utopie vivante ! Aux franges de l'espace inhumain, face à la mer première, s'élaborent paisiblement les formes les plus radicales du refus et du défi. Ce n'est pas sans raison que ces communes, où fraternisent, dans la pauvreté et la frugalité élues, des milliers de personnes de toutes couleurs et de toutes croyances, ont adopté les signes distinctifs de l'indianité. Les oripeaux du Peau-Rouge et les peintures corporelles ont ici valeur d'avertissement ; la devise est claire : « Go native » et c'est tout. Ce qu'on tente ici, c'est de vivre le mythe du troisième homme, du moi radicalement nouveau, né de l'espace vierge de l'Ouest. Mais où trouver encore cet espace ? Ce que la nature ne peut plus offrir, on le cherche à la limite dans l'herbe et l'acide. Face à l’Amérique répressive de la raison technicienne, une Amérique imaginaire projette son profil paradisiaque au bout des voyages hallucinatoires. Si l'homme nouveau ne peut naître de la réalité, qu'il surgisse au moins du sein de la folie !

En Argentine, le messianisme de l'oligarchie dominante a fait long feu. Fascinés par la puissance montante des États-Unis, les próceres étaient allés jusqu'à préconiser une immigration anglo-saxonne et nordique. L'immigration fut essentiellement latine et méditerranéenne. La différence entre les deux mondes n'est pas d'abord affaire de surdéveloppement ou de sous-développement. Elle est différence préalable de mentalité, dont les sciences de l'homme éclairent sans doute bien des aspects, mais qui, en dernière instance, échappe à l'explication tel un noumène kantien, à moins qu'on ne prenne pour explication les stéréotypes et les tautologies de la psychologie ethnique. Deux mentalités, [30] deux mystiques : celle de l'efficacité d'une part, celle de la gratuité de l’autre, que confirmerait une analyse des langues et des langages de l'un et l’autre mondes. Le mythe qui, aux États-Unis, ne peut plus se réaliser que dans la distance infinie de la schizophrénie, se réalise ici au cœur même de la réalité. À l'oligarchie dominante s'oppose un peuple tout entier qui, depuis 1955 en particulier, est déterminé à se forger une nation conforme à ses désirs. Qu'importe en attendant que le temps piétine, s'il peut être un jour celui du bonheur ? L'espace est encore ajusté à l'imagination et à la sensibilité et seul s'en est emparé le chant folklorique, le plus beau peut-être de l'Amérique latine. On a raison de dire mais pourquoi s'en étonner que l'espace argentin est beaucoup plus intégrateur que l'espace nord-américain. Ici il suffit de naître sur le territoire pour se sentir profondément nativo ou criollo, intégré à un style de vie tout à la fois commun et nouveau. Et pour répondre à l'oligarchie qui cherche encore le salut dans les modèles du capitalisme américain, la nation argentine s'est inventé un langage de refus et de défi, dont la rhétorique naïve exprime une espérance encore inentamée : le folklore de la protesta et la denunciación profética.

C'est pourquoi l'homme nouveau, né des épousailles mythiques de l'immigrant avec le Grand Espace, n'a pas le même visage dans le Far West et dans la Pampa ou, plus généralement, dans l'Amérique anglo-saxonne et l'Amérique latine. Aux temps lointains où le Monde connu se réduisait à l'Europe, à l'Asie et à l'Afrique, la direction du soleil couchant indiquait à l'imagination la terre à jamais perdue du siècle d'or, Atlantide de l'Antiquité ou (Paradis perdu du Moyen Age. En découvrant l'Amérique, Christophe Colomb croyait avoir atteint le Paradis Terrestre ou ses environs immédiats et, pendant longtemps, conquérants et pionniers débarquèrent sur le nouveau continent à la recherche d'un mirifique Eldorado. Sur cette terre promise, les Anglo-Saxons ont édifié une civilisation de fer et d'acier, rejetant le rêve d'une vision paradisiaque dans les communes hippies des bords du Pacifique ou la projetant dans une direction extraterrestre, celle de l'espace sidéral. Et le prestige de la Puissance est tel que, dans le langage des nations, les États-Unis ont fini par s'identifier à l'Amérique. Or il y a l'Autre Amérique, l'Amérique oubliée, l'Amérique latine. Sur ce même continent, les Latins ont choisi d'édifier une civilisation de la Fête et ce n'est pas sans raison qu'ils ont toujours mêlé la révolution, l'amour et la guitare ! Plus que d'autres peut-être, [31] le territoire argentin tend à devenir l’espace privilégié de la fête, où chaque ethnie peut récapituler son passé particulier comme un moment du présent commun à toute la nation.

Sans doute ni la civilisation anglo-saxonne, ni la civilisation latine du Nouveau Monde n'ont la cohérence des civilisations engendrées au cours des siècles par les nations européennes. À l'Européen médusé, les produits dont les États-Unis submergent le monde paraissent à maints égards les signes d'une nouvelle barbarie. Quant à ceux qui passent timidement les frontières de l'Amérique latine en direction de l'Europe, ils semblent être les signes d'un bric-à-brac culturel, qui n'a d'autre mérite que le pittoresque. Mais faut-il encore envisager l'avenir de la civilisation en termes de nations ? Que des voix s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer l'Europe des nations et préconiser l'Europe des ethnies a peut-être valeur de symptôme. Le double processus d'uniformisation et de différenciation qui brasse les cultures humaines a sans doute force de loi, mais on ne sait pas qu'il soit nécessairement lié aux frontières des nations, ni aux barrières de classes au sein des nations. Dans la civilisation mondiale en gestation, l'Amérique latine représente peut-être le dernier témoignage en faveur d'une civilisation de la fête. A l'éloge crispé de l'efficacité qu'implique le discours culturel des États-Unis, l'Argentine oppose avec fierté le langage de la fiaca. La fiaca : non pas paresse, mais droit sacré à la paresse ; non pas état habituel de passivité, mais moment essentiel de nonchalance, dans lequel le rêve et l'utopie mûrissent lentement leurs fruits.

Il faut être atteint d'ethnocentrisme aigu pour prendre plaisir à « démystifier » l'allégresse de l'Amérique latine. On a fait couler beaucoup d'encre en particulier sur la prétendue tristesse de l'Argentine : tristesse de la pampa et de l'homme de la plaine, tristesse des tangos et des zambas, tristesse... Mais comment taxer de tristesse un peuple qui bientôt n'aura plus assez des trois cent soixante-cinq jours de l’année pour y loger le calendrier de ses fêtes ? Non point les fêtes patriotiques et religieuses, qui ne sont pas plus nombreuses ici qu'ailleurs, mais les fêtes civiles dont la liste, déjà impressionnante, s'allonge d'année en année. Chaque profession, chaque métier, chaque rôle social, chaque produit industriel ou agricole a son jour de célébration, son dia, auquel participe le groupe social intéressé et co-participe en quelque manière le reste de la population, quand il ne s'agit pas explicitement d'un  [32] dia nacional chômé dans toute la République. Dia del Padre, dia de la Madré, dia del Ninîo... Dias del Empresario, del Bancario, de la Secretaria, del Empleado pûblico, del Cartero, del Panadero... Dias del Animal, del Arbol, de la Industria, del Trigo, de la Vid, del Citrus, de la Cerveza. Mais il est vain de chercher à suggérer le nombre et la variété des fêtes. Le cycle de la vie individuelle et le cycle des saisons ont aussi leur calendrier festif, qui culmine dans la Semaine du Printemps. Temps privilégié où, dans nombre de provinces, les étudiants prennent officiellement livraison des clés de la ville et occupent les administrations publiques, tandis qu'un carnaval continu se déroule à travers les rues et les places. Comment douter que la Fête soit au cœur de la civilisation argentine naissante ? Non, l'Argentine n'est pas triste ; elle est peut-être mélancolique. Mais la mélancolie n'est rien d'autre que le signe de cette nostalgie d'absolu qui subvertit inéluctablement toutes les joies terrestres. L'Argentine est un peu semblable à cette jeune Nortena qui, chaque fois qu'elle se trouve dans le manque radical et au seuil du désespoir, s'empresse de s'acheter des fleurs et de faire des cadeaux.

Pour les mots étrangers qui ne figurent pas dans les notes, le lecteur est prié de se reporter au lexique, p. 538.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 septembre 2018 8:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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