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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Immigrés dans l'Autre Amérique. Autobiographies de quatre Argentins d'origine libanaise. (1972)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre du Père Sélim Abou, Immigrés dans l'Autre Amérique. Autobiographies de quatre Argentins d'origine libanaise. Avec 37 photos hors-texte et deux cartes dans le texte. Paris: Librairie Plon, 1972, 554 pp. Collection “Terre humaine — civilisations et sociétés”. Une édition numérique réalisée par Wendy PIERRE, bénévole, étudiant haïtien en philosophie à l'Université de Paris 8, France.. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cet article dans Les Classiques des science sociales le 12 avril 2011.]

[9]

IMMIGRÉS DANS L’AUTRE AMÉRIQUE.

Autobiographies de quatre Argentins d’origine libanaise.

Avant-propos

La société industrielle compense la sécheresse de son positivisme par un goût immodéré de l'utopie. Tout document attestant un mode de vie exogène a la faveur du public, qu'il lui inspire des motifs supplémentaires d'accusation à l’encontre de sa propre culture, ou qu'il fournisse à son imagination fiévreuse ces modèles d'archaïsme et de primitivité dont elle excelle à nourrir ses visions prospectives. Cela explique, en partie du moins, le succès du document autobiographique, lorsqu'il vient d'un autre continent ou d'une autre époque.

Ce n'est pas l'exotisme du document qui est ici en cause, mais l'usage qu'on en peut faire. Le document peut être reçu comme un objet de consommation propre à apaiser l'imagination en mal de romantisme ; il peut être accueilli comme un objet de connaissance, apte à féconder l'intelligence en quête d'autres arrangements culturels. Dans un cas il y a méconnaissance et mépris de l'altérité, dans l'autre reconnaissance et respect de la différence.

Ces deux attitudes sont possibles devant toute histoire de vie, qu'elle soit imaginée de toutes pièces par un romancier ou recueillie sur le terrain par un ethnologue. À travers le personnage dont il raconte l'existence, le romancier peut aussi décrire avec précision un milieu social et culturel déterminé. On ne s'est pas fait faute, ces derniers temps, de souligner la parenté qui existe entre une certaine littérature romanesque de type réaliste et les témoignages biographiques dont se prévaut l'ethnologie. Et, de peur que, dans l'opinion des lecteurs, Oscar Lewis n'aille rejoindre le rang des romanciers, on s'est hâté de déclarer Balzac sociologue.

[10]

LE DISCOURS AUTOBIOGRAPHIQUE

Pourtant l'histoire de vie romancée et le document autobiographique diffèrent profondément. Mais ce n'est ni l'intention de l'écrivain, ni le comportement du lecteur qui manifeste cette différence, c'est le discours lui-même. Et lorsque, aujourd'hui, le romancier abandonne à l'ethnologue ou au sociologue la représentation du réel, pour s'engager délibérément dans l'exploration de l'imaginaire, lorsqu'il renonce à l'exactitude de la transcription verbale, pour s'adonner à la pure invention stylistique, il ne fait que porter à son extrême limite la différence qui a toujours existé entre son écriture et celle de l'enquêteur.

Dans ces deux genres de la communication verbale que sont le roman et le reportage, le discours n'obéit pas aux mêmes lois de composition et n'exerce pas identiquement ses diverses fonctions linguistiques. Quand le destinateur est un romancier, le message est privilégié par rapport aux autres facteurs de la communication. Quelque réaliste qu'il soit, le romancier ne décrit pas le phénomène tel qu'il est ; il en construit une sorte de modèle-réduit conforme à sa sensibilité et à son idée propres. Pour obtenir cette transmutation, il soumet le code linguistique à une alchimie subtile, grâce aux jeux de la sélection et de la combinaison : il le sollicite ainsi à la figuration symbolique et à la magie évocatoire. Le contact entre destinateur et destinataire se trouve, de ce fait, qualitativement modifié : il n'est plus soutenu que par la vertu du contraste, inhérente aux oppositions différentielles qui structurent les diverses formes de l'expression linguistique. Quant au contexte réel qui a pu servir de point de départ au discours, il n'est plus en somme qu'un « pré-texte ». La description qu'en transmet le message est surdéterminée : elle le traduit, le transpose, le met en scène beaucoup plus qu'elle ne le reproduit. L'image ainsi obtenue peut sembler plus « vraie » que l'original. Elle est simplement plus suggestive, car le problème de la vérité, c'est-à-dire de l'adéquation du message [11] au contexte ne se pose plus ici que de manière secondaire et marginale. Ce qui prime, c'est la présence du message en lui-même et non pas son rapport à un phénomène extra-linguistique ; c'est le regard du romancier sur la réalité et non pas la réalité nue. La fonction référentielle du discours a été oblitérée par sa fonction poétique. Balzac est sans doute mieux qu'un sociologue, mais il n'est pas sociologue.

Il en va autrement lorsque le destinateur fait œuvre de reporter. Aucun des facteurs de l'acte de communication ne jouit d'un quelconque privilège et aucune des fonctions linguistiques correspondantes n'exerce un rôle dominant. Le discours a la banalité de la parole quotidienne. Le montage du texte peut sans doute accroître la densité de l'information, mais celle-ci n'en subit aucune modification qualitative. Dès lors, la fonction référentielle du discours opère normalement et le destinataire est directement renvoyé au phénomène dont on parle. Ce qui importe ici, c'est bien la fidélité du message au contexte. Il est vrai que le document autobiographique est simplement recueilli par l'ethnologue et qu'il est le discours de la personne qui raconte sa vie et décrit son milieu. Celle-ci peut donc se comporter comme le romancier : dans le but de transmettre l’essence du phénomène observé, elle peut privilégier le regard et la parole aux dépens de ce qu'elle voit et de ce qu'elle dit. Par exemple, au lieu de présenter sa maison ou la place du village, elle peut se plaire à les mettre en scène, comme Giulietta, libérée de ses démons intérieurs, ouvrait toutes grandes à l'espoir les fenêtres de son appartement, à la fin du film de Fellini. Mais l'habileté de l'enquêteur consiste précisément à lui en ôter la tentation et les moyens et à l'acculer à la banalité du reportage.

LES JEUX DE LANGAGE

La relation entre l'enquêteur et l'enquêté est sans doute ambiguë : elle suscite des jeux de langage. Toute langue comporte une pluralité de sous-systèmes linguistiques en [12] rapport avec des situations sociales déterminées : le langage de salon n'est pas le langage de caserne et l'amour n'entend pas l'idiome des affaires. La langue a ses jeux comme l'orgue les siens et, dans une relation duelle, c'est l'interlocuteur qui, à l'instar de l'organiste, détermine le registre en fonction de la pièce à exécuter. On n'utilise pas le même jeu de langage quand l'interlocuteur est senti comme un Ami ou quand il est perçu comme un Juge.

Quand la relation entre les deux partenaires est un rapport d'inégalité, le narrateur met immédiatement en œuvre le registre du langage conventionnel. La surabondance des clichés, le recours constant à la définition des mots et à la subordination des propositions, l'usage exclusif du style indirect dans la transcription des dialogues, attestent un langage équationnel soucieux de réduire tous les contenus à des faits de pensée. Ce langage du formalisme est aussi celui de la dissimulation et de la justification. La censure qui s'exerce sur les signes linguistiques de l'affectivité et l'expression correspondante des sentiments, manifeste la volonté de taire tout ce qui a trait à la vie intime. La tournure « écrite » du discours et l'effort de rationalisation qu'elle recouvre attestent une tendance évidente à l'autojustification. Dès lors, on est certain que le narrateur a sélectionné, dans la trame de sa vie, les séquences et les faits susceptibles de le valoriser aux yeux de l'ethnologue et d'exorciser, à ses propres yeux, le pénible sentiment d'être dominé. Prisonnier d'une telle logique, il a même pu se laisser entraîner sur la voie de l'affabulation.

Quand la relation entre l'enquêteur et l'enquêté est un rapport d'égalité, le discours autobiographique porte toutes les marques du langage spontané. L'abondance des mots familiers et des superlatifs, la fréquence des exclamations et des imprécations, l'usage constant de la coordination, la dislocation des constructions syntaxiques, la restitution des dialogues dans le style direct, la tournure exclusivement « orale » du discours, sont autant d'éléments linguistiques caractéristiques d'une affectivité qui se livre. Ce langage de la spontanéité est aussi celui de la confiance et de la confidence. Le sentiment d'être pleinement reconnu stimule, chez le narrateur, le désir de se faire mieux connaître de son interlocuteur. « Je n'aurais jamais pensé, dit Carlos, que ma chienne de vie puisse intéresser quelqu'un dans ce bas monde ! » L'affabulation, la dissimulation, la réticence prennent, aux yeux du narrateur, la figure du mensonge à soi-même. Dès lors, il n'a plus qu'une visée : raconter sa [13] vie telle qu'elle est, ou plus exactement telle qu'il la perçoit. Lui aussi sélectionne, mais c'est une sélection naturelle, celle qu'opère la mémoire dans l'infinie masse des événements qui remplissent une vie et que signalent, dans le texte, les associations verbales ou thématiques. Sollicité par l'enquêteur à la fidélité chronologique, le narrateur restitue toute la trame de vie dont sa mémoire est capable. L'autobiographie n'a jamais été une histoire de vie, elle est la mémoire d'une vie.

Mais il arrive qu'un discours autobiographique apparemment apprêté soit le fait d'un narrateur confiant. Pour celui-ci, l'ethnologue a bien la figure de l'Ami et il entend lui parler le langage de la confidence ; mais il y a longtemps qu'il a intériorisé la figure du Juge, au point de tarir au fond de lui-même les sources de la spontanéité. Son discours a tous les attributs linguistiques de l'académisme, mais le jeu de langage n'est pas dû ici à la situation particulière créée par l'enquête. Il est dans la nature de ce discours d'être artificiel, parce qu'il procède d'une conscience prisonnière du processus de rationalisation et du besoin de justification qu'il indique. Amalia n'est pas moins sincère que Nayla, Carlos ou Enrique. La preuve en est qu'elle n'hésite pas à relater des faits pour elle humiliants. Elle se dit donc telle qu'elle est en réalité, mais sa réalité est d'être cette conscience qui sans cesse se juge, se justifie et doute de sa justification, au point d'appeler parfois l'enquêteur à son secours. C'est donc bien la mémoire fidèle de sa vie qu'elle aussi communique.

LE DISCOURS ET SON AUTRE

La mémoire d'une vie, telle que la recueille l'ethnologue semble n'être qu'un effet de surface. C'est l'histoire que reconnaît le sujet et à laquelle il s'identifie. Elle consiste dans l'ensemble des souvenirs qui ont immédiatement accès à la conscience et au discours. Or il y a une autre histoire, faite des souvenirs ignorés du sujet lui-même, enfouis dans son inconscient et réfractaires au discours. C'est cette [14] mémoire sous-terraine que le psychanalyste s'emploie à faire accéder à l'expression. Deux genres d'autobiographies, deux visées, deux méthodes.

Le discours biographique sur lequel opère le psychanalyste diffère radicalement de celui que recueille l'ethnologue. Axé sur la relation des rêves et les associations libres, il est essentiellement langage de l’imagination et, aux yeux du psychanalyste, verbalisation du Désir. La chaîne des signifiants qui le constitue recouvre deux séries de signifiés : celle voulue par le narrateur, que le discours exprime ; celle ignorée de lui, qu'il occulte. Le signifié occulte est lui-même un discours symbolique, qui renvoie aux structures profondes du psychisme et qui a ses signes, ses règles, sa syntaxe propres. Cette nouvelle chaîne de signifiants recouvre un signifié fondamental, qui est le jeu des motivations profondes issues des pulsions instinctuelles et du complexe dans lequel elles peuvent se fixer. Les deux lignes sémantiques selon lesquelles se développe le discours manifeste — le procès métaphorique fondé sur les rapports de ressemblance et le procès métonymique fondé sur les rapports de contiguïté — déterminent les points de rupture à travers lesquels peut faire irruption le discours symbolique. Il y faut l'intervention constante du psychanalyste qui, lui aussi, tient un discours manifeste, apparemment déterminé par les contingences de l'entretien, et sous-entend un discours clinique, dicté par le protocole de la cure. Dans cette partie à quatre s'opère le transfert, qui est la chance d'émergence du discours symbolique du patient, de son histoire « oubliée ». En dernière analyse, cette histoire est moins une suite d'événements qu'une série de motivations, clés véritables des conduites que le sujet expliquait par d'autres motivations, fallacieuses. Ce que le discours symbolique enfin délivré révèle en général, ce sont les complexes qui perturbent la structuration de la personnalité à partir de la situation œdipienne fondamentale ; c'est le difficile cheminement de l’Eros individuel à travers les embûches que dresse inlassablement devant lui le Logos de la société.

C'est que l’Eros n'est individuel que parce qu'il a son origine dans le biologique, et le Logos n'est social que parce qu'il jaillit de l'être-ensemble des consciences : ils ne sont donc pas du même ordre. Mais on ne peut pour autant les séparer : ils se compénètrent et s'utilisent réciproquement à toutes les étapes de leur développement. Les forces instinctuelles de l'individu sont, dès sa naissance, [15] modelées par les normes sociales et les valeurs culturelles de son milieu. Les manifestations du Désir et les complexes dans lesquels elles peuvent se cristalliser épousent des formes diverses suivant les sociétés qui leur servent de cadre. À l'inverse, pour l'élaboration de ses valeurs, de ses symboles, de ses mythes, issus de l'être-ensemble des consciences, la société utilise tout l'arsenal gestuel du Désir. Dès lors, ce que présente l'autobiographie analytique, comme un problème à résoudre, ce sont les pulsions entravées ou condamnées par l'appareil des contraintes sociales. Ce que présente l'autobiographie ethnologique, c'est cet appareil lui-même, en tant qu'il pose problème aux pulsions individuelles. L'une envisage le phénomène total à partir du plus individuel, l'autre à partir du plus collectif.

Le discours autobiographique que recueille l'ethnologue est axé sur la relation chronologique des faits et la description du milieu social. Il est essentiellement discours de la raison. Il décrit le processus de socialisation du narrateur, le développement de sa conscience en interrelation constante avec les autres consciences. Mais l‘être-ensemble des consciences n'est pas régi par un Logos uniforme. Il est le lieu de rencontre du Logos individuel étroitement soumis à toutes les pulsions de l’Eros, et du Logos social qui a son déterminisme propre. Si bien que la Raison, dans l'individu, a ses frustrations comme le Désir et, comme lui, ses déviations qui se terminent au processus de rationalisation. Là aussi, la chaîne des signifiants qui constitue le discours manifeste recouvre deux séries de signifiés. La première, visée par le narrateur, consiste dans l'histoire de sa socialisation telle qu'il la reconnaît et qu'il l'explique. La deuxième, ignorée de lui, forme elle-même un discours symbolique, dont la chaîne des signifiants réside dans la série des répétitions thématiques et dont le signifié axial est la rationalisation, vérité de l'explication illusoire fournie par le narrateur. La rationalisation renvoie, en dernière analyse, au monde du Désir, au seuil duquel s'arrête précisément la biographie ethnologique et commence la biographie analytique. Ce que dévoile la première, c'est le genre de problèmes que pose la socialisation de l'individu dans le cadre d'une société et d'une culture déterminées.

[16]

DU DISCOURS AU TEXTE

Le texte autobiographique que l'ethnologue livre à la lecture et à l'interprétation ne peut avoir la configuration du discours oral. Mais cette infidélité matérielle obligée n'entraîne pas nécessairement une infidélité au message lui-même. Les deux opérations auxquelles l'enquêteur soumet le récit — l'élaboration du texte et sa traduction — jouent sur les conditions de la communication et non sur la communication même.

L'élaboration du texte implique deux activités complémentaires : le découpage des séquences et leur montage en un récit continu. Le matériel recueilli est la somme des récits partiels obtenus au cours d'entretiens successifs qui ont pu s'étaler sur une durée considérable. Chacun de ces récits comporte un certain nombre de séquences qui sont autant d'unités événementielles ou thématiques. Mais un événement multiple, comme la maladie de la mère de Nayla, peut se décomposer à son tour en une série de sous-événements simples et telle tirade de Carlos sur ses aventures érotiques comporte une pluralité de sous-thèmes élémentaires. Le découpage du récit consiste à discerner et isoler ces unités complexes ou élémentaires et, si on les sépare matériellement, à les affecter d'une référence précise à la place qu'elles occupaient dans le discours oral. C'est là un travail d'annotation et de numérotation encore extérieur au discours lui-même.

C'est le montage du texte qui modifie les conditions de la communication. Il n'affecte en rien la littéralité du discours, mais vise à intensifier la densité de l'information. Une démarche préalable consiste à éliminer les séquences purement anecdotiques sans rapport signifiant ni à la biographie du narrateur, ni à sa personnalité ; à supprimer, à l'intérieur des séquences, les nombreuses redites qui ne recèlent ni une répétition thématique, ni un effet de langage personnel, mais sont dues simplement à l'étalement [17] et à la fragmentation du récit dans le temps ; à écarter les rares séquences constituées par une intervention un tant soit peu longue de l'enquêteur et à biffer, dans les séquences retenues, les questions qu'il a pu poser au narrateur pour l'amener à plus de précision ou d'explicitation.

Le montage proprement dit consiste à agencer les séquences retenues en un récit continu et définitif. L'ordre à suivre ne peut être que celui qui a présidé au discours oral lui-même : tantôt chronologique et tantôt thématique. Nayla, par exemple, raconte la première partie de sa vie selon un ordre chronologique relativement serré. Pour la deuxième partie, elle adopte résolument l'ordre thématique : la vie de travail ; la vie de loisir ; la vie amoureuse ; les relations familiales ; les conflits intérieurs. Mais la ligne chronologique est parfois interrompue par de courts développements thématiques, dont le contenu événementiel chevauche les deux tranches de diachronie ainsi séparées. Et la ligne thématique comporte des indications de temps suffisantes pour que le lecteur puisse reconstituer la succession chronologique des événements. Dans les trois autres biographies, les deux ordres alternent de manière moins systématique et selon des proportions variables. Mais il n'en est aucune où la succession chronologique, directement ou indirectement présente, ne soit parfois brisée par une rétrospection ou une anticipation chargée de signification psychologique. Le montage ne peut donc se réaliser que selon l'ordre du discours oral. La seule initiative que se permet l'enquêteur est d'intégrer, à une séquence donnée, une précision apportée plus tard dans le discours oral et qui, lors du découpage, a fait l'objet d'une unité élémentaire.

La traduction recouvre également deux activités différentes. Traduire, c'est d'abord faire passer le discours d'une langue dans une autre ; c'est trouver les équivalents lexicaux et syntaxiques qui permettent de restituer non seulement le contenu exact du message, mais le jeu de langage dans lequel il est communiqué. L'ethnologue ne peut, sans gauchir le message, se soustraire à cette exigence et aux servitudes bien connues qu'elle implique. Pour l'interprétation du document, ce qui est dit n'est pas plus important que la manière de le dire. À cet égard, il est vrai que la tournure orale du discours est presque impossible à traduire de manière satisfaisante, parce qu'elle est étroitement liée au terroir et que le vocabulaire y est très particularisé. [18] Mais la difficulté n'est insurmontable que lorsqu'il s'agit du parler populaire. Le parler des classes moyennes est au contraire assez proche de la tournure écrite ou littéraire, son vocabulaire est assez abstrait et général, pour que la transcription ne se solde pas par une véritable trahison. Quoiqu'il en soit, la traduction doit s'efforcer de rendre compte du jeu de langage qui domine le discours et manifeste l'attitude profonde de l'enquêté vis-à-vis de l'enquêteur ; des qualités linguistiques qui caractérisent le discours et renvoient au niveau socio-culturel du narrateur ; des trouvailles linguistiques qui émaillent le discours et indiquent la liberté relative du sujet par rapport à la langue usuelle et à l’ethos qu'elle exprime. Si le parler de Nayla, véhément, chaud, coloré est si différent du parler étale, froid et terne d'Amalia, c'est que l'une saisit la vie à bras-le-corps et l'autre tend à s'en évader. Le parler laborieux d'Enrique reflète les lenteurs de son existence et Carlos prend la parole comme il prend la vie, avec le même brio et la même insolence.

Traduire, c'est aussi faire passer le récit de l'oralité à l'écriture. Le discours vivant s'accompagne de gestes et d'intonations qui affectent la parole de nuances diverses. Il est sans doute légitime de négliger ces éléments qui n'ont pas, à strictement parler, d'équivalent écrit. Mais il est aussi possible de chercher à les rendre par des artifices d'écriture ou par l'adjonction d'épithètes et d'adverbes adéquats. Par exemple, si le mot « formidable » est souligné, dans le discours, par un allongement de syllabes ou un geste expressif, le traducteur pourra écrire « for-mi-da-ble » ou « vraiment formidable ». Pour retrouver une intonation marquée, il dispose de sa mémoire et, aux fins de vérification, de la bande enregistrée, à laquelle il lui est toujours loisible de revenir ; pour retrouver un geste éloquent, il ne dispose que de sa mémoire et peut donc se laisser abuser par ses impressions du moment. Mais, malgré ces possibles incursions de la subjectivité, somme toute vénielles, la tentative de rendre dans l'écriture ces éléments affectifs propres à l'oralité, est plus proche du souci d'objectivité que l'apparente neutralité qui consiste à les laisser échapper. Dans un tout autre ordre, il est une difficulté que l'art de traduire le plus consommé ne peut vaincre : c'est l'ostracisme qu'exerce le discours oral en général sur certaines formes grammaticales dont un texte écrit ne peut se dispenser. Le passé simple n'a pas droit de cité dans le français parlé, mais un texte narratif d'une [19] centaine de pages, qui n'utiliserait que le passé composé, serait insoutenable à la lecture. Chaque langue a ses défenses contre qui prétend la domestiquer. Et c'est peut-être la suprême ironie du français que d'obliger le traducteur, soucieux de faire passer l'oralité dans l'écriture, à relire cent fois son texte pour savoir quel dosage des deux formes grammaticales est capable de résorber l'artificialité du passé simple dans le naturel du passé composé.

LES TROIS LECTURES DU TEXTE

Ainsi élaboré et traduit, le texte autobiographique constitue une précieuse source d'information. Il est susceptible de trois lectures. La première est la lecture événementielle ou diachronique. De par sa nature, l'autobiographie est un récit historique, une succession chronologique d'événements. Mais elle conjugue trois temporalités distinctes. Le temps dominant est le temps de durée moyenne et de rythme modéré dans lequel s'inscrivent les faits et gestes qui jalonnent la vie du narrateur, depuis son enfance jusqu'au moment actuel. Beaucoup plus court et rapide, se présente, par intermittence, le temps de ce qu'on peut appeler les biographies parallèles : vies de parents, d'amis ou d'autres individus, que le narrateur résume totalement ou partiellement, en raison de leur incidence sur sa propre existence à un moment déterminé. Ce n'est évidemment pas en soi que le temps de ces biographies est court et rapide, mais tel qu'il est vécu et récapitulé par le narrateur lui-même. Comme une toile de fond, s'étale, long et lent, le temps de l'histoire sociale dans laquelle s'insère la vie du narrateur. C'est, par exemple, ici l'histoire de la collectivité d'émigrés à laquelle appartiennent Nayla, Carlos, Amalia et Enrique. À travers les quatre récits se dessinent les grandes étapes de cette histoire : l'arrivée des immigrants, leur dispersion à travers le territoire, leur lutte contre la misère, leur ascension économique et sociale, leur entrée dans la société du pays d'accueil.

La deuxième lecture est la lecture thématique ou synchronique. Le contenu manifeste de la communication donne prise à une analyse susceptible de dégager les thèmes relatifs [20] aux cycles de la vie et, à travers eux, les normes sociales et les valeurs culturelles en vigueur dans le milieu où gravite le sujet. Mais lorsque, comme c'est ici le cas, il s'agit d'enfants d'immigrants, le milieu est double et ce que montre le récit, c'est la confrontation constante de deux systèmes de valeurs : celui qui domine en famille et au sein de la collectivité ; celui qui règne à l'école et dans les sphères de la vie publique. Ce qu'il montre aussi, c'est la naissance, à partir des deux cultures en contact, de nouveaux modèles de comportement et de pensée. Des variables interviennent, qui infléchissent les systèmes de valeurs en présence et modifient les conditions même de leur interpénétration. La collectivité d'immigrants et la société d'accueil ne vivent pas tout à fait de la même manière à la campagne et en ville, dans une localité de province ou dans la capitale du pays. Mais la manière de vivre varie aussi en fonction des classes sociales. Les milieux urbains aisés dans lesquels évolue Carlos ne se réfèrent pas toujours aux mêmes normes et aux mêmes valeurs que les milieux urbains et ruraux de la classe moyenne que fréquente Enrique. L'analyse doit rendre compte de ces variations et des configurations particulières qu'elles impriment aux données culturelles.

La troisième lecture est la lecture symbolique, à la fois diachronique et synchronique, puisqu'elle vise à saisir l'incidence du système des contraintes sociales et culturelles sur le déroulement d'une vie individuelle. De par sa nature, cette incidence est conflictuelle. Mais le conflit se double, lorsque la situation socio-culturelle est définie par la confrontation de deux systèmes de valeurs. Et il se redouble, lorsque le processus d'acculturation, qui résulte de cette confrontation, n'affecte plus seulement les contenus de la conscience psychique, mais commence à modifier la manière même de sentir et de penser de cette conscience. Ce n'est pas sans raison que Nayla, Carlos, Amalia et Enrique appartiennent tous à la deuxième génération d'immigrants : c'est celle où s'opère le passage de l'acculturation matérielle à l’acculturation formelle. Le discours symbolique, constitué par les répétitions fréquentes d'unités thématiques élémentaires, se réfère en définitive au processus complexuel que peut déterminer l’acculturation. « Mon père, cet étranger », dit Nayla, et les mille et une manières dont elle dénonce l'autorité abusive de son père, le mélange d'amour et de haine qu'elle éprouve à son endroit, ne sont pas sans liaison avec le fait qu'il incarne à ses yeux des traditions surannées [21] dont elle ne parvient pas à se défaire sans culpabilité.

Il arrive que le sujet, en racontant sa vie, affirme maintes fois que son discours ne se prête pas à la lecture symbolique, parce qu'il ne recouvre que des conflits harmonieusement résolus. C'est le cas d'Amalia ; elle se trompe. Il arrive au contraire que le sujet se livre lui-même à un déchiffrage symbolique de son propre discours, à mesure qu'il le prononce. C'est le cas de Nayla ; elle mêle des interprétations exactes à des explications rationalisantes. D'autres peuvent s'abandonner, par moments, à une introspection qui reste au seuil de la lecture symbolique. C'est le cas de Carlos et d'Enrique ; leur langage est alors celui de la rationalisation. Quoiqu'il en soit, le fait que ces discours puissent donner prise à une lecture symbolique ne signifie pas que les sujets qui parlent soient des cas pathologiques. Tout discours autobiographique se prête à une lecture en profondeur, car l'histoire de la formation de la personnalité est identiquement celle de la résolution de ses conflits, et celle-ci ne va pas sans manifestations névrotiques. Dans ces limites, la névrose est la protestation salutaire de la subjectivité contre la puissance chosifiante de la société ; le refus spontané de l'individu de se laisser absorber par la collectivité ; le signe de son aspiration impérieuse à modeler les valeurs de sa culture en fonction de ses besoins personnels. La pathologie commence, lorsque la névrose atteint un degré tel qu'elle paralyse le sujet, l'empêche d'agir et de produire, lui ôte la possibilité de s'adapter aux situations nouvelles dont regorge la vie quotidienne. Nayla et Carlos, Amalia et Enrique manifestent une étonnante adaptabilité. Ils ne peuvent donc pas être assimilés à des cas pathologiques. Ce sont des cas symptomatiques : ils indiquent le genre de conflits que peut produire la conjoncture socio-culturelle qui est la leur.

L'autobiographie est un des divers types de documents que l'ethnologue collecte sur le terrain, pour analyser une situation socio-culturelle déterminée. Lue avant les autres documents ou l'étude qui doit en résulter, elle fournit à l'ethnologue et au lecteur les hypothèses que cette étude devra vérifier, c'est-à-dire confirmer ou infirmer. Lue après, elle illustre concrètement, par leur incidence sur le vécu, les données que l'analyse aura abstraitement mises au jour. Prise isolément, une autobiographie ne prouve rien ; elle ne démontre rien. Elle se propose à l'intelligence et à la sympathie du lecteur »

[22]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 18 septembre 2018 8:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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