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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de la conférence du Père Sélim Abou, s.j., “Le carrefour de l'immigration.” Mai 2008. Institut cervantes, 12 mai 2008, 6 pp. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cet article dans Les Classiques des science sociales le 12 avril 2011.]

Sélim ABOU

Le carrefour de l’immigration.”

Institut cervantes, 12 mai 2008, 6 pp.



Le mouvement migratoire n'est pas nouveau, il est aussi vieux que le monde. Ce qu'il y a de nouveau aujourd'hui, c'est le caractère massif de l'émigration vers les pays développés, du Sud au Nord et de l'Est a l'Ouest. La présence massive des immigrés en Occident pose de manière aiguë problème de la citoyenneté et de ses rapports avec la nationalité. Elle se mue en un carrefour sui generis, où la population réceptrice, qui jouissait naguère d'une cohésion sociale et d'une identité culturelle avérées, se heurte à des communautés étrangères, de langues, de cultures et de religions différentes, déterminées à faire valoir, voire prévaloir, leurs identités d'origine et leur us et coutumes spécifiques. Il en résulte ce qu'on peut appeler une crise des identités nationales en Occident, c'est-à-dire aux États-Unis, au Canada et dans les pays d'Europe de l'Ouest.

Aux États-Unis, sous l'American Way of Life, unificateur des comportements publics, gît une extraordinaire diversité ethno-culturelle qui conditionne les manières de penser et de sentir des immigrés et de leurs descendants. L'intégration des immigres issus de l'Europe du Nord, en particulier les Irlandais et les Allemands, s'effectue au milieu du XIXe siècle. Entre 1880 et 1914, une vague d'immigration, composée d'Européens du Sud et de l'Est, aborde aux États-Unis. À partir de 1960, c'est une nouvelle vague d'immigrés, majoritairement issue d'Amérique latine et d'Asie, qui déferle sur le pays. Les communautés asiatiques - Chinois, Japonais, Coréens, Philippins, Vietnamiens, Indiens - se multiplient, mais c'est la communauté d'origine hispanique qui prévaut, numériquement égale, sinon supérieure a la communauté noire, si bien que nombre d'États du Sud sont devenus pratiquement bilingues anglais-espagnol. Qui plus est « les vagues d'immigration antérieure étaient soumises à [2] des programmes d'américanisation visant à les intégrer à la société américaine. Aucun programme de ce type n'a été mis en place après 1965 ». [1]

Cette fragmentation culturelle a débouché sur l'idéologie du multiculturalisme. Celle-ci tient de la résignation : elle énonce un état de fait, elle n'a rien d'une représentation idéale comme celle du Melting Pot qui avait tant rassure les citoyens au début du XXe siècle. Dans la pièce du même nom, on pouvait lire : 'L'Amérique est le Creuset de Dieu, le grand Melting Pot où toutes les races de l'Europe fusionnent et se re-forment ». L'idéologie du multiculturalisme est née sur les ruines du mythe Melting Pot. Les Américains se demandent quel sera l'avenir de leur identité nationale. Les États-Unis seront-ils un pays franchement multiculturel, où les citoyens maintiendraient leur rattachement « sociologique » aux principes du Credo, mais réserveraient leur affiliation affective à la culture de leur communauté ethnique ? Les États-Unis deviendront-ils un pays bilingue et biculturel comme le Canada ou la Belgique ? Les États-Unis renouvelleront-ils l'engagement des immigrés envers l'Amérique en tant qu'elle est « un pays profondément religieux et avant tout chrétien, englobant plusieurs minorités religieuses, souscrivant aux valeurs protestantes, préservant son héritage européen, et attaché aux principes du Credo » ? [2].

Le multiculturalisme, que les Américains considèrent comme un fait fatidique auquel il faut se résigner, les Canadiens l'envisagent comme un phénomène qu'il convient d'analyser et d'organiser. Ils se demandent dans quelle mesure les immigres peuvent exercer leurs droits et leurs devoirs, tout en se réclamant de leur culture spécifique, plus précisément dans quelle mesure leur identité ethnique peut être officiellement reconnue par l'État d'accueil et leur communauté institutionnellement représentée. À ce souci répond le concept de « citoyenneté différenciée », élaboré par des philosophes tels que Charles Taylor et Will Kymlicka. Les deux tentent de concilier l'égalité des citoyens et la [3] liberté des individus avec la reconnaissance institutionnelle de leurs spécificités ethniques et culturelles. Pour Taylor les différences doivent pouvoir s'exprimer dans l'espace public, elles le peuvent sous des formes différentes : régionalisme, décentralisation, fédéralisme, autonomie locale, etc. « Il est temps, dit-il, de reconnaître qu'il peut exister une pluralité de façons de s'intégrer au tout » [3]. Kymlicka distingue les minorités nationales et les minorités immigres. Les droits collectifs varient en fonction de la nature de ces collectivités. Au Canada, par exemple, ils ne sont pas les mêmes pour les minorités nationales, les populations amérindiennes et les groupes ethniques issus de l'immigration. En somme, ce que préconisent les tenants de la « citoyenneté différenciée », c'est le passage d'une politique de la tolérance, en cours dans les sociétés démocratiques modernes, qui admet l'expression des spécificités ethniques et culturelles dans le secteur privé, à une politique de la reconnaissance qui institutionnalise des droits particuliers.

On peut se demander si le multiculturalisme de fait doit être formalise, c'est-à-dire politiquement reconnu et juridiquement institutionnalisé. La reconnaissance publique des droits communautaires n'est-elle pas en contradiction virtuelle avec la liberté des citoyens ? Ne risque-t-elle pas d'assigner les individus a des groupes détermines et de les enfermer dans leur particularisme ? Ne risque-t-elle pas de bloquer les échanges intercommunautaires et d'empêcher les citoyens de développer spontanément leurs multiples rôles sociaux ? Ne risque-t-elle pas de provoquer le repli des individus sur leurs communautés particulières et d'aboutir finalement à la fragmentation de la société ? Ne risque-t-elle pas de déclencher une chaîne sans fin de revendications au nom de l'égalité ?

Dans le Nouveau monde, les États modernes, relativement jeunes, doivent leur existence au double phénomène de la colonisation et de l'immigration. Il [4] n'en va pas de même dans l'Ancien monde, formé de nations aux racines multiséculaires d'abord englobées dans des formations impériales, puis rassemblées dans des États. Or aujourd'hui les États-nations subissent un certain déclin dû à la fois à des facteurs internes et externes. D'une part, la formation de cette entité supra-nationale qu'est l'Europe remet en cause la conception « classique » de la citoyenneté liée a la nation ; la globalisation des échanges, du marché et des capitaux débilite la société politique qui dominait et régulait la société économique et culturelle. D'autre part, l'immigration massive en Europe perturbe profondément l'homogénéité culturelle dont se prévalaient les États-nations. Il en résulte, entre philosophes, sociologues et politologues, un débat autour de l'idée d'une « nouvelle citoyenneté », au carrefour des phénomènes interdépendants de la mondialisation, de l'immigration et de la multiculturalité.

Le débat autour de la nouvelle citoyenneté met en évidence trois tendances principales. Les théoriciens des deux premières tendances développent des théories diverses, en partant toutefois du même postulat : la nécessité de dissocier l'exercice de la citoyenneté de l'appartenance nationale. Ces théories se laissent ramener à deux hypothèses. La première est celle de la « citoyenneté-résidence », qui stipule l'octroi de la citoyenneté à tout étranger travaillant et résidant dans un État donné, libre à lui de s'en tenir à ses allégeances originelles, ethniques ou nationales. Les citoyens ne sont liés entre eux que par leur participation a la vie économique. La deuxième hypothèse est celle de la « citoyenneté postmoderne » ; elle prétend maintenir la dimension politique, tout en excluant la référence a une communauté historique et culturelle donnée ; elle se fonde sur la notion purement juridique de « patriotisme constitutionnel » empruntée à Jürgen Habermas. Il s'agit d'un patriotisme « dans le cadre duquel le sentiment d'appartenance se définirait non plus autour d'un passé et de traditions, mais autour d'un certain nombre de valeurs juridiques et politiques [5] posées comme les principes d'organisation et de structuration de la communauté politique » [4].

La troisième tendance vise d'abord à critiquer la prétendue nécessité de dissocier la citoyenneté de la nationalité. À l'idée de citoyenneté-résidence, il suffit de dire que « la société ne saurait être le simple effet de l'économie », car quelle instance serait alors capable de contrôler les passions humaines d'ordre racial, ethnique ou religieux, d'arbitrer les conflits d'intérêt entre individus et groupes, de mobiliser les volontés en cas de menace externe, bref de garantir la survie même du principe de citoyenneté ? [5] À l'idée de « citoyenneté postmoderne », on répond que l'identité politique implique un attachement affectif aux traditions d'une société concrète et aux valeurs qu'elle représente. Lui substituer une identité civique qui n'est qu'une fidélité volontariste aux principes abstraites d'une démocratie procédurale, c'est donner libre cours aux passions identitaires que l'État-nation classique parvenait - et parvient encore à contrôler et à contenir. Ce qui est possible et nécessaire, c'est de « trouver une nouvelle solution à la tension, inhérente à la société démocratique moderne, entre la valeur de la dignité de l'individu, consacrée par la citoyenneté, et le besoin de cet individu-citoyen d'être aussi pleinement reconnu dans l'authenticité de sa culture » [6].

Il convient de conclure sur ces propos d'Amin Maalouf, français d'origine libanaise « Il faudrait faire en sorte que les personnes qui ont choisi de vivre dans les pays d'Occident puissent s'identifier pleinement à leur société d'adoption, à ses institutions, à ses valeurs, à sa langue et même à son histoire... Qu'ils puissent revendiquer, la tête haute, leur identité plurielle au lieu d'être contraints à un choix déchirant et néfaste entre leur culture natale et leur culture d'adoption... Il me semble que c'est justement a ce carrefour dangereux [6] de l'Histoire qu'il faudrait proposer a tous, aux peuples d'Europe comme aux populations venues d'ailleurs, un nouveau contrat social, un contrat de coexistence qui permette de guérir, peu à peu, les blessures du temps. C'est ce que l'Europe moderne a su faire pour ses propres blessures, et c'est ce qu'elle peut et doit apporter à notre humanité déboussolée ». [7]


Sélim Abou
Institut Cervantes
12 mai 2008.



[1] Samuel Huntigton, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, Paris, Odile Jacob 2004, p.29.

[2] Ibid., p.32.

[3] Charles Taylor, Interview, in Marcos Ancelovici et Francis Dupuis-Déri, L'archipel identitaire, Québec, Éditions du Boréal 1997, p.31.

[4] Alain Renaut, « La nation entre identité et différence », in Philosophie politique 8 : La Nation, Paris, PUF, 1997, p. 121.

[5] Voir Dominique Schnapper, « Comment penser la citoyenneté moderne ? », in Philosophie politique, 8 : La Nation, Paris, PUF, 1997, p.20.

[6] Dominique Schnapper, La relation à l'autre, Paris Gallimard 1998, p.481.

[7] Amin Maalouf, Réunion informelle des ministres de la Justice et des Affaires intérieures à Postdam, lundi 14 mai 2007.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 26 janvier 2013 15:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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