RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de la conférence du Père Sélim Abou, s.j., “L'anthropologie structurale de Lévi-Strauss”. Conférence prononcée le 10 décembre 2009 au Grand Lycée Franco-Libanais de Beyrouth. [Autorisation accordée par l'auteur de diffuser le texte de cette conférence dans Les Classiques des science sociales le 12 avril 2011.]

Sélim ABOU, s.j.,
anthropologue
recteur émérite, Université Saint-Joseph, Beyrouth.

L’anthropologie structurale
de Claude Lévi-Strauss
.”

Conférence prononcée le 10 novembre 2009 au Grand Lycée Franco-Libanais. Beyrouth, Liban.


Introduction
I. Méthode structurale
1. En linguistique
2. En anthropologie
II. Relativité des cultures
         Première conclusion
III. L’universalité de l’esprit
         Deuxième conclusion


Introduction

La thèse de Lévi-Strauss sur Les Structures élémentaires de la parenté, parue en 1948, n’avait éveillé que l’attention des spécialistes. En revanche, depuis le prodigieux succès de Tristes Tropiques, en 1955, chacun de ses livres – Anthropologie structurale, en 1958, Le Totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage en 1962, Les Mythologiques I, II, III, IV, parus respectivement en 1964, 1967, 1968, et 1971, Anthropologie structurale deux, en 1973, Le regard éloigné, en 1983, pour ne citer que ceux-là – chacun de ses livres a été reçu comme un événement.

L’événement, c’était d’abord l’introduction de l’anthropologie dans le domaine des sciences humaines, plus précisément dans le champ d’étude de la culture, car avant Lévi-Strauss, en France, n’existait que l’anthropologie physique. Pour Lévi-Strauss l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie se présentent comme trois moments progressifs d’une même recherche : l’ethnographie consiste dans le travail sur le terrain, dans l’observation et la description des données. L’ethnologie représente une première synthèse au niveau de l’ethnie, ou de l’aire culturelle. L’anthropologie, elle, « vise à une connaissance globale de l’homme, embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique ; aspirant à une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain depuis, disons les hominidés jusqu’aux races modernes ; et tendant à des conclusions, positives ou négatives, mais valables pour toutes les sociétés humaines depuis la grande ville moderne jusqu’à la plus petite tribu mélanésienne.» (A.S.388)

Pourquoi Anthropologie structurale ? Les Anglo-Saxons, à qui Lévi-Strauss a emprunté le terme d’anthropologie, parlent d’anthropologie culturelle ou sociale. Cette substitution de qualificatifs indique un changement de méthode. Les Anglo-Saxons prétendaient expliquer la genèse et le développement de la culture, soit par la diffusion d’éléments essentiels à partir de « centres de civilisation », et leur extension à des « aires » culturelles ; soit par l’évolution des cultures selon un schéma hérité de l’évolutionnisme biologique. Étant donné l’extrême indigence, voire l’absence de documents écrits relatifs aux sociétés primitives, diffusionnistes et évolutionnistes ne pouvaient aboutir qu’à une histoire « conjecturale et idéologique », parfois même totalement fantaisiste. « Les   cycles ou les   complexes   culturels du diffusionniste, constate Lévi Strauss, sont, au même titre que les   stades   de l’évolutionniste, le fruit d’une abstraction à laquelle il manquera toujours  la corroboration de témoins ». (A.S.8) Boas d’abord, Malinowski ensuite dénoncèrent les illusions de cette anthropologie génétique. Mais ils ne surent pas sortir de l’impasse.

Lévi-Strauss, lui, tire la leçon de cet échec. Puisqu’on ne peut atteindre directement l’histoire du développement des cultures, on peut pour le moins en chercher les conditions de possibilité à partir d’une étude systématique comparative des cultures. Renonçant à chercher la genèse historique -impossible à reconstituer- de la culture, Lévi-Strauss s’attache à découvrir les structures inconscientes sous-jacentes à ses diverses institutions et y reconnaît les structures mêmes de l’esprit.

Lévi-Strauss se défend de faire de la philosophie : son Anthropologie structurale- non seulement le livre qui porte ce nom, mais toute l’œuvre qui en illustre précisément les principes – se veut rigoureusement scientifique, appuyée  sur les méthodes les plus éprouvées des sciences humaines. Et cependant, à qui lui demande si son œuvre est philosophiquement neutre, il répond : « Ce serait hypocrite de ma part de le prétendre » (Esprit, 652). Qu’est-ce à dire, sinon que l’Anthropologie structurale, selon les termes mêmes de Lévi-Strauss, « contient en germe une philosophie de la société et de l’esprit », ou plus exactement qu’elle se présente elle-même comme une connaissance scientifique de l’homme total, destinée à rendre caduque « toute métaphysique future ».

Nous verrons ce qu’il convient d’en penser. En attendant il importe de définir la méthode structurale, avant de développer la thèse de l’auteur sur la relativité des cultures, puis d’examiner  ses conclusions sur l’universalité de l’esprit.


I - Méthode structurale


1- En linguistique

À vrai dire, dans le domaine des sciences humaines, ce sont les linguistes qui, les premiers, ont inauguré la méthode structurale et l’ambition de Lévi-Strauss est précisément d’introduire dans l’étude des cultures le modèle linguistique. Inaugurée par Saussure, représentée essentiellement par Troubetzkoy, Jakobson et Hjelmslev, la linguistique structurale apparaît comme une réaction contre la linguistique historique. Avant de faire l'histoire d'une langue, c'est-à-dire de se poser à son sujet des questions d'origine, d'évolution et de diffusion, il faut l'étudier en elle-même. La linguistique structurale prône un retour au niveau le plus élémentaire de l'investigation scientifique: l'étude immanente de l'objet — ici du langage — destinée à en dévoiler les structures et à établir ainsi les conditions de possibilité de son évolution.

À tout procès donné par l'expérience correspond un système qui lui est sous-jacent, c'est la structure qu'il convient de trouver. Cette dualité entre procès et système, on la retrouve chez tous les linguistes sous des noms différents : parole/langue, chez Saussure ; message/code, chez Jakobson ; usage/schéma, chez Hjelmslev. Elle correspond à l'opposition du vécu et du conçu. Retenons-en le principe, parce que nous la retrouverons, transposée, chez Lévi-Strauss.

Dire que la langue est un système, c'est postuler que chacun de ses éléments (qu'il s'agisse de phonèmes, de morphèmes ou de sémantèmes) ne vaut, ne signifie que par rapport aux autres. En soi tout signe linguistique est arbitraire. Il signifie un objet déterminé, par son écart différentiel d'avec un autre signe, par son opposition relative à un autre signe. Prenons les choses au niveau de la phonologie où l'analyse structurale est la plus simple. Ce niveau est celui du rapport entre le son et le sens. De soi, en tant que rapport isolé d'un son et d'un sens, il est arbitraire par exemple que le mot allemand Rose signifie rose, et que le mot Riese signifie géant; et toute explication par l'affinité entre le son et la chose signifiée est vouée à l'échec, parce qu'on trouvera toujours, dans une autre langue, le même son appliqué à un autre objet. C'est l'écart phonique entre i et o qui différencie des significations intellectuelles. Cette opposition est pertinente parce qu'elle sert à différencier d'autres paires de mots en allemand: so (ainsi) et Sie (ils); wo (où) et wie (comment). En arabe littéraire, ce qui différencie les significations intellectuelles de qalb (cœur) et Kalb (chien), c'est l'écart phonique entre q et k. Cette opposition est pertinente parce qu'elle sert à différencier plusieurs paires de mots: par exemple qalam (le roseau pour écrire) et kalâm (la parole), qaum (le peuple) et kaum (le tas).

Chaque langue dispose d'un certain nombre d'oppositions phoniques grâce auxquelles elle signifie les choses. Ces oppositions peuvent être d'ordre consonantique ou d'ordre vocalique. La langue arabe est riche en consonnes et pauvre en voyelles, le japonais riche en voyelles et pauvre en consonnes; cela veut dire que l’arabe, pour engendrer des significations, découpe l'ensemble des sons prononçables de préférence par des oppositions de consonnes, le japonais par des écarts vocaliques.

Il est clair que ce qui a été dit des phonèmes, vaut aussi des autres éléments ou unités constitutives du langage: les morphèmes et les sémantèmes. Si bien que la langue est un système de systèmes. Elle est la mise en relation de plusieurs systèmes particuliers, phonique, morphologique, sémantique, constitués chacun par un certain nombre de relations différentielles entre termes opposés. Aucun de ces systèmes particuliers qui structurent une langue n'exprime exactement l'autre. Si bien que les systèmes intérieurs à une langue sont les uns par rapport aux autres dans un équilibre plus virtuel que réel, toujours prêt à se défaire pour se refaire. C'est là que réside le principe du dynamisme interne du langage.

L'analyse structurale comparative des langues du monde, en réduisant les divers systèmes linguistiques à leurs infra-structures communes, reconnaît  dans ces infra-structures les catégories même de l'esprit humain. L'esprit est alors cette activité symbolique qui, dans la masse informe des phénomènes physiologiques et des phénomènes naturels, découpe des signes et des significations et fonde ainsi la communicabilité entre les hommes, c'est-à-dire la sociabilité.

2- En anthropologie

Le langage n'est qu'un des multiples systèmes symboliques qui établissent, à plusieurs niveaux, la communication entre les hommes, et qui définissent les divers aspects de la culture : règles matrimoniales, rapports économiques, art, science, religion etc. Il est cependant leur condition ou la condition de la culture.

Premier exemple

C'est dans les systèmes de parenté que Lévi-Strauss a trouvé l'analogue le plus rigoureux des systèmes phonologiques. Mais il donne un exemple plus simple qui nous introduira à moindre frais à l'analyse structurale des institutions culturelles. Il s'agit de la comparaison entre la cuisine française et la cuisine anglaise. Je cite: « Comme la langue, il me semble que la cuisine d'une société est analysable en éléments constitutifs qu'on pourrait appeler dans ce cas des "gustèmes", lesquels  sont organisés selon certaines structures d'opposition et de corrélation. On pourra alors distinguer la cuisine anglaise de la cuisine française au moyen de trois oppositions : endogène/exogène (c'est-à-dire, matières premières nationales ou  exotiques) ; central/périphérique (base du repas et environnement) ; marqué/non-marqué (c'est-à-dire, savoureux ou insipide).

On aurait alors un tableau où les signes + et — correspondent au caractère pertinent ou non pertinent de chaque  opposition dans le système considéré :

cuisine anglaise

cuisine française

endogène / exogène

+

central / périphérique

+

marqué / non-marqué

+


autrement dit : la cuisine anglaise compose les plats principaux du repas de  produits nationaux préparés de façon insipide, et les environne de préparations à base exotique où toutes les valeurs différentielles sont fortement marquées (thé, cake aux fruits, marmelade d'orange, porto). Inversement, dans la cuisine française, l'opposition endogène/exogène devient très faible ou disparaît, et des gustèmes également marqués se trouvent combinés entre eux, aussi bien en position centrale que périphérique » (A.S. 99). En faisant appel à d'autres oppositions  ca­ractéristiques d'autres cuisines nationales: aigre/doux, pour les cuisines chinoise et allemande ; rôti / bouilli, pour la cuisine brésilienne, etc., on pourrait étendre la comparaison. À la limite, on aboutirait à une structure exhaustive de la cuisine en général, c'est-à-dire à l'infrastructure inconsciente sous-jacente à cet aspect de l'activité symbolique de l'homme qu'on appelle l'art culinaire, précisément parce qu'il consiste à agencer harmonieusement les oppositions intérieures aux produits naturels comestibles.

Deuxième exemple

Mais l'exemple est mince. Passons à celui de la parenté, plus complexe, mais plus instructif. Dans un système de parenté, ce ne sont pas les termes, père, mère, fils, sœur, etc., qui sont significatifs, mais les rapports entre les termes, c'est-à-dire les couples d'opposition et les éléments différentiels: mari/femme, frère/sœur, oncle maternel/fils de la sœur. Pour en être persuadés considérons quelques systèmes (cf. A.S. 54) :

a)  Chez les Indigènes des Îles Trobriand (Mélanésie)

à filiation matrinéaire, les relations
entre Père et Fils sont familières et libres
et un antagonisme marqué oppose
le Neveu et l'Oncle maternel.
D'autre part, une atmosphère d'intimité
tendre règne entre Mari et Femme.
Un tabou d'une extrême rigueur
régit les relations entre frère et sœur. (cf. Fig. I).



b)  Chez les Tcherkesses du Caucase,

 à filiation patrilinéaire, l'hostilité est
entre Père et Fils, tandis que l'Oncle
maternel entoure son Neveu d'affection.
Relation tendre entre Frère et Sœur,
tabou sévère entre Femme et Mari (cf. Fig. II)



Schématisons de la même manière les  attitudes d'autres groupes ethniques:

c)  à Tonga (Polynésie), patrilinaire: (cf. Fig III)

d)  au lac Kutubu (Nouvelle-Guinée), patrilinéaire:

e)  à Dobu {Mélanésie), matrilinéaire: (cf.Fig IV)

Que nous donne cette analyse comparative ? Une structure à quatre termes (frère, sœur, père, fils) «unis entre eux par deux couples d'oppositions corrélatives, et tels que, dans chacune des deux générations en cause, il existe toujours « une relation positive et une relation négative » (A. S. 56). Qu'est-ce que cette structure ? Elle « est la structure de parenté la plus simple qu'on puisse concevoir et qui puisse exister. C’est, à proprement parler, l'élément de parenté » (A.B. 56). Y sont présents « les trois types de relations familiales toujours donnés dans la société humaine, c'est-à-dire: une relation de consanguinité, une relation d'alliance, une relation de filiation » (A.S. 56).

1. Que signifie cette structure ? Son caractère irréductible est corrélatif  de l'existence universelle de la prohibition de l'inceste. L'existence universelle de la prohibition de l'inceste signifie que c'est le rapport de fraternité, non affecté par la différence sexuelle, qui brise la sphère biologique de la famille, et l'ouvre sur l'organisation sociale. C'est pourquoi, l'avunculat (présence et rôle permanents du frère de la mère dans la structure de la parenté) n'a pas à être expliqué: il est im­médiatement donné dans cette structure comme sa condition même.

2. La prohibition de l'inceste signifie plus précisément que « dans la société humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d'un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur ». (A.S. 56). Mais cette prestation entraîne un déséquilibre « entre celui qui cède une femme et celui qui la reçoit», et  ce déséquilibre « ne peut se stabiliser que par les contre-prestations qui prennent place dans les générations ultérieures » (A.S. 57). C'est pourquoi l'enfant - né ou à naître- est présent dans la structure élémentaire de la parenté. Il y a là, entre générations, une tranche de diachronie mais qui se signifie au plan synchronique

3. « Les règles du mariage et les systèmes de parenté (sont) une sorte de langage, c'est-à-dire un ensemble d'opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication [...] le message (est) ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles » (A.S. 69).

Troisième exemple

Par rapport à cette sorte de langage qu'est le système de parenté, l'art culinaire se présente comme un infra-langage. Il nous reste à prendre, à l'autre extrê­me, un exemple de supra-langage, ce sera le mythe. Il se rapporte toujours à des événements passés — "avant la création du monde", "au cours des premiers âges", "il y a très longtemps" — mais les séquences d'événements qu'il rapporte forment immédiatement une structure permanente, un schéma efficace, valable pour le présent et le futur. C'est pourquoi les unités constitutives du mythe, les "mythèmes", sont plus complexes que les "sémantèmes" de n'importe quelle langue. Ils sont à chercher au niveau de la phrase. Chaque mythème a la nature d'une relation complexe, d'un paquet de relations exprimées en autant de phrases.

Prenons par exemple le mythe d'Oedipe, dont Lévi-Strauss a recueilli les éléments à partir des diverses versions existantes. L'auteur précise qu'étant donné l'état fragmentaire et tardif dans lequel nous est parvenu ce mythe, la démonstration ne peut que servir d'exemple, plus ou moins arbitraire, mais commode. On part des événements "relatés" dans le mythe en les exprimant dans des phrases les plus courtes possibles. On regroupe ces phrases ou "relations" en colonnes, en mettant dans chaque colonne les phrases qui ont un trait commun. L'unité constitu­tive ou mythème correspond au contenu d'une colonne. Voici, dans le cas d'Oedipe à quoi on aboutit (cf. A.S. 236) :

Cadmos cherche sa sœur Europe ravie par Zeus

Cadmos tue le dragon

Les Spartoï s'exterminent mutuellement

Oedipe tue son père Laioa

Labdacos (père dLaïos) =«boiteux» (?)

Laïos  (père d'Oedipe) = «gauche» (?)

Oedipe immole le Sphinx

Oedipe=«pied enflé» (?)

Oedipe épouse Jocaste, sa mère

Etéocle tue son frère Polynice

Antigone enterre Polynice, son frère, violant l'interdiction

1

2

3

4


L'unité constitutive ou mythème correspond au contenu d'une colonne. Mais elle n'est qu'un terme, et n'acquiert son sens véritable que par opposition relative à un autre terme, figurant dans la colonne d'à côté. Si bien que la lecture du mythe se fait de gauche à droite, mais comme s'il s'agissait d'une portée de musique, chaque paquet de relations étant l'analogue d'un accord ou d'une phrase musicale harmonisée. Lisons donc cette partition : « le trait commun à la première colonne consiste dans des rapports de parenté surestimés. Il apparaît aussitôt que la deu­xième colonne traduit la même relation, mais affectée du signe inverse : rapports  de parenté sous-estimés ou dévalués ». (A.S.237). La troisième colonne concerne des monstres : « Le dragon d'abord, monstre chtonien qu'il faut détruire pour que les hommes puissent naître de la Terre ; le Sphinx ensuite, qui s'efforce, par des énigmes qui portent aussi sur la nature de l'homme, d'enlever l'existence à ses victimes humaines» (A.S. 237-238). Ces monstres se réfèrent à I'autochtonie de l’homme (sa naissance de la terre). Mais comme ils sont tués, la troisième colonne affirme la négation de l'autochtonie de l’homme. La quatrième colonne se réfère aux héros nés de la terre: au moment de l'émergence, ils sont encore incapables de marcher, ou marchent avec gaucherie. Trait commun qui affirme la persistance de l’autochtonie humaine. Ce trait est fréquemment attesté dans la mythologie centre-américaine.

Que signifie donc le mythe d'Oedipe ?  Considéré globalement,  au niveau de l'opposition relative des deux dernières colonnes aux deux premières, il s'agit de l'impossibilité dans laquelle se trouve une société qui professe de croire à l'autochtonie de l'homme (l'homme naît de la terre) — comme c'est le cas chez les Grecs et les Pueblos — de comprendre le fait que nous naissons d'un homme et d'une femme. Mais le mythe d'Oedipe est justement un schéma logique qui permet de résoudre cette contradiction. Comment opère-t-il ? En créant un rapport de propor­tionnalité où la symétrie entre deux contradictions constitue leur explication: la contradiction exprimée par l'opposition des colonnes 3 et 4 aux colonnes 1 et 2, se dédouble en deux contradictions qui s'opposent l'une à l'autre. Si l'on se souvient que la terre est la demeure des monstres chtoniens qui enlèvent la vie aux hommes et qu'elle reçoit elle-même les morts en son sein, alors le problème posé dans les colonnes 3 et 4 peut se traduire ainsi: le Même (la Vie) naît-il du Même (la Vie) ou de l'autre (la Mort). Ce problème cosmologique, de soi insoluble, trouve un correspondant au niveau social, dans le problème exprimé en 1 et 2 : l’Un naît-il de Un seul ou de Deux (un parent ou deux parents) ? Isolé, chacun de ces problèmes est insoluble. La solution consiste dans l'harmonie de leur correspondance : la contradiction qui existe dans l'ordre cosmologique est reproduite dans l'ordre social  et les deux ordres s'équilibrent.  

Dans le mythe, c’est la diachronie comme telle, c’est-à-dire l’histoire, qui est toute récupérée dans un schéma synchronique, instrument logique, efficace pour le présent et le futur et dont la fonction est de résorber les contradictions de l’histoire. Cette logique qui préside à la structure des mythes est celle-là même que nous avons vue à l’œuvre dans la structure élémentaire de la parente ou celle de la cuisine.

Ce n’est pas sans raison que j’ai choisi ces trois exemples. Ils se rapportent respectivement aux trois rapports fondamentaux qui épuisent le champ du réel :

1. le rapport de l’homme à la nature, qui englobe l’écologie et la technologie : chasse, pêche, cueillette agriculture, outillage, technique, habitat, alimentation, vêtements, animaux domestiques, etc.

2. le rapport de l’homme à l’homme, qui englobe toute l’organisation sociale : mariage et famille, clan, classes, gouvernement, droit et pouvoir, etc.

3. le rapport de l’homme au suprasensible : qui englobe magie et religion, science et connaissance.

Nos trois exemples sont pris aux trois sphères représentées par ces trois rapports :

Dans la sphère 1 : c’est le passage à la culture de la nature végétale ou animale (dans la cuisine, par exemple, passage du cru au cuit).

Dans la sphère 2 : c’est le passage à la culture de la nature biologique (passage des liens du sang au rapport d’alliance).

Dans la sphère 3 : c’est le passage à la culture de la nature spirituelle elle-même (dans le mythe, passage de l’esprit comme pure puissance à l’esprit comme fonction logique généralisée).

Il faut aller plus loin, en disant que toute la sphère 1 est, par rapport à la sphère 2, dans une relation de nature à culture : l’homme reproduit dans l’organisation sociale les structures des phénomènes naturels, afin de les domestiquer et d’exorciser ainsi sa peur du cosmos. A leur tour les deux premières sphères sont ensemble, par rapport à la sphère 3, dans une relation de nature à culture : les rapports entre nature et organisation sociale sont pensés et exprimés dans un discours qui les justifie absolument, le mythe.


II- Relativité des cultures

En réduisant les diverses cultures à leurs infrastructures communes et aux catégories inconscientes de l’esprit qui les déterminent, Lévi-Strauss est conduit à préciser sa conception de la diversité des cultures et des rapports entre les cultures. Il le fait en prenant à son compte la doctrine du relativisme culturel qui, depuis les années 1960, dans le monde intellectuel comme dans l’opinion publique, ne cesse de refléter, justifier et exalter les revendications identitaires de tous bords. C’est au nom du relativisme culturel que nombre d’orientalistes et d’africanistes se posent en zélés défenseurs de « l’authenticité » dont se réclament les pays décolonisés, que la plupart des américanistes et des indigénistes se veulent les sauveurs de « l’intégrité » indienne, et que, en Europe occidentale, certains sociologues et politologues se font les avocats inconditionnels du droit des immigrés à la « différence ». Il suffit d’analyser leurs discours pour se rendre compte que l’authenticité, l’intégrité ou la différence sont autant de références à une identité culturelle « essentialisée ». Il ne s’agit donc pas ici du relativisme modéré qui, tout en reconnaissant les spécificités  culturelles et les valeurs particulières, n’exclut ni l’existence de valeurs universelles, ni la possibilité de la communication interculturelle, ni les vertus de l’acculturation. Il s’agit d’un relativisme radical qui absolutise les spécificités culturelles au point de nier l’existence de toute valeur universelle, d’affirmer l’imperméabilité des cultures et de déplorer leur croisement.

En ce qui concerne les références intellectuelles, le relativisme culturel se situe d’abord contre la vision évolutionniste inspirée de Lewis Morgan [1], selon laquelle l’histoire des cultures est celle d’un progrès continu allant de la sauvagerie à la civilisation, en passant par la barbarie. Dans une telle perspective, la civilisation occidentale, placée au sommet de la hiérarchie, apparaît comme le destin obligé de toutes les cultures et les étapes qui y conduisent comme les relais qu’elles sont nécessairement appelés à franchir. C’est cette vision qui est à la base de l’ethnocentrisme – en l’occurrence de l’européocentrisme – au nom duquel on a justifié la colonisation, en la présentant comme une entreprise d’aide au progrès, alors qu’elle était une entreprise de domination et d’exploitation économique. Pour rattraper leur retard économique, politique, social, les peuples colonisés étaient invités à s’identifier à la culture supérieure des colonisateurs, à en assimiler les modèles et les normes au détriment de leur propre identité culturelle, ignorée, bafouée, ou mutilée.

Aux États-Unis, les prises de position relativistes se manifestent dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les anthropologues soulignent le caractère relatif des « standards » et des « valeurs » propres à chaque culture, qui « ne peuvent être dépassés par aucun autre point de vue y compris celui des pseudo-vérités éternelles. » [2] À partir de cette date, les débats qui s’instaurent autour de ce thème, en Amérique comme en Europe, tournent souvent aux affrontements passionnels où l’on parle de « décoloniser les sciences sociales » ou d’instaurer « une anthropologie révolutionnaire » et où l’on s’accuse mutuellement d’être au service de « la CIA qui a commis les crimes contre la loi internationale » ou d’ « être soumis à la dialectique rigide d’un des camps de la guerre froide » [3].

En France on se veut plus rationnel. Inaugurée par le livre de Claude Lévi-Strauss Race et histoire [4], la critique systématique de l’ethnocentrisme consiste dans la démystification de l’idée de progrès sous-jacente à la vision évolutionniste. Contrairement à ce que pensaient les positivistes du XIXème siècle, le progrès scientifique et technique est loin d’entraîner un progrès parallèle dans les autres domaines, comme l’ont clairement montré les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. D’autre part, l’Occident n’a jamais eu le monopole du progrès, puisque, par le passé, d’autres régions du monde l’avaient devancé dans le domaine technique et qu’aujourd’hui même, d’autres parties du monde le surclassent dans certains domaines de la connaissance.

De cette conclusion découlent deux conséquences. La première est que toutes les cultures sont égales, en ce sens qu’elles exercent toutes, chacune avec ses ressources propres, la fonction de protéger l’homme contre l’hostilité de la nature et les turbulences de l’histoire. La seconde est que cette égalité fonctionnelle des cultures signifie aussi bien leur équivalence, en ce sens qu’elle légitime les systèmes de valeurs particulières, si différents soient-ils, grâce auxquels les diverses cultures accomplissent la même fonction. Tous les systèmes de valeurs sont donc équivalents et il n’est pas d’étalon absolu auquel les mesurer et les juger. C’est le sens de la réponse que Claude Lévi-Strauss opposait, en 1979, à Raymond Aron, lors d’un débat sur la relativité des cultures : « Je voudrais, disait Aron, poser à M. Lévi-Strauss, une seule question, simple et fondamentale à la fois […]. Nous sommes incapables, dit-on de déterminer la valeur relative des diverses cultures. Ne portons-nous pas pourtant des jugements de valeur sur les pratiques et les idées d’autres cultures ? Est-il impensable, pour M. Lévi-Strauss, qu’en dépit de la diversité des moralités (au sens hégélien) ce qui est bon dans une société le soit aussi dans toutes les autres ? Des jugements universels sur des comportements moraux sont-ils incompatibles avec le relativisme culturel ? » Lévi-Strauss esquive le problème : « L’ethnologue rencontre à la fois des croyances, des coutumes, des institutions, qu’il peut étudier, dont il peut proposer une typologie sans aucune préoccupation d’ordre moral[…]. Je n’essaierai donc pas de répondre à cette question. Je dirais que c’est une aporie, que nous devons vivre avec elle, tâcher de la surmonter dans l’expérience du terrain, en renonçant, par sagesse, à lui donner une réponse théorique. » [5]

Plus coupable, aux yeux des relativistes, que l’anthropologie évolutionniste est la philosophie de l’histoire sous toutes ses formes. Kant, Fichte, Hegel, Marx ont, chacun à sa manière, conçu le déroulement de l’histoire comme la révélation progressive de la nature humaine en tant que spécifiée par la raison et la liberté, ont posé la civilisation occidentale comme le couronnement de ce processus et ont exalté l’homme-en l’occurrence l’Européen- comme maître absolu de la nature et de l’histoire. C’était donner lieu à toutes les entreprises de domination, depuis la colonisation jusqu’au totalitarisme. C’est la fin de cet humanisme prométhéen que proclament les relativistes contemporains, dans le sillage de penseurs politiques tels que Hannah Arendt ou Léo Strauss. De plus, pour eux, l’histoire est dépourvue de finalité et ne révèle rien sur une prétendue nature de l’homme. Aussi la sagesse impose-t-elle de se défaire de la dimension diachronique et de ne considérer les cultures que dans leur juxtaposition synchronique. Il apparaît alors qu’aucune culture n’est privilégiée par rapport aux autres, que la civilisation consiste simplement dans « la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité » et que « la civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité » [6].

Il est donc urgent aux yeux des relativistes, de préserver les identités culturelles particulières et, à cet effet, de protéger la diversité des cultures contre les effets néfastes de l’acculturation. Quand il s’agit des Amérindiens, il convient, affirme Pierre Clastres, de condamner sans rémission « cette répugnante dégradation que les cyniques ou les naïfs n’hésitent pas à appeler du nom d’acculturation ». [7] Quand il s’agit des peuples décolonisés d’Afrique et d’Asie, ou plus généralement, des peuples du tiers monde, il faut faire en sorte que leur communication avec le monde occidental soit tempérée, car, passée un certain seuil, la communication interculturelle conduit à l’homogénéisation, selon   Lévi-Strauss. Aussi faut-il comprendre et justifier les réactions anti-occidentales qui se manifestent dans nombre de pays du sud et les attitudes ethnocentriques qu’elles déterminent. Ces réactions constituent une stratégie d’auto-défense conter l’assimilation culturelle et, dans cette perspective, les attitudes ethnocentriques sont « normales, légitimes même (…), toujours inévitables, souvent fécondes » [8]. En tous cas, « elles représentent le prix à payer pour que les systèmes de valeur de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement ». [9] Il faut donc croire que l’ethnocen­trisme, condamnable chez les Occidentaux, est parfaitement justifiable chez les autres peuples.

Première Conclusion

Inviter les peuples non occidentaux à défendre leur identité culturelle contre les dangers présumés de l’acculturation, c’est les pousser à se constituer en sociétés closes. Dès lors, renfermée sur elle-même, chaque société est régie par son propre système de valeurs, qui ne peut être jugé ni de l’extérieur, car il n’y a pas de critère universel qui le permette, ni de l’intérieur, car les sujets sont privés de tout élément de comparaison. Il y a donc autant d’éthiques que de cultures, chacune ayant sa rationalité propre et sa justification interne. Ce principe – qu’on le définisse positivement par le respect absolu des cultures ou négativement par le devoir de non-ingérence dans les cultures autres que la sienne- aboutit à la justification de toutes les formes d’oppression inhérentes au droit positif ou au droit coutumier de diverses sociétés.

Dans le cas des sociétés primitives, le principe de non-ingérence peut avoir des conséquences encore plus graves : il peut conduire à la destruction de la culture que l’on prétend sauvegarder, voire à l’élimination physique de la communauté correspondante. « Laissez  les Indiens tranquilles ! », clament aujourd’hui encore nombre d’anthropologues, qui voient un ethnocide dans toute initiative en faveur du développement des Amérindiens, même quand le changement social et culturel est expressément voulu par eux et vécu en continuité avec leur sentiment d’identité. Ici, le principe de non-ingérence ou de respect absolu des cultures risque fort de se convertir en une condamnation à mort de ces mêmes cultures, comme en témoigne ce « bilan des études anthropologiques sur les Indiens du Brésil » : « Dans le développement de l’anthropologie au Brésil, Lévi-Strauss et sa démarche avaient eu une grande influence et un grand effet de stimulation. Mais les études ainsi orientées reposaient sur un parti pris relativiste, selon lequel chaque société, chaque culture a sa propre façon de résoudre ses problèmes, et qui a laissé les ethnologues brésiliens dans une attitude d’indifférence face à la réalité qu’était la destruction de Indiens. Comprendre les Indiens, ne pas les voir avec ethnocentrisme a débouché sur : attendre et voir, les laisser là où ils sont. Attitude utopique parce que la civilisation, bonne ou mauvaise, avançait et que le contact entre l’économie capitaliste et les indigènes était irréversible. A cela, la majorité des ethnologues ont assisté passivement, puis, tardivement s’en sont préoccupés avec quelque cynisme parce que leur objet d’étude disparaissait, donc leur propre fonction et raison d’être avec lui. » [10] 

Il reste à s’interroger sur les motivations conscientes ou inconscientes, qui expliquent en ultime instance les excès du relativisme culturel. Tout porte à croire qu’elles s’enracinent dans la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité engendrés, en Occident et plus particulièrement en Europe, par les horreurs de la Seconde Guerre  mondiale et les drames de la décolonisation. La preuve en est que ce sentiment de culpabilité collectif, générateur d’attitudes expiatoires, s’accompagne chez les Occidentaux d’une complaisance, non dépourvue d’un certain masochisme, dans la dépréciation de leur propre civilisation et l’idéalisation compensatoire des sociétés primitives ou traditionnelles, offrant ainsi une nouvelle version du mythe du Bon Sauvage et de son corollaire, celui de la civilisation corruptrice. Caractéristique à cet égard est le point de vue de Lévi-Strauss, qui croit discerner dans la mauvaise conscience européenne l’origine même de l’ethnologie, puisque, pour lui, l’ethnologue est le « symbole de l’expiation » et son existence une « tentative de rachat » : « Si l’Occident a produit des ethnographes, c’est qu’un bien puissant remords devait le tourmenter, l’obligeant à confronter son image à celle de sociétés différentes dans l’espoir qu’elles réfléchiront les mêmes tares ou l’aideront à expliquer comment les siennes se sont développées dans son sein. » [11] Quant à la haine de soi et à l’idéalisation des primitifs, plus explicite  est cette réflexion de Robert Jaulin : « Notre civilisation, cet objet fondé sur le contradictoire, et dont la permanence du bruit, des drames, des modifications, des conquêtes est le trait intime et la constante histoire. La paix, la discrétion, la maîtrise de soi indiennes contrastent avec ce drame occidental d’être. » [12]

Il n’est pas indifférent que les relativistes les plus radicaux soient des anthropologues et, de surcroît, des américanistes. Le souvenir des génocides et des ethnocides perpétrés par les conquérants à l’encontre des Amérindiens explique leur rejet du concept et de la réalité de l’acculturation. Mais il ne le justifie pas pour autant. Au siècle dernier, le plus grand anthropologue américain, Lewis Morgan, passa sa vie à dénoncer les crimes et les injustices commis à l’endroit des Indiens, et plus généralement à défendre la cause indienne auprès du pouvoir. Et pourtant, c’est dans son ami et interprète Ely S. Parker, élu Sachem des Senecas, mais en même temps ingénieur et général de brigade, qu’il voyait le modèle de ce que pouvait devenir l’Amérindien dans la société moderne. Pour Morgan, « seul un leader indien parfaitement au fait de la civilisation pouvait défendre son peuple et le conduire, sans trop de heurts, vers le progrès. » [13]


III- L’universalité de l’esprit

 

Les relativistes radicaux pensent avoir porté un coup décisif à l’humanisme. C’est en tous cas ce que donne à entendre Claude Lévi-Strauss, fondateur et promoteur de l’anthropologie structurale, lorsqu’il déclare : « Toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps de concentration, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement » [14]. Mais pour Lévi-Strauss, le relativisme culturel n’est pas en contradiction avec l’universalité de l’espèce humaine ; la diversité des cultures se greffe sur l’unité de l’espèce. Il affirme même que le but dernier de l’anthropologie  est « d’atteindre certaines formes universelles de pensée et de moralité » et que la question qu’elle s’est toujours posée est « celle de l’universalité de la nature humaine » [15]. Il y a bien des traits universels qui caractérisent l’espèce, mais « puisqu’ils sont universels, ces caractères relèvent du psychologue et du biologiste » [16]. Or, pour la psychologie et la biologie, l’homme est un vivant parmi les vivants, et l’auteur préfère substituer « à la définition de l’homme comme être moral », celle de « l’homme comme être vivant » [17]. Quant au statut ontologique de ce vivant particulier qu’est l’homme, Lévi-Strauss énonce cette proposition qui ne laisse guère de doute sur le fond de sa pensée : « Par-delà la diversité empirique des sociétés humaines, l’analyse ethnographique veut atteindre des invariants (…) Pourtant, ce ne serait pas assez d’avoir résorbé des humanités particulières dans une humanité générale ; cette première entreprise en amorce d’autres (…) qui incombent aux sciences exactes et naturelles : réintégrer la culture dans la nature, et, finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions physico-chimiques (…) Le jour où l’on parviendra à comprendre la vie comme une fonction de la matière inerte, ce sera pour découvrir que celle-ci possède des propriétés bien différentes de celles qu’on lui attribuait antérieurement » [18].

Il reste que ce vivant particulier qu’est l’homme se distingue des autres vivants par la pensée ; c’est donc à ce niveau qu’il convient de définir l’universalité. La Pensée Mythique, que Lévi-Strauss appelle la Pensée Sauvage, c'est la pensée à l'état sauvage, la forme non domestiquée de l'unique pensée. Il n'y a pas de mentalité primitive ou pré-logique, la pensée sauvage ne relève pas de l'affectivité,  mais bien de l'entendement. Comme le montrent les classifications totémiques avec leurs ramifications étendues,  leurs nomenclatures  judicieuses et leur caractère systématique, la pensée sauvage est, comme la pensée scientifique, une pensée classificatrice, mais opérant au niveau du sensible. Il faut donc dire: «Il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l'un et l'autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l'esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l'un approximativement ajusté à celui de la perception et de l'imagination, et l'autre décalé; comme si les rapports nécessaires, qui font l'objet de toute science —qu'elle soit néolithique ou moderne— pouvaient être atteints par deux voies différentes : l'une très proche de l'intuition sensible, l'autre plus éloignée» (P.S. 24).

La meilleure preuve de cette identité de nature entre la pensée mythique et la pensée scientifique, c'est la coexistence de la pensée mythique avec la pensée cultivée, dans nos sociétés modernes. Elle s'y manifeste en effet dans le savoir po­pulaire, l'artisanat, la poésie, le bricolage. L'exemple du bricoleur est particulière­ment instructif. La pensée mythique est à la pensée scientifique, ce que l'activité du bricoleur est à celle de l'ingénieur. Le bricoleur part d'un matériau déjà utilisé, fait des résidus de constructions et de destructions antérieures, et il le réorganise en une nouvelle forme. En termes de diachronie et de synchronie, on peut dire que le bricoleur fait de la structure avec des débris d'événements, tandis que l'ingénieur crée des événements avec de la structure. 

C’est donc au niveau de la Pensée - mythique soit-elle ou scientifique - de l’unique pensée qu’il convient de définir l’universalité. Lévi-Strauss s’y emploie, en commençant par critiquer les thèses universalistes des anthropologues contemporains. Ceux-ci posent l’universalité au plan formel des fonctions des cultures, non à celui des valeurs qu’elles véhiculent. Pour l’école fonctionnaliste, représentée par Malinowski, toutes les institutions culturelles, des plus simples aux plus complexes, dérivent des fonctions physiologiques de base : l’alimentation, la reproduction, la protection, le mouvement, la croissance, la santé. Dans cette perspective, « la culture n’est plus qu’une immense métaphore de la reproduction et de la digestion » [19]. Une deuxième série de thèses cherche les universaux de la culture au niveau institutionnel : sous des formes variées, toutes les cultures comportent les mêmes institutions : le mariage, la religion, l’ensevelissement des morts et, en affinant le répertoire, les classes d’âge, les sports, les parures, la cuisine, le travail coopératif, l’art décoratif, etc. Or « ces dénominateurs communs ne sont que des catégories vagues et sans signification » [20].

Lévi-Strauss ne sort pas de la problématique des universaux de la culture mais, au lieu de les chercher au niveau des fonctions, il les découvre au niveau des structures. « Le problème de la culture, donc de la condition humaine, consiste à découvrir des lois d’ordre  sous-jacentes à la diversité observable des croyances et des institutions » [21]. Ces lois d’ordre sont des invariants structuraux qui sous-tendent la production de tout objet culturel, quel qu’il soit, et qui renvoient en définitive à l’esprit humain qui produit la culture : « L’activité inconsciente de l’esprit consiste à imposer des formes à un contenu et (…) ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés » [22]. Au fond, l’Anthropologie structurale de Lévi-Strauss reprend le projet de la Critique de la raison pure de Kant : découvrir les structures de l’esprit qui constituent l’objet de la connaissance et, dans ce sens, il va plus loin que Kant, comme le note Roger Bastide : « Tandis que Kant essaie de trouver les catégories de la raison, catégories vides et inconscientes elles aussi, à travers l’analyse des diverses sciences occidentales, ce qui fait qu’il ne peut atteindre que notre ‘subjectivité’,  M. Lévi-Strauss essaie de trouver les structures fondamentales de l’esprit, dans ce qu’il a d’universel, à travers l’analyse des données, apparemment chaotiques, de l’ethnographie » [23]. Cela suffit à indiquer l’immense apport de la méthode structurale du point de vue  de la théorie de la connaissance.

Mais le parallélisme avec Kant s’arrête là. Chez ce dernier, l’activité de la connaissance n’est qu’une manifestation partielle de la « spontanéité de l’esprit » ; elle est le propre de l’entendement, limité au domaine de l’expérience sensible. Mais l’entendement n’est pas tout l’esprit, il a sa source et sa vérité dans la raison, faculté de l’absolu, qui se pose comme principe d’autonomie par rapport à la nature. Aussi Paul Ricoeur n’hésite-t-il pas à qualifier la démarche de Lévi-Strauss de « kantisme sans sujet transcendantal », formule acceptée par l’auteur [24]. L’anthropologie structurale ne résout que l’antinomie formelle entre l’unité de l’espèce humaine et la diversité de ses manifestations, elle laisse intacte l’antinomie concrète entre l’universalité des valeurs humaines fondamentales et les valeurs particulières inhérentes aux diverses cultures, car  reconnaître des valeurs universelles serait se référer nécessairement à la subjectivité transcendantale que Lévi-Strauss ne reconnaît pas. Pour lui, « l’activité symbolique de l’esprit » s’exprime tout entière dans le rapport de réciprocité qui lie l’ordre mental à l’ordre naturel, elle s’y épuise. Posée en termes d’origine et de genèse,  cette réciprocité signifie que l’esprit rejoint la matière parce qu’il est issu de la matière.  Lévi-Strauss n’explicite pas cette conclusion, il se contente de confirmer son option naturaliste : « Je ne serais pas effrayé si l’on me démontrait que le structuralisme débouche sur la restauration d’une sorte de matérialisme vulgaire. Mais par ailleurs, je sais trop que cette orientation est contraire au mouvement de la philosophie contemporaine pour ne pas m’imposer à moi-même une attitude de défiance : je lis le poteau indicateur et je m’interdis à moi-même d’avancer sur le chemin qu’il m’indique » [25].

Deuxième conclusion

Dans l’idéologie structuraliste adoptée par nombre de spécialistes en sciences humaines, l’homme n’est plus ce sujet autonome qui utilise les catégories de son esprit pour connaître et maîtriser le réel, il n’est plus qu’ « un sujet résiduel » à travers lequel se noue le jeu des catégories et du réel. Cette élimination du sujet transcendantal, présentée comme une conclusion scientifique, est en réalité une option philosophique antérieure au choix méthodologique, qu’elle détermine et oriente. Emmanuel Lévinas explique les motivations qui ont présidé à ce réductionnisme ontologique : « Un souci de rigueur rend méfiants psychologues, sociologues, historiens et linguistes à l’égard d’un Moi qui s’écoute et se tâte, mais reste sans défense contre les illusions de sa classe et les fantasmes de sa névrose latente. Un formalisme s’impose pour apprivoiser la prolifération sauvage des faits humains qui, abordés dans leur contenu, troublent la vue des théoriciens ». Ce formalisme aboutit à l’évacuation ontologique du Moi : « La nostalgie du formalisme (…) consiste à préférer, jusque dans l’ordre humain, les identités mathématiques, identifiables du dehors, à la coïncidence de soi avec soi (…). Désormais, le sujet s’élimine de l’ordre des raisons (…). Le psychisme et ses  libertés (où se déploie cependant la pensée exploratrice du savant lui-même) ne serait qu’un détour emprunté par les structures pour s’enchaîner en système et pour se montrer à la lumière. Ce n’est plus l’homme, à vocation propre, qui chercherait ou posséderait la vérité, c’est la vérité qui suscite et tient l’homme (sans tenir à lui !) (…) Tout l’humain est dehors. Cela peut passer pour une formulation très ferme du matérialisme » [26].

Dans le monde anglo-saxon, ce que Marcuse appelle « le triomphe de la pensée positive », fortement marqué par le behaviorisme et le fonctionnalisme, s’est soldé par une éclipse de la subjectivité transcendantale, de l’idée d’homme, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Il n’en va pas de même en France, où le présupposé positiviste lié aux sciences structurales n’a pas réussi à disqualifier la tâche spécifique de la philosophie. Il n’a pas fallu longtemps pour comprendre que la faiblesse du formalisme de type structuraliste est « de penser pouvoir rendre compte, par un combinat de figures et de signes opératoires, du mouvement concret de l’existence réelle, (…) de reposer sur l’illusion que la réalité humaine est justiciable, en dernier ressort, d’une compréhension scientifique, alors qu’elle ne devrait relever que d’une compréhension dialectique » [27]. Déjà en 1968, François Wahl écrivait : « Il semble que, pendant quelques années, la philosophie médusée n’ait fait que répéter et assimiler ce qu’elle lisait dans Lévi-Strauss, dans Saussure, qu’elle se soit mise au service du renversement épistémologique en cours sur un terrain que naguère encore elle tenait pour sien. Mais aujourd’hui (et nous l’éprouvons tout le premier), il y a chez les philosophes une lassitude devant le ressassement des connaissances positives, voire de leur méthodologie, et une volonté de reprendre le travail sur les concepts fondateurs (…) Le grand jeu du Même et de l’Autre, de l’un et du plusieurs, du plein et du manque, du donné et de l’origine a repris son cours » [28]. Qui plus est, c’est au sein des sciences structurales que Wahl percevait le germe d’une subversion du positivisme. Celle-ci s’opérait à travers la psychanalyse lacanienne qui pose le mouvement du Sujet au principe de la chaîne de signifiants et qui restaure, au sein de cette subjectivité pure, rebelle à toute représentation, « la tradition hégélienne du sujet affronté à l’Autre, du sujet qui a à se mesurer avec l’Autre et à passer par le moment de l’aliénation » [29]. C’est dans ce contexte évoqué par François Wahl que des sociologues comme Roger Bastide et Roger Caillois, des philosophes comme Paul Ricoeur et Emmanuel Lévinas, sans ignorer les acquis scientifiques du structuralisme, n’ont jamais cessé, pour leur  part, de réélaborer la notion de subjectivité et d’en explorer la richesse.

J’espère avoir réussi à vous montrer ce que nous devons à l’œuvre scientifique de Claude Lévi-Strauss. À sa pensée philosophique nous sommes aussi redevables. Elle nous révèle, à son insu, à quelle  profondeur  peuvent prendre racine les motivations de nos options les plus fondamentales.



[1] Ancient Society, 1877. [Voir dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Projet de déclaration soumis, en 1947, à la Commission des Droits de l’homme des Nations unies, par l’American Anthropological Association.

[3] Dossier « Anthropologie et impérialisme » I et II, Les Temps modernes, décembre-janvier 1970-1971, n°293-294 et juin-juillet 1971, n° 299-300.

[4] Unesco, Gonthier, Paris 1961.

[5] Extrait du débat qui a suivi une communication de Claude Lévi-Strauss à l’Académie des sciences morales et politiques, le 15 octobre 1979, sur le thème : « Culture et nature : la condition humaine à la lumière de l’anthropologie », in Commentaire, n°15, automne 1981, p.372. Voir par ailleurs la critique du relativisme culturel, en particulier de Claude Lévi-Strauss et de Michel Leiris, par Raymond Aron, Etudes sociologiques, Paris, PUF,1988, chap.10 : « Thème du développement et philosophie évolutionniste », surtout pp.264-278.

[6] Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, op. cit., p.77.

[7] Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Seuil, Paris 1980, p.32.

[8] Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, Plon, Paris, 1983, p.15-16.

[9] Ibid, p.15.

[10] Le Mal de voir, Cahiers Jussieu / 2, Université de Paris V, 10/18 n°1101, UGE, Paris 1976, p.7.

[11] Tristes Tropiques, Plon, Paris, 1973, p.449.

[12] La Paix blanche, Seuil, Paris, 1970, p.15.

[13] Claudine Vidal, Des Peaux-Rouges aux marginaux ; l’univers fantastique de l’ethnologie, in Le Mal de voir, op. cit., p.21.

[14] Claude Lévi-Strauss, « Entretien », Le Monde, 21 janvier 1979.

[15] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon 1973, p.35-36.

[16] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon 1958, p.18.

[17] En réponse à une enquête parlementaire, il écrit : « Une occasion unique se présente pour la France d’asseoir les droits de l’homme sur des bases qui, sauf pendant quelques siècles pour l’Occident, furent explicitement ou implicitement admises en tous lieux et en tout temps (…) A la définition de l’homme comme être moral, on substitue celle de l’homme comme être vivant » (Le regard éloigné, Paris, Plon 1983, p.374, 377 ».

[18] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon 1962, p.327-328.

[19] Claude Lévi-Strauss, « Culture et nature. La condition humaine à la lumière de l’anthropologie », Commentaire, N° 15, automne 1981, p.367.

[20] Ibid., p.371.

[21] Ibid.

[22] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op cit., p.28.

[23] Roger Bastide, « Sociologie et psychologie », in Georges Gurvitch, Traité de sociologie, Paris, PUF, T.1, p.76-77.

[24] Voir Esprit N° 322, novembre 1963 : « La pensée sauvage et le structuralisme », en particulier p.628-653.

[25] Ibid., p.652.

[26] Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana 1972, p.95-97.

[27] Serge Doubrowski, Pourquoi la nouvelle critique ?, Paris, Denoël/Gonthier 1972, p.36.

[28] François Wahl, Qu’est-ce que le structuralisme ? 5. La philosophie, Paris, Seuil 1968, p.14.

[29] Ibid., p.136.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 12 avril 2011 20:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref