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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Généalogie des médecines douces. De l'Inde à l'Occident. ” (1995)
Prologue


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Francis ZIMMERMANN, Généalogie des médecines douces. De l'Inde à l'Occident. Paris: Les Presses universitaires de France, 1re édition, 1995, 190 pp. Collection Science, histoire et société. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation accordée par l'auteur le 6 juin 2012 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[vii]

Généalogie des médecines douces


Prologue


Il y a trois sources du savoir sur 
l'univers des maladies, qui sont
l'enseignement du Maître, la
perception et l'inférence.
(Carakasahitâ, Vimânasthâna, IV, 3.)

J’ai commencé mes études d’Ayurvéda - la médecine hindoue - à Kottayam, dans le sud de l’Inde, au milieu des années soixante-dix. Les patients qui venaient consulter le Dr Vayaskara Mooss entraient par la rue d'en bas, colonisée par une dizaine d'entreprises de rechapage de pneus. Au-dessus de la grille, une grande enseigne annonçait « Vayaskara Medicals » en écriture malayalam. On montait un grand escalier cimenté ; toute la colline, tout le quartier avaient jadis représenté le domaine des Vayaskara, lignage de brahmanes médecins de père en fils depuis le XVIIIe siècle ; le Dr Mooss n'en possédait plus que quelques parcelles. Une partie du bâtiment situé devant nous en haut des marches était louée à l'administration et l'on y trouvait un modeste bureau de poste ; l'autre partie sur la droite abritait la boutique et l'atelier de pharmacie où les médicaments cuisaient en permanence dans de grands chaudrons de bronze sur plusieurs fosses à feu de bois. À droite on stockait dans une petite grange les ballots de feuilles, racines et autres substances médicinales, fraîches ou séchées, qui étaient régulièrement livrées soit de Palghat dans la montagne soit de Cochin sur la côte. Les visiteurs, cependant, arrivés en haut des marches, prenaient à gauche. La majeure partie du bâtiment de gauche, côté rue, abritait les bureaux à air conditionné de l'agence locale d'électricité, The Electric Supply Ageng, dont le Dr Mooss était propriétaire par privilège royal octroyé à son père en 1931. Mais le maître s'était réservé l'autre partie du bâtiment, qui donnait sur le jardin, pour ses consultations et ses travaux d'érudition. Une petite porte ouvrait sur la « Consultation Room ». Il faisait face aux visiteurs derrière un imposant bureau métallique ; [viii] il y avait quatre ou cinq fauteuils en rotin, car le patient vient toujours accompagné de parents ou amis. Il fallait franchir une autre porte pour entrer dans l'intimité de sa bibliothèque, où il travaillait certains après-midi avec un ou deux pandits à son service, pour collationner et copier des manuscrits sanskrits, et où il écrivait ses propres ouvrages le soir entre 20 heures et minuit.

La disposition des lieux qui vient d'être décrite disparut quelques années plus tard. La distribution du courant électrique fut nationalisée en 1976 à la faveur de l'état d'urgence, une nouvelle législation du travail entraîna la fermeture de l'atelier de pharmacie au début des années quatre-vingt, et le Dr Mooss se replia sur ses travaux d'érudition jusqu'à sa mort en 1986.

Ce livre a pour objet les traditions savantes que maintiennent encore vivantes à notre époque des médecins comme Vayaskara Mooss. D'autres ethnologues - Margaret Trawick en Inde, Judith Farquhar en Chine - ont eu l'occasion de travailler ainsi avec des praticiens de la médecine savante. Cette expérience nous a placés dans une position marginale par rapport aux courants dominants de l'anthropologie médicale. Car il n'était pas question pour nous d'enquêter comme on le fait d'habitude auprès de différents informateurs, en privilégiant le point de vue du patient et en plaçant au centre de nos préoccupations l'image que projette indirectement le praticien auprès de sa clientèle. Au contraire, nous nous sommes littéralement mis à l'école de la médecine savante, Farquhar dans un collège à Canton, Trawick et moi-même à l'école d'un Maître qui était infiniment plus qu'un informateur. J'analyserai ici les implications de ce changement de méthode, qui fait de l'ethnologue un disciple du maître indigène, et ce renversement des perspectives qui met au premier plan de notre enquête les compétences du savant  traditionnel.

Il est de bon ton d'opposer aujourd'hui la médecine scientifique aux médecines naturelles. On place d'un côté la science, dont on dit qu'elle fait violence à la nature, et de l'autre des pratiques traditionnelles qu'on appelait naguère - mais la formule est passée de mode - « les médecines douces ». C'est une fausse symétrie, que ce livre voudrait dénoncer. La rubrique des médecines douces ou naturelles est un fourre-tout dans lequel on range les croyances les plus disparates. Certaines se prêtent mieux que les autres à l'analyse par les méthodes de la linguistique, de l'ethnographie et de la philologie. Ce sont les médecines de tradition écrite comme celles de l’Inde et de la Chine. Porter un regard critique sur ces médecines savantes, rechercher à quelles conditions on [ix] peut donner un sens à la question de leur efficacité, et montrer comment l’analyse ethnologique des pharmacopées savantes renouvelle aujourd'hui l’histoire naturelle, tel est ici notre objectif.

J'appelle « savantes » les traditions médicales fixées dans les textes classiques de l’Inde, de la Chine et du Japon, du Tibet et des pays d'Islam, dont la pratique s'inscrit dans un contexte culturel spécifique. Le praticien connaît en principe la langue dans laquelle l'une de ces médecines lui a été enseignée - sanskrit, chinois, persan, arabe, tibétain, etc. - et la pharmacopée met en œuvre les ressources propres au terroir dans lequel elle a pris naissance. Jusqu'aux années soixante, ces médecines savantes furent seulement chez nous objet d'érudition. Elles ont bénéficié, depuis lors, de la vogue des médecines naturelles.

La médecine dite « naturelle », qui bat en brèche le monopole de la médecine scientifique, se présente toujours, dans les discours de ses thuriféraires, comme la sédimentation d'une expérience immémoriale dans laquelle les traditions savantes sont en continuité avec les savoirs populaires. Les ethnologues se rendent complices de cet amalgame, lorsqu'ils s'efforcent de démontrer, comme nous le verrons plus loin, que les versions populaires de la théorie des humeurs - la division des maladies en froides et chaudes, le Hot-Cold syndrome comme disent les Américains - ne sont que des formes embryonnaires ou appauvries de la médecine galénique, arabe ou hindoue. C'est une lecture folklorique des médecines savantes, fondée sur l'idée que, dans une aire culturelle donnée, l'ensemble des institutions, des croyances et des pratiques médicales forment un tout. Je voudrais mettre en question cet amalgame.

La « rupture » avec l'expérience sensible et le « travail de la preuve » sont depuis Bachelard les critères habituellement reconnus de la scientificité, critères en vertu desquels on rejette les médecines savantes du côté de l'empirisme et du folklore. Je propose de déplacer le point d'insertion de cette fameuse rupture épistémologique. À mon sens, la ligne défaille qui seule compte vraiment ne passe pas entre la tradition savante et la recherche scientifique, mais entre les savoirs populaires et la tradition savante. Le savant est déjà d'une certaine façon scientifique. L'érudition est déjà un travail de preuve en rupture avec l'empirisme ; l'emploi d'une langue savante - souvent une langue morte comme le latin ou le sanskrit - matérialise cette rupture épistémologique. La théorie des humeurs, selon laquelle un dérèglement du vent, de la bile, du flegme ou d'autres fluides organiques est la cause des maladies, commande un [x] système complexe de séméiologie et de pathologie que seul un professionnel est en mesure de maîtriser.

Lorsqu'un praticien est passé maître dans l'une des traditions savantes, il combine trois compétences. C'est d'abord un lettré et même un philologue : il cultive le commentaire des textes classiques. Il possède aussi l'art d'interpréter les signes suivant les règles de la logique : le médecin ayurvédique, par exemple, est un bon connaisseur du Nyâya, la logique ancienne en sanskrit. C'est enfin un herboriste, un droguiste et même un naturaliste : la botanique tropicale comme science naturelle, nous le verrons, est née dans les textes indigènes de botanique médicale. Nous dessinerons tour à tour ces différents visages du médecin en évoquant des thérapeutiques observées dans un hôpital du pays tamoul (chap. II), en étudiant un texte ayurvédique d'anatomie et de philosophie médicale (chap. IV), en décrivant enfin sur l'exemple des myrobolans (chap. V) la matière médicale, la littérature des Antidotaires - les recettes de médicaments composés - et la contribution des médecines savantes aux nouvelles marchandises exotiques.

Peindre ces trois visages du médecin, le lettré, le philosophe et l'herboriste, c'est esquisser l'analyse des trois enjeux de la médecine savante dans le monde d'aujourd'hui. Ethnicité, philosophie et marchandise sont les thèmes que nous aborderons tour à tour. Que le malade qui s'adresse à une médecine savante, en effet, appartienne ou non à la culture où elle est née, trois raisons sont généralement invoquées pour justifier ce choix. Les séductions de l'ethnicité, l'appel de la philosophie et la médecine comme marchandise. Si l'on affirme a priori l'efficacité de la médecine chinoise ou de la médecine indienne, c'est souvent par nationalisme ou par exotisme, et le choix se fonde alors sur l'idée qu'une société traditionnelle a le secret de thérapeutiques efficaces que les sciences biomédicales sont incapables de reconnaître. Ce sont ce que j'appelle les séductions de l'ethnicité. Mais comme je le montrerai au chapitre IV, les médecines savantes sont inséparables de la philosophie, si bien que le recours à une médecine savante particulière est souvent une réponse à l'appel de la tradition philosophique correspondante. Cela est particulièrement bien mis en évidence par la collusion entre l’Ayurvéda et les techniques de méditation pratiquées dans certaines sectes à la mode tant en Inde qu'en Occident. La philosophie est donc au cœur de cette enquête de sciences sociales. Mais le malade est surtout un consommateur à la recherche du produit miracle. Pour le consommateur d'aujourd'hui, [xi] les médecines savantes qui sont disponibles sur le marché représentent une commercialisation des croyances traditionnelles. Lorsque vous achetez en Inde ou sous le manteau en Europe une boîte de Chyawanprash, l'électuaire du Sage Chyawana ou son équivalent sous forme de comprimés, vous achetez un produit doublement exotique. Ce n'est pas seulement le résumé de toute la flore médicinale des tropiques, c'est aussi la philosophie hindoue du vivant matérialisée dans une marchandise. Ethnicité, philosophie et marchandise sont les enjeux dont ce livre entreprend l'analyse.

À chaque phase de mon enquête, je me suis efforcé de repérer par la comparaison les caractéristiques les plus générales d'une médecine savante. Il paraît légitime de sortir du cercle clos d'une tradition particulière pour rechercher ce qui peut être commun aux différents systèmes médicaux. La question des universaux, même si nous la déclarons insoluble, est en ce sens à l'horizon de toute comparaison et de toute traduction. Ce livre est écrit du point de vue d'un indianiste et dans le respect de l'enseignement que j'ai reçu en Inde. À l'horizon de mes lectures en sanskrit et de mes observations ethnographiques, je pose l'exigence d'une comparaison avec d'autres cultures, d'autres langues. Il est vrai que le comparatisme en anthropologie n'est pas de même nature que le comparatisme historique. La modestie voudrait sans doute que nous recherchions simplement par la comparaison, entre la médecine ayurvédique et la médecine galénique par exemple, l'héritage, le fonds de connaissances que deux traditions apparentées ont historiquement en commun ; c'est ainsi que l'on conçoit le plus souvent le comparatisme. Mais les anthropologues ne sauraient s'en satisfaire et c'est pourquoi ils soulèvent la question des universaux. Les linguistes, on le sait, désignent ainsi des concepts qui seraient communs par hypothèse à toutes les langues naturelles. Cette hypothèse permet seule au linguiste de dépasser le stade des monographies descriptives, et nous sommes nous aussi confrontés à cette exigence. Ou bien chaque tradition savante est bouclée sur elle-même, intraduisible, et notre enquête ne peut dépasser le stade de la description et de l’exotisme. Ou bien il est possible de repérer des catégories de pensée et de langue susceptibles d'être traduites d'une médecine dans une autre, et nous pourrons alors donner un sens à la question de leur scientificité et de leur efficacité. Même si les universaux n'existent pas en dehors de leurs incarnations particulières dans les catégories de pensée et de langue dont telle ou telle tradition savante reconnaît explicitement l'existence, comme nous le verrons, [xii] ils restent à l'horizon de la comparaison anthropologique comme une idée régulatrice de notre discipline. Voici donc une analyse de la médecine ayurvédique dans laquelle à chaque pas se trouve reprise la comparaison avec les autres médecines savantes, dans l’espoir de repérer des schèmes de pensée, des schèmes de sensibilité qui leur sont communs et qui constituent en quelque sorte la « réalité » clinique dont s'occupent les médecines savantes.

Revenons à Kottayam. L'évocation initiale et celles qui émailleront cet ouvrage posent la question de la « réalité » ethnographique. Sauf à réduire les traditions que nous étudions à la nue matérialité des textes ou des substances médicinales, il faut dresser le décor au moyen d'une série d'instantanés ou de portraits en choisissant quelques détails significatifs. Je n'ai pas cru céder inutilement au pittoresque en mentionnant l'Electric Supply Agency par exemple ; c'était une trace significative de l'ancien régime. Le Dr Mooss, dans sa jeunesse, ne recevait aucun paiement pour les soins qu'il donnait sinon sous forme de récompenses. Les Vayaskara vivaient du produit de leurs rizières, de leur cocoteraie et des dons du rajah, tel ce monopole de distribution du courant électrique exercé de 1931 à 1976. Si j’ai mentionné par ailleurs la boutique et l’atelier de pharmacie, c’est qu'ils étaient les témoins d'une véritable révolution opérée dans les années vingt. Créer les Vayaskara Medicals, en effet, c'était fonder une entreprise commerciale, ce qui était jusqu'alors impensable pour des brahmanes. J'ajouterai un dernier trait à cet instantané de la Maison Vayaskara. Au bout du jardin, un bâtiment particulier accueillait épisodiquement un malade hospitalisé pour une cure de 7, 14, 21 jours ou plus ; on hébergeait aussi les parents ou les domestiques pour prendre soin de lui. L'Ayurvéda est une médecine « opératoire » et la thérapeutique est centrée sur l'organisation de cures cathartiques dans lesquelles les massages huileux alternent avec l'administration de vomitifs, purges, clystères et autres évacuants. À Kottayam j’ai pu les observer dans un cadre traditionnel, pratiqués en famille dans la maison du médecin.

Des cures semblables dans leur principe sont désormais pratiquées en Inde dans de grands hôpitaux équipés d'instruments d'investigation clinique parfois sophistiqués. Je procéderai tout au long de ce livre à d'incessants changements de décor. Car c'est en exploitant ce contraste entre les pratiques les plus traditionnelles et le modernisme affiché dans les milieux à la mode, quand la médecine savante devient une profession branchée, que je vais poser la question de son utilité et de son universalité.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 7 mai 2014 11:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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