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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Francis Zimmermann, “À propos des hindouismes créoles.” In ouvrage sous la direction de Jean BARNABÉ, Raphaël CONSTANT, Jean-Luc BONNIOL et Gerry L’ÉTANG, AU VISITEUR LUMINEUX. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, pp. 393-402. Petit-Bourg, Guadeloupe: IBIS ROUGE Éditions, 2000, 716 pp. [Jean-Luc Bonniol, anthropologue, nous a accordé le 15 mars 2016 son autorisation de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[393]

Neuvième partie.
RELIGIEUX

À propos
des hindouismes créoles
.”

Par Francis ZIMMERMANN

Comme le note Jean Benoist dans ses Hindouismes créoles, les îles créoles ont reçu pour l’essentiel l’apport des cultes dits populaires de l’Inde du sud. L’ethnologue qui veut en rendre compte doit donc aller à contre-courant de l’idéologie brahmanique de la pureté et du végétarisme qui est en position dominante depuis peu, comme nous allons voir, dans ces îles. En reprenant à nouveaux frais l’analyse du concept de « Grande Tradition » inventé par l’anthropologue américain Robert Redfield dans les années cinquante et repris dans les études indiennes pour désigner cette pensée dominante de la pureté et du végétarisme, nous nous proposons dans cette contribution, sur l’exemple des hindouismes créoles vus de l’Inde, de montrer la pertinence d’une approche à contre-courant des attitudes officiellement affichées de l’hindouisme militant.

Nous serons conduit à nous interroger sur le rôle des langues dans la transmission d’une tradition religieuse. Du tableau extrêmement riche et complexe des hindouismes créoles, dépeints par Jean Benoist, ce sont des détails relatifs à la langue tamoule qui nous ont retenu parce qu’ils nous paraissaient topiques. En Inde, même au fil des siècles, la tradition religieuse, l’identité ethnique et la langue maternelle entretiennent des rapports dialectiques. Les hérésies, puis les renaissances, qui jalonnent l’histoire religieuse de l’Inde, favorisent tantôt la sanskritisation des cultures locales, tantôt le reflux du sanskrit et la floraison de littératures religieuses en différents dialectes aryens ou dravidiens. La distinction entre le local (petites traditions) et le global (grande tradition), à laquelle les ethnologues de l’Inde ont eu souvent recours depuis le début des années cinquante et qui n’est qu’une variante de la distinction rebattue entre le populaire et le savant, se révèle vite insuffisante pour penser la concurrence entre ces différentes langues d’inégal statut. L’un des faits marquants, dans l’histoire de l’Inde, est l’accession de certaines langues vernaculaires au statut de langue savante. Ce fut le cas du tamoul qui, au moins dans quelques contextes particuliers, s’est substitué au sanskrit.

On comprendra donc que pour un indianiste - et d’un point de vue comparatif - la renaissance tamoule aux Mascareignes et aux Antilles, dans le contexte idéologique et politique de la créolité, soit un événement tout à fait [394] passionnant, et que nous soyons tenté d’en esquisser l’explication à partir d’événements historiques comparables dans l’Inde même.

Une arrivée inattendue de la brahmanité

À la Réunion plus qu’ailleurs, cette mutation récente des hindouismes créoles est exemplaire, comme le montre Jean Benoist, dont nous suivrons le beau livre de très près dans cette première partie de notre analyse pour établir les faits le plus exactement possible [1]. Il y a quelques décennies, on ne connaissait guère à la Réunion d’autres prêtres hindous que ceux qui étaient localement issus des communautés indiennes gravitant autour des plantations. Tout au plus faisait-on venir des prêtres de l’île Maurice pour desservir quelques temples plus importants. Il existe maintenant dans les grands temples urbains des prêtres venus de l’Inde, le plus souvent des brahmanes, que l’on nomme localement des swamis. Ils sont recrutés sur la base d’un contrat passé avec l’association responsable du temple où ils officieront. Benoist cite le cas d’un prêtre tamoul ainsi recruté dès 1974. Les Indiens du sud ont progressivement supplanté les Mauriciens dans ce rôle. Ils ont plus de prestige, on leur reconnaît une plus grande compétence linguistique et religieuse (p. 73).

C’est en 1976 que les autorités préfectorales acceptent officiellement l’entrée à la Réunion de prêtres indiens pour de longs séjours « à condition qu’ils aient réellement qualité de swamis et non point celle de simples desservants » (p. 273). Cette précision administrative ne manque pas de perspicacité, aux yeux d’un indianiste, car elle souligne l’ambiguïté du lien entre la qualité de brahmane et la qualité de prêtre. Les desservants des grands temples du sud de l’Inde ne sont pas à strictement parler des brahmanes ; ils n’ont pas droit au titre de Swami, « Seigneur », qu’on adresse respectueusement aux brahmanes. Les desservants sont de statut légèrement inférieur aux brahmanes et l’on regroupe souvent leurs différentes castes dans la catégorie des Ambalavasis, « Gardiens du temple ». Les uns et les autres, cependant, sont, comme le rappelle Jean Benoist, les mainteneurs de la Grande Tradition, la tradition panindienne de l’hindouisme dont les sources anciennes sont en sanskrit, et ils s’opposent ensemble à un autre type de spécialistes du rituel hindou de statut très inférieur au leur comme les exorcistes ou les diseurs de mantras, que les indianistes ont coutume d’inscrire dans le registre de la Petite Tradition, la tradition locale de l’hindouisme populaire.

Un texte surprenant de l’anthropologue David G. Mandelbaum, que cite Benoist (p. 73), permet de préciser cette opposition entre deux types de spécialistes du rituel hindou. Texte surprenant parce que la métalangue utilisée n’est pas du tout classique dans les études indiennes. Au culte « transcendantal » s’oppose le culte « pragmatique ». L’ensemble des institutions et des pratiques cérémonielles hindoues de type « transcendantal », selon Mandelbaum, est pris en charge par des prêtres qui sont des techniciens du [395] rituel, exerçant leur fonction par droit héréditaire. On attend d’eux qu’ils soient des parangons de pureté. Les officiants des cultes hindous « pragmatiques », au contraire, sont impurs, souvent des possédés. Dans la mesure où ce clivage entre deux types de techniciens du rituel correspond au clivage du panthéon hindou entre, d’un côté, les grandes divinités végétariennes du brahmanisme - Vishnou, Shiva - et, de l’autre, les divinités locales auxquelles on offre des sacrifices sanglants, il recouvre la distinction entre Grande Tradition et Petite Tradition qui est pour sa part parfaitement classique dans les études indiennes. Mais les choses ne sont pas si simples. Cette référence que fait Benoist à Mandelbaum est particulièrement utile au propos qui est le nôtre, car elle permet de dissiper une confusion.

Deux critères, en effet, qui se recouvrent mais ne se confondent pas, caractérisent l’activité cérémonielle des brahmanes en Inde et des Swamis aux Mascareignes. Premier critère, ils sont les mainteneurs de la Grande Tradition, cela est vrai. Mais second critère, ils sont en charge des cultes « extraordinaires » (transcendantaux) par opposition aux prêtres de basse caste, aux prêtres qui ont « un pouvoir » (comme on dit localement), un pouvoir de guérison, un pouvoir de magie, et sont en charge des choses ordinaires (pragmatiques). Nous y reviendrons dans la seconde partie de cette contribution.

L’histoire récente des hindouismes créoles est fortement marquée par un mouvement de retour aux sources indiennes. La hausse du niveau d’instruction donne accès aux sources écrites indiennes, écrit Benoist (p. 192), celle des revenus permet de construire des temples, d’importer des objets sacrés et de créer des liens avec l’Inde. Ce retour à l’Inde est essentiellement brahmanique. En devenant plus riches et mieux instruits, les Indiens de l’émigration cherchent à promouvoir l’hindouisme dans l’échelle des valeurs de la société d’accueil en transformant les rites, les croyances et le style de vie en direction d’un hindouisme d’inspiration sanskrite (p. 260). Être indien aux îles créoles, cela signifiait traditionnellement que l’on était un travailleur au bas de l’échelle sociale. On porte désormais un nouveau regard sur l’hindouisme. Une partie de la génération montante, dit fortement Benoist (p. 269), rejette l’Inde de ses pères, plus pragmatique au sens qu’on vient de dire, pour aller à la recherche de ce qu’elle pense être l’Inde de ses ancêtres, plus proche de la Grande Tradition.

La naissance de la Fédération culturelle tamoule, à la Réunion en 1972, marque le point de départ de cette évolution (p. 271). Avec l’aide de Mauriciens, d’indiens et de quelques Pondichériens - je cite exactement Benoist (ibid.) et l’on voit bien comment chaque détail de la géographie (l’océan Indien) et de l’histoire (les Pondichériens repliés sur les DOM après 1956) a joué son rôle dans cette renaissance - l’on introduit et l’on promeut la culture tamoule classique : cours de langue, musique, théâtre (le Ramayana), danse (le Bharatanatyam). Les cultes sont l’objet d’une pression systématique en vue d’abandonner les sacrifices animaux et de se tourner vers [396] l’hindouisme des livres sacrés et des castes supérieures (p. 272). Cette réforme n’est pas sans rencontrer de fortes résistances, qui ne sont pas seulement le fait de prêtres ou de fidèles nostalgiques des anciennes formes de culte. Des jeunes Réunionnais souvent sortis de l’université s’opposent à la renaissance tamoule, conscients qu’elle constitue en fait une rupture avec leur héritage.

Les précisions que donne Gerry L’Étang dans La Grâce, le sacrifice et l'oracle [2] sur l’influence de l’hindouisme réunionnais et la reprise des communications avec l’Inde à la Martinique recoupent l’analyse de Jean Benoist. C’est à Paris que la communauté indienne martiniquaise vient s’approvisionner en statuettes, en saris et dhotis, en livres religieux. Les statuettes ont contribué à l’apparition d’autels domestiques. Les vêtements importés ont donné une autre allure aux officiants et au public des cérémonies. L’influence actuelle de l’Inde, comme s’accordent à le dire Jean Benoist et Gerry L’Étang, passe par la représentation de l’Inde en Occident, et cette image est celle de l’Inde des brahmanes, du culte végétarien, de la spéculation métaphysique et de l’ascèse. Elle est diffusée par des livres de voyage et de vulgarisation philosophique, les médias, le cinéma et les manifestations culturelles.

En première approximation, on peut dire qu’il s’agit là d’un processus traditionnel en Inde même, que les anthropologues ont appelé sanskritisation [3]. La religion y sert la politique ; en se brahmanisant, on promeut une identité collective. Mais je voudrais suggérer, dans ces commentaires écrits en marge du beau livre de Jean Benoist, la présence en arrière-fond d’un autre processus, de nature proprement religieuse, dont la distinction entre Grande Tradition (brahmanique) et Petite Tradition (locale) ne suffit pas à rendre compte.

La pensée dominante dans l’ordre du quotidien

Le mot « transcendantal » et la polarité que nous évoquions ci-dessus, entre le transcendantal et le pragmatique peuvent prêter à contresens, parce que l’une de leurs connotations les plus naturelles, à tout le moins en français, est la distinction philosophique et religieuse entre les choses d’ici-bas (pragmatique) et l’au-delà (transcendantal). Ce serait un contresens que d’interpréter de cette façon l’opposition observée en Inde du sud et récemment introduite dans les îles créoles, entre l’hindouisme savant des hautes castes et la religion populaire. L’hindouisme tamoul, même le plus savant, est une religion de Bhakti. Cela veut dire que l’hindouisme qui nous concerne ici, même en ses formes les plus pures et philosophiques, n’est pas une religion transcendantale au sens strict du mot.

L’événement fondamental dans l’histoire religieuse de l’Inde, qui s’est produit très tôt et qui fut à l’origine de la floraison d’une littérature religieuse en tamoul, est le mouvement de réforme religieuse hindoue qu’on appelle en sanskrit la Bhakti, c’est-à-dire l’émergence de nouvelles pratiques religieuses [397] en rupture avec le ritualisme brahmanique, et le rôle qu’ont joué les langues vernaculaires en concurrence avec le sanskrit dans l’essor de nouvelles formes poétiques et affectives de dévotion. Ce mouvement s’est d’abord produit au VIIe siècle de notre ère dans la langue tamoule. Mais en d’autres régions et dans d’autres langues, cette renaissance littéraire de la langue maternelle liée au réveil de l’hindouisme et à son renouvellement s’est produite beaucoup plus tard. Le schéma restait le même, cependant. Une floraison d’hymnes et de psaumes composés dans la langue maternelle ramenait les foules autour des vieux sanctuaires où jusqu’alors le sanskrit avait été le véhicule exclusif de la révélation et de la tradition.

Nombre de religions ont ignoré tout concept de l’au-delà, et c’est le cas de l’hindouisme de la Bhakti. Qu’attend-on d’une pratique religieuse, lorsque sa finalité est purement pragmatique ? On espère recevoir en retour des biens de ce monde, ici-bas, mais il y en a de deux sortes, et comme le dit bien Jean Benoist en soulignant « la contradiction » entre les deux registres dans l’hindouisme, chaque sorte de biens convoités correspond à des divinités différentes : il y a « nécessité d’ajuster la nature de la divinité que l’on prie à l’intention que porte la prière [4] ». De ces biens, les uns comme la santé, la longue vie et la richesse sont accessibles à tous par l’exécution de rites ordinaires. D’autres biens comme la fusion du dévot en extase dans la personne de Vishnou ou Shiva sont des états exceptionnels réservés aux virtuoses de la religion de Bhakti. Cela ne veut pas dire qu’ils se situent « dans l’au-delà ». Je paraphrase ici Max Weber dans ses Essais de sociologie des religions. La Bhakti et tous les états d’extase furent d’abord recherchés pour leur valeur affective « dans ce monde-ci », bien qu’ils soient considérés comme consacrés et divins à cause de leur qualité psychique exceptionnelle. L’affectivité est le matériau sur lequel travaille le virtuose dans la pratique religieuse. Dans d’autres traditions, on cultivait méthodiquement l’ascèse ou la contemplation ; dans la Bhakti, la discipline de soi s’est portée sur l’énonciation des émotions et s’est épanouie dans la poésie lyrique.

Dans un article important pour les sociologues de la vie religieuse, Catherine Colliot-Thélène, l’une des interprètes les plus autorisées de l’œuvre de Max Weber, a fait ressortir la place centrale d’une distinction sur laquelle Weber fonde l’analyse célèbre des virtuoses de la religion, mais qui est d’habitude occultée par la distinction traditionnelle entre l’ici-bas et l’au-delà. Ce qui est opératoire, en effet, dans l’étude des pratiques religieuses, ce n’est pas l’idée de transcendance, ce n’est pas la distinction entre la vie ici-bas et la vie dans l’au-delà, qui structure l’idéologie religieuse mais non pas la pratique. Ce qui est opératoire, c’est l’idée d’exception, la distinction entre l’ordre du quotidien (Alltäglichkeit) et l’exception au quotidien (Aussertaäglichkeit).

Dans cette perspective, l’évolution de l’hindouisme qui se produit actuellement aux Mascareignes et aux Antilles, la renaissance tamoule que décrit Jean Benoist et l’arrivée inattendue de Swamis qui sont porteurs des traditions [398] de l’hindouisme de la Bhakti, s’expliquent moins bien si l’on y voit une adhésion nouvelle à la Grande Tradition, que si l’on y voit la découverte de formes exceptionnelles de pratique religieuse potentiellement ouvertes à ceux qui pourront acquérir la virtuosité requise. Autrement dit, la sanskritisation utilisée comme instrument de promotion politique chez les Indiens des îles ne représente qu’une partie des choses. Accéder à la langue et à la culture tamoule, c’est aussi ouvrir la voie à la religion de Bhakti dans les hindouismes créoles.

Un avenir du tamoul dans la créolité

Un historien de formation classique n’aurait pas de peine à illustrer de toutes sortes d’exemples pris en Europe ce schéma d’histoire religieuse, dont l’universalité me frappe comme ethnologue et qui me paraît susceptible de se répéter une fois encore dans les hindouismes créoles. Pensons à l’influence de l’allemand (la langue de Maître Eckhart) ou de l’italien (la langue de Dante) sur le renouveau du christianisme au XVIe siècle. Eckhart et Dante étaient contemporains. Eckhart, le « mystique » allemand, et Dante, le « poète » italien, ont tous les deux diffusé les thèmes de la religion savante au delà du cercle des clercs et des universités médiévales où l’on parlait latin. L’emploi de la langue vulgaire a fait passer dans la société le modèle de vie que les clercs s’étaient donné, en renouvelant ainsi la culture religieuse de leur temps. Prédicateur, Eckhart s’adressait à un auditoire largement composé de laïcs et de femmes. La langue maternelle a donc joué un rôle dans ce renouvellement. Intéressons-nous d’un côté aux gardiens de la tradition, pandits, clercs et oulémas comme praticiens de la langue savante dans leur fonction de médiateurs culturels entre la langue savante (les textes doués d’autorité) et les langues maternelles, et de l’autre, aux virtuoses de la langue maternelle, poètes et prédicateurs, qui ont renouvelé l’histoire religieuse. Mais nous devons nous limiter ici bien sûr à l’hindouisme.

La bhakti, « participation » ou « adoration » en sanskrit, c’est, dans la tradition hindoue, une forme de culte qui fait participer le fidèle à la personne et à l’essence de la divinité qu’il adore. Simplicité et modestie des rites, où s’exprime une conception affective et intimiste des rapports avec le divin. La Bhakti se définit par opposition au ritualisme du Véda et à la gnose du brahmanisme classique. L’hindouisme qui s’épanouit à partir du vif siècle dans les littératures vernaculaires, en effet, n’est pas un produit du Véda, mais une religion nouvelle. À l’issue d’une évolution dont on saisit le point de départ dans les grandes épopées du début de notre ère, le Mahabharata et le Ramayana, les dieux de la mythologie classique deviendront les dieux de la Bhakti, c’est-à-dire les partenaires d’une relation d’affinité élective et d’amour fusionnel entre le dévot et la personne divine. Ce qui m’intéresse ici dans cette évolution, c’est le double processus linguistique et littéraire qui en est le support, le refoulement progressif de la langue savante (le sanskrit) et [399] l’émergence de la langue maternelle (le tamoul et d’autres langues dravidiennes) venant contextualiser la présence des dieux.

La diglossie est une situation linguistique complexe dans laquelle plusieurs langues vernaculaires, plusieurs niveaux de langue, plusieurs degrés de sanskritisation au sein d’une langue donnée sont en concurrence. Les situations linguistiques auxquelles nous sommes confrontés en Inde sont le produit d’une longue histoire de conquêtes et de migrations. L’histoire religieuse de l’Inde fut faite de ruptures, d’hérésies, de réformes et de restaurations. Les langues vernaculaires de l’Inde du sud se sont sanskritisées à des degrés divers et lorsque qu’il s’agit d’exposer des connaissances relevant de la tradition savante, des éléments de médecine ayurvédique par exemple, c’est la forme la plus sanskritisée de la langue vernaculaire qu’on emploie. C’est exactement ainsi qu’il faut penser la position du tamoul en Inde du sud ou de toute autre langue vernaculaire au moment où la littérature est sur le point de naître dans cette langue. Elle n’est encore qu’une langue vernaculaire, elle n’est pas encore une langue de culture pleinement formée, et pour traduire le sanskrit, elle se sanskritise. Autrement dit, elle parle sanskrit plutôt qu’elle ne le traduit.

Dès qu’elle s’affirme comme langue de culture, cependant, la communauté qui se définit par elle peut songer à traduire les autres langues, et le sanskrit entre autres, au lieu de les parler. Mais la naissance d’œuvres originales dans une langue donnée a partie liée avec la naissance de traductions authentiques. C’est parce qu’elle est langue de culture qu’elle est langue de traduction. Les poètes de la Bhakti qui écrivent en tamoul ne sont donc pas des pandits, des virtuoses dans l’art de parler sanskrit en langue vernaculaire, mais les créateurs d’une nouvelle langue de culture, dans laquelle on produira simultanément des œuvres originales et des traductions authentiques. Ainsi s’explique la possibilité de ruptures et de renouvellements.

Le regretté A. K. Ramanujan (poète et linguiste de l’Université de Chicago prématurément disparu) appliquait le concept d’une dialectique entre le tamoul comme langue maternelle et le sanskrit défini comme seconde langue à l’analyse littéraire des textes de Bhakti. La littérature dévotionnelle, en effet, fut historiquement le genre ou le style dans lequel les langues dravidiennes se sont affirmées comme langues de culture sur le modèle du sanskrit. À quelles conditions un dialecte peut-il devenir une langue au sens fort du mot ? Au fond, dit Ramanujan dans Hymns for the Drowning, « une langue n’est qu’un dialecte avec une armée et un poète » (a language is but a dialect with an army and a poet). Dans l’Inde médiévale, les langues vernaculaires suivent exactement ce schéma. Une langue, qui n’était à l’origine qu’un modeste dialecte, est un jour adoptée par un prince et un barde. On parle cette langue à la cour, elle commence à rivaliser avec le sanskrit comme langue littéraire. On constate à chaque fois que l’une des premières compositions écrites dans cette langue est une œuvre de Bhakti qui, réciproquement, confirme son importance comme nouvelle langue de culture.

[400]

L’attitude de celui qui parle dans sa langue maternelle s’est profondément modifiée par rapport au mode d’énonciation des textes en sanskrit. Les poètes de la Bhakti, en tamoul particulièrement, opposent au caractère parfait, raffiné, cultivé du sanskrit le naturel de leur propre langage. La langue maternelle s’affirme en contraste avec la langue savante par la spontanéité, l’affectivité, la tendresse. Le sanskrit est une langue respectueuse que l’on pratique sur le mode réceptif. Le maître de sagesse reçoit et transmet en sanskrit la Révélation et la Tradition, des Textes sacrés qui sont porteurs de Vérité. Langue savante que l’on écoute aux pieds du Maître dont on reçoit un Enseignement. Les poètes de la Bhakti, au contraire, pratiquent la langue maternelle sur le mode actif. Ils entretiennent avec soin une oscillation entre les deux pôles de la pratique religieuse dans l’hindouisme, le geste et la parole.

La relation des langues maternelles au sanskrit n’est que le cas particulier observable en Inde d’une relation plus générale entre parole et littérature. Cette relation dans son schéma d’ensemble est double. Aux productions impersonnelles de la littérature savante, la poésie dans la langue maternelle oppose une voix personnelle, qui, à certains moments de l’histoire religieuse, sert de truchement aux réformateurs. Les poètes et les prédicateurs qui exercent ce pouvoir d’énonciation ne montrent pas moins de virtuosité que les pandits, les clercs qu’ils dépossèdent d’une certaine façon de leur fonction d’énonciateurs de la tradition religieuse. C’est pourquoi la liberté paraît être du côté de ceux qui écrivent ou qui chantent dans leur langue maternelle et non pas du côté des clercs, d’autant que cette affirmation de soi dans la langue maternelle s’accompagne d’un lien de dévotion personnelle à dieu. C’est en tout cas ce qu’un indianiste croit pouvoir lire dans la Bhakti tamoule du vif siècle de notre ère.

La Bhakti, c’est d’abord une parole vivante, personnelle, une parole qui s’énonce et seulement ensuite, par voie de conséquence logique, le culte pratiqué comme une relation personnelle, donc le rejet des cultes purement publics. Les virtuoses de la Bhakti rejettent non seulement la « Grande Tradition » de la religion brahmanique classique, mais aussi les « Petites » traditions locales. Ils contestent non seulement la valeur des Ecritures védiques, mais aussi les légendes des dieux et des déesses de la localité.

C’est précisément du fait de ce double rejet que cet événement fondamental, dans l’histoire de l’hindouisme en Inde même, est exemplaire aux yeux d’un observateur de ce qui se passe aujourd’hui aux Mascareignes et aux Antilles. Jean Benoist l’a pressenti alors même qu’il dressait le constat d’une absence. Il remarque, en effet, qu’à la Réunion, on ignore non seulement la littérature sanskrite mais aussi « les principaux écrits de la grande tradition tamoule [5] », ce qui désigne très exactement la littérature religieuse tamoule de la Bhakti (le Tirukkural, etc.). Une ambiguïté plane sur la langue dans laquelle les prières ou les invocations que récitent les pusari sont formulées. S’agit-il vraiment d’invocations sanskrites [6] ? Je serais tenté de penser [401] au contraire, en conformité avec l’analyse qui précède, que le tamoul s’est entièrement approprié depuis des siècles les fonctions d’une langue religieuse, tout en incorporant une certaine quantité de locutions sanskrites, et qu’il s’agit vraisemblablement de formules en tamoul comme le croient ceux qui les prononcent.

Le renouveau religieux tamoul s’accompagne de l’importation dans les îles de toutes sortes d’écrits publiés au Tamilnad : livres, revues, éphémé- rides. Les Indiens de l’émigration ont toujours témoigné un grand respect des brochures tamoules que leurs grands-parents avaient apportées avec eux. Ces reliques n’avaient pas pour objet d’être lues, elles avaient une fonction iconique, une valeur sacrée. Les textes endormis se réveillent à mesure que ceux qui lisent et comprennent le tamoul sont de plus en plus nombreux aujourd’hui.

Les écrivains martiniquais nous ont appris que l’élaboration de la créolité se jouait dans la langue, et mieux encore, dans l’émergence d’une littérature créole à l’horizon de toutes les langues, comme dit Glissant. Sur cet horizon, le tamoul occupe une position stratégique. Le retournement dont bénéficie aujourd’hui le tamoul dans les îles est complémentaire du retournement qui s’est produit en faveur du créole (à tout le moins à la Martinique). Dans les deux cas, on observe l’émergence d’une langue de combat en pays dominé. Je ne peux que suggérer ce rapprochement en quelques mots trop brefs pour conclure. La doctrine linguistique et politique de la « déviance maximale » dans le rapport du créole au français a permis la naissance d’une littérature dans la langue jusqu’ici minorée, littérature à part entière dans laquelle l’écrivain a pu se réapproprier les formes littéraires de la langue dominante comme le roman. Je placerais volontiers en parallèle une doctrine - non encore clairement formulée - qui serait elle aussi linguistique et politique, mais plus encore, religieuse, une doctrine de la diversalité maximale dans le rapport de l’indianité à la créolité, qui permettrait l’émergence d’une culture tamoule dans le cadre créole. Le renouveau tamoul dans les hindouismes créoles permet, nous l’avons vu, de se réapproprier les formes religieuses dominantes comme le végétarisme, la pureté et, implicitement, la Bhakti, c’est-à-dire la Grande Tradition telle qu’elle a été reformulée dans la littérature religieuse tamoule. Cette diversalité militante est encore à venir, mais il nous paraît évident que, dans cette perspective où la vie religieuse induit une puissante dynamique, il y a un avenir du tamoul dans la créolité.

[402]

Références bibliographiques

BENOIST, Jean, Hindouismes créoles. Mascareignes, Antilles, Editions du C.T.H.S., Paris, 1998.

COLLIOT-THELENE, Catherine, « Rationalisation et désenchantement du monde : Problèmes d’interprétation de la sociologie des religions de Max Weber », Archives de Sciences sociales des Religions, v. 89, janvier-mars 1995, p. 61-81.

L’ÉTANG, Gerry, La Grâce, le sacrifice et l’oracle. De l'Inde à la Martinique, les avatars de l’hindouisme. Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1999.

MANDELBAUM, David G., « Transcendental and pragmatic aspects of religion », American Anthropologist, v. 68, 1966, p. 1174-1191.

RAMANUJAN, A. K. :

  • Speaking of Siva, Penguin Books, Baltimore, 1973.
  • Hymns for the Drowning. Poems for Visnu by Nammalvar, traduits du tamoul par A. K. Ramanujan, Princeton University Press, Princeton, 1981.

WEBER, Max, Sociologie des religions, textes réunis et traduits par Jean-Pierre Grossein, Gallimard, Paris, 1996.



[1] La pagination indiquée entre parenthèses dans le corps du texte renvoie à Hindouismes créoles.

[2] L’Étang, 1999, p. 244-251.

[3] Voir Hindouismes créoles, index s.v. sanskritisation et surtout p. 276.

[4] Hindouismes créoles, p. 275.

[6] Comme le pense Jean Benoist (ibid.).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 avril 2017 9:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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