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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Xu Zhen Zhou, L’art de la politique chez les légistes chinois. (1995)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de Xu Zhen Zhou, L’art de la politique chez les légistes chinois. Préface de Jean-Louis Martres, professeur à l’Université de Bordeaux I. Travaux du Centre d’analyse politique comparée de Bordeaux dirigés par Michel Bergès. Paris : Economica, 1995, 324 pp. Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Louis Martres. [Autorisation formelle accordée par l’auteur et le directeur de la collection le 4 mai 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[69]

L’art de la politique
chez les légistes chinois.


Introduction


L'objet de ce livre consiste à donner une nouvelle interprétation du légisme - courant politique existant en Chine du Ve au Ille siècle av. J.-C. - en le recentrant et en l'unifiant autour du concept de pouvoir, le pouvoir absolu du roi, en espérant que ce concept permette de mieux exprimer le sens profond du légisme. Cette interprétation dépendra, sans doute, d'une compréhension de l'essence du politique, d'une conscience des caractéristiques de la culture chinoise dans ses différences avec la culture occidentale, et d'un examen rétrospectif des publications nombreuses sur ce sujet.

Ce travail est certainement délicat. La documentation est difficile d'accès et les résultats acquis par les chercheurs chinois et les sinologues se succèdent durant des périodes longues et dans des pays différents. Nous n'avons pu trouver tous les ouvrages y afférent. En effet, le travail bibliographique de ce livre a été effectué en Chine et en France. L'examen des recherches sur ce sujet, qui constituera la première partie de cet écrit ne peut ainsi être que partiel puisque à peu près toute la bibliographie en langue anglaise est absente, bien que presque tous les livres et les articles représentatifs en chinois dans ce domaine aient été analysés et que presque tous les livres concernés en français ou en anglais que nous avons pu trouver ici aient été saisis. Difficile parce qu'en apparence, les idées des légistes sont souvent considérées comme divisées, incohérentes ou même contradictoires, que les chercheurs précédents n'ont presque jamais essayé de trouver une idée centrale ou de faire une synthèse du légisme, de sorte que la découverte du concept essentiel du légisme, s'il existe, devient une tâche ardue et sans référence. Difficile parce que les concepts chinois se différencient [70] complètement des français. Il nous manque tellement de mots. Lors de la rédaction de ce livre, nous avons sans cesse ressenti un certain embarras pour expliquer ou transcrire un terme chinois en français. La difficulté à ce propos est d'autant plus grande que les œuvres des légistes sont écrites en chinois classique, plus ambigu et plus riche de sens que le chinois moderne. Difficile finalement parce que la culture chinoise ne ressemble pas à la culture occidentale. Cette différence se manifeste non seulement dans le domaine des idées, des mots ou des concepts, mais surtout à propos de la façon de raisonner. Elles appartiennent à deux systèmes éloignés. Dans le cadre de nos études, une partie importante des concepts des légistes semble irréductible aux concepts occidentaux. Nous allons essayer de trouver et d'employer, pour des raisons pratiques, des concepts correspondants occidentaux dont le sens est le plus proche possible de l'original mais non équivalent. Nous utiliserons des paraphrases si besoin est.

Cela étant, ce travail a présenté pour nous un intérêt certain. D'une part, les livres et les articles consacrés à la recherche sur le légisme sont multiples. Il est donc temps d'étudier ces résultats afin de percevoir comment nos prédécesseurs ont envisagé ce courant pour en faire une analyse critique. Or, l'état des travaux, malgré son importance, n'a pas encore été effectué à ce jour. D'autre part, en dépit de nombreuses publications s'attachant à la présentation détaillée du légisme, il reste encore à tenter de saisir son vrai sens grâce à une compréhension profonde de la culture chinoise et de le traiter comme pensée politique systématique, organique et cohérente dans l'acception moderne, en se référant à la conception de "pouvoir".

Mais avant de développer ce thème, il nous faut examiner brièvement le terme de "légisme" ainsi que l'époque où il est apparu.

Selon les textes, l'histoire chinoise aurait commencé vers 4000 ans av. J.‑C. avec une succession de rois sages légendaires qui auraient découvert les éléments fondamentaux de la civilisation et fixé les règles rituelles de la vie quotidienne et politique. Plus tard, trois dynasties archaïques se sont successivement établies, parmi lesquelles la Dynastie des Xia (environ XXIe siècle av. J.-C. au XVIe av. J.-C.), celle des Shang (environ XVIe siècle av. J.-C. au XIe av. J.-C.) et celle des Zhou (environ XIe siècle av. J.-C. à 256 ans av. J.-C.), qui concerne plus précisément notre sujet.

L'histoire de la dynastie des Zhou est divisée en deux périodes : les Zhou de l'Ouest (environ 1050-772 av. J.-C.) et les Zhou de l'Est [71] (771-256 av. J.-C.). On peut qualifier la première d' "Age d'Or" des Zhou. De façon générale, le pouvoir royal devint plus puissant à cette époque. L'autorité du roi, "fils du Ciel", entouré d'une cour mieux organisée, était respectée, du moins en apparence, par tous les chefs de tribus et par les princes des petits royaumes. Théoriquement, le roi était reconnu comme le seul souverain dans le pays. Il établit une hiérarchie, renforcée par les rites, au sein de la classe dirigeante et donna des titres aux notables féodaux. Ces derniers ont ainsi certains devoirs à accomplir envers lui. Mais, en réalité, ces notables féodaux possédaient un pouvoir autonome dans leurs propres domaines. Cette situation dura jusqu'à l'année 772 av. J.-C. où les Zhou de l'Ouest furent renversés par la révolte de certains féodaux. Les Zhou de l'Est allaient prendre sa suite en déménageant la capitale à l'Est du pays.

Sous le règne des Zhou de l'Est, le pouvoir central était faible. Les seigneurs ne respectaient plus l'autorité du roi. Les anciens domaines féodaux étaient devenus de véritables États indépendants. Si le roi restait toujours sur son trône, c'est parce qu'aucun de ces États n'était alors assez fort pour annexer tous les autres. Il valait donc mieux conserver le roi comme symbole. Cette conjoncture resta inchangée pendant toute cette période.

L'histoire des Zhou de l'Est est divisée également en deux parties : la période du Printemps-Automne (770 av. J.-C. - 476 av. J.-C.) et celle des Royaumes Combattants (475 av. J.-C. - 221 av. J.-C.). La première a reçu ce nom d'après un ouvrage de Confucius, intitulé Annales du Printemps-Automne, une chronique de l'histoire de sa patrie, l'État de Lou. Le nom de la deuxième décrit bien le phénomène caractéristique de son ère : les combats incessants entre les royaumes. La dynastie des Zhou de l'Est fut une époque bouleversée où tous les anciens ordres, règles et autorités se trouvèrent brisés, où le seul arbitre resta la force, notamment militaire. Et c'est à cette période, celle du Printemps‑Automne, mais surtout à l'époque des Royaumes Combattants que naquit le légisme, avec les autres courants.

L'épanouissement des idées, politiques, philosophiques, stratégiques, économiques, éthiques, etc. en Chine à cette période n'est pas un phénomène dû au hasard. Ces idées constituent, plus ou moins, des réponses ou des tentatives de solutions à des questions posées par cette époque où tous les États étaient menacés par les autres, où les rois avaient tous besoin de trouver les meilleurs moyens de gouverner afin de se renforcer et de triompher dans le combat pour l'unification de la Chine et d'établir le nouvel ordre [72] dans la société, où le peuple, y compris les intellectuels, tentait également de trouver une solution pour se débarrasser des malheurs de la guerre et de la vie. Et comme le pays n'était pas unifié et qu'il n'y avait pas de doctrine officielle et dominante, un courant découragé ou interdit dans un État pouvait trouver un accueil enthousiaste dans un autre. Ainsi, les courants d'idées se multipliaient à cette période. On parle souvent d'une coexistence de cent Écoles dont les plus importantes sont les quatre suivantes : le Confucianisme, le Daoïsme (appelé autrefois le Taoïsme), le Moïsme et le Légisme.

Il est difficile de présenter ces courants en quelques pages. Néanmoins, nous pouvons essayer de résumer brièvement leurs thèmes centraux pour en brosser un tableau général.

Le Confucianisme est un courant politique, philosophique ainsi qu'éthique. Le noyau de ses idées réside dans le concept de "Ren". Difficile à caractériser car Confucius lui a donné une dizaine de définitions, il a été traduit par "humanité", "fraternité", "bonté" ou "indulgence". Plus précisément, le Ren veut dire aimer les autres. "Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait", maxime fixée dans l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de la Constitution française du 24 juin 1793, qui nous étonne par sa coïncidence avec une phrase de Confucius, et qui exprime assez bien le sens du Ren. Pour les Confucianistes, le Ren nous oriente vers la perfection idéale de l'homme et doit être le principe suprême tant dans la politique que dans la morale. Quand les gouvernants perfectionnent leurs qualités personnelles selon le Ren et appliquent une politique indulgente, quand les gouvernés perfectionnent également les leurs et règlent leurs comportements selon le Ren, le pays est, sans nul doute, bien dirigé. Mais en général, le Ren pose d'abord une exigence, voire des contraintes, envers les gouvernants. En exerçant le pouvoir, ils ne doivent ni prendre des mesures inutilement sévères ou inhumaines, ni mépriser les besoins minimums des gouvernés. Aux yeux des Confucianistes, le Ren compte beaucoup plus que la loi en tant que facteur fonctionnel pour maintenir l'ordre et pour gouverner le pays, car son application peut assurer un comportement correct de tous les membres de la société, régler les disputes ou les conflits entre eux, amortir le mécontentement des gouvernés et créer ainsi une ambiance harmonieuse dans le pays.

Le Daoïsme reste principalement un courant philosophique, une philosophie de la vie qui cherche une harmonie dans la société et dans l'univers. Son thème central est le "Dao" qui constitue la [73] source et la règle suprême de l'univers, et qui le domine. Pour les Daoïstes, le Dao est une conception impossible à définir précisément. Comme l'affirme la première phrase du Lao Z~ l'une des œuvres classiques les plus importantes du Daoïsme, "le Dao dont on peut disserter avec précision n'est plus le Dao original". Il est toujours ambigu, brumeux mais omniprésent. La compréhension du Dao dépend de notre intuition, de notre inspiration et de notre imagination. Or, en tant qu'âme de l'univers, le Dao est par excellence quelque chose de naturel. Par conséquent, tous les efforts humains et les créations artificielles vont à l'encontre du sens du Dao : c'est la raison pour laquelle on ne doit rien faire, célèbre idée Daoïste. Selon le Daoïsme, la meilleur solution pour tous les problèmes de l'être humain, tant dans la vie quotidienne que dans la sphère politique, consiste à comprendre et à saisir le sens du Dao et à ajuster son comportement d'après l'esprit du Dao. Quand l'homme y parvient, il atteint l'harmonie avec la nature et l'univers. C'est son meilleur destin.

Les Moïstes insistent eux sur la fraternité. Tous les problèmes que l'homme connaît viennent de son égoïsme. Il faut ainsi l'éduquer par la fraternité et la recherche de l'intérêt mutuel. Ils préconisent également le pacifisme et l'unification de la volonté du peuple.

Maintenant, examinons plus précisément le légisme. Que signifie le terme ? Il est la traduction du mot chinois, Fa Jia, qui désigne un groupe de penseurs existant autour de la période du Printemps-Automne, et plus particulièrement lors des Royaumes Combattants.

Différent du Confucianisme, et encore plus du Moïsme, le légisme n'est issu d'aucune école organisée. La filiation des auteurs n'est pas évidente. Il n'y a pas de fondateur ou de maître reconnu. En effet, même le nom de "légisme" n'existait pas à cette époque : il apparut officiellement la première fois dans l'œuvre de Si Ma Tan intitulée Sur les idées principales des six écoles, datant des premières années de la Dynastie des Han de l'Ouest (206 av. J.-C. - 8 de notre ère). Dans ce livre, l'auteur divisait les penseurs de l'époque du Printemps‑Automne et des Royaumes Combattants en six écoles principales, dont le légisme, et examinait en bref leurs caractères fondamentaux. Nous pouvons ainsi lire que "les légistes sont sévères et sans aménité : cependant, dans la distinction stricte qu'ils instituent entre le roi et ses sujets, entre les supérieurs et les [74] inférieurs, il n'y a rien à critiquer" [1]. Son fils, Si Ma Qian, auteur de la première histoire générale de la Chine, reprendra et développera les visions de son père dans ses Annales historiques. En ce qui concerne le légisme, Si Ma Qian estime que "le légisme ne fait pas de distinction entre les proches et les étrangers ; il ne fait pas de différence entre les nobles et le vulgaire, en les soumettant tous à la loi, de telle sorte que l'aménité avec laquelle on aime ses proches et que l'on vénère ceux qu'on doit respecter à la différence des autres, est abolie. C'est un calcul qu'on peut mettre en pratique à un moment donné, mais pas pour longtemps. C'est ce que je voulais dire par "sévères et sans aménité". Cependant, les légistes sont excellents en élaborant le principe de séparation nette, Sans débordement réciproque, entre l'éminence du souverain et la soumission de ses sujets [2]. Plus tard, Ban Gu, historien officiel des Han de l'Est (25-220 ap. J.-C.), reclassait dans la section X du chapitre de philosophie et de littérature de son Histoire des Han, les anciens penseurs en dix écoles, dont le légisme faisait partie, avec commentaires et énumération des titres de leurs œuvres. Pour lui, "les légistes sont issus des anciens magistrats". Leur mérite consiste à établir l'autorité et la crédibilité de la récompense et de la sanction (à savoir la loi) afin de compléter l'ordre des rites. Mais quand les "durs" de ce courant appliquent cette doctrine, l'éducation morale du peuple, l'humanité et la bonté sont méprisées. Ils insistent trop sur la sanction dans leurs recettes du gouvernement du pays, même les plus proches peuvent être châtiés. L'aménité et l'indulgence se voient ainsi mises en cause [3]. Ces premiers classements et analyses confirment donc l'existence du légisme et tant que courant autonome de la philosophie politique de cette époque.

Les définitions du légisme de Si Ma Tan, Si Ma Qian et Ban Gu sont certainement fondées : la caractéristique la plus évidente des légistes réside dans leur insistance sans réserve sur la nécessité de gouverner le pays et de régler toutes les relations sociales par une loi écrite, publique, rigide, universelle et sévère, et sur l'autorité irrévocable de cette loi. C'est la raison pour laquelle les légistes ont reçu cette appellation ("légisme" traduit le mot chinois "Fa Jia", [75] Fa voulant dire la loi) et que les chercheurs les classent dans cette même école.

Dans l'Histoire des Han, Ban Gu cite dix grands légistes ainsi que leurs œuvres respectives dont le chiffre total atteint deux cent dix‑sept chapitres. En dehors de cette énumération, nous avons encore certains penseurs, généralement considérés comme légistes, mais classés dans d'autres écoles par Ban Gu comme par exemple Shen Bu Hai et Guan Zhong.

L'époque pendant laquelle le légisme a vécu dans l'histoire de la Chine constitue un sujet suscitant toujours des débats. Déjà on trouve dans la liste donnée par Ban Gu les légistes pendant la Dynastie des Han. Au cours du mouvement de "Revaloriser le Légisme et Critiquer le Confucianisme" en 1974-1975 à l'époque de la Révolution Culturelle, on prétendit même que la lutte entre les légistes et les confucianistes traverse toute l'histoire de Chine jusqu'à la fin de la Dynastie des Qing (1644-1911). Cette hypothèse est évidemment exagérée.

Nous limitons, dans le présent ouvrage, nos études du légisme uniquement à la période allant du Printemps-Automne aux Royaumes Combattants, à savoir la période "pré Qin", du fait que c'est l'époque où le légisme, comme école, connut son plein développement. Pendant la Dynastie des Qin (221 av. J.-C. - 207 av. J.-C.), le légisme atteignit sa place la plus élevée dans l'histoire et devint l'idéologie officielle. Mais à cause de la durée extrêmement courte de cette dynastie, il n'a pas connu de progrès théorique important. Li Si, Premier ministre des Qin et ancien condisciple de Han Fei, légiste le plus éminent, est considéré cependant comme un grand légiste. Il n'a cependant rien écrit en dehors de la modification de la loi pénale des Qin. Plus tard, au cours des premières années de la Dynastie des Han, nous pouvons découvrir encore deux légistes célèbres, Chao Cuo et Sang Hong Yang, dont les idées essentielles sont connues par "Sur la politique du sel et du fer". Mais ils ne paraissent pas aussi originaux que leurs prédécesseurs. Ensuite, très rapidement, l'Empereur de Wu des Han de l'Ouest, sous le conseil d'un célèbre confucianiste, Dong Zhong Shu, décida d'appliquer la politique de "réprimer les cent écoles pour que le Confucianisme soit la doctrine dominante". Dès lors, le Confucianisme devient le discours officiel de toutes les dynasties suivantes en Chine, notamment à partir de la dynastie des Song. Si les études des autres écoles ne se voient pas vraiment interdites, elles ne sont pas encouragées non plus, à l'exception, à certains niveaux, de l'étude de Daoïsme. Les intellectuels qui [76] redoutent le Confucianisme sont immédiatement considérés comme hérétiques. La conséquence est grave : ils n'ont plus d'espoir de réussir les concours organisés par l'État ou même d'enseigner aux étudiants, cette alternative représentant les deux choix possibles offerts aux intellectuels chinois. La doctrine du Confucianisme, qui a beaucoup évolué après Confucius, s'impose dans l'éducation à tous les niveaux et se transforme en règles de comportement pour l'ensemble de la population. Elle s'enracine profondément dans la culture et les mœurs chinoises. Cette place prépondérante du Confucianisme s'effectue au détriment du légisme, son principal adversaire. Ainsi, après la Dynastie des Han (de l'Ouest), il n'y a plus de légistes. Restent certainement quelques fonctionnaires et intellectuels, dotés d'un esprit réaliste, qui apprécient certaines idées du légisme ou qui ont pris certaines mesures pro-légistes dans le cadre de leurs fonctions.

Malgré tout, le fondement de leurs idées réside dans le confucianisme. Pour cette raison, nous ne traiterons pas ici les légistes de la période postérieure aux Royaumes Combattants.

Il est difficile de déterminer exactement le nombre des légistes. D'ailleurs, une partie importante de leurs œuvres mentionnées dans l'Histoire des Han reste perdue. Prenons par exemple, l'œuvre de Li Kui, intitulée le Li Zi, qui doit totaliser 32 chapitres. Nous savons qu'il est l'un des fondateurs du légisme et qu'il a établi une loi pénale complète dans le royaume de Wei. Mais nous ne pouvons plus appréhender ses idées dans leur ensemble, bien que certaines de ses phrases soient citées dans les livres d'auteurs postérieurs. Ou encore l'exemple d'un de ses prédécesseurs, Zi Chan, Premier ministre du royaume de Zheng au Printemps-Automne, qui doit sans aucun doute être considéré comme précurseur du légisme, car pour la première fois dans l'histoire de la Chine, il a élaboré une loi pénale écrite et publique en la faisant graver sur un trépied en bronze. Mais c'est tout ce que nous savons de lui. Pour cette raison, nous n'étudierons que les légistes dont les œuvres se sont conservées jusqu'à notre époque. Ce sont les suivants : Guan Zhong, Shen Dao, Shen Bu Hai, Shang Yang et Han Fei. Parmi eux, il faut noter que l'œuvre de Shen Bu Hai est également dispersée. Mais nous pouvons trouver l'essentiel de ses idées dans les œuvres des autres penseurs de son époque. En dehors de ces légistes "types, nous dirons également quelques mots des idées de Yin Wen, classé dans l'école du Nom, mais très proche des légistes selon nos critères.

[77]

Apparemment, les thèmes auxquels les légistes s'intéressent sont au nombre de trois : la loi, le pouvoir et "l'art du roi". Aussi, on classe souvent les légistes en trois groupes selon que leurs préférences vont à tel ou tel de ces thèmes. Mais cette division n'a pas un caractère absolu, car aucun légiste n'est spécialisé dans l'un de ces trois sujets. Chacun a son terrain de prédilection, mais ne refuse pas d'examiner les autres thèmes.

Conformément à leur nom, le sujet de la "loi" intéresse tous les légistes. Mais Shang Yang, Premier ministre du royaume de Qin, y a consacré un soin particulièrement significatif.

Précisons bien que la loi des légistes n'est qu'une loi pénale. Elle contient deux parties : la sanction et la récompense. Tous les actes qui violent la loi doivent être sanctionnés. Tous les actes qui se conforment à la loi recevront une récompense. Bien que les textes de loi établis par les légistes soient tous perdus, on peut quand même présenter leurs caractères grâce à certains livres d'histoire.

- fixée par le roi, elle représente sa volonté. En revanche, le roi doit, à son tour, respecter les tendances de l'histoire, les circonstances et la nature humaine qui sont les principes du "Dao"

- appliquée par les fonctionnaires, elle réglemente strictement les comportements de l'administration étatique et du peuple.

- dotée d'une autorité absolue et suprême dans le pays, personne, y compris le roi ne doit lui porter atteinte.

- égale pour tous, elle ne reconnaît ni privilèges ni exceptions.

- écrite et fixe, elle n'exclut pas les modifications en fonction de changements de circonstances.

- publiée et connue de tous, elle nécessite une information générale du peuple.

- sévère et impitoyable, la sanction l'emporte absolument sur la récompense.

Une telle conception de la loi constitue l'antithèse de l'ancien ordre et des rites hiérarchiques, appliqués pendant la Dynastie des Zhou de l'Ouest, hérités puis développés par les confucianistes. Pour eux, la société idéale doit être régie par ces ordres et ces rites hiérarchisés traditionnels. Elle constitue alors une société harmonieuse parce que tout le monde se contente de son statut et que l'humanité, la bonté, l'indulgence et la piété filiale deviennent les mœurs de ses membres. Car la nature de l'homme est bonne, et quand on lui apprend ce que signifient l'honneur et la honte, il agira certes correctement, non pas par crainte de la sanction sévère, mais par attachement à la morale et à la gloire. Dans cette société, la [78] punition se voit rarement employée, et surtout pas pour les notables.

Par rapport aux rites traditionnels, la loi des légistes comporte des avantages évidents, basés sur une observation objective et réaliste des comportements humains démontrant que la contrainte morale ne suffit pas à s'assurer la correction des mœurs. Les effets dissuasifs de la sanction, préviennent toutes les déviations potentielles. Elle est fixe, publique et universelle. Par conséquent, l'administration étant unifiée, les fonctionnaires voient leurs tâches réglées sans arbitraire possible et sans favoritisme, car tous sont égaux devant la loi. Voici donc les mérites de la loi. En revanche, sa sévérité poussée à l'extrême se transforme en cruauté dès lors que son application tombe dans de mauvaises mains.

Le deuxième thème qui intéresse les légistes concerne le pouvoir, le "Shi", traduit parfois comme le statut de quelqu'un ou la tendance générale de l'histoire. Ce thème fut d'abord traité par Shen Dao, puis développé par Han Fei.

Pour les légistes, le facteur déterminant dans la politique décidant de la démarcation entre gouvernants et gouvernés réside dans le pouvoir, notamment de la force et de l'habileté et non de la morale ou d'autres qualités. Sans ces conditions primordiales, la politique est impossible. Le pouvoir est le fondement du trône. Si le roi le perd, il devient un homme banal, dominé par les autres.

Les légistes sont presque tous des hauts fonctionnaires des différents royaumes et leurs idées, par nature, servent aux rois de recettes de gouvernement. Pour eux, le pouvoir politique dans un pays, défini comme le pouvoir de sanction et de récompense, doit être détenu exclusivement par le roi. Il doit être le seul souverain. Et son pouvoir indivisible. Un roi compétent sera celui qui sait maintenir soigneusement son pouvoir absolu sans laisser personne l'en priver ou le convoiter. Cette vision réaliste nous enseigne, malgré tout, les secrets de la politique.

Le troisième thème sur lequel les légistes insistent concerne "l'art du roi". Envisagé d'abord par Shen Bu Hai, il fut affiné ensuite par Han Fei.

L'art du roi est la traduction du mot chinois "Shu", qui désigne "techniques habiles". Quand les légistes emploient ce terme, ils lui donnent une signification purement politique. Pour eux, cela concerne l'ensemble des techniques que détient le roi, lui permettant de conserver son pouvoir, de prévenir les complots contre lui, de diriger ses fonctionnaires et de bien gouverner son pays. Il est donc [79] traduit également par "recettes" ou méthodes de gouvernement. Loin d'être rigides ou fixes, elles nécessitent de l'intelligence, du talent, de la compréhension, de l'imagination et de l'expérience pour les maîtriser. Elles constituent la partie flexible et délicate du légisme. C'est pour cela que nous les dénommons "l'art du roi".

Cet art du roi peut être divisé en deux éléments. Au sens strict, il concerne les techniques permettant de conserver le pouvoir et de prévenir les tentatives d'usurpation. Pour les légistes, le pouvoir absolu, séparant les dominants des dominés, apporte tout. Il est tellement précieux que personne ne peut échapper à sa convoitise. Ainsi, le roi se trouve au centre de toutes les intrigues et en danger permanent, risquant non seulement la perte de son pouvoir, mais aussi sa vie. En effet, il est entièrement solitaire. Personne n'est digne de sa confiance. Le danger provient de ses fonctionnaires, notamment des hauts fonctionnaires, de ses parents et des gens autour de lui, voire de ses épouses et de ses fils, car grâce à leurs positions, ils ont la possibilité, la force et les moyens d'ourdir des conspirations et de les réaliser. Cette partie de l'art du roi est consacrée aux techniques destinées à garder le secret, à créer une image mystérieuse, dissimuler ses intentions et ses faiblesses devant les fonctionnaires, à tester leur loyauté, à découvrir les usurpateurs ainsi que leurs complots, à les menacer, contrôler et punir.

Dans une acception plus générale, dont on parle moins, l'art du roi comprend également les techniques permettant au roi d'administrer les fonctionnaires dans le gouvernement du pays, de les choisir et de les nommer, d'examiner leur travail en comparant leurs paroles avec leurs actes, de mobiliser leur enthousiasme, de les récompenser ou de les sanctionner.

Défini par sa nature, cet art du roi comporte des caractères bien différents de ceux de la loi :

- si la loi est publique, l'art du roi est toujours secret et occulte,

- si la loi est détenue et appliquée par le roi et ses fonctionnaires, l'art   du roi est de sa compétence exclusive,

- si le but de la loi vise à gouverner tous les sujets du roi, l'art du roi vise à diriger les fonctionnaires et à contrôler la Cour,

- si la loi est fixe, l'art du roi varie selon les circonstances.

L'apport de l'art du roi à la pensée politique chinoise semble indéniable : il exploite en effet systématiquement, et ce, pour la première fois, les mesures visant à conserver le pouvoir absolu et à [80] administrer l'État. Il met également en lumière la nature de la relation entre le roi et ses fonctionnaires, relation politique qui se base sur un calcul des intérêts. Pour ces raisons, ces méthodes pratiques, rusées et astucieuses sont critiquées sévèrement par les intellectuels postérieurs, pour leur incompatibilité avec les valeurs traditionnelles des Chinois, qui recherchent sincérité, honnêteté, manière franche et droite, confiance réciproques et loyauté.

Ainsi, pour la plupart des chercheurs, la loi, le pouvoir et l'art du roi constituent les idées essentielles du légisme.

Les recherches sur le légisme en Chine, au sens "moderne", commencent très tard, bien qu'il y ait eu des discussions dès la Dynastie des Han pour tenter d'élucider les causes de la chute rapide des Qin et d'explorer une voie plus réaliste et efficace pour le gouvernement du pays ; ces discussions ont concerné plus ou moins le légisme. Les raisons de ce phénomène semblent assez complexes. D'une part la doctrine du légisme ne fut jamais préconisée, comme nous le savons, par les gouvernants depuis la Dynastie des Han. Le concours national pour la sélection des fonctionnaires, statut qui constitue la meilleure garantie pour l'avenir des intellectuels, fut toujours organisé selon la doctrine de Confucius, en tant qu'idéologie officielle. Aussi, l'étude du légisme n'était pas très gratifiante. D'autre part, aspect plus important, la recherche traditionnelle en Chine sur le légisme, comme sur les autres courants, se consacre principalement à l'étude des éditions des œuvres des légistes à leur annotation, à leur explication, et à l'exploration brève de leurs mérites et défauts. À partir du début de notre siècle, notamment après la chute de la Dynastie des Qing en 1911, des études "modernes" analysant précisément les divers éléments du légisme et leur relations réciproques, les circonstances historiques et sociales de ce courant et son sens, commencèrent à se développer, lorsque l'esprit et les méthodes occidentaux furent graduellement introduits en Chine.

Le légisme constitue également un sujet d'étude en Occident, en particulier chez les sinologues. Nous pouvons ainsi avoir accès à la traduction des œuvres principales des légistes en langues occidentales. Quant aux ouvrages concernant ce sujet, ils sont moins nombreux qu'en Chine, mais dotés d'un mérite non négligeable.

Pour en terminer avec cette brève présentation, nous pouvons dire que les résultats de recherches sur le légisme à ce jour nous semblent à la fois considérables et insuffisants. Considérables parce que, grâce au travail de nos prédécesseurs, les œuvres des légistes sont rassemblées et annotées, et deviennent donc compréhensibles ; [81] la vie des légistes, les circonstances historiques et les caractéristiques de leur époque sont éclaircies ; les relations entre le légisme et les autres courants, qui comprennent la filiation, l'inspiration et l'influence réciproque, se voient nettement démontrées ; les composantes du légisme, en particulier son système tripartite ; la loi, le pouvoir et l'art du roi, sont étudiés en détail ; les mérites et les défauts du légisme, le rôle qu'il joue dans l'histoire et son influence sont évalués avec précision. Ainsi, la somme de ces travaux constitue un point de départ solide et une source de référence assurée pour les études suivantes. Insuffisants parce que ces résultats nous semblent avoir, si l'on peut dire, deux lacunes. Premièrement, il n'existe pas encore de rétrospective, même incomplète, de ces résultats abondants, de sorte que nous manquons d'une image ou d'une vision globales de l'histoire de cette recherche, de sa largeur et profondeur, de ses mérites et faiblesses, ainsi que d'une direction claire pour approfondir et compléter cette recherche.

Deuxièmement, aspect le plus important, il paraît nécessaire de saisir l'idée essentielle du légisme afin de le comprendre comme un système intégral, problème qui n'a pas encore été résolu de façon satisfaisante. En général, les chercheurs divisent les légistes en trois groupes selon leur préférence pour la loi, le pouvoir ou l'art du roi, et estiment que le légisme se compose de ces trois parties. Or, cela comporte des inconvénients. D'une part, ces trois parties ne semblent pas cohérentes, en particulier entre la loi et l'art du roi. Si on les étudie séparément, ces deux aspects apparaîtront comme des conceptions incompatibles : l'une est fixe, ouverte et légitime ; l'autre est variable, secrète et immorale. L'application de l'une ne signifie-t-elle pas la négation de l'autre ? C'est pour cette raison que certains chercheurs distinguent les légistes qui insistent sur l'importance de la loi, comme Shang Yang, des hommes du stratagème qui préfèrent l'art du roi, comme Shen Bu Hai et Han Fei, ou bien séparent les légistes primitifs des légistes tardifs selon le même critère, qualifiant l'art du roi d’ "ennemi" de la loi. Or, on est en droit de se demander si cette contradiction peut être résolue. Si oui, quel facteur pourrait "rassembler" les légistes ? D'autre part, le "vrai" légisme peut-il être réduit à ces trois parties ? En effet, les légistes traitent également dans leurs œuvres de la politique agronomique, économique et militaire : problèmes que les chercheurs étudient d'ordinaire séparément : la question est de savoir si ces politiques constituent une part organique du légisme, et quelles sont leurs relations avec la loi, le pouvoir et l'art du roi.

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La solution de ces deux problèmes dépend d'une compréhension profonde de l'esprit de la culture chinoise, d'une conscience de la différence entre elle et la culture occidentale et d'une classification typologique des pensées politiques dans l'histoire de l'être humain. En fait, les études actuelles du légisme sont influencées par la culture occidentale. Et elles génèrent des difficultés pour saisir l'essence du légisme, malgré tous leurs mérites. Répétons que la culture occidentale et celle de Chine appartiennent en principe à deux systèmes différents. La première, souvent binaire, préfère un raisonnement analytique, voire séparateur du monde, notamment entre le Bien et le Mal. On s'habitue à la métaphysique, aux jugements de valeur, aux concepts abstraits et au discours logique. Quant à la culture chinoise, elle s'intéresse essentiellement à l'harmonie et à la relation entre les choses plutôt qu'à une classification, à une cosmologie générale qu'à une métaphysique, aux poésies ou métaphores plutôt qu'aux idées abstraites, à une sagesse qu'à un dogme. Les Chinois possèdent une vision dialectique qui n'aime pas séparer ou opposer les choses. Pour eux, les composants du monde, y compris le Bien et le Mal, sont interdépendants, complémentaires et alternatifs. L'importance ne consiste donc pas uniquement à posséder des connaissances précises sur divers éléments, mais également à découvrir leurs relations et interactions. Les concepts Yin et Yang expliquent bien cette mentalité relativiste des chinois. Le Yin et le Yang sont différents et en contradiction. Mais ils ne s'opposent pas car en même temps, ils dépendent l'un de l'autre, alternent et se transforment. L'harmonie suprême est composée par ces deux aspects réunis. La négation de l'un entraînera la disparition de l'autre. À cause de cette différence fondamentale, une étude menée selon la méthodologie occidentale parviendra difficilement à une présentation et à une compréhension satisfaisante de l'essence du légisme.

Il vaut cependant mieux parler de différence entre deux structures des idées politiques qu'entre la culture occidentale et celle de Chine, afin d'éclairer ce problème. Pour ce faire, Monsieur Jean-Louis Martres, Professeur de science politique à l'Université de Bordeaux 1, a effectué une analyse originale et profonde des idées politiques dans son cours. Pour lui, une grande partie des idées politiques dans l'histoire de l'être humain, si nombreuses qu'elles soient, peuvent être réduites à trois structures ou trois modèles principaux. (le schéma n° 3, la pensée syncrétique, n'entre pas dans le cadre de notre sujet). La structure n° 1 reste au fond une pensée [83] dyadique dont le code de valeurs est bâti sur l'opposition plus ou moins directe entre le Bien et le Mal, sur une supériorité présumée du premier sur le second et sur une affirmation du triomphe du Bien. Dans ce schéma, le pouvoir ne peut appartenir qu'au détenteur de l'idée du Bien. Le détenteur du pouvoir doit exercer le pouvoir en différentes manières pour favoriser le Bien et supprimer le Mal. Le but du pouvoir consiste à garantir la victoire du Bien et à rendre les gens meilleurs. Dans l'histoire, il y a certainement une évolution de la pensée du schéma n° 1. Le Bien peut être interprété comme la vertu, la raison, la vérité, la démocratie, le progrès ou même la science. Cependant, la structure fondamentale de cette structure reste inchangée. La pensée dyadique jouit d'une place très importante, voire dominante dans la culture occidentale. Platon, le christianisme et le marxisme représentent cette structure aux différentes époques.

Existe en même temps la culture du schéma n° 2, qui s'attache aux moyens plus qu'aux fins. Son code de valeurs ne se base plus sur l'opposition du Bien et du Mal ou sur le jugement de valeur, mais sur une vision relativiste d'après laquelle le Bien et le Mal ne peuvent pas être séparés d'une façon volontariste, Puisqu'ils se complètent et alternent. Si le Bien existe, il n'est qu'un facteur fonctionnel dans la société. Il n'y a donc pas un Bien transcendant en soi. Le point de départ des analyses de cette structure se trouve dans une observation réaliste ou sociologique de l'être humain et des relations sociales. Le gouvernant n'est pas forcément celui qui représente le Bien ou la vérité. Aucun régime en soi n'est idéal. Il faut étudier les différentes formes du détenteur du pouvoir : comment il conquiert le pouvoir, par quels moyens il l'exerce, etc. Les fins du pouvoir n'ont pas une priorité dans cette structure. La recherche des moyens efficaces qui pourraient donner les meilleurs résultats est plus importante. De ce point de vue, dans la structure n° 1, au-delà des discours, les hommes défendent toujours leurs intérêts personnels.

Dans l'histoire de l'Occident, la pensée du schéma n° 2 n'est pas un phénomène marginal ou hérétique. Elle a un rôle non négligeable. Du fait que la structure n° 1 reste longtemps dominante, il y a occultation ou absence du discours politique n° 2. Mais cette domination de culture n° 1 n'interdit pas le développement d'une pratique de type n° 2. La conscience de cette réalité nous permet de mieux comprendre la politique.

Bien que les indicateurs de cette structure n° 2 dans la pensée occidentale ne soient pas parfaits (sauf peut-être Machiavel), on [84] peut quand même en citer quelques uns : Aristote, Montesquieu, et surtout Machiavel. Par contre, la pensée chinoise, en particulier le légisme, illustre, avec ses caractéristiques mentionnées précédemment, illustre excellemment ce schéma. Dotés d'un esprit purement réaliste et d'une méthodologie sociologique et empirique, les légistes ont effectué, il y a deux mille ans, une étude brillante du phénomène essentiel de la politique : le pouvoir. Dans ce sens, ils peuvent être considérés comme les fondateurs d'une "science politique".

La compréhension de la différence entre la culture de type n° 1 et celle de type n° 2 pourrait être cruciale pour l'analyse du légisme. Cependant, jusqu'à nos jours, la plupart des chercheurs de cette école, notamment les chercheurs chinois, influencés d'abord par un confucianisme développé et la culture chrétienne, et ensuite par le marxisme, ont interprété le légisme dans le cadre du schéma n° 1. Ce quiproquo a suscité de nombreux problèmes non résolus.

Vu cette nécessité, nous allons nous efforcer, dans cet ouvrage, de tenter de nouvelles démarches.

En premier lieu, nous effectuerons un examen aussi précis que possible des résultats de recherche sur le légisme en Chine et à l'étranger. Nous allons sélectionner les auteurs, les livres ou les articles importants, originaux et représentatifs, énumérer leurs points principaux, analyser leurs interprétations du légisme et apprécier leurs place et influence dans cette recherche. Pour ce travail, presque toutes les publications dans ce domaine en Chine, les œuvres les plus importantes à Taiwan et en France, et certaines en Angleterre ont été accumulées.

Nous allons ensuite essayer de mener une étude du légisme selon le schéma n° 2, de déterminer un thème central qui puisse réunir toutes les composantes de ce courant, d'expliquer les contradictions apparentes et d'apprécier le légisme dans son ensemble. Ce thème central concerne celui du "pouvoir", concept fondamental en politique. Pour nous, le légisme se présente comme une pensée politique cohérente, homogène et organique qui n'a aucune liaison avec la pensée dyadique. La conception essentielle qui le définit le mieux est celle du pouvoir, à savoir le pouvoir absolu du roi. Les autres éléments s'organisent et se complètent autour de ce thème central. Chacun de ces éléments reflète de façon indissociable un aspect de cette conception : la politique économique et militaire permet de renforcer le fondement du pouvoir. La loi propose le moyen d'exercer le pouvoir. Enfin, l'art du roi vise à conserver ce pouvoir. Dans ce sens, l'incohérence entre la loi et l'art [85] du roi, cas qui revient le plus souvent dans les débats, n'existe pas effectivement. Leurs caractères différents sont déterminés par leurs fonctions respectives. Pour exercer le pouvoir, la loi doit être fixe, ouverte et fiable afin que les sujets puissent ajuster leur comportement en fonction d'elle. En tant que mesures pour conserver le pouvoir, il est nécessaire que l'art du roi soit secret, variable ou même parfois immoral. Donc, ces méthodes apparemment non identiques concourent au même but : renforcer le pouvoir absolu du roi. Ainsi, l'art du roi et la loi représentent deux aspects différents d'un même phénomène : le pouvoir. Ils sont liés étroitement et se complètent l'un et l'autre. Pour cette raison, nous estimons le légisme comme un système uni, homogène et organique. Il n'y a pas de contradiction fondamentale parmi ses composantes.

Cet argument n'est certes pas artificiel. Un simple fait peut le prouver : nous serions bien en peine de trouver un seul légiste qui ne s'intéresse qu'à l'un de ces éléments, bien que chacun ait un thème de prédilection. Par exemple, Shen Dao est connu pour son concept de pouvoir. Or, cela n'empêche pas qu'il envisage également la loi et certains aspects de l'art du roi. De même, Shen Bu Hai est l'archétype de "l'homme du stratagème". Mais ses analyses de la loi nous semblent également fermes. Quant à Han Fei, il combine les trois composantes différentes pour établir son système théorique.

Le présent ouvrage est composé d'un pré-chapitre, où nous présentons une brève biographie des principaux légistes, ainsi que de deux parties principales. La première se consacre à l'examen des résultats des recherches sur le légisme en Chine et à l'étranger. Dans la deuxième partie, nous regroupons les idées des légistes, non par auteur mais par idées, autour du concept de pouvoir dans le cadre de la structure n° 2.

Cette introduction touche à sa fin, il nous reste encore à aborder le problème de l'authenticité des œuvres des légistes qui sont parvenues jusqu'à nous. Il faut prendre conscience qu'elles n'ont certainement pas été conservées dans leur état originel, du fait de leur dispersion au cours des guerres, des défauts de conservation et des erreurs dans le processus de copie. Certains chapitres de l'œuvre de tel ou tel légiste ont même été rédigés à des époques postérieures, mais toujours en leur nom. Depuis la Dynastie des Qing, un énorme travail d'identification a été effectué dans ce domaine. Néanmoins, l'authenticité de ces œuvres reste encore sujette à caution. Pour certains, tel que Hu Shi, un nombre considérable de chapitres que nous pouvons lire aujourd'hui n'ont [86] pas été rédigés par leurs auteurs supposes : c'est probablement le cas en ce qui concerne le Guan Zi (l’œuvre de Guan Zhong), le Shen Zi (de Shen Dao), le Shen Zi (de Shen Bu Hai), le Livre du Seigneur Shang (de Shang Yang) et le Han Fei Zi (de Han Fei). Nous sommes en particulier presque sûrs que le Guan Zi a été composé par des légistes inconnus de la fin des Royaumes Combattants.

Nous n'avons cependant pas l'intention d'étudier ce problème ici : il sera le sujet d'un autre travail. Pour nous, l'essentiel est de savoir que ces œuvres  représentent les idées des légistes antérieurs à la Dynastie des Qin. À notre avis, l'authenticité du Shen Zi, du Livre du Seigneur Shang et de l'essentiel du Han Fei Zi n'est pas à mettre en cause. Ces œuvres peuvent être considérées comme enseignant les véritables idées de leurs auteurs. Quant au Guan Zi, bien qu'il n'ait pas été écrit par Guan Zhong lui‑même, il doit refléter une partie de ses idées. Il est surtout important de noter que presque toutes les œuvres des légistes dont on remet en cause l'authenticité sont des travaux de légistes inconnus de la fin des Royaumes Combattants. Cela rentre ainsi tout à fait dans le cadre de notre étude, à savoir les idées des légistes avant la Dynastie des Qin. Par conséquent, le problème de l'authenticité des œuvres des légistes ne présente pas un obstacle majeur à notre étude, dans la mesure où nous mettrons moins l'accent sur les noms des auteurs.

Tous les paragraphes et les phrases des œuvres des légistes dans ce livre sont traduites d'après la collection des Œuvres complètes des Zis, publiées par la Librairie de Chine en 1957.



[1] Si Ma Qian, Annales historiques, chapitre 130, p.3288. Pékin, Librairie de Chine, 1977.

[2] Ibid., p. 3291.

[3] Ban Gu, Histoire des Han, tome 6, Chapitre de Philosophie et de littérature, Pékin, Librairie de Chine, p. 1736.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 6 mai 2014 9:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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