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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte du professeur Immanuel Wallerstein intitulé: “Violence et persuasion: agents du changement social moderne” Un article publié dans la revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 43, juillet-décembre 1967, pp. 79-84. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation accordée par l'auteur le 30 janvier 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Immanuel Wallerstein 

Violence et persuasion :
agents du changement social moderne
”.

 

Un article publié dans la revue Cahiers internationaux de sociologie, vol. 43, juillet-décembre 1967, pp. 79-84. Paris: Les Presses universitaires de France.

 

La modernisation du monde, amorcée en Europe occidentale, avait entraîné sur une grande échelle des changements dans la nature des relations sociales. Quelque chose, cependant, n'avait pas encore changé. Dans les sociétés industrielles ou en voie d'industrialisation, aussi bien que dans les sociétés traditionnelles, d'énormes inégalités dans la jouissance des privilèges subsistaient entre les membres de la société. Certes, la base sur laquelle les privilèges avaient été distribués n'était plus la même, mais le fait de l'existence des privilèges demeurait. Néanmoins, le fait que dans la société bourgeoise, les groupes privilégiés étaient des groupes nouveaux, les rendait moins à même d'invoquer pour leurs avantages la légitimité de la tradition. De cette situation nouvelle surgirent deux idéologies fondamentales, l'une pour défendre les privilèges, l'autre pour les attaquer. 

Le principal argument de ceux qui le défendaient était l'aspect inévitable du privilège sur le plan sociologique, et même son côté désirable sur le plan moral. Comme avec le temps, cet argument perdait de sa force, les défendeurs, recourant à un sophisme, insistaient sur le fait que les anciens privilèges avaient disparu, prétendant que les nouvelles inégalités n'étaient pas un cas du privilège inné, mais la récompense de l'effort accompli. L'argument est spécieux, mais on l'entend encore aujourd'hui, sous des formes diverses, dans tous les pays du monde. 

Ceux qui attaquèrent les privilèges avaient le sens de l'optimisme et du progrès. Pour la plupart, ils sentaient qu'ils allaient dans le sens de l'histoire ; et beaucoup ajoutaient : dans le sens inéluctable de l'histoire. Dans ce groupe - appelons-le progressiste - s'est instauré un débat permanent au sujet des mécanismes du progrès historique. Au cours des XIXe et XXe siècles ce débat s'aggrava au point que les deux tendances devinrent deux mouvements politiques distincts. C'est le débat, maintenant classique, entre les réformistes et les révolutionnaires. Si des deux côtés on plaçait sa foi dans la raison, le foyer de cette raison était différent pour chacun d'eux. Pour les réformistes, le foyer de la raison était dans l'individu. La théorie de la Loi naturelle, exposée dans la philosophie des Lumières, enseignait que tout homme avait accès à la connaissance des idées de vérité et de justice. De cette tradition sont issus non seulement les philosophes, mais aussi les socialistes utopistes et les sociaux-démocrates. Ils considéraient, pour l'essentiel, qu'une persuasion patiente et continue permettrait à ceux qui croyaient à la liberté et à l'égalité d'édifier une société juste. Il est à remarquer que la fonction historique des encycliques sociales de l'Église catholique, surtout avec Mater et Magistra et Pacem in Terris, a consisté à faire passer l'Église du camp des défenseurs des privilèges dans celui des réformistes. 

Les grands critiques du réformisme sont évidemment Marx et Engels contre les socialistes utopistes, et Lénine contre les sociaux-démocrates. Eux aussi plaçaient leur foi dans la raison, mais ils situaient le foyer de cette dernière dans les groupes sociaux, et particulièrement dans le prolétariat en régime bourgeois. Ils affirmaient que la persuasion ne conduirait jamais les privilégiés à renoncer à leurs privilèges. Seule la force, cette « sage-femme de l'histoire », pourrait les en déloger. Et la violence n'est possible que lorsque les opprimés ont réalisé leur union, quand ils ont pris conscience de la lutte de classe et de leur rôle dans cette lutte. Les hommes peuvent devenir raisonnables ; pourtant ils ne le deviennent pas parce qu'on les en persuade, mais parce qu'on les force à l'être. Ce point de vue a été partagé par des auteurs n'appartenant pas à la tradition marxiste orthodoxe. Sorel le reprend dans ses Réflexions sur la violence, Niebuhr dans Moral Man and Immoral Society, et plus récemment Frantz Fanon dans Les damnés de la terre. Les pays en voie d'industrialisation de l'Europe occidentale au XIXe siècle, et particulièrement l'Angleterre, la France et l'Allemagne, constituent le premier grand terrain sur lequel s'affrontèrent les tenants des deux théories du progrès. Les dépossédés de la nouvelle société -paysans, ouvriers, artisans et petits commerçants - formaient la majeure partie de la population. Les privilégiés - anciens propriétaires terriens et nouveaux capitalistes - étaient une infime minorité. Si nous pouvions utiliser une arithmétique symbolique, nous dirions, pour simplifier, que dans cette société les privilégiés étaient avec les pauvres dans le rapport de 1 contre 2. 

Un tiers seulement avait à sa disposition l'armée, le monopole de l'éducation et toutes les institutions de légitimation morale. La Sainte-Alliance renforça le « comité exécutif de la classe dirigeante » de chaque nation. Mais l'industrialisation, comme l'ont fait remarquer Marx et plus tard R. Michels, a créé les conditions d'aliénation et de concentration qui ont rendu possible la prise de conscience de classe chez les travailleurs. Au lieu d'accepter calmement une perspective de paupérisation continue, les non-privilégiés - et plus particulièrement les ouvriers qualifiés - s'organisèrent en syndicats et partis socialistes. 

Le mouvement de la classe ouvrière pendant cette période est porté par un élan révolutionnaire puissant, et des Chartistes de 1846 à la Commune de 1871 et aux Spartakistes de 1919, les ouvriers employèrent la violence pour arriver à leurs fins, dans la mesure où ils pouvaient le faire. Ces révolutions ne réussirent pas. Mais la solidarité croissante de la classe ouvrière rendit la menace permanente de la violence plus redoutable encore. Devant cette solidarité de la classe opprimée, le tiers privilégié se décida à faire des concessions - concessions politiques, comme lorsque Disraeli élargit le suffrage, concessions économiques, comme lorsque Bismark inventa le concept de Wohlfahrtsstaat. Comme le dit John Strachey : « Il n'y a pas de mystère sur les causes de l'élévation du niveau de vie des salariés en fonction, approximativement, de l'élévation du revenu national... Le facteur primordial... a été le pouvoir grandissant du peuple » [1]. La révolution, ou la peur de la révolution (its credible threat), a rendu la réforme possible. 

Évidemment, la réforme n'a pas atteint tous les buts de la révolution. Les classes privilégiées, d'ailleurs, ne l'auraient pas permis. Aussi bien celles-ci ont-elles renoncé à une partie de leurs privilèges pour ne pas les abandonner tous. Elles ont abandonné juste ce qu'il fallait pour faire passer le rapport arithmétique symbolique de 1 contre 2 à 2 contre 1. Par l'intermédiaire de l'action gouvernementale, une part suffisante des richesses fut redistribuée dans la société pour que les travailleurs syndiqués, les ingénieurs et les couches moyennes de la bureaucratie - publique ou privée - reçoivent une portion du revenu national qu'ils puissent considérer comme raisonnable. Et, la productivité croissant, cela a représenté une portion considérable de la richesse réelle. 

Autorisés à entrer dans l'arène politique et à partager le « gâteau économique », les représentants de la classe ouvrière pouvaient dire qu'ils faisaient vraiment partie de la société. Sur ce, ils renoncèrent à la lutte de classe. Ils ne répondirent plus aux appels idéologiques à la solidarité des opprimés, et moins encore aux appels à la violence. Il en fut ainsi en Angleterre, en Scandinavie, aux Pays-Bas, en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande dans les années 1930-1940, où les partis sociaux-démocrates et les mouvements ouvriers furent pris en considération et eurent même parfois le pouvoir. Il en fut ainsi en Allemagne de l'Ouest et en Autriche après la seconde guerre mondiale. Cela s'accomplit actuellement en France et en Italie, avec l'entrée du parti communiste dans le système parlementaire. On peut dire que, par un autre chemin, c'est ce qui est en train de se passer depuis l'ère post-stalinienne en U.R.S.S. et dans l'Europe de l'Est. C'est encore à faire en Espagne, au Portugal et en Grèce. 

La fin dé là révolution ne signifie pas la fin des privilèges. Loin de là. Dans tous les pays d'Europe et en Amérique du Nord, il y a des pauvres : les travailleurs non qualifiés, les petits paysans, lés personnes âgées, les malades. Ils sont mal, s'ils le sont, protégés par la sécurité sociale. Ils ont peu de porte-parole. Un enfant très intelligent, né dans une famille pauvre, pourra prétendre, le moment venu, à une éducation plus élevée et par conséquent à une meilleure situation et à des revenus plus importants. En conséquence, les pauvres sont aussi, sans doute pour la première fois dans l'histoire du monde, les moins intelligents. 

Il y a aussi, naturellement, les groupes ethniques dépossédés : Noirs aux États-Unis, Canadiens français au Canada, Slovaques en Tchécoslovaquie, etc. Mais précisément parce que ces minorités sont définies en termes ethniques, elles ont encore la possibilité de s'organiser elles-mêmes derrière des leaders d'envergure. Et avec un peu de bruit et en laissant craindre la violence, elles aussi, ou au moins la moitié supérieure de leur groupe ethnique, seront éventuellement admises dans une société juste. 

Dans cette nouvelle société, prêcher la violence ou la révolution est sans effet ; l'arme s'est émoussée : les pauvres sont devenus une minorité. Leur condition est ainsi encore plus difficile. Peu nombreux et sans chefs, ils sont à la merci des privilégiés. Là, les utopistes ont de quoi s'occuper. Car s'il doit survenir un changement social, il faut - en tant que résultat de ce simple renversement du rapport arithmétique - l'attendre maintenant non de la menace de révolte du pauvre, mais de l'idéalisme du privilégié. 

Cependant, ce n'est pas parce que le pourcentage des privilégiés est très élevé qu'il faut s'attendre à ce que l'idéalisme devienne un facteur plus important de réduction des privilèges. L'idéalisme, incarné en quelques intellectuels et peut-être dans les Églises, restera néanmoins un aiguillon, un petit aiguillon, mais un aiguillon tout de même. Il y aura aussi l'aiguillon de la commodité. À mesure que le niveau de vie s'élèvera, il semblera souvent préférable à la classe privilégiée de faire de loin en loin quelques petites concessions aux pauvres, plutôt que de souffrir leurs plaintes et leur laideur. Mais de tels changements peuvent être très lents et chaque fois limités. 

Ainsi, l'argument sur l'efficacité de la violence ou de la persuasion comme facteurs de changement social est facilement résolu si l'on ne perd pas de vue que leur efficacité dépend du contexte structurel de chaque société, et particulièrement de l'importance numérique de la classe privilégiée dans le groupe total. Placée dans son contexte historique, la violence (ou la crainte qu'elle inspirait) fut un facteur primordial dans les pays occidentaux aux débuts de la modernisation ; elle a maintenant perdu de son importance. Les révolutionnaires ont provoqué eux-mêmes leur propre perte. Lorsqu'ils eurent, par leur action, changé en 2 contre 1 le rapport 1 contre 2, il apparut, comme les utopistes le firent remarquer, qu'une persuasion rationnelle serait bien préférable pour réaliser plus tard un changement social plus important. La révolution a rendu la réforme possible et, en retour, la réforme a rendu la révolution impossible. 

Cette proposition théorique explique en gros ce qui s'est passé en Europe. On peut aussi l'appliquer à la scène mondiale contemporaine. Depuis la seconde guerre mondiale, l'arène politique, qui se cantonnait à l'Europe, a envahi le monde. Et dans le monde d'aujourd'hui, nous sommes confrontés à un taux international de 1 contre 2. Les nations développées sont une petite minorité. Au début, il n'y avait que l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord. Au cours des dix dernières années, le Japon, l'Italie et maintenant l'Union soviétique ont rejoint leurs rangs - économiquement et donc jusqu'à un certain point politiquement. 

Tout comme les classes privilégiées de l'Europe occidentale au début du XIXe siècle, les pays développés d'aujourd'hui ont le monopole de la force et de la richesse. Il y a deux écoles de la pensée progressiste. Les réformistes, qui affirment qu'en combinant pression douce et persuasion, ils peuvent obtenir une redistribution du revenu mondial - par l'aide à l'étranger, une refonte de la structure du commerce international, le développement de nouvelles industries dans les pays sous-développés. C'est la position, à peu de chose près, de l'Union soviétique, de la gauche européenne et de quelques leaders du Tiers Monde. De leur côté, les révolutionnaires affirment, comme ils l'affirmaient au début du XIXe siècle, que seule la force abolira les privilèges et que seule l'union des pays opprimés - aujourd'hui l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine - peut faire craindre la violence. C'est la position de la Chine et de Cuba - mais c'est aussi la position de nombreux États non marxistes : l'Algérie, la R.A.U., les régimes antérieurs du Ghana et d'Indonésie, et d'autres plus discrets. 

Il est probable que sur la scène mondiale, tout comme par le passé sur la scène européenne, une révolution (ou la crainte d'une révolution) rendra la réforme possible. Dans ce cas, réforme signifiera redistribution suffisante du revenu mondial pour permettre l'industrialisation des pays sous-développés. Mais il est peu probable que cette réforme à l'échelle mondiale profite également à toutes les nations sous-développées. Dans 25 ou 50 ans, lorsque la Chine ou d'autres pays - comme peut-être la R.A.U., le Brésil, une Afrique du Sud africaine - seront au rang des pays développés du monde, il est possible qu'ils mettent à leur tour une sourdine à leurs clairons idéologiques. Quand la violence aura joué son rôle comme instrument de changement social, lorsque le pourcentage des privilégiés du monde sera devenu 2 contre 1, il n'y aura peut-être plus personne pour plaider en faveur des régions méconnues du globe - sauf les utopistes qui prêchent l'idéalisme ; et la commodité. Un changement dans la structure sociale, par érosion des privilèges, peut se poursuivre, mais s'il se produit, l'allure en sera lente. Il paraît invraisemblable, cependant, qu'il existe, à ce moment-là, une autre alternative du changement social. 

 

Columbia University,
New York.


[1] John STRACHEY, Contemporary Capitalism, London, Victor Gollancz, 1956, p. 152.


Retour au texte de l'auteur:Immanuel Wallerstein, sociologue Dernière mise à jour de cette page le jeudi 7 août 2008 13:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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