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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte du professeur Immanuel Wallerstein, “Restructuration capitaliste et le système-monde”. Un article publié dans la revue AGONE, no 16, octobre 1996, pp. 207-233. Numéro intitulé : “Misère de la mondialisation”. [Autorisation accordée par M. Wallerstein le 18 juin 2007 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Texte de l'article

Immanuel Wallerstein 

Restructuration capitaliste et le système-monde”.

 

Un article publié dans la revue AGONE, no 16, octobre 1996, pp. 207-233. Numéro intitulé : “Misère de la mondialisations”. 

Traduit de l’espagnol par Martine Mouton & Jacques Vialle 

La période qui arrive — les trente à quarante prochaines années — sera le moment de la désintégration du système historique capitaliste. Ce ne sera pas un moment agréable à vivre. Ce sera une période noire, forte d’insécurités personnelles, de doutes sur le futur et de haines perverses. Ce sera, en même temps, une période de transition massive vers quelque chose d’autre ; un système (ou des systèmes) nouveau(x). 

 

Au cours de cet exposé, je soutiendrai principalement deux thèses. La première, c’est qu’il est tout à fait impossible que l’Amérique latine se développe, quelles que soient les politiques gouvernementales à l’oeuvre, pour la simple raison que les sujets du développement ne sont ni les pays ni les sociétés, mais l’économie-monde. Or l’économie-monde capitaliste est, par nature, polarisante. Ma deuxiè­me thèse est que cette économie-monde est en train de se détruire, du fait même de ses succès. Or nous nous trouvons précisément à un tournant de l’histoire qui laisse présager cette désintégration, sans garantir pour autant l’amélioration de notre condition sociale. Malgré cela, je pense pouvoir vous adresser un message d’espoir. 

Commençons par la thèse n° 1. Depuis 1945, la situation géopolitique a fondamentalement changé sous la pression du monde non occidental. Politiquement, ce monde se divisait en deux secteurs, avec, d’un côté, le bloc communiste (dit socialiste) et, de l’autre, le Tiers Monde. Du point de vue de l’Occident, et évidemment surtout des États-Unis, le bloc communiste devait être laissé à son propre sort, pour survivre économiquement comme il le pourrait. Ce bloc choisit un programme étatique d’industrialisation rapide dont l’objectif était de « dépasser » l’Occident. Krouchtchev promettait d’« enterrer » les États-Unis d’ici l’an 2000… 

Dans le Tiers Monde, la situation fut passablement différente. Au cours des années qui suivirent l’immédiat après-guerre, les États-Unis concentrèrent tous leurs efforts à aider l’Europe occidentale et le Japon à « se reconstruire ». Tout au long de cette période, ils ignorèrent le Tiers Monde, à l’exception partielle de l’Amérique latine, qui depuis longtemps avait leur préférence. Ce que les États-Unis prêchaient en Amérique latine, c’était le traditionnel refrain néoclassique : ouvrir les frontières économiques, permettre l’investissement de capitaux étrangers, créer les infrastructures nécessaires au développement, se concentrer sur les activités pour lesquelles ces pays avaient un « avantage comparatif ». 

Les intellectuels latino-américains furent particulièrement rétifs à ce prêche. Ils réagirent même assez férocement. La première réaction d’importance fut le fait d’une nouvelle institution internationale, la CEPAL (Commision économique pour l’Amérique latine), présidée par Raúl Prebisch et dont la création même fut farouchement contestée par le gouvernement américain. La CEPAL déniait tout bénéfice à une politique économique de frontières ouvertes et affirmait, à l’opposé, le rôle régulateur des gouvernements dans la restructuration des économies nationales. Sa recommandation principale était qu’il fallait encourager la substitution des importations par la protection des industries naissantes. Cette politique fut assez largement adoptée. Pour l’essentiel, les actions suggérées par la CEPAL revenaient à affirmer que si l’État suivait une politique raisonnable, il pouvait assurer le développement du pays et parvenir, par conséquent, à augmenter sensiblement le PNB par habitant. 

Jusqu’à un certain point, les gouvernements latino-américains suivirent les recommandations de la CEPAL et il y eut effectivement une amélioration économique, bien que limitée, durant les décennies 1950 et 1960. Nous savons aujourd’hui que cette amélioration ne fut pas durable et qu’elle reflétait la tendance générale des activités économiques au niveau mondial, en période Kondratieff-A [1]. Quoi qu’il en soit, l’amélioration de la situation moyenne en Amérique latine a semblé insignifiante à la majorité des intellectuels latino-américains, lesquels décidèrent de radicaliser le langage et les analyses de la CEPAL. C’est l’époque des « dépendantistes », première version (parmi eux, citons Dos Santos, Marini, Caputo, Cardoso, Frank, ainsi que Samir Amin hors Amérique latine) [2]. 

Les dépendandistes pensaient que les analyses tout autant que les remèdes préconisés par la CEPAL étaient trop timides. Ils considéraient que, pour se développer, les pays périphériques devaient aller au-delà d’une simple substitution des importations ; ils devaient, selon le terme de Samir Amin, se « déconnecter » définitivement de l’économie-monde capitaliste (de façon implicite, sur le modèle des pays communistes). 

Les dépendantistes considéraient, cela va sans dire, que le rôle des sociétés transnationales, des gouvernements occidentaux, du FMI, de la Banque mondiale et de tous les autres dispositifs impérialistes étaient négatifs et néfastes. Mais, en même temps, et avec une passion égale, si ce n’est plus vigoureuse, ils s’en prenaient aux partis communistes latino-américains et, derrière eux, à l’Union soviétique. Ils déclaraient haut et fort que la politique plaidée par ces partis — l’alliance entre les socialistes et les éléments progressistes de la bourgeoisie — équivalait, en fin de compte, à suivre le conseil des impérialistes, qui était de renforcer le rôle politique et social des classes moyennes. Selon eux, si l’objectif poursuivi était une transformation sociale profonde, cette politique n’était ni révolutionnaire, ni efficace. 

Les dépendantistes se sont exprimés à un moment d’euphorie de la gauche dans le monde : l’époque du Che et du foquisme [3], de la révolution mondiale de 1968, de la victoire des Vietnamiens et d’un maoïsme enragé qui se répandait à toute vitesse dans le monde. Mais l’Orient n’était déjà plus aussi rouge qu’il l’avait lui-même affirmé. Et tout cela ne tenait pas compte des débuts d’une phase Kondratieff-B. Ou plutôt, la gauche latino-américaine et mondiale pensait que la stagnation de l’économie-monde affecterait en premier lieu les institutions politiques et économiques qui soutenaient le système capitaliste. 

En fait, le choc le plus immédiat atteignit les gouvernements dits « révolutionnaires » du Tiers Monde et du bloc communiste. Depuis les années 1970, ces gouvernements rencontraient des difficultés économiques et budgétaires énormes qu’ils ne pouvaient résoudre, même partiellement, sans compromettre la politique étatique qu’ils avaient tant mise en avant et la rhétorique qu’ils avaient si bien cultivée. Le repli général commençait. 

Au plan intellectuel, apparu le thème du développement dépendant (cf., entre autre, le Cardoso des années 1970). Ce qui signifiait : « Un peu de patience, camarades, un peu de sagesse dans l’exercice du système existant, et nous saurons trouver les solutions intermédiaires susceptibles de marquer un pas dans la bonne direction ». Le monde scientifique et journalistique découvrait le concept des NPI (nouveaux pays industrialisés). Et les NPI furent proposés comme modèle à imiter. 

Avec la récession mondiale, l’échec des guevaristes et le repli des intellectuels latino-américains, les puissants n’eurent plus autant besoin du soutien des dictatures militaires pour refréner l’enthousiasme des gauchistes. Hourra ! s’exclamait-on, la démocratisation arrive ! Vivre dans un pays de postdictature militaire devait paraître, sans aucun doute, infiniment plus agréable que de vivre en prison ou de connaître l’exil. Mais, à y regarder de plus près, les « hourras » lancés pour saluer la démocratisation furent un peu exagérés. Outre l’amnis­tie accordée aux bourreaux, cette démocratisation partielle incluait les programmes d’ajustement du FMI et la nécessité, pour les pauvres, de se serrer encore plus la ceinture. Et nous devons constater que si, durant les années 1970, la liste des principaux NPI comprenait naturellement le Mexique et le Brésil, aux côtés de la Corée et de Taiwan, durant les années 1980, Brésil et Mexique disparaissaient de cette liste, laissant seuls les quatre dragons de l’Asie. 

Vint ensuite le traumatisme engendré par la chute des communismes. Le repli des années 1970 et 1980 devint la fuite désordonnée des années 1990. Bon nombre de gauchistes d’hier se changèrent en hérauts du marché. Ceux qui n’empruntèrent pas cette voie se mirent anxieusement à en chercher de nouvelles et, s’ils refusaient d’emprun­ter les « sentiers lumineux », ce n’était pas pour renoncer à la possibilité de quelque lumière. Malheureusement, il ne fut pas facile d’en trouver. 

Pour ne pas nous effondrer nous-mêmes devant l’allégresse d’une droite mondiale ressuscitée, qui, partout, se réjouit de la confusion des forces populaires, nous devons aborder d’un oeil neuf l’histoire du système-monde capitaliste de ces derniers siècles. Quel est le problème principal des capitalistes dans un tel système ? La réponse est claire : individuellement, optimiser leurs bénéfices et, collectivement, assurer l’accumulation régulière et permanente du capital. Il y a bien certaines contradictions entre ces deux objectifs — l’individuel et le collectif —, mais je n’en discuterai pas ici. Je me limiterai à l’objectif collectif. Comment y parvenir ? Cela n’est pas aussi évident que l’on pourrait croire au demeurant. Les bénéfices proviennent de la différence entre les recettes des producteurs et les coûts de production. Évidemment, plus cette différence croît, plus les bénéfices augmentent. Mais si les coûts diminuent, les bénéfices augmentent-ils nécessairement ? Il semblerait que oui, à condition que cela n’affecte pas le volume des ventes. Or il est probable que si les coûts diminuent, les revenus des acheteurs potentiels auront également diminué. Par ailleurs, si les prix de vente augmentent, est-ce que les bénéfices augmentent ? Probablement, mais à condition de ne pas modifier, non plus, le volume des ventes. Or, si les prix augmentent, les acheteurs potentiels peuvent se mettre en quête de produits moins onéreux. Il est certain que ces décisions sont délicates ! 

Mais là ne sont pas les seuls facteurs d’instabilité. Il y a deux types de coûts pour les capitalistes : le coût de la force de travail et le coût des transactions. Or, ce qui permet de réduire l’un peut très bien contribuer à accroître l’autre, et vice versa. C’est essentiellement une question de localisation. Pour minimiser le coût des transactions, il est nécessaire de concentrer géographiquement les activités, en des zones où le coût de la force de travail est élevé. Pour réduire le coût de la force de travail, il est utile, au contraire, de disperser les activités productives. Or, de façon inévitable, cela affecte négativement le coût des transactions. Voilà pourquoi, depuis au moins cinq cents ans, et cela environ tous les vingt-cinq ans, en relation absolue avec les cycles de Kondratieff, les capitalistes réaménagent de-ci de-là leurs centres de production. Durant les phases A, le coût des transactions occupe la première place et il y a centralisation ; durant les phases B, c’est le coût du travail qui domine et on assiste à une délocalisation des usines. 

Le problème se complique davantage encore. Faire des bénéfices n’est pas suffisant. Il faut faire en sorte de les conserver. Là interviennent les coûts de protection. Protection contre qui et contre quoi ? Contre les bandits, bien sûr. Mais aussi, et c’est sans doute le plus important, contre les gouvernements. Se protéger contre les gouvernements n’est pas si évident lorsqu’on pratique le capitalisme à un niveau un peu intéressant et que l’on est obligé de traiter avec de nombreux États. On peut toujours se défendre contre un gouvernement faible (où se trouvent concentrées des forces de travail à bon marché) en payant un impôt, en soudoyant qui de droit ou en usant de l’influence importante que les gouvernements centraux exercent sur les gouvernements faibles. Mais, pour cela, il faut aussi régler un intérêt. Autrement dit, pour se protéger contre le vol des gouvernements, les capitalistes doivent soutenir financièrement les gouvernements. 

Enfin, pour dégager des profits toujours plus importants, les capitalistes ont besoin de monopoles ; des monopoles relatifs, certes, mais assez conséquent pour contrôler certains secteurs de la vie économique et ce, durant quelques décennies. Comment obtenir de tels monopoles ? Toute monopolisation exige, c’est certain, que les gouvernements jouent un rôle fondamental, soit en légiférant ou en décrétant, soit en empêchant les autres gouvernements de légiférer ou de décréter. Par ailleurs, pour favoriser l’établissement de tels réseaux monopolistiques, les capitalistes doivent créer des canaux culturels ad hoc ; il leur faut donc l’appui des créateurs et des détenteurs de modèles culturels. Bien évidemment, tout cela engendre des coûts supplémentaires. 

Malgré tout (et, peut-être même, à cause de cela), il est possible de dégager des profits considérables, comme on peut le constater en étudiant l’histoire du système-monde capitaliste depuis l’origine. Au XIXe siècle, cependant, une menace est apparue, susceptible de faire tomber le système. Avec la centralisation croissante de la production, surtout en Europe occidentale et durant la première moitié du XIXe siècle, sont apparues les fameuses « classes dangereuses ». Autrement dit, dans le langage de l’Antiquité, réintroduit dans notre bagage intellectuel par la Révolution française, le prolétariat. 

Durant la première moitié du XIXe siècle, les prolétaires d’Europe occidentale commencèrent à mener une activité militante. La première réaction des gouvernements fut de les réprimer. À cette époque, le monde politique se divisait principalement entre conservateurs et libéraux ; entre ceux qui méprisaient totalement les valeurs de la Révolution française et ceux qui, dans un contexte hostile, tentaient de poursuivre la construction d’un État constitutionnel, laïque et réformateur. Les intellectuels de gauche — démocrates, républicains, radicaux, jacobins, ou parfois socialistes — ne constituaient alors qu’un petit groupe. 

La révolution « mondiale » de 1848 produisit un choc dans les structures du système-monde. Elle révéla deux choses. D’une part, que la classe ouvrière était réellement dangereuse et pouvait faire obstacle au fonctionnement du système (par conséquent, il n’était pas raisonnable d’ignorer toutes ses revendications). D’autre part, que cette classe n’était pas assez forte, en ses soulèvements sporadiques, pour faire tomber le système. Ainsi, le programme des réactionnaires se révélait autodestructeur, mais celui des partis de gauche l’était également. La solution, à droite comme à gauche, fut de pencher vers le centre. La droite se disait que, sans doute, quelques concessions devaient être faites aux revendications populaires. Et la gauche naissante se disait qu’une lutte politique longue et difficile l’attendait avant d’accéder au pouvoir. Le conservatisme moderne et le socialisme scientifique entraient en scène. L’un et l’autre sont, ou ont fini par devenir, deux ailes, deux avatars, du libéralisme réformateur, déjà intellectuellement triomphant. 

La construction de l’État libéral « européen » (au sens large du terme) fut l’événement politique principal du XIXe siècle et la contrepartie essentielle de la conquête européenne du monde fondée sur des théories racistes. J’appelle cela « l’institutionnalisation de l’idéologie libérale comme géoculture de l’économie-monde capitaliste ». Le programme libéral des États du centre [4], où la menace des classes dangereuses apparaissait comme imminente (particulièrement durant la période de 1848 à 1914), peut se résumer en trois points. Premièrement, étendre progressivement le droit de vote à l’ensemble des citoyens, de manière à créer, chez les plus pauvres, le sentiment d’appartenir à la « société ». Deuxièmement, augmenter progressivement les revenus réels des classes inférieures par le truchement de l’État-providence (les pauvres, pensait-on, seraient si contents de cesser de vivre dans l’indigence qu’ils accepteraient de rester plus pauvres que les classes supérieures). Le coût de ces transferts de plus-value seraient inférieurs aux coûts occasionnés par les insurrections et seraient, de toute façon, à la charge du Tiers Monde. Troisièmement, créer une identité nationale et internationale — le « blanc-européen » —, de façon à ce que les luttes de classes soient remplacées par les luttes nationales et raciales et que, face aux pays périphériques, les classes dangereuses des pays du centre se retrouvent du même côté que les élites. 

Il faut reconnaître que ce programme fut un succès complet. L’État libéral réussit à dompter les classes dangereuses du centre, c’est-à-dire les prolétaires urbains (y compris ceux qui étaient organisés, syndicalisés et politisés). Leur franche adhésion aux politiques nationales de la guerre de 1914 en est la preuve la plus évidente. 

Cependant, au moment où les puissants parvenaient à résoudre leurs problèmes internes, surgissait une autre menace provenant, cette fois, des classes populaires du Tiers Monde. La révolution mexicaine de 1910 en fut le signe avant-coureur, mais ce ne fut certainement pas le seul. Pensons aux révolutions en Afghanistan, en Perse et en Chine. Et pensons à la révolution de libération nationale russe, qui fut une révolution pour le pain et la terre, mais, par-dessus tout, une révolution pour la paix, dont le but était de mettre un terme à une politique nationale servant principalement les intérêts des puissances occidentales. 

Est-ce à dire que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent ambiguës ? Bien entendu, mais c’est le cas de toutes les révolutions. Est-ce à dire que toutes ces révolutions, y compris la mexicaine, furent récupérées ? Bien entendu, mais il n’existe pas de révolution nationale qui ne soit finalement récupérée au sein du système-monde capitaliste. Là n’est pas la question. 

Pour les puissants de ce monde, le soulèvement général des peuples périphériques représentait une grave menace pour la stabilité du système, au moins aussi grave que le soulèvement général des prolétaires européens. Ils devaient en tenir compte et décider de la meilleure façon d’y faire face. D’autant que, aux yeux de la gauche mondiale, les bolchevics russes représentaient une solution alternative résolument anti-systémique [5]. 

Le débat droite-centre sur la méthode à utiliser pour combattre les classes dangereuses se répéta à l’identique. Comme elle l’avait fait vis-à-vis des prolétaires européens durant la première moitié du XIXe siècle, la droite encouragea la répression, mais cette fois sous une forme populaire-raciste (autrement dit fasciste). Le centre, quant à lui, poussait à la réforme, à des fins de récupération. Cette position fut incarnée par deux leaders américains successifs, Woodrow Wilson et Franklin Delano Roosevelt, qui adaptèrent les tactiques libérales du XIXe siècle à la nouvelle scène mondiale. Woodrow Wilson proclama le droit des peuples à l’autodétermination. Ce principe était le pendant du suffrage universel. Une personne, un vote ; un peuple, un État souverain. Mais, comme dans le cas du droit de vote, on ne pensait pas accorder tout à tous, immédiatement. Pour Wilson, cette mesure représentait peu ou prou une issue à la désintégration des empires austro-hongrois, ottoman et russe. Il ne tenta pas de l’appliquer au Tiers Monde. Et, pour cause, c’est sous son mandat que les États-Unis intervinrent au Mexique pour combattre Pancho Villa. 

En 1933, avec la politique du « bon voisinage », Roosevelt étendit le principe d’autodétermination à l’Amérique latine et, plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, aux ex-empires d’Europe de l’Ouest, à l’Asie, puis à l’Afrique et aux Caraïbes. D’autre part, dans ses fameuses « quatre libertés », il inclut celle d’« être dégagé du poids de la nécessité » (freedom from want), faisant explicitement référence à la redistribution mondiale de la plus-value. Mais cela manquait de consistance. Quelques années plus tard, dans son discours d’investiture, Harry Truman décrétait quatre priorités nationales. Le point quatre disait que les États-Unis devaient « se lancer dans un programme neuf et audacieux » d’aide aux pays « sous-développés ». Se mit alors en place l’équivalent, à l’échelle mondiale, du programme de l’État-providence : le développement du Tiers Monde par la seule vertu du keynésianisme. 

Ce programme libéral et mondial, patronné par les États-Unis, fut également un énorme succès. Ses causes profondes remontent à 1920, au congrès de Bakou organisé par les bolchevics. Lorsque Lénine et ses camarades virent qu’il était impossible d’amener les prolétaires européens à prendre un réel virage à gauche, ils décidèrent de ne pas attendre et se tournèrent vers l’Orient et les mouvements de libération nationale du Tiers Monde, qu’ils considérèrent comme des alliés dans la lutte du régime soviétique pour sa propre survie. Aux révolutions prolétariennes s’étaient effectivement substituées les révolutions anti-impérialistes. Mais, par cette nouvelle orientation, les bolchevics acceptèrent, de fait, l’essentiel de la stratégie libérale wilsonienne, à la différence près que le vocabulaire de l’anti-impérialisme était plus hâbleur et plus pressant que celui de l’autodétermination des peuples. Dès ce moment, les bolchevics devinrent l’aile gauche du libéralisme global. 

Staline poursuivit plus loin dans cette voie. À Yalta, il accepta un rôle limité et consacré au sein du système que les États-Unis ambitionnaient de créer à l’après-guerre. Et quand, durant les années 1950 et plus tard, les Soviétiques prêchaient la « construction socialiste » des pays sous-développés, ils ne faisaient qu’utiliser, dans un langage plus hâbleur et plus pressant, le concept de développement prôné par les États-Unis. Ainsi, lorsqu’en Asie et en Afrique, à la suite de luttes plus ou moins âpres, les colonies obtinrent, les unes après les autres, leur indépendance, ce fut avec l’agrément, souvent occulte et prudent, mais néanmoins capital, des États-Unis. 

En disant que la stratégie libérale mondiale fut un succès, je pense à deux choses. Premièrement, entre 1945 et 1970, dans la majorité des pays du monde, les mouvements porteurs des thèmes de la vieille gauche du XIXe siècle accédèrent au pouvoir sous diverses étiquettes : communiste, autour de l’Union soviétique ; mouvements de libération nationale en Afrique et en Asie ; social-démocrate en Europe occidentale ; populiste, enfin, en Amérique latine. Deuxièmement, le fait que ces mouvements aient accédé au pouvoir d’État eut pour résultat de créer une climat d’euphorie débilitant et de précipiter leur intégration dans la grande machinerie du capitalisme historique. Ils cessèrent de représenter une force anti-systémique et devinrent des piliers du système, sans cesser pour autant de se gargariser d’un vocabulaire gauchiste, qui tournait à la langue de bois. 

Pour autant, le succès dont il est question fut plus fragile que ne l’avaient escompté les puissants ; tout bien pesé, il ne fut pas aussi éclatant que la récupération de la classe ouvrière blanche occidentale quelques décennies plus tôt. Les situations nationales des pays du centre et la situation du système-monde dans sa globalité ont présenté, en effet, deux différences fondamentales. Le coût de la redistribution en faveur des prolétaires occidentaux n’atteignit pas un pourcentage énorme du total mondial et put être payé, en grande partie, par les classes populaires du Tiers Monde. Par contre, procéder à une redistribution significative envers les peuples du Tiers Monde aurait obligé les puissants à payer et aurait sérieusement limité leurs possibilités futures d’accumuler du capital. D’autre part, pour intégrer les peuples de couleur dans le système-monde, il ne fut pas possible de jouer la carte du racisme. Le mépris racial envers l’étranger avait été un élément crucial de ce qui fondait la loyauté des ouvriers de sang dévoués à leurs pays. Mais cette fois-ci, il n’existait pas un Tiers Monde pour le Tiers Monde. 

L’année 1968 marqua les débuts de l’effondrement rapide de ce que les puissants avaient érigé dans le système-monde au moyen de la géoculture libérale d’après-guerre. Deux éléments y concouraient. L’expansion phénoménale de l’économie-monde avait atteint ses limites et nous allions entrer dans la phase B de notre actuel cycle de Kondratieff. D’autre part, au plan politique, on était parvenu à un sommet des efforts anti-systémiques mondiaux : le Viêt Nam, Cuba, le communisme à visage humain en Tchécoslovaquie, le mouvement du Black Power aux États-Unis, les débuts de la Révolution culturelle en Chine, et tant d’autres mouvements que les années 1950 n’avaient pas prévu. Le point culminant fut atteint en 1968, avec les événements révolutionnaires qui secouèrent de nombreux pays et n’engagèrent pas exclusivement les étudiants. 

Nous vivons, depuis, les conséquences de la rupture historique engendrée par cette seconde révolution mondiale ; une rupture qui, sur les stratégies politiques, eut un impact aussi grand que la révolution mondiale de 1848. Il est clair que, sur le coup, les révolutionnaires ont échoué. Les nombreux et spectaculaires incendies qui prirent, trois ans durant, partout dans le monde, finirent par s’éteindre, aboutissant à l’éclosion d’une multitude de petites sectes à tendance maoïste, qui rendirent l’âme rapidement. 

Cependant, 1968 laissa deux victimes blessées et agonisantes : l’idéologie libérale et les mouvements de la vieille gauche. Pour l’idéologie libérale, le coup le plus dur fut de perdre son rôle d’unique idéologie imaginable de la modernité rationnelle. Entre 1789 et 1848, le libéralisme existait déjà, mais comme une idéologie possible, prise entre un conservatisme dur et un radicalisme naissant. Entre 1848 et 1968, comme je l’ai affirmé plus haut, le libéralisme devint la géoculture du système-monde capitaliste. Les conservateurs et les socialistes (ou radicaux) devinrent des avatars du libéralisme. Mais, après 1968, ils revinrent à leur position de 1848, démentant la validité morale universelle du libéralisme. Compromise avec ce dernier, la vieille gauche fit de vaillants efforts pour changer de peau et revêtir un vernis de nouvelle gauche. En réalité, elle n’y parvint pas. Elle réussit seulement à corrompre les petits mouvements de la nouvelle gauche, incapables de la subvertir et voués inévitablement à suivre son déclin. 

Au même moment, nous subissions les aléas d’une phase B du cycle de Kondratieff. Il n’est pas nécessaire d’en retracer les étapes de façon détaillée. J’évoquerai simplement deux moments importants. En 1973, l’OPEP décréta la hausse des prix du pétrole. Ce fut un gain de revenus pour les pays producteurs, y compris le Mexique, le Venezuela, l’Équateur et divers autres pays d’Amérique latine. Ce fut une aubaine pour les sociétés pétrolières transnationales ainsi que pour les banques où furent déposés les réserves d’avoirs. Pendant un certain temps, cela aida les États-Unis, moins dépendants des importations de brut, dans la compétition avec l’Europe occidentale et le Japon. Ce fut un désastre pour tous les pays du Tiers Monde et du bloc communiste non producteurs de pétrole, dont les budgets nationaux connurent des déficits dramatiques. Enfin, cela accentua les difficultés des pays du centre qui virent diminuer davantage encore la demande globale pour leurs produits. 

Quel fut le dénouement de cette crise ? Il y eut deux étapes. Premièrement, les banques transnationales, avec l’appui des gouvernements du centre, proposèrent des prêts aux gouvernements pauvres, en situation désespérée, ainsi qu’aux pays producteurs de pétrole. Il est clair que les gouvernements pauvres acceptèrent cette planche de salut pour se maintenir face à la menace de troubles internes ; quant aux pays producteurs de pétrole, ils profitèrent de cette opportunité pour « se développer » rapidement. Du même coup, ces prêts réduisirent les problèmes économiques des pays du centre en augmentant la vente de leurs produits sur le marché mondial. 

La seule petite difficulté, avec cette belle solution, était qu’il fallait rembourser les prêts. En quelques années, l’intérêt composé des dettes représenta un pourcentage énorme du budget annuel des pays endettés. Il fut impossible de contrôler ce déficit galopant des ressources nationales. La Pologne doit sa crise de 1980 à ce problème. Et, en 1982, le Mexique annonça qu’il ne pouvait plus rembourser comme précédemment. 

Quelques années durant, la presse évoqua la crise de la dette, puis elle l’oublia. Cependant, pour les pays endettés, la crise continue de durer ; non seulement en tant que charge budgétaire, mais aussi comme un châtiment administré par le FMI et ses exigences draconiennes. Dans tous ces pays le niveau de vie a sévèrement chuté, surtout parmi les couches pauvres qui représentent de 85 à 95% des populations. 

Les problèmes liés à la stagnation de l’économie-monde demeurèrent. S’il n’était pas possible d’en atténuer la rigueur au moyen des prêts accordés aux pays pauvres, il était indispensable de trouver de nouveaux expédients pour les années 1980. Le monde politico-financier en inventa deux. Un nouveau bailleur de fonds se présenta : les États-Unis, qui, sous Reagan, pratiquèrent une politique keynésienne occulte. Comme nous le savons, la politique de Reagan a consisté à soutenir certaines grandes entreprises américaines et à limiter la progression du chômage, au prix d’une accentuation de la polarisation interne. 

Cette politique a également aidé à entretenir les revenus en Europe occidentale et au Japon. Mais, évidemment, le même problème allait de nouveau se poser. L’intérêt sur la dette commençait à peser trop lourd et il s’ensuivit une crise de l’endettement national. Les États-Unis se trouvèrent dans une situation si déconcertante que, pour qu’ils puissent jouer leur rôle de leader militaire mondial durant la guerre du Golfe, il fut nécessaire que le Japon, l’Allemagne, l’Arabie Saoudite et le Koweit payent l’essentiel des dépenses. Sic transit gloria ! 

Afin de prévenir le déclin précipité qui s’annonçait, les États- Unis recoururent à la solution FMI, s’infligeant à eux-mêmes leur propre punition. Cela donna le « contrat pour l’Amérique ». Comme dans le cas des pays pauvres, soumis aux ordonnances du FMI, les États-Unis réduisirent le niveau de vie des populations démunies, sans préjudice du maintien, voire de l’augmentation, des possibilités d’accumulation d’une minorité de la population. 

Le second expédient auquel on eut recours tire son origine du fait que l’un des aspects fondamentaux des phases B du cycle de Kondratieff est la difficulté croissante de dégager d’importants bénéfices du secteur productif. Pour être plus précis, la phase B se caractérise, s’explique même, par la réduction des marges de profits. Pour un grand capitaliste, cela ne constitue pas un obstacle véritable. Si le secteur productif ne permet pas de dégager une marge de profit suffisante, l’entrepreneur se tourne vers le secteur financier et tente de tirer ses gains de la spéculation. Dans les décisions économiques des années 1980, cela s’est traduit par le contrôle brutal des grandes sociétés au moyen des fameux junk bonds ou titres illicites. Vu de l’extérieur, cela s’est traduit par l’endettement des grandes sociétés, avec pour effet, à court terme, un léger regain d’activité à l’échelle de l’économie-monde. Mais le combat des grandes sociétés a rencontré les mêmes limites : le remboursement des dettes. 

Lorsque celui-ci se révèle impossible, l’entreprise fait faillite, à moins qu’un « FMI privé » n’intervienne, lui imposant de se restructurer, c’est-à-dire de licencier une partie de son personnel. C’est ce qui arrive très souvent aujourd’hui. 

Quelles conclusions politiques les masses populaires ont-elles tirées de ces événements pathétiques, presque indécents, des années 1970-1995 ? La première est que la perspective de voir le fossé entre riches et pauvres, développés et sous-développés, se combler par des réformes graduelles n’est plus envisageable actuellement. Par conséquent, tous ceux qui n’ont cessé de prédire une telle chose ont été soit des menteurs, soit des manipulateurs. Qui étaient-ils ? Avant tout, les mouvements de la vieille gauche. 

La révolution de 1968 a ébranlé la foi dans le réformisme, y compris celui qui s’affichait comme révolutionnaire. Les vingt-cinq années suivantes, qui virent la liquidation des gains économiques des années 1945 à 1975, mirent un terme aux illusions encore persistantes. Dans chaque pays, le peuple octroya un vote de non-confiance aux mouvements héritiers de la vieille gauche (mouvements populistes, mouvements de libération nationale, sociaux-démocrates, léninistes, etc.). Cette perte du soutien populaire fut dramatique pour beaucoup de gens et, parmi eux, beaucoup d’intellectuels des Amériques ; ce fut le bouleversement de toute une vie intellectuelle et spirituelle. 

L’effondrement des communismes, en 1989, fut le point culminant de la révolution de 1968 ; elle signifiait la chute de ceux qui avaient toujours prétendu être les plus solides et les plus militants. Les vautours du capitalisme ont crié victoire. Mais, pour les apôtres subtils du système, cela en disait plus long. La défaite du léninisme — et c’est une défaite absolue— représente, en fait, une catastrophe pour les puissants. Elle signifie l’élimination de leur ultime et meilleur bouclier politique ; la seule garantie que les masses croient, comme à une certitude, au succès du réformisme. En conséquence de quoi, ces masses ne sont plus disposées aujourd’hui à être aussi patientes que par le passé. La chute des communismes est un phénomène qui radicalise considérablement le système. Ce qui s’est effondré en 1989, c’est précisément l’idéologie libérale. 

Ce que le libéralisme procurait aux classes dangereuses, c’était surtout l’espoir et, mieux, l’assurance d’un progrès matériel : la possibilité pour chacun d’accéder finalement à un niveau de vie confortable, de recevoir une éducation et d’occuper une position sociale honorable. Peu importait que ces promesses ne puissent être tenues dans l’instant, si elles pouvaient l’être dans un avenir prochain. L’espoir excusait les retards, à condition que certaines réformes fussent visibles, et qu’une certaine activité militante anime ceux qui espéraient. Pendant ce temps, les pauvres travaillaient, votaient et servaient sous les drapeaux. Autrement dit, ils faisaient tourner le système capitaliste. 

Mais que feraient les classes dangereuses si elles devaient perdre espoir ? Cela, nous le savons, parce que nous le vivons actuellement. Elles renoncent à leur foi en l’État, non pas uniquement en un État aux mains des capitalistes, mais en toute forme d’État. Elles finissent par adopter une attitude cynique envers les politiques, les bureaucrates, mais également envers les leaders « révolutionnaires ». Elles se mettent à épouser un anti-étatisme radical — ce qui est différent que de vouloir faire disparaître les États en qui l’on ne peut avoir confiance. Cette attitude, nous pouvons désormais l’observer partout dans le monde : dans le Tiers Monde, dans le monde ex-socialiste comme dans les pays du centre ; aux États-Unis, de la même manière qu’au Mexique. 

Les gens sont-ils satisfaits de cette nouvelle attitude ? Au contraire, ils en sont effrayés. Les États sont certainement oppressifs et louches, mais ils sont aussi les garants de la sécurité quotidienne. En l’absence de foi en l’État, qui peut garantir la vie en commun et la propriété personnelle ? On en revient au système prémoderne : les individus doivent assurer eux-mêmes les conditions de leur propre sécurité ; ils doivent assumer les rôles de policier, de percepteur et de maître d’école. Mais, comme il est difficile d’assumer toutes ces tâches, ils s’en remettent à des « groupes », constitués de différentes manières, sous diverses étiquettes. Ce qui est nouveau, ce n’est pas que de tels groupes s’organisent, mais qu’ils commencent à assumer des fonctions qui, jusqu’alors, relevaient du pouvoir d’État. Du coup, les populations qui y ont recours sont de moins en moins disposées à accepter ce qu’un gouvernement leur impose pour exercer ses fonctions. Après cinq siècles de consolidation des structures étatiques, au sein d’un système interétatique lui-même en consolidation, nous vivons actuellement la première rétraction du rôle des États, mais, également et nécessairement, du rôle du système interétatique. 

Ce n’est pas rien. C’est un tremblement de terre dans le système historique qui est le nôtre. Ces groupes auxquels nous nous soumettons représentent quelque chose de très différent des nations que nous avons construites au cours de ces deux derniers siècles. Leurs membres ne sont pas des « citoyens », car les frontières de ces groupes ne sont pas définies juridiquement mais de façon mythique ; elles ne sont pas faites pour intégrer mais pour exclure. 

Est-ce bien, est-ce mal ? Et pour qui ? Pour les puissants, c’est un phénomène passager. Pour la droite ressuscitée, c’est l’occasion d’éradiquer l’État-providence et de permettre l’épanouissement des égoïsmes de courte durée (« après moi le déluge [6] »). Pour les classes dominées, c’est une épée à double tranchant. Elles ne savent plus si elles doivent lutter contre la droite, dont les propositions leur causent des dommages graves et immédiats, ou si elles doivent appuyer la destruction d’un État qui les a dupés. 

Mon opinion est que l’effondrement de la foi populaire dans le progrès égalitaire est le coup le plus sérieux qu’aient jamais reçu les défenseurs du système actuel, mais ce n’est sûrement pas le seul. Le système-monde capitaliste se désagrège sous l’effet d’un ensemble de facteurs. On pourrait dire que cette désagrégation est surdéterminée. 

Avant d’examiner brièvement quelques-uns de ces facteurs, je voudrais insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un problème d’évolu­tion technologique. Certains soutiennent que le processus continu de mécanisation, dans le secteur productif, causera la perte d’un potentiel d’emplois considérable. Je ne le crois pas. Il est toujours possible d’inventer de nouvelles tâches pour la force de travail. D’autres déclarent que la révolution informatique entraînera un processus de globalisation rendant caduc le rôle des États. Je ne le crois pas non plus, parce que la globalité est un élément essentiel de l’économie-monde capitaliste depuis le XVIe siècle Il n’y a là rien de nouveau. Si ces problèmes étaient les seuls que les capitalistes du XXIe siècle devaient affronter, je suis sûr qu’ils trouveraient le moyen de maintenir le mouvement d’accumulation incessante des capitaux. Il y a pire. 

En premier lieu, il y a deux problèmes presque impossibles à résoudre pour les entrepreneurs : le dépeuplement rural du monde et la crise écologique. Ces deux phénomènes offrent de bons exemples de processus qui vont de zéro à cent pour cent et qui, lorsqu’ils approchent de l’asymptote, perdent leur vertu de mécanismes de régulation, révélant la phase ultime d’une contradiction interne. 

Comment se fait-il que les campagnes du monde moderne se soient dépeuplées ? L’explication classique est que l’industrialisation nécessite l’urbanisation. Mais ce n’est pas exact. D’une part, il existe encore des industries implantées en zones rurales ; d’autre part, au cours de l’histoire, on remarque une oscillation cyclique entre la concentration et la dispersion géographique de l’industrie mondiale. L’explication est ailleurs. À chaque cycle de récession de l’économie-monde, on remarque, en fin de période, une mobilisation accrue du prolétariat urbain contre le déclin de son pouvoir d’achat. Ainsi se crée une tension que les capitalistes doivent supporter, bien entendu. Cependant, l’organisation ouvrière s’amplifie et commence à devenir dangereuse. Parallèlement, la réorganisation du monde des entreprises atteint un seuil tel qu’une relance de l’économie-monde devient possible sur la base de nouvelles filières de production et d’échange. Un élément, cependant, fait défaut : une demande globale suffisante. 

Face à cela, la solution est classique : augmenter les revenus des prolétaires, en particulier ceux des ouvriers qualifiés, et même faciliter pour certains l’entrée dans cette catégorie. Du même coup se trouvent résolus les problèmes de tension politique et de demande globale. Mais il y a une contrepartie. Le pourcentage de plus-value qui revient aux possédants a diminué. Pour compenser cette baisse relative de plus-value, il existe à nouveau une solution classique : transférer certains secteurs de l’activité économique, devenus moins rentables, vers des zones où la population rurale est plus importante. Celle-ci ne manquera pas d’être attirée vers les nouveaux espaces de production par des salaires qui représentent une augmentation sensible de son revenu domestique, quoique, sur la scène mondiale, ils ne représentent qu’un coût de travail minime. Ainsi, afin de résoudre les difficultés récurrentes aux périodes de récession, les capitalistes encouragent la déruralisation partielle du monde. Mais s’il n’y a plus de populations à déruraliser ? Aujourd’hui, nous nous approchons de cette situation. Les populations rurales, encore fortes en Europe il y a peu, ont entièrement disparu de nombreuses régions du globe et continuent, partout, de décroître. 

Actuellement, elles représentent probablement moins de 50% de la population mondiale et, d’ici vingt-cinq ans, cette proportion tombera à moins de 25%. La conséquence est évidente : il n’y aura pas de nouvelles populations susceptibles d’être sous-payées pour contrebalancer les salaires plus élevés des secteurs antérieurement prolétarisés. Alors, le coût du travail augmentera mondialement, sans que les capitalistes puissent l’éviter. 

Il se passe la même chose avec l’écologie. Pourquoi existe-t-il aujourd’hui une crise écologique ? Pour maximiser ses gains, le capitaliste dispose de deux moyens : ne pas trop payer les ouvriers et ne pas trop dépenser dans le processus de production. Comment arriver à cela ? Encore une fois, c’est évident : faire assumer par d’autres une part substantielle des coûts. On nomme cela l’« externalisation des coûts ». Il existe principalement deux méthodes pour y parvenir. La première, c’est d’attendre que l’État finance l’infrastructure nécessaire à la production et à la vente des produits. De ce point de vue, la rétraction des États représente une vive menace. Mais la seconde méthode, et la plus importante, consiste à ne pas assumer les coûts dits écologiques ; par exemple, ne pas remplacer les arbres coupés ou ne pas dépenser pour l’élimination des déchets toxiques. 

Tant qu’il existait une multitude de forêts et des zones non encore exploitées, donc non polluées, le monde et les capitalistes pouvaient ignorer les conséquences de leurs actes. Mais aujourd’hui les limites de l’externalisation des coûts sont atteintes. Il n’y a plus beaucoup de forêts à exploiter et, au dire des scientifiques, les effets de la pollution terrestre, qui s’est démesurément accrue, sont lourds de conséquences. C’est pour cette raison que sont apparus les mouvements « verts ». Globalement, il n’y a que deux solutions : faire payer les coûts écologiques par les capitalistes ou augmenter les impôts. Mais cette dernière solution est peu envisageable, compte tenu de la réduction tendancielle du rôle des États. Quant à la première solution, elle implique une sérieuse réduction des marges de profits. 

D’autres facteurs posent problème, non pas pour les chefs d’entreprise, mais pour les États. Tout d’abord, la polarisation socioéconomique, chaque jour plus aiguë dans le monde, va désormais de pair avec une polarisation démographique. Il est clair qu’une transformation démographique est en cours, depuis au moins deux cents ans. Pour la première fois, cette transformation touche même l’Afrique, dont le taux de croissance, depuis 1945, était le plus élevé au monde. Cependant, même si globalement les taux baissent, le fossé continue de se creuser entre le Nord, où ils sont souvent négatifs, et le Sud, où ils sont encore élevés. Si l’économie-monde vit une relance durant le premier quart du XXIe siècle, le fossé économique Nord-Sud ne fera que s’élargir, parce que la relance sera forcément inégale. 

Le résultat est facile à imaginer. Il y aura une forte progression de l’immigration. Peu importe qu’elle soit légale ou non. Il n’y a pas de mécanismes possibles permettant de l’enrayer ou de la limiter sérieusement. Ceux qui voudront venir dans le Nord seront sélectionnés parmi les individus les plus capables et les plus déterminés du Tiers Monde. Il y aura pour eux de nombreux emplois insuffisamment payés. Naturellement, il auront à affronter un climat politique xénophobe, mais cela ne suffira pas à leur fermer les portes. 

Si, au même moment, le rôle des États diminue (ce qui aurait pour effet de faciliter l’immigration), les chances d’intégration économique des immigrés diminueront également. D’un autre côté, si l’institu­tionnalisation d’une politique xénophobe n’arrive pas à limiter le flux des immigrés, elle réussira probablement à limiter leurs droits politiques et sociaux. Dans tous les cas, je prévois la chose suivante : les immigrants venant du Sud, et leur descendance, formeront entre 10 et 35% de la population des pays du Nord, si ce n’est plus. Et ceci, non seulement en Amérique du Nord et en Europe occidentale, mais également au Japon. Dans le même temps, ces 10 à 35% d’individus, plus jeunes, plus pauvres et concentrés dans des ghettos urbains, composeront une population ouvrière sans droits civiques et sociaux. Nous reviendrons à la situation de la Grande-Bretagne et de la France durant la première moitié du XIXe siècle : celle des classes dangereuses. Ainsi, deux cents ans de récupération libérale partiront en fumée et, cette fois, sans qu’il soit possible de répéter le même scénario. Je prévois que les zones de conflit social les plus intenses du XXIe siècle ne seront pas la Somalie et la Bosnie, mais la France et les États-Unis. Les structures étatiques, déjà affaiblies, survivront-elle à ce type de guerre civile ? La question se pose. 

Et, comme si cela n’était pas suffisant, il y a, enfin, le problème de la démocratisation. Problème, dis-je ? Et comment ! La démocratisation n’est pas une simple question de multipartisme, de suffrage universel et d’élections libres. C’est avant tout une question de participation égalitaire aux véritables décisions politiques et d’accès pour chacun à un niveau de vie et à des prestations sociales convenables. La démocratie ne peut aller de pair avec une grande polarisation socioéconomique, ni à l’échelle nationale, ni à l’échelle mondiale. Quoi qu’il en soit, on assiste, ces temps-ci, à un regain de sentiment démocratique, qui va en s’amplifiant. Par quoi cela se traduit-il ? La presse et les derniers hérauts du libéralisme déclarent que la démocratisation progresse au seul vu de l’effondrement des dictatures. Pour les pays concernés, la chute de ces régimes représente sans doute un pas vers la démocratisation. Mais, pour ma part, je suis un peu dépité devant le succès effectif de ces changements. Ce qui est plus intéressant, c’est la pression continue exercée non seulement dans le Sud, mais également, et plus fortement, dans les pays du Nord, pour augmenter les dépenses de santé, d’éducation et de subsistance en faveur des populations qui sont à la traîne du système. Or cette pression rend d’autant plus aigus les dilemmes fiscaux des États. La vague de démocratisation sera l’ultime clou au cercueil de l’État libéral. Il suffit de voir ce qui se passe actuellement aux États-Unis. 

Pour toutes ces raisons, la période qui arrive — les trente à quarante prochaines années — sera le moment de la désintégration du système historique capitaliste. Ce ne sera pas un moment agréable à vivre. Ce sera une période noire, forte d’insécurités personnelles, de doutes sur le futur et de haines perverses. Ce sera, en même temps, une période de transition massive vers quelque chose d’autre : un système (ou des systèmes) nouveau(x). En écoutant cela, vous devez sans doute vous demander pourquoi j’ai prétendu vous apporter un message d’espoir. 

Nous nous trouvons dans une situation de bifurcation très classique. Les perturbations augmentent dans toutes les directions. Elles semblent hors de tout contrôle. Tout paraît chaotique. Nous ne pouvons pas, nul ne peut, prévoir ce qui va en résulter. Mais il n’est pas dans mon intention de dire que nous ne pouvons pas avoir d’influence sur le type d’ordre qui sera finalement construit. Tout au contraire. Dans une situation de bifurcation systémique, la moindre action peut avoir d’énormes conséquences. Le tout se construit à partir de choses infimes. Les puissants de ce monde le savent bien. Ils préparent, de différentes manières, la construction d’un monde post-capitaliste ; une nouvelle forme de système historique inégalitaire, qui leur permettra de conserver leurs privilèges. Le défi pour nous, sociologues et autres intellectuels, et pour toute personne à la recherche d’un système démocratique et égalitaire (les deux adjectifs sont synonymes), c’est de nous montrer aussi imaginatifs que les puissants, aussi audacieux qu’eux ; à la différence que nous devons vivre nos croyances dans un esprit de démocratie et d’égalitarisme ; ce que ne faisaient jamais, ou presque, les mouvements de la vieille gauche. Comment y parvenir ? C’est ce dont nous devons discuter aujourd’hui, demain et après-demain. Cela est possible, bien qu’aucune certitude ne s’offrent à nous. L’histoire ne nous garantit rien. Le seul progrès qui existe, c’est celui pour lequel nous luttons avec, souvenons-nous en, de grandes chances de perdre. Hic Rhodus, hic salta. L’espoir réside, maintenant comme toujours, dans notre intelligence et notre volonté collective. 

Traduit de l’espagnol par Martine Mouton & Jacques Vialle


[1] Les cycles de Kondratieff, ainsi baptisés par Schumpeter en souvenir d’un économiste soviétique mort au goulag, sont des mouvements conjoncturels des prix en relation avec des tendances séculaires de l’économie. Ces cycles alternent des phases de hausse (phases A) et de baisse (phases B), d’une durée de 25 à 35 ans environ. Aux phases de baisse correspondent, entre autres, des périodes de suraccumulation du capital, de stagnation des échanges et de réduction des marges de profit. [Ndt.]

[2] Le terme de « dépendantistes » (dependentistas) désigne les théoriciens dits de la « dépendance », à savoir les sociologues, économistes et activistes qui, les premiers, ont émis des doutes sérieux sur les chances de développement des pays pauvres dans un contexte de dépendance économique et géopolitique. Les théoriciens de la dépendance, puis de la « nouvelle dépendance », ont partagé, à divers degrés, l’idée qu’il existait une alternative « indépendante » pour le Tiers Monde. [Ndt.]

[3] Foquisme : de foco (foyer). Doctrine de la lutte révolutionnaire armée, forgée et mise en oeuvre par Fidel Castro et Francisco Che Guevara, qui subordonne les mouvements de libération nationale à l’action de guérilla, plutôt qu’à l’agitation des masses populaires urbaines. [Ndt.]

[4] Les notions de « centre » et de « périphérie », appliquées aux États, font référence, chez Wallerstein, à la polarisation, inhérente au fonctionnement de l’économie-monde capitaliste, entre pays riches et pays pauvres, développés et sous-développés. [Ndt.]

[5] Les mouvements, ou les forces, « anti-systémiques » représentent, pour Wallerstein, tout ce qui, dans les rapports économiques, les structures politiques ou les tournures idéologiques, s’oppose radicalement au système capitaliste. [Ndt.]

[6] En français dans le texte.


Retour au texte de l'auteur:Immanuel Wallerstein, sociologue Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 août 2007 20:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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