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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir du texte du professeur Immanuel Wallerstein intitulé: “ Le développement du concept de développement”. Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. 14, no 2, octobre 1982, pp. 133-141. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal.
“Le développement du concept de développement”

par Immanuel Wallerstein, (1982)
[L'auteur est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à l’université Yale aux États-Unis et ex-président de l'Association internationale de sociologie (AIS)]
Courriel du professeur: immanuel.wallerstein@yale.edu ; (iwaller@binghamton.edu).

Conférence prononcée à Brown University, le 9 octobre, 1981, dans la série : «Perspectives culturelles sur l'idéologie du développement» organisée par le Département d'anthropologie. [Autorisation accordée par courrier électronique le 26 juin 2003]

Revenir à la page de téléchargement du texte du professeur Wallerstein.

Résumé de l'article

On pourrait facilement justifier l'affirmation que le concept de développe-ment n'est pas seulement une composante essentielle de l'idéologie de la civilisation occidentale et de la science sociale mondiale, mais que c'est en fait le concept déterminant autour duquel tout gravite (1).

Toutefois, je ne m'intéresse pas ici à l'histoire de la civilisation occidentale. Je m'intéresse plutôt à l'histoire de la science sociale, au concept même qui fonde l'existence de ce qu'on appelle la science sociale, ou (pour être plus précis) au fait que diverses disciplines forment les sciences sociales. Ce n'est pas une évidence, ainsi que nous le montre tout aperçu de l'évolution historique de l'organisation des universités. On étudie depuis longtemps ce qu'on appelle, aujourd'hui, les humanités. Ce qu'on appelle aujourd'hui les sciences naturelles ont également une très longue histoire. Mais c'est seulement au dix-neuvième siècle que les sciences sociales furent inventées et inscrites au programme universitaire.

C'est en soi un fait remarquable qu'on oublie ou qu'on ne souligne pas suffisamment. Par exemple, l'International Encyclopedia of the Social Sciences, publiée en 1968, ne fait aucune mention de «science(s) sociale(s)» comme telles (2). Ce n'est pas un accident; cela reflète l'idéologie dominante du monde de la science sociale.

L'invention des sciences sociales a nécessité une extension particulière du sécularisme moderne. Les sciences naturelles sont basées sur la supposition que les phénomènes naturels se comportent de façon prévisible (ou du moins analysable) et qu'ils sont donc sujets à intervention et à manipulation. La lutte pour établir la légitimité de ce principe a rencontré, comme chacun le sait, la résistance des autorités religieuses et de tous ceux qui croyaient que de telles visées stimuleraient l'hybris de l'homme et mineraient la stabilité sociale. Nous ne tolérons guère, aujourd'hui, ceux qui prêchent une forme de résistance, aussi réactionnaire, à la recherche scientifique.

En gros, la science sociale énonce le même principe: les phénomènes sociaux se comportent de façon prévisible (ou du moins analysable) et sont donc sujets à l'intervention et à la manipulation. Je ne prétends pas, ce qui serait absurde, que cette conviction n'existait pas avant le dix-neuvième siècle. Mais j'affirme qu'avant ça, cette opinion n'avait pas droit de cité.

De diverses manières, la Révolution française a cristallisé les questions autour de ce concept; idéologiquement, ce fut un point-tournant. En légitimant le concept des droits de l'homme, le processus révolutionnaire nous léguait la légitimité des changements sociaux, ce qu'aucune idéologie conservatrice n'a pu contrer. (Notons que de nos jours, les conservateurs en sont réduits à pré-tendre que toute intervention sociale doit être «payante», ce qui constitue un revirement radical.)

Si l'intervention sociale est légitime, c'est donc parce que ce qui est n'est pas parfait, mais perfectible. En fin de compte, ce n'est qu'une variante de l'idée de progrès qui justifie l'énorme énergie investie dans la science sociale, la plus complexe des formes de connaissance. Autrement, il ne s'agirait que d'un jeu esthétique; en ce cas, la poésie ou les mathématiques seraient des modes d'activité plus intéressants. Et si ce qui est n'est pas parfait, mais perfectible, nous pourrions être tentés de présenter les autres solutions comme des antinomies des forces réifiées. C'est évidemment ce qui s'est produit historiquement. Dans le sillage de la Révolution française qui détermina un bouleversement idéologique, les commentateurs sociaux du «développement» humain commencèrent à faire une distinction qui se révéla essentielle pour toute analyse subséquente - la distinction entre la société et l'État.

En général, l’État représentait ce qui existait et n'était pas parfait, et la société symbolisait les forces travaillant au perfectionnement de l'État. Mais parfois, l'image était renversée. Peu importe! Sans la distinction entre la société et l'État, la science sociale comme nous la connaissons n'aurait pas existé. Mais c'est également vrai que sans cette distinction, les mouvements sociaux comme nous les connaissons n'auraient pas existé; car la science sociale et le mouvement social ont prétendu incarner les vues sous-jacentes de la société, contre les pieuses analyses et les politiques officielles. Les liens épistémologiques entre la science sociale et le mouvement social sont donc profonds, ce qui justifie la grande méfiance que les conservateurs politiques ont toujours montrée envers les entreprises de la science sociale.

Examinons plus attentivement l'antinomie société/État. Une antinomie implique une tension permanente, une contradiction permanente, un déséquilibre permanent. D'une certaine manière, la science sociale et le mouvement social visent à réduire cette antinomie, par la conciliation ou par la violence, ou encore par Aufhebung (transcendance) des deux entités.

La question qui surgit immédiatement, c'est: quelle société, quel État? Il est tellement difficile de répondre à cette interrogation que pendant près de deux cents ans, on a tenté de l'éluder. Mais éluder une question, ce n'est pas refuser d'y répondre: c'est y répondre secrètement, honteusement, en enfouissant dans la réponse des prémisses largement inexprimées.

Selon une prémisse, les États sont les États «souverains», ces États qui reconnaissent réciproquement leur légitime existence dans le cadre et selon les normes du système inter-États. Il y avait, en outre, les aspirants à ce statut, les entités non reconnues dont l'existence était prônée par divers mouvements nationaux. Et il y avait les candidats à l'élimination, soit, en général, de petites entités que les plus grands États voulaient absorber, et dont certains idéologues mettaient en doute la légitimité.

Mais en général, chacun «savait» quels étaient les États, et une grande part des travaux d'histoire du dix-neuvième siècle (et évidemment du vingtième) n'était qu'une relecture du passé historique de ces «États».

Donc, si la «société» devait demeurer en tension permanente avec l'«État» et si les États étaient des entités géographiquement définies et juridiquement établies (et qui avaient quand même des histoires), il s'ensuit que chaque État était une société ou avait une société, et que chaque société avait un État. En tout cas, il semble que c'est ainsi que les choses devaient être. Le nationalisme est le nom que nous donnons à un tel crédo analytique dans le domaine de la politique et de la culture.

Cette insistance au sujet du parallélisme des frontières de la société et de l'État avait d'immenses implications cachées pour l'épistémologie de la science sociale dans son déroulement historique, car cela déterminait l'unité d'analyse de base pour l'élaboration de la science sociale. Cette unité de base, c'était l'État - soit un État souverain ou une entité politico-culturelle qui réclamait ce statut - à l'intérieur duquel une action sociale était censée s’être produite. La «société» d'un tel «État» était considérée comme plus ou moins cohérente, plus ou moins «progressive» ou «avancée». Chaque «société» avait une «économie» particulière composée de «marchés domestiques» et de «marchés étrangers». Chaque «société» avait une culture, mais elle avait aussi des «minorités» avec des «sous-cultures», et l'on pouvait considérer ces minorités comme ayant accepté «l'assimilation», ou résisté.

Vous pouvez penser que l'anthropologie, au moins, présentait une exception. Les anthropologues méprisaient l'État moderne, et en général s'intéressaient à d'autres entités - une «tribu» ou un «peuple». En somme, tout ce que disaient les anthropologues, c'est que dans ce que nous appelons aujourd'hui les régions périphériques de l'économie mondiale, largement dominées vers la fin du dix-neuvième siècle par les puissances coloniales, l'État formel ne constituait qu'une mince couche sociale recouvrant les véritables entités politiques désignées sous le nom de structures politiques «traditionnelles». Le point de départ pour un anthropologue s'intéressant à une société acéphale était le même que pour un historien étudiant l'Europe centrale: une entité politico-culturelle primaire et plutôt fictive «gouvernant» une vie sociale qui englobait l'existence de la société «réelle».

Dans ce sens, les empiristes britanniques réalistes pouvaient traiter d'incorrigibles romantiques les anthropologues et les historiens allemands du dix-neuvième siècle. Quant à moi, même si je pense que les «romantiques» avaient tort, il me semble qu'ils se trompaient moins que nos réalistes et arrogants empiristes. De toute façon, la transformation subséquente du vocabulaire indique l'existence latente d'une orientation vers l'État. Les Völker de l'Europe centrale et les «peuples» afro-asiatiques qui en vinrent à dominer un État souverain sont devenus des «nations». Voyez les Allemands et les Birmans. Ceux qui ne sont pas parvenus à dominer un État souverain sont devenus des «groupes ethniques», des entités dont l'existence se définit par rapport à un ou à plusieurs États souverains. Les Polonais sont un «groupe ethnique» aux États-Unis, mais une «nation» en Pologne. Les Sénégalais sont un «groupe ethnique» presque partout en Afrique occidentale, sauf au Sénégal.

Ainsi, l'État en est venu à définir les frontières de la «société», et les «sociétés» devinrent des entités comparables les unes aux autres - comme dans la fameuse analogie aux balles de billard que seraient les individus dans toute société humaine (3). On considérait les «sociétés» comme des entités collectives suivant des voies parallèles dans la même direction; c'est-à-dire que ce sont les sociétés qui se «développaient». Le «développement» (jadis on disait «progrès») était une caractéristique mesurable (ou tout au moins définissable) des sociétés.

Cette adoption des «sociétés» comme unités de base de la science sociale eut des conséquences précises. Cela rendit plausibles deux options fondamentales de la philosophie de la science sociale qui furent largement adoptées au dix-neuvième siècle. J'appelle ces deux options: «universalisation» et «sectorialisation».

L'universalisation, c'est la présomption qu'il existe des lois universelles applicables à toute la société humaine, ou plutôt à toutes les sociétés humaines. L'objectif de la science sociale serait la claire formulation de ces lois universelles (sous forme de propositions qui sont «falsifiables»). Nos limites à la formulation de ces lois sont les limites de notre présente ignorance. Le projet de la science sociale, c'est un effort pour réduire cette ignorance. C'est une tâche réalisable. Une fois ces lois énoncées - ou un nombre important d'entre elles - il nous sera possible d'en déduire collectivement des applications au niveau de la politique. C'est-à-dire que nous pourrons «intervenir» efficacement dans le fonctionnement de ces lois. Ce modèle est évidemment tiré de la physique classique et applicable en technologie et en génie.

Évidemment, on peut formuler ou découvrir des lois «universelles» à propos de n'importe quel phénomène à un certain niveau d'abstraction. La question est de savoir si le niveau auquel ces lois peuvent être énoncées a un point de contact avec le niveau des applications désirées. Les partisans de l'universalisation n'ont jamais discuté sérieusement de la probabilité théorique d'une telle conjoncture de niveaux. Tout en reconnaissant que de telles applications présentent des difficultés, ils ont simplement prétendu que l'on pourrait bientôt les surmonter grâce à une bonne utilisation de l'intelligence scientifique.

Il y avait aussi ceux qui niaient carrément l'existence de telles lois. Mais ces «particularistes» se situaient à l'extrême opposé. Ils opposaient une prétendue conception idiographique à une conception nornothétique de la science sociale. Ils prétendaient qu'aucune généralisation n'était possible, attendu que chaque phénomène est unique et compréhensible seulement par empathie. D'autres, moins radicaux, affirmaient que les généralisations n'étaient possibles qu'à des niveaux très bas. Il y eut beaucoup de tiraillements entre les deux écoles de pensée. En fait, l'école idiographique et l'école nomothétique se basaient sur la même unité d'analyse, et partagaient une même croyance dans le parallélisme de toutes les «sociétés» - dans un cas, parce qu'elles étaient toutes semblables; dans l'autre cas, parce qu'elles étaient toutes différentes.

Ce que les deux écoles excluaient, et ce qui était presque absent des travaux significatifs, c'était la possibilité qu'il puisse exister une via media, que les généralisations à un niveau important (l'analyse des structures) n'étaient pas seulement possibles, mais essentielles; cependant, ce niveau n'atteint pas celui de «toutes les sociétés», et il se situe plutôt à la hauteur de ce que j'appellerais les «systèmes historiques» (4).

L'exclusion de la via media méthodologique correspondait à l'autre option philosophique de la science sociale moderne, soit ce qu'on pourrait appeler la «sectorialisation». La sectorialisation, c'est la présomption que les sciences sociales se divisent en un certain nombre de «disciplines» dont chacune correspond à un discours distinct, intellectuellement défendable. Depuis 125 ans, nous avons adopté collectivement les catégories de «disciplines» suivantes: histoire, anthropologie, économie, science politique et sociologie. On pourrait ajouter la géographie, avec quelques réserves. Vous reconnaissez ici les noms des départements universitaires, ainsi que des associations professionnelles nationales et internationales. Évidemment, il y avait/il y a d'autres catégories de connaissances aspirant au statut de «disciplines» - par exemple, la démographie, la criminologie et l'urbanisme - mais en général, elles n'ont pas obtenu suffisamment de suffrages.

La raison en est simple. Si l'on prend les cinq disciplines existantes, on constate qu'elles correspondent aux suppositions de la pensée libérale au dix-neuvième siècle. Analytiquement (et politiquement) la vie civilisée se partageait en trois domaines différents: l'économique, le politique, et ce qui était ni l'un ni l'autre (et que l'on qualifia de «social»). Ainsi, nous avons trois disciplines nomothétiques: l'économie, la science politique et la sociologie. L'histoire se réservait la description idiographique de chaque société.

L'anthropologie héritait du domaine non-civilisé. (Si une société était exotique, mais considérée d'une certaine manière comme «civilisée» - soit, caractérisée par une littérature et une grande religion - alors, son étude relevait de l' «orientalisme», espèce de combinaison bâtarde entre l'histoire et la philologie.) Les anthropologues ont eu du mal à décider s'ils voulaient se consacrer à l'analyse nomothétique de vastes périodes de l'histoire ou devenir les archivistes idiographiques des structures «préhistoriques». Comme ils avaient tendance à faire un peu de tout, leur domaine ne fut sauvegardé qu'aussi longtemps que leurs «peuples» demeurèrent colonisés et ignorés. Avec la montée politique du Tiers-Monde après la Seconde Guerre mondiale, chacun se partagea le domaine des anthropologues; alors, pour survivre, ils firent de même dans d'autres domaines, d'où J'émergence de sujets aussi nouveaux que «l'anthropologie urbaine».

Avant de réaliser une «archéologie du savoir», il faut voir clairement «l'architecture du savoir». Les pièces étaient les «sociétés». Le style était «l'universalisation» et la «sectorialisation». L'idéologie était celle de l'hégémonie britannique dans le système mondial. À partir de 1850, les Britanniques ont dominé presque sans partage l'économie mondiale et les rapports interétatiques. Ils étaient les plus grands producteurs des produits les plus rentables. Ils étaient la puissance commerciale dominante et ont imposé presque partout une idéologie de libre-échange. Cette doctrine était garantie par leur force navale. L'étalon-or était en réalité un étalon-argent, et les ban-ques de la City of London centralisaient une grande partie de la finance internationale. De cette période appelée l'«âge d'or du capitalisme», on a dit que: «Entre 1846 et 1873, le marché libre idéalisé par Adam Smith et David Ricardo a failli connaître sa pleine réalisation, plus que jamais auparavant ou depuis lors (5).»

Il était naturel, alors, que la Grande-Bretagne donne le ton, non seulement dans les sciences de la nature, mais aussi dans les nouvelles sciences sociales. La pensée sociale française ne faisait pas contrepoids. Elle était plutôt sur la même longueur d'onde comme en témoigne la correspondance entre John Stuart Mill et Auguste Comte. On pourrait même dire que Saint-Simon a exprimé l'esprit de l'entrepreneur capitaliste du dix-neuvième siècle mieux que Smith ou Ricardo.

Ce que ces penseurs nous ont légué de meilleur, c'est leur interprétation de l'histoire moderne. Les questions qu'ils tentaient d'élucider étaient: 1) la «prépondérance» de la Grande-Bretagne sur la France, 2) la «prépondérance» de la Grande-Bretagne et de la France sur l'Allemagne et l'Italie, et 3) la «prépondérance» de l'Occident sur l'Orient. La bonne réponse à la première question était «la révolution industrielle», à la deuxième question, «la révolution bourgeoise» et à la troisième, l'institutionnalisation de la liberté individuelle.

Les trois questions et les trois réponses constituent un seul catéchisme qui justifiait, qui glorifiait même les monumentales et croissantes inégalités présentes dans l'ensemble du système mondial. La morale implicite qui s'en dégageait, c'est que le dominant méritait de dominer parce qu'il avait fait preuve plus tôt et plus intensément de sa dévotion à la liberté humaine. Le traînard n'avait qu'à le rattraper. Et le théoricien social n'avait qu'à se poser incessamment la question: pourquoi tel ou tel traînard était et demeurait en arrière?

Certains refusaient de jouer ce jeu, ceux que j'appelle les groupes de résistance les promoteurs de l'économie historique en Allemagne; plus tard, l'école des Annales en historiographie française (6); et dès le début (mais en dehors des universités) le marxisme. Ces résistants s'entendaient pour rejeter les postulats de l'universalisation et de la sectorialisation dans la science sociale moderne. Mais ces mouvements étaient peu nombreux, séparés les uns des autres et donc, incapables sur le plan mondial de limiter la propagation de l'idéologie dominante.

Leur inefficacité s'expliquait, en partie, par leur dispersion, mais aussi par une erreur fondamentale de jugement. Alors que les mouvements de résistance rejetaient tous l'épistémologie de la science sociale dominante, ils n'ont pas contesté son historiographie. Ils acceptèrent sans trop y penser que les deux grands tournants de l'histoire moderne furent la «révolution industrielle» au début du dix-neuvième siècle et la révolution française. Par le fait même, ils acceptaient la prémisse que la construction d'une économie mondiale capitaliste représentait, en soi, un «progrès», justifiant ainsi implicitement la théorie des «stades de développement» pour chaque société. En abandonnant le terrain historiographique, ils affaiblissaient leur résistance dans le secteur épistémologique.

Les conséquences de ces prises de positions contradictoires des écoles de résistance apparurent clairement dans la période après 1945. Les États-Unis étaient alors devenus la nouvelle puissance hégémonique, un statut que la Grande-Bretagne avait perdu depuis longtemps. Malgré l'énorme expansion géographique de la science sociale, les Américains ont joué dans ce domaine un rôle encore plus dominant durant la période de 1945-1967, que les Britanniques durant la période de 1850-1873.

À un certain niveau, l'hégémonie américaine était menacée par l'URSS et son «bloc» d'États qui étaient engages dans une controverse politico-militaire avec les É.U. Mais une autre menace, plus profonde et à plus long terme, ce fut la montée des mouvements de libération nationale dans toutes les régions périphériques de l'économie mondiale. Bandung a été rendu possible par la conjonction de trois forces: la force des mouvements sociaux et nationaux dans la périphérie, les forces politique et idéologique du bloc soviétique et la nécessité pour les capitalistes américains d'éliminer le monopole ouest-européen sur certaines zones économiques. Ainsi, l'hégémonie américaine et la montée du «Tiers-Monde» furent liées d'une façon à la fois symbiotique et antagoniste.

Ce lien contradictoire s'est reflété dans l'idéologie de la science sociale. D'une part, ce fut le nouveau triomphe du scientisme, une envahissante et souvent spécieuse quantification de la recherche pour laquelle les régions nouvellement découvertes de la périphérie ne constituaient que des sources supplémentaires de données. D'autre part, la complexité de l'étude de ces régions favorisa les recherches sur une base «interdisciplinaire», mettant ainsi en cause timidement la sectorialisation, si timidement que son seul nom suffisait à rappeler la légitimité des distinctions historiques. Ces deux tendances se sont conciliées en inventant un nouveau vocabulaire pour réaffirmer des vérités du dix-neuvième siècle: le vocabulaire du «développement» - économique, social, politique - rassemblé plus tard sous l'appellation de théorie de la modernisation.

Au niveau de l'idéologie, le monde du marxisme officiel ne posait aucune objection réelle à la théorie de la modernisation. Les marxistes officiels n'insistaient que sur des changements de vocabulaire: à société, substituer formation sociale, aux stades de Rostow, substituer ceux de Staline. Pour Grande-Bretagne / É.-U. comme modèles, substituer l'URSS. Mais l'analyse était la même: les États étaient des entités qui se «développaient» et le «développement» signifiait plus de mécanisation, de production de marchandises et d'activités sociales aux mains des entrepreneurs. Les bureaucrates staliniens et les experts de l’Ouest se disputaient le rôle des plus efficaces saint-simoniens.

Comme on le sait, les frénétiques convictions des années 50 commencèrent à s'effriter dans les années 60. Les É.-U. et leurs alliés commencèrent à ressentir les effets du militantisme grandissant et des succès des mouvements du Tiers-Monde, à l'extérieur et à l'intérieur. Les problèmes réels du monde devinrent les problèmes sociaux et intellectuels des centres idéologiques, les universités. Les explosion de 1968 (à peu près) en furent le résultat.

Il est de bon ton, aujourd'hui, de minimiser l'importance de ces rébellions de la fin des années 60, parce que les étudiants rebelles de cette période ont, depuis, réintégré le système social - ou en ont été exclus - et que les étudiants des nouvelles générations sont tranquilles. On se demande à quoi la Nouvelle Gauche a réellement servi? La réponse est très simple. Les flammes météoriques de la rébellion ont brûlé le tissu du libéralisme officiel qui était l'idéologie régnante dans les universités américaines et dans celles du monde occidental en général. Ce n'est pas que l'on ait détruit «l'establishment», mais depuis lors, il lui a été impossible d'exclure comme illégitimes des vues contraires, et cela a fait des années 70 une période d'une grande fertilité intellectuelle.

Les explosions dans les universités occidentales ont coïncidé avec la destruction du monde sclérosé du marxisme officiel. La mort de Staline, le rapport de Kruschchev, la querelle sino-soviétique, les triomphes et les défaites de la Révolution culturelle ont eu pour résultat ce que Henri Lefebvre a appelé «Le marxisme éclaté (7)». Mais il ne faut pas se leurrer. Le fait qu'il existe un millier de marxismes au moment où de plus en plus de gens se disent marxistes, ne signifie pas que le marxisme orthodoxe (quoi qu'il en soit) a dis-paru comme force idéologique majeure. Mais dans son domaine, il ne détient plus le monopole.

La disparition des deux consensus - le libéral et le marxiste -n'est pas indépendant des changements géopolitiques dans le monde. Avec la disparition, non de la puissance, mais de l'hégémonie américaine à partir de 1967, on a assisté à la réorganisation des alliances au niveau international. J'ai affirmé ailleurs que l'axe de facto qui s'est développé au cours des années 70 entre Washington-Pékin-Tokyo entraînerait dans les années 80 la formation de facto d'un axe Paris-Bonn-Moscou (8). Quelles que soient les raisons de ces regroupements (elles sont, à mon avis, principalement économiques), il est clair qu'elles n'ont aucune justification idéologique, du moins pas dans les termes idéologiques des années 50.

Ce déplacement géopolitique, qui est lié aux explosions idéologico-politiques dans les pays occidentaux et socialistes, commence à faire éclater, pour la première fois depuis 1850, les prémisses épistémologiques et historio-graphiques de la science sociale.

En épistémologie, on assiste à une remise en question de l'universalisation et de la sectorialisation, et à une tentative d'application de la méthode de recherche holistique (9), à ]'utilisation de la via media exclue dans le pseudo-débat nomothétique-idiographique du dix-neuvième siècle. Pour la première fois, la représentation de la voie du progrès scientifique est inversée. Au lieu de présumer que la connaissance procède du particulier vers des vérités de plus en plus abstraites, il s'en trouve pour affirmer qu'elle procède de simples abstractions vers une interprétation toujours plus complexe de la réalité empirique, c'est-à-dire historique.

Nous avons dit que cette résistance épistémologique s'était produite auparavant, mais elle se fait, aujourd'hui, de façon beaucoup plus systématique et solide. Dès que notre unité d'analyse se déplace de la société État vers les mondes économiques, on supprime la réification des États, des nations, des classes, des groupes ethniques et même des familles (10). Ce ne sont plus des entités primordiales, des idées platoniques dont nous devons découvrir la vraie nature par intuition ou déduction, mais des structures en constante évolution à cause du développement continuel et à long terme de vastes systèmes historiques.

Dans un tel contexte, la «Révolution industrielle» britannique de 1760-1830 ou la Révolution française ne disparaissent pas, mais on peut les voir dans une meilleure perspective. Il faut mettre un terme à l'incroyable formulation de problèmes intellectuels sous la forme suivante: «Pourquoi n'y a-t-il pas eu de révolution bourgeoise en Allemagne?»; «Est-ce que la bourgeoisie du Kenya peut édifier un État capitaliste autonome?; «Existe-t-il une paysannerie au Brésil (ou au Pérou, ou...)?»

Nous vivons dans le maelstrom d'une gigantesque marée intellectuelle qui reflète la transition du monde du capitalisme vers quelque chose d'autre (très probablement le socialisme). Cette transition sociale peut durer 100 à 150 ans. Le changement idéologique qui l'accompagne sera moins long, cependant; il prendra peut-être une vingtaine d'années. Ce changement idéologique est à la fois un résultat et un instrument de ce processus de transition globale.

Il s'ensuit que les tâches intellectuelles qui se posent à nous sont importantes; que nos responsabilités intellectuelles sont également morales. D'abord nous devons (nous tous) récrire l'histoire moderne - non seulement l'histoire savante, mais aussi l'histoire qu'on nous inculque au niveau élémentaire et qui structure nos catégories de pensée.

Nous devons apprendre à penser holistiquement et dialectiquement. Il faudrait dire «apprendre comment penser...» Car dans le passé, une grande partie de ce qui se prétendait holistique et dialectique n'était que globalisant, bâclé et trop motivé par les besoins de la propagande. En fait, une méthodologie holistique, dialectique est infiniment plus complexe que la méthode probabiliste quasi expérimentale tellement répandue de nos jours. Nous commençons à peine à entrevoir comment l'utiliser sérieusement. La plupart d'entre nous craignent davantage ses difficultés que celles de l'algèbre linéaire.

Nous devons alors utiliser cette méthodologie pour inventer (J'emploie à dessein ce mot fort: inventer) les bases de nouvelles données. Celles que nous utilisons aujourd'hui (ou 98% d'entre elle) ont été recueillies pendant 150-200 ans au sujet des États. Le mot même de «statistiques» est dérivé, et non pas par hasard, du mot «État» (state). Nous ne disposons pas de données sérieuses au sujet de l'économie capitaliste mondiale (sans parler des systèmes mondiaux antérieurs). Sans doute, la production de telles données présentera-t-elle de nombreux problèmes intrinsèques et extrinsèques. Mais l'ingéniosité méthodologique qui s'est manifestée au cours des 30 dernières années nous donne des raisons d'espérer. Elle a ouvert à la recherche quantitative différents champs de connaissance réputés inattaquables à ce niveau, comme l'histoire médiévale. Nul doute qu'en y mettant assez d'énergie et d'intelligence nous puissions, dans 30 ans, recueillir autant de données concrètes sur le fonctionnement du système mondial moderne, comme système, que nous en avons aujourd'hui sur le fonctionnement des différents États.

Nous devrons théoriser à partir de ces nouvelles données, mais avec précaution. Dans le passé, nous avons souffert de l'habitude de sauter trop rapidement aux conclusions et de créer des objets réifiés qui obstruaient la recherche. Il est préférable, pour l'instant, d'avoir des concepts trop malléables, plutôt que des idées trop rigides qui se révéleraient inopportunes et serviraient de nouveaux lits de Procuste.

Enfin, je suis convaincu que ni l'utilisation d'une nouvelle méthodologie ni une théorisation ne seront possibles, sauf conjointement avec la praxis. D'une part, c'est la fonction des intellectuels de réfléchir autrement que ne peuvent le faire ceux qui sont au cœur même de l'action politique, par manque de temps et de recul. Mais d'autre part, c'est à travers l'action que se révèlent des vérités sociales inattendues (non seulement pour le présent et l'avenir, mais aussi pour le passé) et ces vérités ne sont pas apparentes (pas à première vue) sauf pour ceux dont l'activité est à la source même de ces découvertes. L'intellectuel ou l'intellectuelle qui se coupe de la vie politique, se coupe de la possibilité de faire une analyse sociale vraiment pénétrante, et en fait, se coupe de la vérité.

Les liens épistémologiques entre la science sociale et le mouvement social existent depuis le début; ce sont des liens indissolubles. Sans doute, cela engendre des difficultés, mais qui sont bien moindres que celles résultant d'une séparation. C'est ce qu'on a tenté de faire vers la fin du dix-neuvième siècle, et il ne serait pas excessif d'affirmer que beaucoup d'horreurs du vingtième furent, sinon causées, du moins justifiées par cette séparation.

Renouvelons donc et renforçons cette alliance. Restructurons la science sociale tout en restructurant le monde. Que la restructuration de la science sociale fasse partie de la restructuration du monde. Participons à la restructuration du monde afin de pouvoir restructurer la science sociale.

Résumé

Inventées au XIXe siècle, les sciences sociales véhiculent les trois présuppositions suivantes: 1) les phénomènes sociaux se comportent, comme les phénomènes naturels, de façon prévisible (ou du moins analysable) et sont donc sujets à l'intervention et à la manipulation; 2) l'histoire moderne est celle de la «modernisation», c'est-à-dire celle du progrès ou du développement, les trainards n'ayant pas d'autre choix que de rattraper; la société, en tant qu'entité distincte de l'État, est l'unité de base de la science sociale. Cette dernière présupposition rend possible deux options fondamentales: l'une («universalisation») qui cherche à établir des lois universelles parce que toutes les sociétés sont semblables et l'autre («sectorialisation») qui refuse toute généralisation parce que toutes les sociétés sont différentes. Contre cette épistémologie de la science sociale dominante se sont développées, après 1945 et surtout depuis la fin des années 1960, des «écoles de résistance» - l'économie historique en Allemagne, l'école des Annales en France et le marxisme (non-officiel) - qui obligent à penser holistiquement et dialectiquement et aussi à lier la réflexion théorique à la praxis.

Summary

Invented in the 9th century, social sciences convey the three following presuppositions: 1) social phenomena behave, like natural phenomena, in a predictable (or at least analyzable) way, and are therefore subject to intervention and manipulation; 2) modern history is the history of modernization., that is, the history of progress and development, stragglers having no choice but to catch up; and 3) society, as an entity distinct from state, is the basic unit of social science. This last presupposition makes two fundamental options possible: one (.universalization-) which attempts to determine universal laws, holding that all societies are alike, and the other («sectorialization») which refuses all tendency to generalize, holding that all societies are different. In opposition to this epistemology of the dominant social science, «schools of resistance» developed after 1945, especially since the end of the 1960s - historical economy in Germany, the École des Annales in France, and Marxism (non-official) -which have made it necessary to think holistically and dialectically and to relate theoretical reflection to praxis.

Resumen

Inventadas en el siglo diecinueve, las ciencias sociales vehiculan las tres presuposiciones siguientes: 1) los fenómenos sociales tienen, como los fenómenos naturales, un comportamiento previsible y en consecuencia son sujetos a la intervención y a la manipulación; 2) la historia moderna es aquella de la «modernización», es decir la del progreso o del desarrollo, los retardatarios no tienen otra solución que alcanzar a los otros; 3) la sociedad, entidad diferente del Estado, es la unidad de base de las ciencias sociales. Esta última presuposicion hace posible dos opciones fondamentales: la primera («universalización»), busca establecer leyes universales ya que todas las sociedades son semejantes, y la segunda («sectorialización»), no admite generalizaciones ya que todas las sociedades son diferentes. En oposición a esta epistemología dominante en las ciencias sociales, se han desarrollado desde 1945 y sobre todo a fines de los años 60, diversas «escuelas de resistencia»: la economía histórica en Alemania, la escuela de los «anales» en Francia y el marxismo (no oficial). Estas escuelas nos obligan a pensar en la totalidad y de manera dialéctica, asi como a ligar la reflexión teórica a la práctica.

Notes :

(1) «De toutes les métaphores dans la pensée occidentale, sur l'homme et la culture, la plus ancienne, la plus puissante et englobante est la métaphore de la croissance», Robert A. Nisbet, Social Change and History: Aspects of the Western Theory of Development (New York, Oxford Univ. Press, 1969, p. 7. Il est évident que le point de vue de Nisbet dans ce livre est résumé dans le titre de la dernière section: «L'inutile métaphore», mais l'insistance de Nisbet sur la «priorité de la fixité» n'annule pas son observation à propos de l'histoire intellectuelle. En fait, son livre est un cri du coeur lancé par quelqu'un qui se sent très minoritaire.
(2) Il est vrai que l'EncycIopedia of the Social Sciences, publiée en 1937 est précédée d'un essai intitulé: «Qu'est-ce que les sciences sociales?» Mais c'est un essai très faible, chronologiquement descriptif et de nature discursive.
(3) Un fameux manuel américain des années 50 était celui de Kingsley Davis, Human Society (New York, Macmillan, 1948). En résumé, il affirmait que chaque société adopte une série de règles qui sont celles de la «société humaine» comme catégorie générique.
(4) Pour un bref exposé concernant la via media, voir mon article: «The Annales School: The War on Two Fronts», Aimais of Scholarship, I, 3, été 1980, pp. 85-91.
(5) Dudley Dillard, «Capitalism After 1850», dans Contemporary Civilization Staff of Columbia College (édit.), Chapters in Western Civilization, 3rd ed., New York, Columbia Univ. Press, 1962), 11, 282.
(6) Voir mon bref article: «Annales as Resistance», Review, 1, 3/4, printemps/été 1978, pp. 5-7.
(7) Henri Lefebvre, «Le marxisme éclaté», l'Homme et la Société, nos 41-42, octobre-novembre-décembre 1976, pp. 3-12.
(8) Voir mon article: «Friends as Foes», Foreign Policy, no 40, automne 1980, pp. 119-131. Également, mon chapitre, «Crisis as transition», dans S. Amin, G. Arrighi, André Gunter Frank, et Immanuel Wallerstein, Crisis, Which Crisis.", New York, Monthly Review Press, a paraître en 1982.
(9) Voir Robert Bach, «On the Holism of a World-Systems Perspective», avec des com-mentaires par Christopher Chase-Dunn, Ramkrishna Mukerjee, et Terence K. Hopkins, dans Terence K. Hopkins and Immanuel Wallerstein (édit.), Processes of the World-System, Beverly Hills, Sage, 1980, pp. 289-318. Voir également Terence K. Hopkins, «World-System Analysis: Methodological Issues», dans Barbara Hockey Kaplan, (édit.), Social Change in the Capitalist World-Economy, Beverly Hills, Sage, 1978, pp. 199-217.
(10) Voir mon article, «The States in the Institutional Vortex of the Capitalist World-Economy», International Social Science Journal, XXXII, 4, 1980, pp. 743-751.


Immanuel Wallerstein

Retour au texte de l'auteur: Immanuel WALLERSTEIN, sociologue Dernière mise à jour de cette page le Vendredi 20 août 2004 16:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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