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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

André THIBAULT, L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention. (1980)
Sommaire


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'André THIBAULT, L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention. Thèse de doctorat en sociologie, sous la présidence du jury, Marcel Rioux. Montréal: Université de Montréal, février 1980, 272 pp. [L’auteur nous a accordé le 17 juillet 2017 l’autorisation de diffuser en libre accès à tous sa thèse de doctorat dans Les Classiques des sciences sociales.]

[i]

L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention

Sommaire

Cette thèse tente de préciser le concept d'aliénation dans un sens qui serait à la fois satisfaisant pour l'analyse sociologique et utile à l'action sociale.

L'histoire de l'usage du terme révèle une trajectoire mouvementée. Le langage commun ou littéraire ajouta pendant des siècles au sens juridique de rupture d'un lien de propriété, l'idée d'une rupture soit avec la société, soit avec soi-même sous l'effet d'une trop forte intégration sociale. Hegel, en donnant à ce concept une plus grande rigueur, le traita du même coup avec une ampleur métaphysique qui est à la source d'une tradition de virtuosité spéculative qui marque encore le discours savant sur l'aliénation. Mais Fueurbach ne tarda pas â ramener l'aliénation à des conditions particulières de l'organisation sociale, soit la désappropriation du contrôle de l'être humain sur sa destinée par le pouvoir culturel des religions.

Marx inaugura la tradition moderne qui fait de l'aliénation un concept-clé de l'analyse sociale, en l'associant aux principales conséquences pour le travailleur du fait qu'il ne possède pas ses instruments de production. Chez Marx, l'aliénation est à la fois un état de fait et une conscience ou un sentiment. La tradition américaine n'a retenu que cette dernière dimension, la dimension subjective, et l'a étendue à tous les champs de la vie en société. La diversité de ses significations et sa référence fréquente à des définitions supposées transcendantes de la nature humaine ou du bien et du mal, ont fait du concept d'aliénation la cible de nombreuses attaques préconisant à la limite que la sociologie renonce à s'en servir. [ii] Cependant, ces dernières années, le terme a repris de la vigueur, en continuité avec l'usage de Marx, mais relié à des formes plus contemporaines de l'organisation sociale, et en débordant les seules structures économiques.

Pour choisir ma propre définition, je repasse les principaux débats conceptuels qui ont entouré l'utilisation du terme aliénation, en résumant tour à tour les choix qui ont été faits, les arguments qui se sont échangés, puis en établissant mon choix personnel. Face au débat pour déterminer s'il est plus utile que l'aliénation désigne un état social objectif ou un sentiment subjectif, j'opte pour le premier choix, parce qu'un phénomène social objectif s'intègre mieux à une analyse sociale plus globale et explique mieux la dynamique des mouvements sociaux. Entre un concept qui s'applique à des individus ou au contraire à l'ensemble d'une structure sociale, j'estime qu'on retient le meilleur des deux si on fait de l'aliénation la propriété d'une position donnée dans une structure sociale. Enfin, face au danger que l'aliénation, surtout dans son acception objective, présuppose une conception philosophique indémontrable de la nature humaine ou du bien et du mal, je prétends qu'on peut rester dans les limites de la sociologie en comparant une position sociale non à une norme abstraite mais à d'autres positions sociales.

Ces choix successifs m'amènent à définir l'aliénation comme l'impossibilité ou la grande difficulté pour quelqu'un d'avoir accès à certains champs d'expérience humaine, en raison de sa position dans une structure sociale. Les mécanismes fondamentaux en seraient la réification des conduites et les blocages à la réciprocité dans les interactions. Un tel concept se prête à la vérification empirique, mais par une accumulation d'indicateurs plutôt que par un instrument unique de type classique.

[iii]

Il me reste ensuite à faire le tour des principales manifestations contemporaines de l'aliénation ainsi définie. J'accorde un traitement privilégié aux bureaucraties modernes, celles imprégnées de rationalité technique parce que j'y vois le type le plus poussé de structures sociales aliénantes dans la société actuelle. Je démontre d'abord la tendance aliénante inhérente au phénomène organisationnel en général et comment les organisations sont le lieu où s'incarnent les rapports sociaux y compris les rapports aliénants. La bureaucratie moderne dans sa recherche de rationalisation intégrale des actions et même des pensées pousse à leur limite les tendances aliénantes du phénomène organisationnel.

Il faut remettre en question aujourd'hui l'analyse de Marx qui faisait des rapports de production matérielle le lieu primordial de l'aliénation. Il est de plus en plus clair que l'activité centrale de nos sociétés est de se produire elles-mêmes et que le terrain économique est un des quelques terrains importants et non le seul ; ces divers terrains d'ailleurs se relativisent et s'interpénètrent. C'est cette production de la société par elle-même qui est l'enjeu des principales organisations contemporaines, donc de la bureaucratie. L'aliénation techno-bureaucratique a par le fait même supplanté l'aliénation économique, comme problème-clé de la dynamique sociale.

Cette analyse est complétée par un tour d'horizon plus large des manifestations actuelles de l'aliénation. Tout d'abord, l'aliénation économique demeure importante, mais elle prend des visages nouveaux : le système économique se mondialise et de même l'exploitation ; l'aliénation de l'acte même de travail se systématise au fur et à mesure que l'idéologie du productivisme et de la croissance étend son emprise, rejoignant même le consommateur par un réseau d'obligations sociales qui réifient l'acte de consommer. Dans une même économie, les rapports [iv] entre régions et entre secteurs créent une nouvelle dynamique de paupérisation. Enfin, l'envahissement de sphères toujours plus nombreuses de la vie privée par l'économie marchande étend très loin les conséquences aliénantes de l'inégalité économique.

Au-delà de leur fonctionnement interne, plusieurs organismes bureaucratiques génèrent des normes qui enrégimentent la vie d'à peu près tout le monde. Entre ceux qui standardisent la vie des autres et ceux qui y sont contraints, on peut véritablement parler des nouveaux rapports de classes. Dans le champ où la culture produit des grilles de perception de la réalité et des orientations pour la conduite, la réification est très forte et la réciprocité des initiatives peu possibles : je décris ces phénomènes comme composant l'aliénation culturelle. Enfin, deux dernières formes d'aliénation sont deux facettes d'une même tendance de nos sociétés à cloisonner les statuts sociaux : les uns voient leurs besoins et leurs problèmes pris en charge de façon unilatérale par des systèmes, des règlements et des experts ; les autres - et parfois les mêmes sous d'autres rapports - sont péremptoirement mis à l'écart de secteurs importants de la vie sociale.

Dans un dernier chapitre, j'applique expérimentalement l'outillage conceptuel et méthodologique proposé dans cette thèse à quelques analyses d'un milieu particulier d'intervention, la Faculté d'Education Permanente de l'Université de Montréal. Je me penche d'abord sur un phénomène particulier, la recherche très grande de développement socio-affectif observable dans cette faculté, recherche paradoxale si on prend en considération l'orientation cérébrale et le contexte anonyme de la grande université urbaine contemporaine. J'y vois des indices d'une aliénation assez profonde de ces populations face aux possibilités de réussite dans des secteurs plus centraux de l'échange économique et dans les formes institutionnellement valorisées de [v] la communication universitaire. Lieu de dommages réels, la performance socio-affective n'en serait pas moins un des secteurs de la vie les plus ouverts à un déblocage, vu l'affaiblissement récent des forces de réification culturelle affectant la vie privée.

La timidité de la faculté à aborder de façon pratique les problèmes économiques les plus actuels peut être comme le symptôme d'une double aliénation : une réification culturelle interne à l'Université qui ne peut s'écarter de l'optimisme humaniste ou des discours globalisants - et la centralisation croissante des décisions économiques auxquelles ont de moins en moins accès les citoyens ordinaires.

Le terrain sur lequel la faculté a eu l'action désaliénante la plus évidente touche les formes mêmes de l'intervention universitaire : dépassement des formats bureaucratisés de transmission du savoir dans les activités culturelles, dépassement de la norme de gratuité désengagée dans l'aide à la promotion collective. Sur ce dernier terrain, la nécessité de lutter sur le terrain des techno-bureaucrates fait cependant surgir une catégorie d'experts militants, dont la présence laisse intacte l'état de dépendance réifiée des populations desservies. L'émergence d'un nouveau dossier comme celui de la condition féminine souligne un dilemme stratégique apparenté : l'accès de certaines femmes aux décisions politiques et budgétaires et le souci de la promotion du plus grand nombre apparaissent difficiles à concilier.

La conclusion veut surtout faire ressortir que les exigences de l'action sociale ne sont pas les mêmes que celles de l'analyse sociologique : autant cette dernière doit, pour jouer un rôle, privilégier la compréhension des structures avec un regard dont l'objectivité soit le moins possible compromise par le désir et les valeurs, autant la lutte contre l'aliénation fait appel à une volonté humaine, à des choix éthiques et politiques, et le simple remplacement de structures par d'autres structures constitue-t-il un cul-de-sac.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 1 octobre 2017 19:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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