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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

André THIBAULT, L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention. (1980)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte d'André THIBAULT, L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention. Thèse de doctorat en sociologie, sous la présidence du jury, Marcel Rioux. Montréal: Université de Montréal, février 1980, 272 pp. [L’auteur nous a accordé le 17 juillet 2017 l’autorisation de diffuser en libre accès à tous sa thèse de doctorat dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

L’aliénation, outil d’analyse et d’intervention

Introduction

"Je me lève, la plaine a supprimé le jour"
- Gilles Cyr Introduction


Je tente dans le présent travail de faire le point de mon cheminement intellectuel et social et d'éclairer les raisons d'étudier et d'agir qui guident ce cheminement. Il commence par le pronom "je". Ca pourrait être vu comme l'étalage d'un narcissisme imbu de sa performance et se prenant pour un centre privilégié de connaissance et d'évaluation du monde.

C'est au contraire pour bien marquer les limites de ma contribution, sa fragilité, que j'adopte dès le point de départ ce ton plutôt personnel que je vais garder par la suite. Dans beaucoup d'ouvrages de sociologie, l'assurance neutre et solennelle du langage employé laisse l'impression que c'est toute l'institution sociologique qui s'exprime parla plume d'un seul ; la modestie apparente de ce processus me paraît plutôt couvrir de la crédibilité impressionnante de toute la communauté scientifique, le caractère forcément relatif, particulier et précaire de tout accomplissement individuel dans le domaine.

Cette contribution fragile consiste à explorer, après bien d'autres, dans quelle mesure un terme comme "l'aliénation" constitue un outil fécond pour l'analyse des problèmes sociaux et l'action face à ces problèmes.

Mais pourquoi alors refaire ce que d'autres ont déjà fait ? Parce que l'aliénation est un outil analytique et non un concept qui traduirait l'essence d'une réalité absolue. Autrement dit, c'est un de ces mots [2] construits par besoin d'analyser les relations entre certains phénomènes. Vu que les problèmes eux-mêmes, les préoccupations, les perspectives de l'action sociale se modifient, il est nécessaire de remettre à jour périodiquement les outils intellectuels dont nous nous servons.

Le fait de proposer une définition personnelle de l'aliénation ne signifie donc pas que je croirais avoir enfin trouvé la vérité après des siècles d'erreurs. Tout simplement une certaine pratique de l'analyse et de l'intervention, que je partage avec plusieurs de mes contemporains a nécessité que j'y ajuste l'outil conceptuel dont je me servais.

Il fallait le faire en me situant face à la tradition. Aussi bien avouer que mon intention originale n'était pas d'y investir la majeure partie de mes énergies. Cette réserve n'est pas un dédain de la tradition. Mais il faut bien constater que dans le champ de la sociologie, les tâches sont nombreuses et que chacune est très exigeante. La maîtrise des auteurs ayant traité un sujet donné peut à elle seule monopoliser une carrière, et cela se comprend tout-à-fait dans le cas où quelqu'un se consacre essentiellement à la vie interne de la discipline elle-même. Ce n'est pas mon cas.

J'ai donc adopté une solution de compromis. Heureusement, certains ont déjà fait un bilan de la tradition intellectuelle touchant l'aliénation, et le consensus actuel reconnaît à leur bilan un haut degré de fiabilité. J'ai largement utilisé, par conséquent, les analyses faites par Ludz et surtout Israël. Là où j'ai cru nécessaire d'approfondir une pensée, je suis allé à la source, et c'est le cas de Marx en particulier. Enfin, j'ai dans les années récentes porté une attention soutenue aux articles parlant d'aliénation dans les principales revues de sociologie.

[3]

Je commence donc par un historique à vol d'oiseau des principaux usages qu'a connus le terme d'aliénation. Il s'en dégage un certain nombre de dilemmes qui ont jalonné régulièrement cette histoire ; j'en expose les grandes lignes, je décris les principales solutions qui ont été envisagées, et j'essaie de préciser lesquelles sont le plus pratiques pour une analyse orientée sur l'intervention sociale. Cela m'amène à proposer une définition, à en explorer un peu le contenu et à suggérer certaines orientations méthodologiques appropriées.

Il reste alors à appliquer cet outil à divers phénomènes sociaux. L'intention de mon deuxième chapitre est de présenter la bureaucratie Comme la forme d'institution aliénante par excellence dans le monde contemporain. Le chapitre suivant cherche à illustrer quelques autres terrains majeurs d'aliénation : l'économie moderne dans toute sa complexité, l'enrégimentation que créent les poussées d'une certaine ingénierie sociale, le fonctionnement concret des rapports sociaux en matière culturelle, la prise en charge par les systèmes, et les mécanismes de l'exclusion sociale.

Dans ces deux chapitres descriptifs, quelle est la part de matériel empirique nouveau ? Il arrive parfois que je me réfère à une étude très détaillée que j'ai menée et qui s'intitule "L'univers social des employés de bureaux de 1'Hydro-Québec". Plus souvent, mes exemples sont le fruit d'un effort systématique de longue durée pour observer, analyser, interpréter l'information directe et indirecte que j'ai emmagasinée sur la société dans laquelle nous vivons. Si l'opération s'était déroulée en un temps plus précis ou limité chez les Inuit ou dans un village rural isolé, ça s'appellerait de l'observation participante ou de l'ethnométhodologie. Où est la différence fondamentale ? On pourrait y voir des évidences banales. Je ne le crois pas. Tâcher de trouver des liens supplémentaires dans un bassin [4] d'observations facilement accessibles n'est pas nécessairement facile et l'histoire de la connaissance fait voir là une direction prometteuse. Newton n'apportait pas un fait nouveau lorsqu'il mentionna avoir vu tomber une pomme. L'explication qu'il proposait ouvrait des portes.

Ces portes ont conduit à une loi scientifique qui a été considérée universelle jusqu'à l'apparition de la théorie de la relativité. Mais avant d'être une loi, la gravitation a dû être une hypothèse, un concept à construire mentalement pour l'essayer dans diverses situations. Cela aurait même pu ne pas conduire à une loi et néanmoins y demeurer utile durant un certain temps. J'ai été très marqué en début de carrière par un petit ouvrage de méthodologie fondamentale où Kaplan (1964, p.266) argumente qu'on ne pourra jamais démontrer la réalité du ça, du moi et du surmoi ; mais comme l'usage de ce cadre conceptuel permet d'offrir de certains phénomènes concrets des explications satisfaisantes et même d'aider des gens à surmonter certaines difficultés, ces concepts y trouvent une légitimité suffisante. Avec des ambitions infiniment plus modestes que celles de Freud et Newton, c'est à cette étape de démontrer la vraisemblance d'un outil conceptuel, que j'en suis au moment de rédiger ce travail.

Il comporte cependant un pas additionnel. Au-delà de l'expérimentation mentale sur un ensemble de réalités tirées globalement de l'environnement social, un dernier chapitre va approfondir un contexte plus précis, celui de la Faculté d'éducation permanente de l'Université de Montréal. Je soumettrai alors diverses informations empiriques sur ce milieu à la grille d'analyse proposée.

Cet ouvrage est donc difficile à situer par rapport aux catégories classiques de "thèse théorique" et de "thèse empirique". La tradition universitaire a voulu que la thèse théorique ait comme objet essentiel la littérature sociologique et que la thèse empirique se nourrisse d'une recherche précise sur un "univers" concret bien délimité. C'est plus à la tradition de l'essai que cette tentative peut se rattacher, et dans la mesure où [5] la phénoménologie sociale pourrait être vue comme une zone frontalière commune entre la sociologie et la philosophie, il me semble que cet ouvrage trouverait là son territoire le plus naturel.

Il pose un autre problème de style, dans les passages qui prennent quelques libertés avec les habitudes du genre didactique. Le dosage est difficile à trouver : jusqu'à présent, ces libertés ont été jugées excessives par certains collègues, et beaucoup trop timides par d'autres lecteurs curieux d'une réflexion sur les faits sociaux mais n'appartenant pas d'avance au club des initiés.

Je ne prétends pas que le ton trouvé soit une réussite, mais je voudrais au moins faire connaître la légitimité du choix qu'il tente d'exprimer. Je suis au départ profondément angoissé par le peu d'impact de la production intellectuelle des sociologues sur les acteurs sociaux concernés par les thèmes que nous abordons, mais profanes face aux langages de notre discipline. Il y a un problème de vocabulaire mais surtout un problème de ton : l'austérité des présentations, la linéarité des raisonnements la sécheresse des commentaires, sont souvent de nature à éteindre la curiosité du public potentiel. Pour des raisons qui me paraissent très discutables, la communauté scientifique se donne des règles habituelles de communication qui rendent souvent sa production rébarbative ; la lutte sur ce plan peut être très longue et je l'accepte. Mais dans l'immédiat, si ces règles habituelles refusaient de tolérer des exceptions, une telle intransigeance reviendrait à imposer la fermeture de la sociologie sur elle-même comme une condition minimale de légitimité : le plus petit désir de responsabilité sociale forcerait alors à dénoncer publiquement une telle situation avec la dernière des énergies.

Un dernier élément de style nécessite des clarifications. Il m'arrive, non pas de prouver mais d'illustrer mon raisonnement à partir d'exemples pris soit dans l'actualité, soit dans mon environnement et mon vécu. Ces derniers ont conduit de rares lecteurs à des interprétations dont j'admire l'ingéniosité [6] Imaginative mais dont la distance avec mon propos réel est non moins fabuleuse. Ainsi si j'utilise la description du fonctionnement d'une petite troupe de théâtre marginale pour clarifier une forme d'intégration je suis surpris de devoir le préciser : mon intention n'est pas d'inviter toute la société à se calquer dans son fonctionnement sur le monde un peu euphorique de la production culturelle parallèle. J'y vois tout simplement â l'œuvre des "possibles" humains, moins visibles dans d'autres situations, et qui permettent d'explorer le "possibles" d'autres institutions .

Reste l'infirmité irréductible qui consiste à être situé à un endroit précis et limité dans le temps, l'espace et la société. Il est évident que la portée de tout ce qui va suivre ne peut avoir qu'une validité partielle étant donné que l'information et les outils d'analyse dont je dispose sont ceux que ma place dans l'histoire a mis à ma disposition, rien de plus. Pour l'individu, la seule porte de sortie c'est d'être conscient de cette limite. Tous ceux qui ont prétendu apporter sur quoi que ce soit un point de vue universel, que ce soit au nom de la science ou de la religion, ont dû, un jour ou l'autre, ravaler leur salive. J'entre donc sur la "scène" où de nombreux autres points de vue particuliers se sont déjà exprimés pour y donner les quelques "répliques" qui me sont possibles et j'attends avec intérêt les points de vue particuliers qui répondront au mien. Ce débat est la seule possibilité de cheminer ensemble vers un peu plus de vérité. Comme il est bon de citer parfois des classiques, je me référerais à la phrase lapidaire de Husserl, que je confesse il est vrai ne connaître que par Merleau-Ponty (1960) : "L'objectivité transcendantale est 1'intersubjectivité".

Ce dernier terme est lui-même ambigu. Il peut désigner à la fois le produit relativement neutre de l'accord entre des subjectivités diverses, ou au contraire, cette diversité elle-même avec les divergences et confrontations qu'elle entraîne. Je suis convaincu qu'il est avantageux de [7] ne sacrifier ni l'un ni l'autre. D'un côté donc je veux essayer de construire un concept qui aide à nommer des phénomènes observables en réduisant au minimum les écarts d'interprétation. De l'autre, je veux avouer que ma contribution n'est que celle d'un individu, avec son poste d'observation particulier, ses raisons d'agir, sa sensibilité. S'il y a positivisme dans le premier cas, c'est un positivisme qui se limite à la méthode, une discipline du regard, et non une croyance que tout s'explique par les faits perçus et mesurés. S'il y a subjectivisme dans le second cas, il veut reconnaître les limites et la fragilité que ma conscience individuelle partage avec toutes les consciences individuelles, et surtout pas faire du "je" le lieu d'une certitude supérieure.

Préciser ainsi sa position épistémologique c'est sans doute aussi utile que faire des gammes pour un pianiste... et aussi ennuyeux pour les autres. Je m'en excuse et je passe à quelque chose de plus simple. S'il est un usage, dans le monde académique, dont je souhaite le maintien, c'est celui de remercier les personnes qui nous ont aidés à produire un travail.

Ce n'est pas tomber dans le genre romanesque d'admettre que les dettes de reconnaissance les plus grandes vont au support émotif que l'on reçoit de ses proches : c'est tout juste se rappeler qu'on est des gens comme tout le monde, et non de purs cerveaux flottant sereinement au-dessus de la condition commune. Et il faut redire dans l'université que cette période de concentration qu'on passe sur une thèse, notre entourage a besoin d'une grosse dose de patience pour y réagir de façon positive. Ce leur est d'autant plus ingrat que le produit est rarement de nature à les intéresser. J'espère que cette étape étant franchie, je pourrai désormais consacrer la majeure partie de mes énergies intellectuelles à des tâches qui serviront un public moins spécialisé.

Au plan intellectuel proprement dit, je remercie ma famille d'avoir toujours encouragé ma curiosité et de m'avoir fait grandir dans un [8] milieu où la discussion ouverte était une réalité quotidienne. Par la suite, comme la plupart des gens de ma génération, j'ai rencontré durant mon cours classique quelques éducateurs originaux qui ouvraient des fenêtres et stimulaient le courage intellectuel. Ce sont surtout les abbés Jean-Paul Tremblay et Dominique Gravel qui m'ont laissé le souvenir le plus vif sur ce plan. À ce dernier se rattache l'école sociale qu'a été la J.E.C., suivie par une implication dans les structures générales de l'Action catholique ; inspirée alors par des croyances que je ne partage plus, cette expérience de vie et d'action m'a laissé une préoccupation durable pour les problèmes sociaux, les gens et la vie quotidienne.

La préoccupation sociale est donc venue avant la sociologie. Je ne connais personne dans la profession dont l'évolution ait été inverse. Comme la mode n'était pas encore aux ruptures épistémologiques, nos professeurs à l'université ne nous ont pas fait le coup du chemin de Damas. On ne nous a pas fait croire que nous passions de la pure illusion naïve à la pure illumination scientifique. On nous a donné, avec compétence et disponibilité, des instruments pour supporter, préciser, enrichir une démarche qui était et demeure celle d'acteurs sociaux essayant de comprendre mieux un monde d'une complexité déroutante. Etant encore peu nombreux, nous avons bénéficié, avec nos professeurs, d'une relation personnalisée qui a pu résister au temps.

Ma curiosité de rural face au monde urbain constituait un terrain propice pour l'intérêt que Jacques Dofny a su éveiller chez plusieurs d'entre nous à l'endroit de la sociologie du travail. Ca lui a valu la charge de diriger mon mémoire de maîtrise, puis ma thèse de doctorat, double tâche dont il s'est acquitté de la manière la plus encourageante. Quant à mon intérêt pour la sociologie du travail, il m'a conduit pendant quinze ans à une tâche de recherche à 1'Hydro-Québec. J'ai beaucoup apprécié les facilités de recherche que j'ai trouvées, ainsi que l'encouragement de quelques compagnons de travail. Cette situation m'a bien sûr rendu particulièrement sensible aux phénomènes bureaucratiques. Par contre, je n'ai pu [9] réussir à assimiler l'esprit et le mode de vie du cadre d'entreprise, et les amateurs d'une sociologie de la connaissance plus ou moins mécaniste feraient mieux d'explorer d'autres pistes pour éclaircir les biais possibles du texte qui va suivre : par exemple une origine petite-bourgeoise rurale suivie d'une migration individuelle vers la ville... !

Le milieu qui présentement alimente ma vie intellectuelle est la faculté d'éducation permanente de l'Université de Montréal. Le désir de rendre la connaissance utile et accessible y est peut-être le principal dénominateur commun. Le tournant de la quarantaine m'ayant déjà fait découvrir les limites des forces d'un individu, je suis sûr que sans le climat d'un tel milieu de travail, j'aurais flanché devant certains obstacles parfois très décourageants qui ont jalonné ce travail et la démarche dont il fait partie.

Enfin, entre le manuscrit bigarré et raturé et le produit bien présenté qui échoit au lecteur, il a fallu la patience méticuleuse de ces personnes qui bravent le mal de dos et l'épaisseur de nos briques devant leur appareil dactylographique. Gisèle Thériault dans un e première étape, puis Thérèse Lapierre, y ont mis un perfectionnisme et une compétence dont je leur suis reconnaissant.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 1 octobre 2017 19:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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