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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gladys L. Symons, “La culture des organisations: une nouvelle perspective ou une mode des années 1980 ?”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Gladys L. Symons, avec la collaboration de Yves Martin, La culture des organisations. Questions de culture, no 14, pp. 1-10. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1988, 220 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec.

[21]

Questions de culture, no 14
“La culture des organisations.”

PREMIÈRE PARTIE
1

 “La culture des organisations :
une nouvelle perspective
ou une mode des années 1980 ?


par
Gladys L. Symons

Après une décennie de recherche, beaucoup d'encre ayant coulé, arrive le moment d'évaluer le chemin parcouru par la notion de culture organisationnelle. Le concept a-t-il contribué à l'interprétation de notre société technologique moderne ? Nous ouvrons le débat avec une question précise : le concept de la culture organisationnelle marque-t-il le début d'une nouvelle perspective pour l'analyse des organisations ou est-ce simplement une mode des années 1980 ?

Pour répondre à cette question, nous explorerons différentes pistes de réflexion. Premièrement, nous considérerons d'un œil critique l'utilisation de la notion de « culture » dans les études de sciences administratives, en faisant ressortir les contradictions inhérentes à son application aux grandes organisations formelles. Ensuite, nous analyserons les techniques de recherche utilisées dans les études sur la culture des organisations, mettant en évidence les difficultés méthodologiques auxquelles sont confrontés les chercheurs dans le domaine. Enfin, nous réfléchirons à l'avenir du concept en examinant son utilité pour l'analyse des organisations dans les sociétés post-industrielles.

[22]

LA CULTURE EST-ELLE
LE CONCEPT APPROPRIÉ ?


Bien qu'il puisse sembler étrange de s'interroger sur l'utilisation du terme « culture organisationnelle », alors qu'on consacre un volume entier à son analyse, la question, à notre avis, doit être abordée. Il pourrait s'avérer possible que l'étude de la culture nous fournisse moins de réponses et pose davantage de questions que ce à quoi nous nous attendions.

Le phénomène du transfert de concepts

L'apparition de la « culture organisationnelle » dans la documentation administrative est un bel exemple d'un vieux stratagème analytique, connu sous le nom de transfert de concepts (displacement of concepts) (Schon, cité dans Ramos, 1984, 53), qui consiste à emprunter des idées développées dans un domaine d'étude pour les appliquer à un autre champ d'analyse. Le but de cet exercice est d'essayer de comprendre un phénomène inconnu, à partir d'un autre qui est déjà connu. Bien utilisée, une telle manœuvre devient un puissant instrument analytique pour l'avancement des connaissances.

Donc, dans les études de la culture organisationnelle, on déplace le terme « culture » de ses racines anthropologiques et sociologiques pour le transférer et l'appliquer aux domaines de la gestion et de la théorie des organisations. On utilise alors le concept de « culture » pour tenter de rendre compréhensible un aspect important de la vie organisationnelle, à savoir les significations qui rendent possible l'organisation.

Dans certains cas le transfert réussit ; dans d'autres, il échoue. Comment expliquer ce phénomène ? Dans le premier type d'analyse, on « déplace » le concept de culture ; par contre, dans le deuxième cas, il est mal utilisé. La distinction entre les deux est ténue. Selon Ramos (1984, 63) :

[23]

Présentement, le mauvais emploi des concepts empoisonne le champ de la théorie des organisations. Ce phénomène se produit quand l'extension d'une théorie, d'un modèle ou d'un concept, du phénomène A au phénomène B, ne tient pas après un examen exhaustif, parce que le phénomène B s'inscrit dans un contexte particulier dont les caractéristiques spécifiques ne correspondent que partiellement au contexte du phénomène A *.

Le transfert des concepts fait appel à un phénomène connu pour en comprendre un autre qui ne l'est pas. Or, dans plusieurs études sur la culture des organisations, le concept de culture n'est vraiment pas assimilé, mais plutôt compris superficiellement. Même s'il est d'usage courant, très souvent il n'est pas utilisé dans sa juste acception ; il est alors dépourvu de sens et appliqué d'une manière simpliste, ce qui le rend peu efficace pour la compréhension des aspects de la vie organisationnelle peu familiers par rapport à ceux qui sont connus.

Par exemple, il arrive qu'en faisant le transfert, on prive la culture organisationnelle de sa signification profonde, et l'analyse dite « culturelle » est réduite à l'étude d'histoires, de mythes et de légendes, de même qu'aux valeurs des dirigeants. Ainsi, la culture organisationnelle devient un instrument de contrôle pour la direction. Une telle approche nous apprend peu de choses sur la complexité de l'activité humaine reliée à la construction et à l'utilisation des systèmes de significations — à savoir, l'édification de la culture — dans une organisation.

De plus, lorsque l'on considère que les organisations n'englobent qu'un groupe homogène de membres qui partagent la fameuse culture organisationnelle, ou la culture d'entreprise, cette perspective superficielle n'apporte rien de nouveau à l'analyse de la vie de l'organisation. D'ailleurs, la vie de l'organisation peut-elle créer et maintenir une culture dans le véritable sens du mot ?

[24]

Si nous sommes audacieux au point de déclencher l'attaque, nous devons maintenant sortir les munitions. Nous amorcerons les manœuvres avec une comparaison de la signification profonde de la « culture » par rapport à l'utilisation que l'on en fait dans certaines catégories de travaux sur la gestion et dans certains types d'analyses organisationnelles.

Les contradictions dans l'étude
de la culture organisationnelle


Les contradictions inhérentes à l'étude de la culture organisationnelle découlent de la difficulté de transférer le concept. Il existe des différences significatives entre la « culture organisationnelle » et la signification sociologique du mot « culture ». Ces concepts ont ceci de commun qu'ils sont des phénomènes symboliques, appris et transmis par des expériences de socialisation. À première vue, il semble que les similitudes se limitent à cette observation plutôt banale.

La présence d'une culture sous-entend qu'il existe une collectivité humaine qui la crée et qui la soutient. Or, cette collectivité possède un passé commun, ainsi qu'un sentiment d'appartenance partager par les membres. Le groupe développe et emploie un langage qui exprime sa spécificité. La culture d'une collectivité se transmet de génération en génération aux nouveau-nés qui sont des tabula rasa. Et, finalement, la culture personnalise l'expérience humaine et, donc, la rend significative.

Une histoire commune

Même s'il est vrai qu'une organisation possède une histoire et un passé, ils ne sont pas nécessairement partagés par tous ses membres. La mobilité sociale et géographique, ainsi qu'un taux de roulement assez élevé dans certains secteurs et dans certaines industries, font qu'il n'est pas du tout rare de voir des bureaux où la majorité des travailleurs ne connaissent pas les traditions organisationnelles. À titre d'exemple, nous avons récemment visité [25] un bureau gouvernemental où, six mois plus tôt, nous avions réalisé une étude. À notre grand étonnement, plusieurs des employés avaient quitté le service. Parmi les personnes présentes, plusieurs ne connaissaient guère l'histoire de l'organisation.

Le sentiment d'appartenance

Le sentiment d'appartenance qui règne au sein d'une collectivité permet aux membres de se percevoir comme une communauté distincte. Or, étant donné la présence au sein de l'organisation de groupes professionnels et d'autres groupes d'intérêt, on se demande si on peut véritablement parler d'un sentiment d'appartenance parmi les travailleurs d'une organisation donnée. De plus, les similitudes des structures bureaucratiques à travers les organisations dans notre société technologique, ainsi qu'une solidarité ouvrière engendrée par les syndicats inter-organisationnels, rendent problématique la notion d'une « communauté distincte ».

Le langage

La question du langage pose un autre problème eu égard au transfert du concept de culture à l'analyse organisationnelle. Dans son sens sociologique et anthropologique, la spécificité d'une communauté s'exprime à travers la langue. Cette dernière permet l'édification d'un système de significations qui est intersubjectif, c'est-à-dire partagé par une pluralité de personnes. Or, bien que l'on puisse faire valoir (de manière convaincante) que le langage des groupes professionnels fonctionne ainsi (voir, par exemple, l'article de Ouellet et al.), tel n'est pas le cas en ce qui concerne le langage bureaucratique en général. Certes, le langage bureaucratique est tronqué et unidirectionnel. Il limite plutôt qu'il élargit la portée des expériences et des idées auxquelles nous pouvons penser et dont nous pouvons parler (voir Hummel, 1977). Dans le discours bureaucratique, le langage technique remplace le langage de l'action humaine (Ferguson, 1984,15), et les termes et acronymes [26] spécialisés rendent impersonnelle l'interaction sociale au bureau. Les études de ce volume, aussi bien que d'autres (voir, par exemple, Foucault, 1972 ; Habermas, 1972 ; Morgan et al., 1983), démontrent l'impact des formes linguistiques sur la vie de l'organisation. On peut constater, sans entrer pleinement dans le débat, qu'une culture nous fournit une langue, tandis qu'une culture organisationnelle ne nous offre qu'un langage.

La transmission culturelle

La transmission culturelle s'effectue au niveau des organisations et de la communauté en général. Bien que les mécanismes d'acquisition culturelle soient semblables dans les deux cas, le processus diffère selon la nature du milieu en question. Dans le cas des organisations du monde du travail, par exemple, les adultes possèdent déjà une culture quand ils y accèdent. L'individu acquiert une nouvelle culture, mais il peut aussi influencer cette culture et, dans une certaine mesure, la modifier. L'impact précis qu'exercent les membres sur la culture d'une organisation demeure une question empirique (voir Symons, 1986).

Les expériences significatives

La culture d'une collectivité offre à ses membres des expériences humaines significatives. Elle transforme un entourage impersonnel en un milieu personnalisé (Jaeger et Selznick, 1964, 658). C'est sans aucun doute cette caractéristique de la culture qui rend son transfert à l'analyse organisationnelle le plus problématique, car il existe chez l'être humain un désir de rompre l'anonymat et de personnaliser davantage son environnement. À titre d'exemple de ce phénomène, Jaeger et Selznick (1964, 658-659) nous suggèrent l'effort qui est nécessaire pour maintenir les relations impersonnelles dans les organisations. Ils affirment :

Dans ce sens, le système des organisations formelles va contre nature. Il exige un effort conscient pour maintenir un mode de vie [27]

discipliné et compartimenté, ce qui est contraire à quelques-unes des pulsions humaines.

La contradiction engendrée par l'utilisation de la métaphore de la culture dans l'analyse organisationnelle est précisément l'écart entre l'anonymat de la bureaucratie et la nature intime de la culture. Les organisations ne représentent qu'une fraction de la vie de l'individu, tandis que la culture, dans son sens profond, renferme toute la gamme des valeurs humaines et touche des questions fondamentales telles que la vie et la mort, l'amour et la haine, la justice, la liberté, l'égalité, etc. (Hummel, 1977, 3).

La culture organisationnelle est restrictive en ce qui concerne les valeurs humaines. Cela ne signifie pas que ces valeurs n'entrent pas en jeu, les études réunies dans ce volume le font bien voir. Néanmoins, le but principal de la bureaucratie est d'accroître la productivité, l'efficience, l'efficacité et le contrôle. Cela est bien loin de la grande diversité des valeurs et des intérêts humains qui caractérisent notre existence. En effet, une des tâches de la bureaucratie consiste à se débarrasser de tout ce qui est personnel ou humain, ou, comme Berger et al. (1973, 32) le disent si éloquemment, « to control the unfortunate intrusions of concrète humanity into the anonymous work process ».

Critique de la perspective « managérielle »
et de la « culture d'entreprise »


Notre principale critique des travaux traitant de la culture organisationnelle vise l'approche de « la culture comme variable », qui trouve son expression pratique dans le terme corporate culture ou culture d'entreprise. Cette utilisation du concept soulève de nombreux problèmes, dont plusieurs sont issus des postulats de base à l'origine de l'utilisation du concept. Cela suppose que les gestionnaires peuvent manipuler la culture comme ils le font pour la structure organisationnelle. De plus, cela sous-entend qu'il n'existe qu'une culture identifiable dans l'organisation et que cette culture [28] d'entreprise est partagée par les gestionnaires de même que par les travailleurs.

La culture d'entreprise, qui est en réalité une idéologie « managérielle », devient la culture de l'organisation. Par cette prestidigitation, on réduit au silence les voix d'autres membres de l'organisation. En tant qu'idéologie, la culture d'entreprise limite, d'une manière significative, les connaissances que nous pouvons acquérir au sujet des organisations. L'exemple de la division d'embouteillage d'une brasserie, décrit par Aktouf dans ce volume, nous fournit un cas d'espèce. Si le chercheur avait accepté la perspective des dirigeants comme représentative de la seule et unique culture de l'organisation, il n'aurait jamais découvert la vision tout à fait différente que présentent les ouvriers.

Certains auteurs, bien qu'admettant que les dirigeants et les travailleurs ne partagent pas nécessairement la même vision de l'organisation, proposent une solution facile pour résoudre cette contradiction. La tactique consiste à socialiser les travailleurs et, de cette façon, à les convaincre de percevoir le monde à la manière des gestionnaires et d'accepter la définition « managérielle » de la situation. Comme nous l'expliquent Killman et al. (1985, x),

la meilleure façon de couronner de succès une entreprise, c'est de posséder une culture qui incite tous les membres à adopter, par entente tacite, l'approche, l'attitude et le comportement les plus efficaces au travail.

Cela, bien sûr, signifie la stratégie la plus efficace du point de vue des objectifs des gestionnaires. Or, il n'est pas certain que cette perspective soit celle de l'ouvrier.

Alvesson (1986, 111) nous fournit une autre critique de cette approche des gestionnaires et des consultants. Il constate, à travers une bonne partie de la documentation, une prépondérance des définitions superficielles de la culture (qui ignorent les éléments culturels de base tels que la langue, l'ethnicité, le sexe, l'âge, les classes sociales, etc.), ainsi que des descriptions imprécises de l'organisation (qui ne considèrent que la coalition dominante ou la technostructure, et non l'organisation dans sa totalité).

[29]

En conséquence, si l'on entend conserver tout leur sens aux définitions de la culture et de l'organisation, il est peu probable que l'on puisse manipuler la culture organisationnelle ainsi que le suggèrent les études sur la question. Par exemple, une idée qui a eu beaucoup de succès est qu'il existe une corrélation directe entre une culture « forte » et la réussite de l'entreprise. Comme le disent Deal et Kennedy (1982), « une culture forte permet aux gens de se sentir bien par rapport à ce qu'ils font, de telle sorte qu'il est probable qu'ils travaillent plus fort ». Cependant, la relation entre les cultures fortes et les réussites industrielles est, à vrai dire, problématique (voir Wilkins et Ouchi, 1983).

La conceptualisation de la culture organisationnelle comme la culture d'entreprise, ou comme un outil de gestion, entrave notre réflexion et nous éloigne plutôt que de nous rapprocher d'une compréhension plus complète de la réalité de la vie organisationnelle dans toute sa complexité.

LES CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES
POUR L'ÉTUDE DE LA CULTURE
ORGANISATIONNELLE


Les études que l'on retrouve dans ce volume traitent d'organisations spécifiques dans des industries et des secteurs différents, et ont été entreprises par des chercheurs travaillant indépendamment l'un de l'autre. Cependant, il est intéressant de noter que plusieurs auteurs ont choisi une méthodologie semblable. La méthode ethnographique notamment, utilisant soit l'observation participante, soit l'observation non participante *, est une approche privilégiée par beaucoup de chercheurs œuvrant dans le domaine.

[30]

Comme en témoigne la description méthodologique que nous offre Aktouf, par exemple, l'analyse ethnographique est une entreprise qui prend beaucoup de temps, qui exige que l'on se voue entièrement à la tâche et que l'on possède un souci du détail hors du commun. Cependant, c'est justement une telle méthodologie qui rend davantage justice à la vie symbolique des organisations.

Si nous acceptons la définition sémiotique de la culture que nous fournit l'anthropologue Greetz, une analyse culturelle, soit d'une tribu, soit d'une organisation, représente une tâche énorme. Comme il le constate :

Étant de l'avis de Weber, à l'effet que l'individu est un animal suspendu à une toile de significations qu'il a lui-même tissée, je considère que la culture, c'est cette toile et donc, son analyse n'est pas une science expérimentale qui cherche à établir des lois, mais plutôt une science interprétative à la recherche de significations (Greetz, 1973, 5).

Greetz explique les difficultés inhérentes à une technique de recherche appropriée à l'étude de la culture. Un des problèmes majeurs soulevés par les études ethnographiques est celui de la prédiction, car la théorie culturelle ne peut, du moins dans le sens précis du terme, y parvenir (p. 26). Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette caractéristique de la culture rend sa manipulation difficile.

De plus, l'étude de la culture est tellement complexe qu'il est difficile de savoir à quel moment on a circonscrit, plus ou moins, les grandes lignes de la question. Comment surmonter ce problème ? Les subterfuges incluent :

transformer la culture en folklore et en faire la cueillette, la convertir en traits distinctifs et les compter, l'aménager en institutions et les classifier, la transformer en structure et jouer avec. Mais ils restent des échappatoires... L'anthropologie, tout au moins l'anthropologie interprétative, est une science dont le progrès se distingue davantage par la subtilité du débat que par la perfection du consensus. Ce qui s'améliore, c'est la précision avec laquelle nous nous contrarions (p. 29). [Souligné dans l'original].

[31]

Si nous prenons cette perspective au sérieux, il faut reconnaître que l'analyse culturelle est une entreprise laborieuse dont les résultats sont incertains. Même si certains analystes sont d'avis contraire (voir Beyer et Trice, 1987), une analyse en profondeur de la culture organisationnelle ne se prête pas à l'approche du quick fix souhaitée par les gestionnaires. À vrai dire, la mise entre parenthèses phénoménologique de la réalité « prise pour acquis », qui est nécessaire pour une analyse réelle de la culture, est difficile même pour des chercheurs bien formés à la méthode. Demander aux consultants et aux gestionnaires de suivre ce processus est tout à fait irréaliste.

En parlant avec un consultant qui était en train d'étudier la culture d'une organisation, je lui ai demandé de m'expliquer sa méthodologie. « Oh, c'est assez simple », m'a-t-il dit. « J'ai convoqué une réunion des cadres supérieurs et nous avons discuté des valeurs de l'organisation. » Intriguée par cette approche, je lui ai demandé comment il s'assurait qu'il parvenait à la culture organisationnelle et comment il savait que la perspective des gestionnaires était partagée par d'autres employés de l'organisation. Il m'a répondu : « Il n'est pas nécessaire de parler avec les ouvriers. Je sais qu'ils partagent la vision des gestionnaires — au moins 95 % d'entre eux. Je le sais, c'est tout. »

Pour un chercheur, prendre pour acquis de tels postulats de base est inacceptable aux fins d'une analyse de la culture organisationnelle. Il résulte souvent d'une telle stratégie que l'analyse dégénère en étude superficielle des valeurs d'une organisation, entremêlée d'histoires, de mythes, de légendes et de cérémonies — tous décrits du point de vue des dirigeants. Bien que de tels renseignements puissent être intéressants, ils ne constituent pas l'ensemble des cultures de cette organisation.

L'AVENIR DE LA CULTURE
ORGANISATIONNELLE


Étant donné les critiques de l'étude de la culture organisationnelle énumérées précédemment, nous pouvons maintenant [32] aborder la question posée au début du chapitre, à savoir : quel est l'avenir du concept de la culture des organisations ? Est-ce une mode ou l'amorce d'une nouvelle perspective ? Bien qu'il soit difficile de les prédire, nous disposons de quelques indicateurs des tendances à venir.

La mode

Quoique l'étude de la culture puisse nous révéler des connaissances importantes au sujet de la vie des organisations, son utilité potentielle, comme outil de connaissance pratique pour les gestionnaires, reste limitée. Essentiellement, la mode dans tout le discours sur la culture des organisations réside dans la notion de la « culture d'entreprise » et sa soi-disant « utilité » comme outil de gestion.

Pour qu'une idée reste en demande sur le marché des produits intellectuels, elle doit allier respectabilité scientifique et applicabilité (Alvesson, 1986, 104). Jusqu'à présent, le concept de culture organisationnelle y est parvenu, et ce, pour deux raisons : premièrement, la notion est sensée et, deuxièmement, ses prétentions sont si générales qu'elles rendent la critique difficile, du moins parmi les profanes.

L'ironie de la chose est que c'est précisément sa généralité qui risque de faire la perte de la culture organisationnelle dans un proche avenir. En fait, quelques prétentions sont telles qu'on s'émerveille de cette nouvelle panacée aux problèmes organisationnels actuels. Mais, il faut être prudent parce que, comme nous préviennent Wilkins et Ouchi (1983, 478),

les prétentions populaires actuelles quant à l'importance (soit positive, soit négative) de la culture dans les organisations sont si générales qu'elles sont inutiles et, ultimement, mènent à l'insatisfaction de ce qui pourrait encore être facilement perçu comme une autre des modes des sciences sociales.

Si on cherche à connaître la culture de l'organisation à travers la perspective « managérielle » pour ensuite la manipuler pour atteindre [33] les objectifs changeants des dirigeants, le concept sera éphémère. On n'augmentera pas sa demande en cherchant des usages destinés à accroître la productivité — cette fois-ci en assurant l'intégration des employés à l'organisation par le partage de sa culture. Une telle approche rejoint celle de l'école des relations humaines des années 1930, ce qui n'est sûrement pas une nouvelle perspective ! Dès que les consommateurs découvriront que la culture d'entreprise n'est guère plus qu'un vieil ensemble qu'on rajeunit à l'aide de nouveaux accessoires, sa valeur marchande baissera considérablement.

Une nouvelle perspective radicale

Mais, attention ! Nous n'avons pas l'intention de jeter l'enfant avec l'eau du bain. Au contraire. Nous croyons que l'étude de la culture organisationnelle renferme les germes d'une nouvelle perspective radicale. Cependant, fidèle à la démarche sociologique, il faut d'abord faire du déboulonnage.

On rejette l'idée que le concept de la culture d'entreprise peut nous renseigner davantage sur les organisations ; ce qu'elle nous apprend, c'est l'idéologie du management. De plus, nous rejetons, comme postulat de base, l'utilisation de la culture organisationnelle au singulier. Le nombre ainsi que les types de cultures qui peuvent exister au sein d'une organisation donnée restent une question empirique.

Notre tâche, donc, n'est pas de chercher des moyens pour manipuler la culture, mais plutôt de comprendre comment différentes définitions de la situation pourraient émerger grâce à l'appartenance des individus à des groupes spécifiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'organisation. Cette approche nous amène à identifier des sources possibles de conflits et de contradictions, ainsi que des sources potentielles de changement dans les organisations formelles de la société technologique moderne.

[34]

Au moment où on identifie des perspectives et des définitions divergentes, on peut aussi identifier des groupes d'intérêt, chacun avec ses préoccupations spécifiques. Ce processus nous dévoile les structures de pouvoir et d'inégalité dans l'organisation. Basées sur des critères tels que l'ethnicité, le sexe, l'âge, l'affiliation linguistique, la scolarisation, la profession et la classe sociale, ces structures d'inégalité sont reproduites symboliquement à l'intérieur, mais tempérées par l'organisation.

Une exploration plus approfondie comporterait l'identification des techniques de contrôle qu'utilise la coalition dominante dans l'organisation pour maintenir sa propre définition de la situation et, donc, son pouvoir. L'étude de la culture organisationnelle possède le potentiel d'une nouvelle perspective radicale, qui inciterait les chercheurs, tout comme les praticiens, à identifier des modèles de pouvoir, de domination et de contrôle symboliques enracinés dans les organisations.

Selon cette nouvelle perspective radicale, la culture d'entreprise, ou la corporate culture, se réfère à une vision spécifique du monde. C'est la culture dominante en ce qui concerne son pouvoir d'expression et d'exécution, car elle représente la vision du monde du groupe dominant de gestionnaires masculins, blancs, de la classe moyenne supérieure (et, jusqu'à tout récemment au Québec, anglophones). Mais ce n'est pas forcément la seule culture dans l'organisation. Il y a d'autres points de vue, et des groupes d'intérêts continuent de chercher des moyens d'imposer leur perspective à la conscience des gestionnaires.

À propos de cette nouvelle perspective, on se doit de clarifier les termes. L'accent doit être mis sur des cultures organisationnelles, ou des sous-cultures, ou des perspectives des groupes d'intérêts, et non sur la culture d'entreprise, ni sur une culture qui prétend, a priori, englober toute l'organisation. La diversité des groupes d'appartenance, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de l'organisation, est trop vaste pour rendre la notion d'une culture organisationnelle significative. En mettant l'accent sur des cultures ou des sous-cultures, nous pouvons jauger l'impact de ces groupes d'appartenance [35] sur la vie organisationnelle. Les chapitres d'Aktouf et de Ouellet et al. suggèrent comment le faire.

La pauvreté de la culture
dans la société bureaucratique


La notion de culture évoque l'idée d'une société ou d'une communauté. Tandis que le modèle culturel comparant l'organisation à une société miniature a une valeur heuristique, il faut faire attention de ne pas trop pousser l'analogie. Des organisations partagent avec des sociétés la caractéristique d'être des construits humains, mais une organisation n'est pas une société en soi. Les organisations formelles possèdent quelques caractéristiques spécifiques, mais elles sont aussi des éléments de la société plus large dans laquelle elles se trouvent.

Un examen des cultures organisationnelles peut nous sensibiliser à l'absence d'éléments importants d'une culture sociétale dans le milieu organisationnel. À titre d'exemple, il y a peu de place pour exprimer des soucis humains fondamentaux, pas plus qu'un langage approprié pour poser des questions fondamentales au sujet de la vie et de la mort dans les organisations du monde du travail. Une telle découverte nous apprend les limites du potentiel qu'ont les organisations de donner un sens profond à notre vie. Il est légitime de se demander si la pauvreté de la culture organisationnelle reflète la pauvreté de la culture en général dans une société bureaucratisée.

La nouvelle approche pour l'étude des organisations nous amène à un examen critique du phénomène universel de la bureaucratisation. L'analyse de la culture organisationnelle nous aide à évaluer plusieurs enjeux reliés à ce thème ; par exemple, l'étendue de la « société d'organisations » dans cette phase post-industrielle de notre histoire et l'appauvrissement concomitant de la culture en général ; ou le degré de bureaucratisation de notre vie dans « le meilleur des mondes ». Bien sûr, le discours en soi indique la tendance à rendre universel (c'est-à-dire, à désigner comme la « culture ») ce qui ne doit être qu'un élément compartimenté de la [36] vie sociale — à savoir, l'interaction dans un environnement bureaucratique.

CONCLUSION

La culture se crée quand, dans sa lutte contre l'aliénation, l'être humain transforme l'instrumental et l'impersonnel, le matériel et l'organique, en un domaine de significations évocatrices, expressives et centrées sur la personne. Aucune autre ressource humaine n'est plus impressionnante, ni plus subtile que cette capacité remarquable de symbolisation (Jaeger et Selznick, 1964, 660).

L'étude des cultures organisationnelles, en tant que nouvelle perspective radicale, respecte cette interprétation profonde de la culture et prend au sérieux l'idée que la culture « est le résultat de la lutte individuelle et sociale pour atteindre une expérience symboliquement significative » (Jaeger et Selznick, 1964, 666). Si on suit la conclusion logique de la métaphore de la culture, cela veut dire qu'on reconnaît les besoins, les désirs et les valeurs des travailleurs, lesquels débordent largement leurs rôles formels dans l'organisation. Cela signifie dépasser les efforts suggérés par l'école des relations humaines pour rendre heureux les travailleurs, pour remettre plutôt en question la signification même du mode bureaucratique des organisations formelles, ainsi que la conscience bureaucratique qui caractérise notre époque.

Le concept de culture organisationnelle est prometteur. Mais pour lui offrir un avenir fructueux, il faut s'assurer d'un transfert judicieux. À vrai dire, la culture organisationnelle peut contribuer à une nouvelle approche à la théorie administrative en général. Car, comme le fait remarquer Ramos (1984, 72-73),

ce dilemme organisationnel [du mauvais emploi des concepts] ne peut être surmonté que si la théorie administrative refuse de prendre pour acquis que les critères inhérents aux organisations formelles sont les critères de l'existence humaine en général. Plutôt, la théorie organisationnelle devrait investiguer les diverses formes des systèmes sociaux, dont le milieu des organisations formelles économiques [37] représente un cas particulier... [La théorie doit] délimiter l'étendue de telles organisations dans l'existence humaine en général. Le temps est venu d'adopter un genre de science organisationnelle sans précédent, une science qui soit sensible aux divers enjeux de la vie humaine et qui soit capable de les traiter en respectant les milieux auxquels ils appartiennent.

Nous avons largement dépassé la notion de la culture comme outil de gestion. Pour que le concept de la culture organisationnelle nous révèle des connaissances théoriques pertinentes, il faut considérer la question de la culture dans toute sa complexité.

[38]

RÉFÉRENCES

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Wilkins, A. et W. Ouchi, « Efficient Cultures : Exploring the Relationship between Culture and Organizational Performance », Administrative Science Quarterly, 28, 3, septembre 1983, 468-841.



* Toutes les traductions de l’anglais sont de l’auteur.

* L'observation participante est une technique par laquelle le chercheur s'implique et participe aux activités du groupe d'étude, afin de mieux comprendre les significations que donnent les membres à leurs expériences. Pour une analyse plus détaillée de cette méthode, voir Aktouf (1985). En ce qui concerne l'observation non participante, le chercheur agit à titre d'observateur mais ne participe pas aux activités du groupe.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 21 mai 2018 15:33
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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