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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Odina Benoist, “L’interdisciplinarité comme pratique et comme discours”. Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Jean-Yves Chérot et Hervé Isar, Inter-Sections. Concepts en dialogue. Une voie vers l’interdisciplinarité, pp. 13-21. Université d’Aix-Marseille, 2016, 315 pp. Collection: “Droits, pouvoirs et sociétés.” [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 27 avril 2018, et confirmée par M. Jean Benoist, de diffuser cet article en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Odina Benoist

Maître de conférences en anthropologie,
Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille III

L’interdisciplinarité
comme pratique et comme discours


Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Jean-Yves Chérot et Hervé Isar, Inter-Sections. Concepts en dialogue. Une voie vers l’interdisciplinarité, pp. 13-21. Université d’Aix-Marseille, 2016, 315 pp. Collection : “Droits, pouvoirs et sociétés.”

I. L’affirmation progressive d’une approche [13]
II. Définitions : transparence ou brouillard ? [17]
III. Représentations et rigueur scientifique [19]


« [U]ne solide disciplinarité est le fondement essentiel de l’interdisciplinarité et l’interdisciplinarité est généralement de nature à provoquer la disciplinarité et à obliger chaque discipline à donner le meilleur d’elle-même ».
Guy Rocher, « Être sociologue-citoyen », dans C. Saint-Pierre et J.-Ph. Warren (dir.), Sociologie et société québécoise : présences de Guy Rocher

I. L’affirmation progressive d’une approche

Georges Gusdorf écrivait en 1972, dans la préface à l’édition italienne de son Introduction aux sciences humaines :

« Le domaine de la pensée interdisciplinaire est un no man’s land. Mon livre tentait de nier la division du travail intellectuel, de remettre en question les limites, les frontières, les fondements ; il ne respectait pas les chasses gardées et les interdits, il gênait tout le monde. Les spécialistes de l’histoire, de la psychologie, de la sociologie, de la médecine considèrent chacun leur propre discipline comme prépondérante et, à l'intérieur de cette discipline, leur tendance particulière comme exclusive de toutes les autres. On ne modifie pas sans peine les habitudes mentales, solidement étayées par les intérêts bien entendus. Car le domaine des sciences humaines est aussi une féodalité, un réseau de seigneurs de toute envergure, grands princes et petits barons, dont chacun règne sur un territoire qu’il est résolu à défendre contre tous les empiètements, avec le concours vigilant de ses vassaux de tout grade. La recherche scientifique et le haut enseignement universitaire dissimulent derrière leurs nobles façades des conflits souvent sordides, des rivalités sans merci pour la conquête du pouvoir intellectuel et de l’argent. » [1]

Son sentiment était sans doute fondé, dans la mesure où l’interdisciplinarité était alors l’objet d’une certaine méfiance, tantôt inflexible, tantôt mitigée, dans les milieux de la recherche. Mais à l’époque les institutions commençaient à peine à s’investir en France dans la tâche d’encourager la collaboration entre disciplines : l’interdisciplinarité n’était pas encore prônée comme un impératif, comme elle l’est souvent aujourd’hui dans les cercles de la politique scientifique et universitaire.

En fait, au sein même des sciences humaines, l’intérêt pour la pratique de l’interdisciplinarité avait été affirmé depuis le début du XXe siècle par un noyau d’historiens, soucieux d’un renouvellement méthodologique, et cela en dehors de toute initiative provenant des institutions de recherche.

C’est en 1900 qu’Henri Berr, philosophe amoureux de l’histoire, fonda la Revue de synthèse historique, devenue ensuite Revue de synthèse. Cette nouvelle publication, désireuse de stimuler une autre histoire que celle des batailles et des princes, avait pour objectif d’élargir la perspective de cette discipline par son ouverture à des domaines voisins. La revue « proclamait et réalisait le dessein de réunir, pour une œuvre de Synthèse efficace, des historiens et des archivistes, des géographes et des ethnologues, des linguistes, des économistes et des philosophes, tous fraternellement unis dans le souci de l'œuvre commune » [2] en vue de travailler, dans un esprit d’ouverture, « à l’histoire de l’humanité, et en particulier à l’histoire des idées, à l’histoire de l’esprit humain » [3]. C’est en 1931 que la Revue de synthèse historique devint la Revue de Synthèse : tout en poursuivant son travail de synthèse historique, elle élargit son champ pour atteindre une visée scientifique générale, « non pas seulement celle de la science de l’humanité : la physique, la biologie et les mathématiques [ont été] convoquées. Les rapports qu’elles peuvent et doivent explorer avec la synthèse [étaient] recherchés » [4]. La revue subit plusieurs réorientations depuis sa création, mais elle est toujours restée un lieu de débats interdisciplinaires, et continue de paraître régulièrement.

De 1929 date la naissance de la revue Annales d’histoire économique et sociale (aujourd’hui Annales. Histoire, sciences sociales [5]), héritière de l’esprit de la Revue de Synthèse et fondée par deux disciples d’Henri Berr : Lucien Febvre et Marc Bloch, qui souhaitaient multiplier les modes d’approche des faits sociaux en décloisonnant les disciplines, en promouvant l’interdisciplinarité. Le courant qui s’est formé autour de cette revue – l’École des Annales – intégrait également des perspectives de l’école sociologique d’Émile Durkheim et révélait, par son intérêt pour l’étude de l’histoire des masses, l’imprégnation de la pensée française de l’époque par le marxisme. L’année 1929 marque ainsi le début d’un renouvellement des méthodes et des problématiques de l’histoire.

Sous l’impulsion d’un des principaux représentants de l’École des Annales, Fernand Braudel, a été créé à Paris dans les années 1960 un lieu explicitement pluridisciplinaire en sciences de l’homme et de la société : la Maison des sciences de l’Homme (MSH). Elle a été suivie, plus tard, de sites analogues hors Paris. L’ensemble forme un réseau de vingt-deux MSH sur le territoire français, dont la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme (MMSH) à Aix-en-Provence.

Les historiens ont ainsi été, tout au moins en France, de vrais pionniers en matière d’interdisciplinarité en sciences sociales, bien que cette pratique n’ait pas été, dans leur domaine, suggérée ou encouragée par des politiques ministérielles. Les sciences de la nature ont a cet égard un profil assez différent, car les convergences entre disciplines (biologie moléculaire, écologie, par exemple) résultent beaucoup plus d’une pratique de recherche que d’un discours théorique préalable.

Dès le milieu des années 1970 le CNRS  s’est livré à un tel encouragement par la création des « Programmes interdisciplinaires de recherche » (PIR), programmes d’une grande ampleur portant sur des domaines où la pratique interdisciplinaire s’était jusque-là limitée à des rencontres ponctuelles. Cela a contribué à définir progressivement une politique scientifique soucieuse de susciter et d’encourager des recherches permettant la complémentarité entre disciplines plus ou moins proches et explorant des interfaces disciplinaires. Le premier programme créé, le PIRDES (PIR pour le développement de l’énergie solaire), datant de 1975, a construit une collaboration non seulement entre domaines scientifiques mais aussi avec l’industrie. Le PIRMED, programme de recherche sur les bases des médicaments, et le PIREN, programme de recherche sur l’environnement, associant sciences de la nature et sciences humaines, figurent également parmi les plus anciens. L’accent sur l’interdisciplinarité s’est renforcé par la suite, et à partir de 1990 « le PIR était la forme privilégiée d’action de politique scientifique de la direction générale [du CNRS] » [6]. De cette période date, entre autres, le PIRVilles, programme interdisciplinaire de recherche sur la ville, associant des organismes extérieurs au CNRS (ministères, agences), qui a donné lieu a de nombreux travaux multidimensionnels sur les processus d’urbanisation et des phénomènes qui y sont associés.

La création de programmes interdisciplinaires s’est poursuivie, et depuis 2011 c’est la Mission pour l’interdisciplinarité qui met en place cette politique du CNRS à travers diverses initiatives : les « défis », les « projets exploratoires premier soutien » et les « pépinières interdisciplinaires ». Parmi ses principaux objectifs figure celui « d’accompagner les équipes de recherche qui produisent de nouveaux concepts, de nouvelles méthodologies et des solutions innovantes qui n’auraient pu être obtenus sans coopération entre les différentes disciplines du CNRS » [7].

Dans un tout autre domaine, un important lieu de rencontre entre chercheurs de secteurs scientifiques différents a été, depuis sa création en 1988, l’ANRS, alors Agence nationale de recherches sur le sida, devenue depuis, en tant qu’agence autonome de l’INSERM, France recherche Nord&Sud Sida-HIV Hépatites. Créée en réponse à l’épidémie de SIDA, elle eut, dès l’origine, la mission de fédérer, coordonner et financer toute la recherche publique sur le sida, qu’il s’agisse de recherche fondamentale, clinique, vaccinale ou en sciences sociales. De ce fait l’ANRS a soutenu des programmes mis en œuvre par les universités, le CNRS, l’INSERM, l’IRD et l’Institut Pasteur (auxquels se sont ajoutées de nombreuses institutions étrangères) : des programmes incluant des médecins, des biologistes, des anthropologues, des psychologues, des économistes.

L’importance accordée à l’interdisciplinarité se reflète non seulement dans les initiatives spécifiquement destinées à encourager les collaborations entre disciplines et secteurs disciplinaires différents, comme celles que l’on vient de mentionner, mais également dans la politique scientifique qu’affichent les organismes chargés de promouvoir la recherche en général. C’est le cas de l’Agence nationale de la recherche (ANR), créée en 2005, dont la mission est de financer des projets de recherche de la communauté scientifique en France. Le site web de l’ANR, mentionne que parmi les cinq objectifs qui accompagnent ce financement, se trouve celui d’« encourager les interactions entre disciplines » ; sur la même page, une fenêtre donne des pourcentages relatifs aux projets interdisciplinaires financés par l’Agence.

L’interdisciplinarité renforce également jour après jour sa position dans les universités, et cela par plusieurs voies.

  • Dans le domaine de la recherche universitaire, les laboratoires interdisciplinaires sont de plus en plus nombreux. Dans certains d’entre eux, la perspective de rapprochement et d’entrecroisement de plusieurs disciplines se fonde sur des thèmes de recherche fédérateurs ; l’interdisciplinarité se construit et s’affirme, devenant une dimension de plus en plus présente, de plus en plus encouragée, de plus en plus affichée par les politiques de la recherche contemporaine. D’autres laboratoires sont centrés sur une problématique spécifique qu’ils s’efforcent d’aborder par des voies diverses, grâce à la collaboration de chercheurs venus de plusieurs horizons. Un exemple est celui de Clinatec, de Grenoble, dont la mission première est de mettre les avancées des micro-nanotechnologies et de l’électronique au service de l’innovation médicale.

    Par ailleurs, l’importance grandissante de l’axe de l’interdisciplinarité au sein du projet scientifique des universités se traduit par une politique de subvention de projets de recherche interdisciplinaires et de bourses pour des thèses interdisciplinaires, deux types d’initiatives présentes dans notre université.

  • La création, à partir de 2007, sous l’inspiration de l’Institut d’études avancées de Princeton, de quatre Instituts d’études avancées, centres de recherche d’excellence, a contribué à enrichir le champ de la recherche interdisciplinaire en France, en plus d’un autre objectif consistant à promouvoir les échanges entre chercheurs de nationalités et de cultures différentes. Dans notre région, l’IMÉRA, fondation de l’université d’Aix-Marseille, accueille des recherches qui « développent les interactions entre sciences humaines et sociales (SHS), entre sciences, entre SHS et sciences exactes, expérimentales, et de la santé, ainsi que les relations entre arts et sciences. Elles explorent et développent les espaces qui peuvent s’ouvrir entre disciplines, et les nouveaux objets qui peuvent s’y constituer » [8].

  • Dans l’enseignement universitaire, l’introduction de l’interdisciplinarité apparaît de plus en plus comme une nécessité. La volonté d’offrir un savoir décloisonné s’affirme : des diplômes ouvertement interdisciplinaires apparaissent ; deux d’entre eux, qui sont proposés par notre université, feront l’objet de deux présentations qui suivront.

II. Définitions : transparence ou brouillard ?

Si le terme « interdisciplinarité » est aujourd’hui le plus utilisé pour nommer cette ouverture à d’autres disciplines, une panoplie de termes a été proposée pour caractériser le type de collaboration, nécessairement variable, qui s’établit entre différents domaines scientifiques et dans différentes situations de recherche. À côté d’« interdisciplinarité », on trouve ainsi « pluridisciplinarité » (voire « multidisciplinarité »), « transdisciplinarité », et même « métadisciplinarité ».

Dans l’appel à projets intitulé « Interdisciplinarité » que la Fondation Amidex de l’université d’Aix-Marseille fait depuis quelques années, seules l’interdisciplinarité et la multidisciplinarité sont présentées comme les approches permettant de « résoudre des questions pour lesquelles les réponses apportées par une seule discipline sont manifestement incomplètes ». Deux points les distinguent l’une de l’autre:

  • l’intégration des concepts et des méthodologies des différentes disciplines scientifiques pour analyser un objet de recherche commun dans une démarche elle aussi commune. Cette intégration existerait bel et bien dans l’interdisciplinarité, contrairement à ce qui se passerait avec la multidisciplinarité où la participation des différents spécialistes prend plutôt la forme de collaborations juxtaposées.

  • l’impact de la multidisciplinarité et de l’interdisciplinarité sur le domaine scientifique. Cet impact existerait dans le cas de la collaboration interdisciplinaire, qui aurait le potentiel de créer de nouveaux champs de recherche voire de nouvelles disciplines ; par contre il n’existerait pas dans le cas de la multidisciplinarité, les différents spécialistes se séparant après avoir travaillé en commun, chacun à partir de sa propre discipline, sur un objet de recherche.

On pourrait penser que d’autres documents actuels en principe inspirés par une approche similaire de la collaboration entre disciplines, devraient s’exprimer dans le même langage. Ce n’est pas tout à fait le cas, car les définitions présentent des variations et les termes utilisés ne sont pas exactement les mêmes. Mais on y trouve le même état d’esprit en dépit de la variation dans les termes : les différents types de collaboration se trouvent classés a priori, indépendamment de la pertinence de chacun d’eux par rapport à une recherche concrète, en fonction de l’importance accordée par la politique de recherche actuelle aux critères d’« intégration » et d’« impact » dans l’évaluation de projets à financer et des recherches accomplies.

Un document de l’Aeres datant de 2014 qui précise les critères d’évaluation des entités de recherche, fait comme suit la distinction entre pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité :

  • La pluridisciplinarité est définie comme une juxtaposition de perspectives disciplinaires qui élargit la connaissance sur un objet donné.

  • L’interdisciplinarité et la transdisciplinarité se distinguent en fonction du niveau d’intégration des disciplines lors du travail commun. L’interdisciplinarité impliquerait l’association « des méthodes, des outils, des théories et des concepts issus des disciplines différentes en une synthèse » ; alors que la transdisciplinarité impliquerait un degré d’intégration plus important conduisant, grâce à de nouveaux paradigmes et à la formation d’une communauté les partageant, à l’émergence d’une nouvelle discipline, comme cela a été le cas, entre autres, de l’écologie humaine et de la biologie des systèmes [9].

Mais bien plus importants que ceux qui procèdent du domaine institutionnel sont les écarts entre les auteurs qui ont écrit sur la coopération entre disciplines et qui ont tenu à établir des distinctions entre divers termes. Nous nous limiterons ici à quelques mentions.

Le souci du détail et de distinguer différents types de collaboration entre disciplines va chez certains auteurs jusqu’à différencier la « multidisciplinarité » de la « pluridisciplinarité » en fonction du niveau d’intégration des différentes disciplines, qui serait plus important dans le cas de la multidisciplinarité, même si en général ils sont utilisés indistinctement, comme des synonymes [10].

La transdisciplinarité nous conduit sur un terrain où les significations sont moins limpides. Elle est souvent présentée comme un mouvement qui traverse les disciplines ; c’est le point de vue d’Edgar Morin [11] et de Patrick Charaudeau [12]. Edgar Morin se réfère par ailleurs au « métadisciplinaire », consistant à « écologiser » les disciplines, ce qui impliquerait de dépasser la segmentation en disciplines tout en la conservant [13]. On peut remarquer qu’il s’abstient de donner des définitions en alléguant le caractère polysémique et flou de ces termes, ce qui est peut-être légitime, mais le manque de précisions n’est pas de nature à rendre lisibles la portée de ces concepts ou leurs différences. Certains ont pu parler, devant cette panoplie de vocables en quête de contours nets, d’une « configuration sémantique parfois nébuleuse[14] », dont la distinction entre les termes se fait par le seul moyen de nuances « parfois énigmatiques » [15] sans s’accompagner du souci de donner pour chacun d’eux des exemples clairs et palpables, alors que toute collaboration effective entre disciplines est concrète, porte sur des objets de recherche précis et a des objectifs clairement définis.

III. Représentations et rigueur scientifique

Il n’est pas fortuit que chez les auteurs qui discutent plusieurs de ces notions, on trouve assez souvent l’idée d’une hiérarchisation qui place tout en bas la disciplinarité, et tout en haut la transdisciplinarité [16]. La disciplinarité, dans ce cadre, est méprisée, assimilée à un manque d’ouverture et on lui reproche le fait que le savoir qu’elle permet ne serait que parcellaire ; au mieux, elle est définie comme un mal nécessaire. La pluridisciplinarité apparaît comme le stade le plus élémentaire de la collaboration entre disciplines ; l’interdisciplinarité, qui implique une réelle intégration des différentes disciplines, est placée plus haut ; et au sommet se trouve la transdisciplinarité, voire la métadisciplinarité pour ceux qui la prônent. Le sentiment qui en ressort est que les recherches qui peuvent se dire « transdisciplinaires » (ou « métadisciplinaires ») correspondent à un niveau intellectuel bien plus élevé que celles dont la démarche est tout simplement pluridisciplinaire, pour ne pas parler de celles qui restent à l’intérieur des limites d’une seule discipline.

On est là face à une vision biaisée de la question, qui néglige le fait que c’est l’objet d’étude et le type de connaissance qu’on veut avoir sur lui qui détermine si la collaboration entre disciplines s’impose ou non, et quel type de collaboration est nécessaire.

Les raisons qui expliquent cette vision, sans toutefois la justifier, procèdent certainement de l’évolution disciplinaire récente et des représentations qu’elle a fait naître.

Le XXe siècle a été la scène de croisements de disciplines qui ont impliqué une fécondité extraordinaire pour la recherche, notamment en sciences (un exemple paradigmatique en est l’essor de la biochimie). La pratique de ces croisements s’est accompagnée d’un nouvel intérêt pour des objets d’étude dont la connaissance intégrale exige un traitement interdisciplinaire dans la mesure où ils se situent au carrefour de plusieurs disciplines ; pensons à des exemples aussi éloignés que des questions relatives à l’environnement, aux frontières du vivant ou à la communication. Ce mouvement a conduit aussi à repenser la pertinence des frontières entre disciplines et leur porosité [17]. Nicolas Freymond et al. mettent en garde contre ces « impensés » que peuvent être les frontières disciplinaires, susceptibles, dans certaines circonstances, d’induire la construction artificielle de l’objet de recherche ; les frontières disciplinaires pourraient ainsi devenir des « obstacles épistémologiques au même titre que les croyances les plus répandues dans le monde social » [18]. Ainsi, déterminer dans quel cas la recherche gagne à ignorer les frontières disciplinaires exigerait une « vigilance épistémologique » ferme.

L’enthousiasme devant la fécondité d’une telle ouverture a entraîné par contrecoup un discours de désaffection des disciplines et de la spécialisation [19], de telle sorte que celles-ci ont rapidement acquis l’image stéréotypée de savoirs partiels et limités.

Cette image n’a pas pourtant ébranlé la dynamique de la spécialisation scientifique, que son intérêt incontestable n’a cessé de pousser à cibler des objets de plus en plus pointus, qui ont par ailleurs souvent nécessité d’être abordés de façon interdisciplinaire [20].

Mais cette opposition dans les représentations de la valeur respective de la disciplinarité et de l’interdisciplinarité, transformant progressivement celle-ci en impératif en matière de recherche, explique la hiérarchisation selon laquelle plus la conjugaison entre des secteurs disciplinaires est importante, plus la recherche atteindrait un niveau élevé. De telles représentations vont à l’opposé de la démarche scientifique, vers une idéologie qui privilégie une méthodologie pour elle-même et non comme moyen d’atteindre un objectif. Or, toute collaboration entre disciplines n’est pertinente que si elle permet de produire une meilleure lumière sur l’objet d’étude. C’est à partir de l’adéquation entre l’objet de recherche et les moyens de parvenir à sa connaissance qu’il convient de préciser si une coopération interdisciplinaire semble pertinente, à quelles disciplines elle fera appel, et quel sera le rôle, plus ou moins central, des représentants de chacune de ces disciplines. C’est ce qu’exprime fort bien Peter Weingart :

« L’interdisciplinarité n’est pas en elle-même une bonne chose, ni la spécialisation une mauvaise chose pour le progrès de la science. Dans certains domaines, les disciplines et les sous-disciplines établies produisent des résultats optimaux. Dans d’autres domaines au contraire les frontières disciplinaires sont un obstacle à des développements souhaitables, et l’interdisciplinarité aide à optimiser la recherche. » [21]

La rigueur scientifique ne réside pas alors dans le fait de privilégier une démarche aux dépens de l’autre, mais de garder une attitude permanente d’ouverture à la coopération, aux éventuels emprunts, aux éclairages provenant d’un autre champ disciplinaire, afin de mieux cerner et de mieux comprendre l’objet d’étude que le chercheur a sous les yeux.

Finalement, et pour revenir à la question terminologique, nous observons que les équipes qui ont effectivement une telle attitude et pour qui la collaboration entre disciplines est une pratique ancrée dans les usages et devenue spontanée, se soucient peu des distinctions lexicales et ont adopté unanimement le terme d’interdisciplinarité, abandonnant les autres : elles désignent ainsi tout mode d’articulation entre disciplines, lorsqu’un objet de recherche les convoque pour qu’elles travaillent ensemble. Il serait certainement sage de suivre leur exemple.



[1] Georges Gusdorf, Introduzione alle scienze umane, trad. Rolando Bussi, Bologna, Societa editrice Il Mulino, 1972 [première édition en français : Introduction aux sciences humaines: essai critique sur leurs origines et leur développement, Paris, les Belles lettres, 1960

[2] Lucien Febvre, « De la Revue de Synthèse aux Annales. Henri Berr ou un demi-siècle de travail au service de l'Histoire », in: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 7e année, N° 3, 1952. pp. 289-292.

[3] Henri Berr, « La synthèse des connaissances et l’histoire », Revue de Synthèse, 1950, vol. 67 (1), p. 228.

[4] Éric Brian, « Cent dix ans de renouvellements incessants. Note sur l’itinéraire de la Revue de Synthèse de 1900 à 2010 », Revue de Synthèse, 2010, vol. 131(3), p. 411.

[5] Le titre de la revue a changé plusieurs fois depuis ses débuts : Annales d’histoire économique et sociale (1929-1938), Annales d’histoire sociale (1939-1941), Mélanges d’histoire sociale (1942-1944), Annales d’histoire sociale (1945), Annales. Économies, sociétés, civilisations (Annales ESC) (1946-1993), Annales. Histoire, sciences sociales (Annales HSS) (1994-    ).

[6] Maurice Claverie, « Vingt ans de programmes interdisciplinaires au CNRS », Annales des Mines (« Les nouvelles formes d’organisation de la recherche »), février 1998.

[7] Site de la Mission pour l’interdisciplinarité :
http://www.cnrs.fr/mi/spip.php?article193

[8] http://imera.univ-amu.fr/fr/institut/presentation

[9] Cf. Critères d’évaluation des entités de recherche. Le référentiel de l’Aeres, version du 3 novembre 2014, p. 19. Le remplacement de l’Aeres par le Hceres, qui a gardé intacte le document de référence des critères d’évaluation, n’a donc pas entrainé de modification dans la distinction entre ces trois termes.

[10] Patrick Charaudeau, « Pour une interdisciplinarité “focalisée” dans les sciences humaines et sociales », Questions de communication, 2010.

[11] Edgar Morin, « Sur l’interdisciplinarité », Bulletin interactif du Centre international de recherches et études transdisciplinaires, 2, 1994.

[12] P. Charaudeau, op. cit.

[13] E. Morin, op. cit.

[14] Frédéric Darbellay, « Vers une théorie de l’interdisciplinarité? Entre unité et diversité », Nouvelles perspectives en sciences sociales, vol. 7, n° 1, 2011, p. 71.

[15] Denis Guthleben, « De l’indispensable interdisciplinarité », Le journal du CNRS, 31/12/2014. Voici un exemple particulièrement parlant de ce caractère énigmatique de certaines affirmations visant à « mieux » préciser le contenu, dans ce cas, de la transdisciplinarité :

« La transdisciplinarité n’est pas concernée par le simple transfert d’un modèle d’une branche de la connaissance à une autre, mais par l’étude des isomorphismes entre les différents domaines de la connaissance. Autrement dit, la transdisciplinarité prend en compte les conséquences d’un flux d’information circulant d’une branche de la connaissance à une autre, permettant l’émergence de l’unité dans la diversité et de la diversité par l’unité. Son objectif est de mettre à nu la nature et les caractéristiques de ce flux d’information et sa tâche prioritaire consiste en l’élaboration d'un nouveau langage, d’une nouvelle logique, de nouveaux concepts pour permettre l'émergence d'un véritable dialogue entre les spécialistes des différentes branches de la connaissance.

« De par sa propre nature, la transdisciplinarité refuse tout projet globalisant, tout système fermé de pensée, toute utopie, tout asservissement à une idéologie, à une religion, à un système philosophique quels qu'ils soient. Sa finalité n’est pas l'unification de toutes les branches de la connaissance, but qui serait absurde et illusoire. Plus modestement, la transdisciplinarité essayera de mieux nous rapprocher du réel, par l’étude conjointe de la nature et de l’imaginaire, de l’univers et de l’homme pour nous permettre de mieux faire face aux différents défis de notre époque. » (« Le projet moral », CIRET, Centre international de recherches et études transdisciplinaires, en ligne http://cirt-transdisciplinarity.org/ moral_project.php).

[16] Dan Sperber remarque cependant que malgré l’opposition courante entre l’interdisciplinarité comme étant une bonne chose et la spécialisation à outrance comme étant une mauvaise chose, la première ne s’est pas développée au dépens de la seconde, mais l’une et l’autre ont connu un progrès important ces dernières décennies (« Pourquoi repenser l’interdisciplinarité ? », Séminaire virtuel Rethinking interdisciplinarity / Repenser l’interdisciplinarité, 2003, à www.interdisciplines.org).

[17] Cf. Karl Popper, « Logique des sciences sociales », in T.W. Adorno et K. Popper, De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1979.

[18] Nicolas Freymond, Daniel Meier et Giuseppe Merrone, « Ce qui donne sens à l’interdisciplinarité », A contrario, n°1/1, pp. 3-9, 2003.

[19] Cf. l’article de Francis Affergan et Bernard Valade sur la notion de discipline et sa dynamique (« Discipline », in Sylvie Mesure et Patrick Savidan [sous la dir. de], Le dictionnaire des sciences humaines, PUF, 2006, pp. 278-284).

[20] La promotion de l’interdisciplinarité donne lieu à un autre biais extrêmement courant. Dans sa dynamique, l’interdisciplinarité est devenue un critère de prédilection des politiques de financement de projets de recherche. Les appels à projets interdisciplinaires se sont multipliés et, face à la pénurie de crédits nombreux sont ceux qui ont cédé à la tentation de répondre en faisant du volet interdisciplinaire une rhétorique qui essaie de déguiser, sans y parvenir, l’addition de projets monodisciplinaires plutôt indépendants. On est alors dans ce que Dan Sperber appelle justement « interdisciplinarité cosmétique », sorte de vernis langagier destiné à « faire passer » auprès des évaluateurs un projet dont les résultats montreront clairement qu’il n’est qu’une juxtaposition d’opportunité. Dan Sperber va encore plus loin, quand il rappelle que l’évaluation de ces projets « déguisés » en interdisciplinaires est normalement effectuée par un comité de chercheurs de différentes disciplines, chacun pratiquant une seule discipline et souvent sans avoir aucune expérience interdisciplinaire. Il montre également l’aspect parodique qu’implique le fait que les appels à projets interdisciplinaires ne s’accompagnent pas du développement d’un enseignement et d’une formation à la recherche interdisciplinaires (Dan Sperber, op. cit.).

[21] Peter Weingart, « Interdisciplinarity : The Paradoxical Discourse », in P. Weingart and N. Stehr (éds.), Practising Interdisciplinarity, Toronto, University of Toronto Press, 2000.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 30 avril 2018 8:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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