RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Odina Sturzenegger-Benoist, “Les Amérindiens face à la justice, processus historique et permanences idéologiques.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Justice et diversité culturelle, pp. 69-85. Aix-en-Provence : Les Pres-ses universitaires d’Aix-Marseille, 2016. 212 pp. Collection : Inter-Normes. [Autorisation formelle accordée par l’auteure le 8 décembre 2016, et confirmée par M. Jean Benoist, de diffuser en libre accès à tous cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[69]

Odina Sturzenegger-Benoist *

Maître de conférences en anthropologie HDR
UNIVERSITÉ D’AIX-MARSEILLE
Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-Marseille
Laboratoire Interdisciplinaire de Droit des Médias et de Mutations Sociales (LID2MS)

Les Amérindiens face à la justice,
processus historique
et permanences idéologiques
.”

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction d’Odina Benoist, Justice et diversité culturelle, pp. 69-85. Aix-en-Provence : Les Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2016. 212 pp. Collection : Inter-Normes.

Introduction [69]
Une différence juridique [70]
L’accès à l‘égalité juridique [74]
Pour une égalité de fait [75]
L’égalité comme illusion : le masque égalitaire du respect de la différence [79]


Introduction

Les changements des dernières décennies quant à la façon d’envisager les rapports entre les Etats nationaux et les peuples autochtones en général se fondent sur la volonté déclarée de respecter les différences culturelles qui peuvent exister entre ces derniers et la société dominante. Réussir en ce domaine implique de modifier la notion d’égalité en passant d’une égalité entre des individus à une égalité entre des communautés, entre des ensembles sociaux et culturels jusque-là historiquement inégaux au sein de la nation.

Cette situation ne se limite certes pas à la seule question des Indiens d’Amérique latine. Du fait de leur étendue planétaire, les changements dont il est question ici présentent divers points communs, quels que soient le pays ou la situation envisagés. L’un des plus significatifs est la récurrence d’un discours optimiste, très souvent naïf et monolithique : celui-ci voit les mesures juridiques récentes comme une toute première action visant à rendre justice à des groupes longtemps laissés pour compte, en oubliant la lourdeur des tendances sociales de fond, qui le plus souvent ne suivent pas le rythme des changements dans les textes de droit.

Ces changements ont lieu dans de nombreuses nations de la planète qui ont des histoires fort différentes quant à la façon dont elles se sont constituées en Etats et qui n’ont pas la même pratique de la démocratie. Ces nations diffèrent aussi par le nombre des peuples autochtones établis sur leur territoire et l’importance numérique de chacun d’eux ; elles différent aussi par le type de rapports qu’elles ont avec eux et par les politiques qui en ont découlé. Les peuples autochtones, pour leur part, diffèrent entre eux non seulement par leur culture mais aussi par leur pratique historique des revendications et par leur volonté d’affirmer leur identité et leurs droits aujourd’hui. La situation actuelle des peuples autochtones offre donc à travers le monde un panorama très varié.

[70]

Les pays de l’Amérique latine, au-delà des spécificités propres à chacun d’eux, présentent une continuité manifeste en ce qui touche la façon de percevoir les Indiens et d’agir vis-à-vis d’eux. Cela nous permet de traiter au niveau du sous-continent une question relative à cette large thématique : la façon dont la justice d’Etat considère l’Indien. Situation enracinée depuis maintenant un demi millénaire, dans une histoire de contacts difficiles et complexes entre conquérants et conquis, ce qui rend nécessaire d’envisager la question dans une perspective historique pour mieux la comprendre.

Au cœur des problèmes soulevés par les rapports entre les Amérindiens et la justice, se situe une question fort insuffisamment débattue et qui  a cependant un rôle capital : au long de l’histoire on assiste à des modifications des lois ; mais ce qui semble insuffisamment pensé, c’est la réalité des changements qui interviennent chez les destinataires de ces lois. Les lois suivent l’évolution des valeurs et des règles des sociétés dominantes, mais sans renouveler à la fois l’image des Amérindiens ni tenir compte de leur évolution sociale et culturelle.

On passe d’un terme à un autre pour désigner les populations (« indigènes », « amérindiens », « premières nations », « autochtones », « originaires », ...), mais on se soucie peu de ce qu’impliquent ces termes pour ceux qui les emploient : toujours ils soulignent une distance, tout en impliquant aussi, de façon tout à fait non-dite, une homogénéité de la société « autochtone ». Même lorsque l’on constate les changements de celle-ci, on néglige ce qu’ils comportent de diversification interne, en particulier dans ses divers degrés de proximité sociale, économique, culturelle, linguistique avec la société dominante. On traite de la question en bloc, ce qui contribue d’ailleurs à pousser les intéressés eux-mêmes à se présentent comme tel.

De ce fait, si on s’attache à penser une législation « adaptée », il s’agit en fait de l’adaptation à une représentation plus qu’à une réalité, et le porte-à-faux des Amérindiens face à la justice perdure.

Une différence juridique

Portées par une idéologie qui fait de l’inégalité entre les peuples une évidence indiscutable, les colonisations ont pour caractéristique commune le fait d’accorder aux colonisés un statut juridique particulier, différent de celui des colonisateurs. L’Espagne suivit cette règle générale dans son empire des Indes, qui fut l’objet d’une séparation entre ce que des textes coloniaux, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, nomment la République des Indiens et la République des Espagnols. Ces deux ensembles ne correspondaient pas, comme on pourrait le penser au premier abord, à une simple division géographique, mais ils résultaient d’une distinction juridique entre les droits et les devoirs que la Couronne [71] et l’Église attribuaient aux uns et aux autres, droits et devoirs qui correspondaient à deux statuts juridiques nettement différenciés [1].

Le statut que, tout au long de la période coloniale, l’Espagne accorda aux Amérindiens habitant sur les terres qu’elle avait conquises, découlait d’une série de carences que les Espagnols voyaient en eux. Ces carences n’ont pas été un obstacle pour que la Couronne les reconnaisse comme des vassaux libres, en accord avec l’objectif d’évangélisation du nouveau continent. Mais ni la reconnaissance de cette liberté, ni l’adoption de la nouvelle religion par les Indiens, qui a par ailleurs souvent facilité leur intégration, n’ont fait de ceux-ci des égaux des Européens [2] : ils sont toujours resté en situation d’infériorité par rapport aux conquérants, aussi bien dans l’optique du droit civil que du droit canon.

En raison d’un comportement que les Espagnols considéraient comme enfantin, les Indiens se sont vu attribuer la condition de « mineurs », et leur présumée incapacité d’agir et de penser comme des Européens les a assignés à celle de « misérables », ce dernier qualificatif désignant alors des individus qui, par leur situation de déshérités, étaient « dignes de commisération » [3].

Cette double condition de mineurs et de misérables, qui plaçait les Indiens sous la tutelle directe du Roi, a été, à la fois, un des justificatifs et un des corollaires de l’assujettissement des Amérindiens par les Espagnols. Ce statut d’individus sous tutelle, nettement différencié de celui des Espagnols, a entraîné des dispositions juridiques diverses visant à définir les droits et les devoirs spécifiques aux Amérindiens. On sait qu’ils étaient soumis à des corvées et au tribut, et que les métiers dont l’exercice leur était autorisé étaient limités, ainsi que les fonctions politiques et religieuses. La crainte des révoltes explique l’interdiction pour eux de porter des armes et de monter à cheval ; le souci d’éviter des falsifications identitaires explique celle de porter des vêtements espagnols.

Les dispositions qui nous intéressent ici se fondent sur cette vision des Indiens qui faisait d’eux des individus dont la situation d’infériorité exigeait une protection particulière, d’autant plus que le Roi avait pleine conscience des abus dont ils étaient l’objet de la part des colons [72] espagnols. Cette exigence impliqua la nécessité de définir la condition d’Indien dans la doctrine juridique, afin que les Indiens puissent bénéficier d’un traitement juste lorsqu’un litige les conduisait devant un tribunal.

Le Roi exerçait sa tutelle sur les Indiens à travers de fonctionnaires chargés de les assister. En principe, et dans la mesure où les Indiens ignoraient le droit espagnol, une telle assistance était du devoir de tout représentant de la Couronne ou de l’Eglise sur les terres de l’Empire des Indes lorsque les Indiens avaient affaire à la justice royale. Mais en 1516 le Roi nomma le dominicain Bartolomé de las Casas au poste, qu’il créait alors, de « procureur et protecteur universel des Indiens ». Le choix d’un homme d’église pour remplir cette fonction n’était pas anodin mais visait justement à ce que la protection prônée puisse être effective : outre la confiance que les Indiens faisaient aux ecclésiastiques, ceux-ci étaient respectés par les Espagnols. Cependant, le protecteur des Indiens s’est rapidement trouvé en conflit avec, d’une part, les autorités civiles, qui estimaient qu’il dépassait son champ de compétences, et d’autre part, avec les colons, qui voyaient sa fonction d’un mauvais œil. La volonté des colons finit par l’emporter et, à partir de 1557, c’est un fonctionnaire civil qui assuma la charge de protecteur des Indiens. Ce fut tout d’abord le procureur du Conseil des Indes, et quelques années plus tard le procureur d’audiencia (tribunal de justice). Par la suite cette charge fut accordée à des fonctionnaires qui avaient pour seule tâche de protéger et d’accompagner les Indiens dans leurs démarches devant les tribunaux, mais l’absence de formation en droit de ces fonctionnaires finit par nuire aux Indiens. La suppression du poste, dont les fonctions de protection et de défense des Indiens furent confiées, respectivement, aux vice-rois et aux procureurs des audiencias, n’améliora pas la situation. Le poste fut alors rétabli sans avoir jamais impliqué un réel avantage pour les Indiens, et il perdura jusqu’à la fin de la période coloniale.

Un autre fonctionnaire chargé de s’occuper des Indiens était le corregidor, qui était à la fois gouverneur et juge, même si cette fonction n’exigeait pas d’avoir fait des études de droit. En tant que juge, il administrait la justice dans les litiges qui, dans le domaine civil, opposaient un Indien à un autre Indien ou à un Espagnol.

Les abus des corregidores et des protecteurs (civils) des Indiens vis-à-vis de ceux qu’ils étaient censés accompagner et défendre ont été nombreux. Par leur origine, ils étaient naturellement solidaires des Espagnols dont ils devaient cependant empêcher les actes d’injustice envers les Indiens. Espérer qu’ils observeraient leurs attributions avec impartialité était irréaliste. Il ne faudrait pas pour autant minimiser les efforts de la Couronne (en grande partie vains, notamment pour un regard d’aujourd’hui) visant à améliorer autant que possible l’injustice structurelle que subissaient des Indiens, en faisant « prévaloir la justice et les valeurs chrétiennes dans une période historique particulièrement sanguinaire, où [73] la violence, même extrême, dans les rapports entre les êtres humains faisait partie de ce qui était vécu comme normal » [4]. En témoigne l’abondance de règlementations à leur égard, sans équivalent dans d’autres histories coloniales [5].

D’autres dispositions étaient prévues pour compenser l’ignorance des normes juridiques espagnoles par les Indiens. Parmi elles, se trouvait la possibilité pour ceux-ci de faire appel au nom de l’erreur de droit, aussi bien en matière civile qu’en matière pénale même si les conditions n’étaient pas les mêmes dans les deux cas. Ils bénéficiaient aussi de la restitutio in integrum, un privilège que le droit castillan prévoyait pour les mineurs, c’est-à-dire la possibilité d’obtenir la restitution de ce qu’ils auraient perdu en raison d’une action juridique nuisible à leurs intérêts, effectuée par erreur de leur part [6]. Un autre privilège était l’application du droit coutumier indien dans le règlement des conflits, non seulement entre Indiens mais aussi entre Indiens et Espagnols : concernant d’abord seulement le Mexique, la reconnaissance du droit coutumier indien s’étendit à partir de 1542 à tout l’empire espagnol d’Amérique ; mais elle a été ensuite restreinte à mesure que la codification du droit général des Indes avançait et entrait en vigueur [7].

Pour sa part, jugeant rudimentaire la connaissance qu’avaient les Indiens de la religion chrétienne, l’Eglise leur a assigné une place particulière face à la justice religieuse : un Indien accusé d’avoir commis un délit impliquant la religion n’était pas soumis, comme l’était un Espagnol, au Tribunal de l’Inquisition, mais à un tribunal ecclésiastique administré par l’évêque, dont on attendait une « paternelle condescendance » [8] à l’égard des nouveaux chrétiens des Indes et de la modération dans l’application de châtiments corporels [9]. Par contre, un litige où un Indien était la partie offensée était jugé devant le tribunal de l’Inquisition, afin qu’un Espagnol donnant un mauvais exemple à des nouveaux chrétiens soit puni avec toute la force dont était capable le droit religieux.

[74]

Les modestes connaissances des Indiens quant à leur nouvelle religion les exemptaient par ailleurs de prêter serment dans les procès. L’objectif était de les protéger du sacrilège, car ils étaient considérés comme incapables de comprendre l’importance du serment et la gravité du parjure [10].

Par ailleurs, les évêques avaient une responsabilité particulière dans la défense des personnes misérables, selon une tradition datant du temps de Constantin [11]. Et même si la doctrine juridique castillane stipulait la séparation nette entre la justice séculière et la justice religieuse, les conditions particulières du Nouveau Monde, où l’accès au Roi était extrêmement difficile en cas de négligence d’un juge séculier, justifiaient, selon certains auteurs de l’époque, l’ingérence du juge ecclésiastique lorsqu’un juge séculier manquait à son devoir d’impartialité dans des litiges où des Indiens étaient impliqués. Cela dit, les évêques demeurèrent prudents dans ce domaine, afin d’éviter des conflits avec le pouvoir séculier [12].

L’accès à l‘égalité juridique

Les mouvements indépendantistes qui se sont manifestés dès les années 1810 et qui ont mis fin à l’Empire espagnol d’Amérique étaient conduits par des élites inspirées par les idéaux de la Révolution Française : elles souhaitaient faire disparaître les inégalités de droit qui, pendant la période coloniale, avaient maintenu les Indiens en position d’infériorité. De ce fait, les nouvelles nations latino-américaines ont fait très tôt des Indiens des citoyens juridiquement égaux au reste de la population. Egalité donc, entre autres, d’un Indien et d’un non-Indien devant la loi et devant la justice. Mais égalité qui demeura en grande partie théorique, du fait, surtout, de la position sociale marginale qui leur était réservée et aussi en partie du conditionnement culturel des Indiens.

La fréquence avec laquelle, comme dans le cas de l’Argentine, la question indienne revenait dans les débats parlementaires, notamment à partir des dernières décennies du XIXe siècle, ainsi que le contenu de ces débats, traduit le souci des élites politiques d’intégrer pleinement les Indiens et de réussir le projet d’une nation formée de citoyens d’une même catégorie. Toutefois, la confrontation de ces débats avec la réalité met en évidence la contradiction entre une égalité de droit, proclamée et écrite, et une flagrante inégalité de fait dans les rapports quotidiens.

Historien du droit colonial, Abelardo Levaggi, en analysant le cas de l’Argentine, parle très pertinemment de la résurrection, vers la fin du [75] XIXe siècle, du droit colonial en ce qui concerne les Indiens; il met en évidence la dégradation continue des idéaux égalitaires initiaux, au cours d’une période d’environ soixante-dix ans [13]. Après le rappel des déclarations égalitaires de la période révolutionnaire, supprimant les statuts spécifiques de l’ère coloniale, il passe en revue divers faits qui révèlent les retouches que la réalité faisait subir à l’égalité inscrite dans la constitution et qui aboutirent à ce que « [a]u début du [XXe] siècle le régime juridique des aborigènes était plus semblable à celui de l’époque hispanique qu’il ne l’avait été lors des premiers temps de la Révolution » [14]. De plus en plus on admettait que l’Indien, en raison de sa condition de « barbare », nécessitait une mise en tutelle quasi-permanente. La discussion sur la citoyenneté indienne elle-même fut rouverte à l’Assemblée Nationale argentine, ce qui mit en évidence les différentes positions des législateurs à ce propos, dont certaines, certes non majoritaires, s’éloignaient clairement des proclamations des premières décennies du siècle. Si certains ne niaient pas que, du fait de leur naissance sur le territoire national, les Indiens étaient des citoyens à part entière, en vertu des principes qui définissaient la citoyenneté, d’autres, par contre, jugeaient que leur qualité de citoyens se trouvait compromise par le fait qu’ils étaient « des Argentins rebelles par nature, réfractaires à la civilisation » ; quelques-uns, enfin, les considéraient comme des citoyens de deuxième catégorie devant disposer de droits restreints [15]. La situation des Indiens se dégradait inéluctablement ; leur image de barbare était confortée par les difficultés, indéniables, des tentatives d’intégration des Indiens, qui n’étaient pourtant pas abandonnées.

Tout se passait comme si ces débats étaient le reflet de la véritable ambiguïté, de plus en plus assumée, du statut indien dans la réalité. Cette dégradation par laquelle les Indiens redevenaient des individus sous tutelle après avoir été déclarés égaux au reste des citoyens, concerna l’ensemble des nations latino-américaines [16].

Pour une égalité de fait

Dès les premières décennies du nouveau siècle émergea dans tout le continent une prise de conscience de cette question : les Indiens se [76] trouvaient dans une situation déplorable de marginalisation et les politiques censées la corriger échouaient systématiquement lorsqu’elles étaient mises en œuvre – mais elles ne dépassaient pas, le plus souvent, la phase de projets.

Ce constat d’échec et la ferme volonté de certains de le surmonter débouchèrent sur la naissance du mouvement indigéniste, dont l’influence s’étendit en Amérique latine entre les années 1920 et 1970. Son poids fut inégal d’un pays à l’autre, mais il toucha tout le sous-continent. Un de ses représentants majeurs, l’anthropologue mexicain Alfonso Caso, l’a défini comme « une attitude et une politique, et [comme] la traduction de l’une et de l’autre dans des actions concrètes. En tant qu’attitude, l’indigénisme consiste à affirmer, pour la justice et le bien du pays, la nécessité de protéger les communautés indigènes afin de les placer sur un plan d’égalité par rapport aux autres communautés métisses qui forment la masse de la population de la république. En tant que politique, l’indigénisme consiste en une décision gouvernementale, exprimée au moyen de conventions internationales, d’actions législatives et administratives ayant pour objet l’intégration des communautés indigènes dans la vie économique, sociale et politique de la nation » [17]. Ce qui a caractérisé l’indigénisme, c’est la prise de conscience de la spécificité du monde indien, qui exige de son point de vue un traitement particulier en vue d’atteindre l’égalité citoyenne. Son but était d’accélérer l’assimilation des groupes indiens par des politiques volontaristes adéquates, de telle sorte qu’ils finissent par abandonner leur identité ethnique au profit d’une identité de classe sociale, en devenant ainsi des communautés paysannes. L’indigénisme déploya son action sur divers volets, et ses principaux champs d’action furent l’éducation, le développement rural, l’amélioration des conditions de travail et de logement, la réforme agraire.

Mais la prise en compte de la situation sociale spécifique des Indiens conduisit également des juristes à un débat agité, dans le domaine pénal, quant à la pertinence d’élaborer une législation spécifique concernant la façon de considérer et de sanctionner les infractions à la loi commises par des Indiens. Deux courants différents se sont alors développés : l’un, qui se focalisait sur la diversité ; l’autre, qui était guidé par des principes universalistes. Les débats ont été particulièrement riches et vifs au Mexique et au Pérou, mais ils se sont déroulés dans la plupart des pays latino-américains ayant une importante population indienne.

Au cours des premières années marquées par l’indigénisme, la constitution péruvienne de 1920 affirmait la protection et l’autonomie des communautés indigènes et elle annonçait des lois spécifiques à [77] l’intention de la « race indienne » [18]. Le même souci guidait, en Bolivie, une loi du 8 janvier 1925 et, en Equateur, la loi des « comunas » de 1937, qui statuaient que les terres indiennes étaient désormais inaliénables. Le but était de protéger les communautés indiennes, démunies dans un monde qui leur demeurait étranger, de la spoliation des terres dont elles étaient régulièrement l’objet de la part de la population métisse. Deux ans plus tard, au Pérou, un nouveau Code civil qualifiait d’« incapables relatifs » les « individus de la race indienne qui ne parlent pas le castillan » [19]. Ces antécédents ont sans doute influencé la rédaction du Code Pénal de 1924 qui est venu remplacer un code précédent, de 1863, caractérisé par une conception de la responsabilité morale et de la peine qui était la même pour tous les citoyens de la nation. La seule fonction de la peine était le châtiment des malfaiteurs ; les mesures de sureté étaient inexistantes et la latitude du juge dans la détermination de la peine était limitée [20]. Le nouveau code de 1924 impliqua à cet égard un réel changement de perspective. Il établit, parmi ses éléments les plus novateurs à l’époque, la prise en compte des différences au sein de la population nationale : la mention d’Indiens « sauvages » (article 44) et « semi-civilisés » (article 45), révélait la conception d’une société péruvienne composée par des hommes sauvages (définis comme les groupes ethniques de la forêt, ou comme ceux caractérisés par l’absence de contact avec le monde occidental), des hommes semi-civilisés (représentés par des paysans andins ou par des Indiens en voie d’occidentalisation, établis sur des zones de contact ou d’influence avec la société occidentale) et des hommes civilisés (porteurs de la culture occidentale) [21]. Il prévoyait, à l’intention des Indiens « sauvages » ainsi qu’à l’intention des « indiens semi-civilisés ou dégradés par l’alcoolisme et la servitude », des mesures de sureté alternatives à la sanction pénale, consistant dans l’internement dans des colonies agricoles. Les Indiens semi-civilisés pouvaient également bénéficier d’une atténuation de la peine. Ces dispositions se fondaient sur l’idée que ceux qui n’avaient pas atteint un niveau de civilisation convenable méritaient un traitement particulier de la part de la justice car leur responsabilité pénale était diminuée.

Ce courant s’accordait avec une vision évolutionniste des sociétés humaines, qui classait hiérarchiquement les sociétés selon leur degré de [78] progrès technologique, et qui extrapolait cette hiérarchie au reste des manifestations de la culture, matérielle comme spirituelle, aboutissant à établir des différences en termes de « culture inférieure » et « culture supérieure ». Il semble indéniable que les rédacteurs du code péruvien de 1924 se sont inspirés, au moment de classer la population de leur pays, des trois grandes phases de l’humanité définies par les évolutionnistes : sauvagerie, barbarie et civilisation, les deux premières correspondant à des sociétés vues alors comme infantiles. Par ailleurs, les analogies entre des mineurs et des Indiens n’étaient pas exceptionnelles dans des textes juridiques péruviens [22].

Une autre version de cette vision en faveur d’un traitement différencié des Indiens dans le domaine pénal, considérait de façon explicite que le primitivisme qu’ils incarnaient était la cause d’un développement mental insuffisant qui les rendait psychologiquement incapables de comprendre une éventuelle faute de la même façon qu’un homme civilisé pouvait le faire. La Colombie et la Bolivie en fournissent des exemples [23].

Le Mexique, qui élabora un code pénal en 1931, fut la scène de vifs débats sur la pertinence de définir des normes spécifiques pour les Indiens dans le domaine pénal. La prégnance de la tradition libérale du pays, marquée par des idées universalistes, finit par l’emporter. L’Etat devait prévoir le même traitement pour toute la population, en gardant le souci d’humaniser la loi lors de son application aux Indiens, afin de les protéger [24]. Il fallait ainsi aller plutôt dans le sens de l’atténuation de la peine en utilisant les moyens généraux prévus par le droit pénal. Le souci des indigénistes mexicains quant à la pertinence d’accorder une considération particulière aux Indiens dans le domaine pénal n’impliquait nullement que ceux-ci devraient être protégés par le seul fait qu’ils étaient des Indiens ; il se fondait sur leur situation sociale défavorisée et la réflexion était animée par la doctrine de la défense sociale, selon laquelle le droit pénal ne doit pas se fonder sur la culpabilité mais sur la dangerosité du sujet.

Ce côté du débat craignait qu’une législation spécifique ne conduise à la marginalisation de plus en plus grande des Indiens, au lieu de permettre leur intégration dans la société nationale. Il craignait également le possible amalgame entre une législation différenciée à l’intention des Indiens et la reconnaissance d’une différence intellectuelle fondé sur le critère racial. Rappelons à ce sujet les propos de l’homme politique et pénaliste mexicain José Angel Ceniceros, selon lesquels la solution adéquate de la question indienne exige « l’unité législative dans tous les [79] ordres, mais surtout dans le domaine pénal, puisque le délit n’est pas le fait de races, mais d’hommes » [25].

La position mexicaine prévalut dans le 1er Congrès indigéniste interaméricain de 1940 réuni dans la ville mexicaine de Pátzcuaro, qui rejeta l’idée d’un traitement juridique différencié fondé sur l’appartenance ethnique car on craignait que cela n’aboutisse à « perpétuer la ségrégation au lieu d’intégrer l’indigène comme citoyen » ; ce principe s’accompagnait néanmoins de la recommandation de prendre en compte sa situation culturelle à travers de lois de protection des indiens [26].

L’égalité comme illusion :
le masque égalitaire du respect de la différence


La théorie relativiste, qui affirme la valeur égale des cultures et qui considère toute hiérarchisation entre des formes culturelles différentes comme une erreur née de l’ethnocentrisme, a été énoncée par l’anthropologie vers la fin des années 1940. Elle est rapidement devenue un dogme dans cette discipline. À partir des années 1970, elle donna une nouvelle orientation à la doctrine pénale indigéniste, en transformant le fondement de la position fondée sur l’évolutionnisme selon laquelle la diminution de la responsabilité des indiens avait pour base une situation culturelle qui les assimilait à des enfants. Au nom du relativisme, cette incapacité fut désormais attribuée au conditionnement (on pourrait même dire à la « détermination ») qu’imposait aux Indiens leur culture : la culture les rendait, tout simplement, différents.

On peut retenir comme un jalon important un cas jugé en 1971 par la Cour Suprême colombienne, le cas Miquirucama [27]. Célimo Miquirucama, un Amérindien de la région du Chocó, jugé pour avoir assassiné un membre de son groupe ethnique connu comme étant « sorcier » parce qu’il l’accusait d’avoir tué par sorcellerie sa femme et ses enfants, a été libéré en appel au nom de la culture : les jurés ont affirmé que les Indiens ne devaient pas être assimilés à des mineurs, ni a des individus psychologiquement incapables, et ils ont souligné que leur différence se fondait sur leur culture. Selon les membres de la Cour, l’homme sauvage et l’homme civilisé vivent dans des mondes parallèles et très différents, ce dont la justice était censée tenir compte. Ainsi, l’Indien, en tant que sujet de droit, devait bénéficier d’une excuse absolutoire en raison de sa culture d’appartenance.

[80]

Mais jusque-là, aussi bien l’incapacité liée à la condition de primitif (solidaire des thèses évolutionnistes) que l’incapacité liée au conditionnement de la culture (solidaire du relativisme) mettaient l’Indien dans une situation d’infériorité qui l’empêchait d’accéder au libre arbitre. Le terme juridique utilisé en espagnol pour définir cette condition est « inimputable » (non-incriminable), qui signifie que l’on ne peut pas lui attribuer la responsabilité d’un délit, que l’on ne peut pas le traiter en délinquant même s’il a commis une action considérée comme délictueuse par le code pénal de son pays. La connotation infériorisante de ce terme et ses implications relatives à l’image que le monde « civilisé » avait du monde indien ont été l’objet de nombreuses analyses et critiques notamment au sein du milieu juridique [28].

L’influence du relativisme devait encore se faire sentir. Au cours des années 1980 s’ouvre une période où, poussés par la vague du multiculturalisme, de l’idéologie du respect des identités, les pays de l’Amérique latine se sont engagés à reconnaître une place particulière aux Amérindiens. Ce processus a conduit à des changements dans les constitutions et à la définition de droits spécifiques pour les populations indiennes : le droit à récupérer les terres où habitaient leurs ancêtres, le droit à garder leur identité, le droit à l’autodétermination, le droit à maintenir et à pratiquer leur culture. Sur le plan international, la convention 169 de l’Organisation internationale du travail, de 1989, qui porte la marque du multiculturalisme et que la plupart des pays de l’Amérique latine ont signée et ratifiée, énumère et précise des droits spécifiques aux peuples autochtones que les pays signataires se doivent de faire respecter. Parmi d’autres, les articles 8 et 9 reconnaissent le droit coutumier et les procédés traditionnels pour punir les délits dans la mesure où ils ne s’opposent pas aux droits de l’homme ou aux droits fondamentaux des nations ; l’article 10 donne des directives relatives à la sanction pénale des autochtones [29].

[81]

C’est dans ce cadre qu’a été élaborée la notion d’« erreur de compréhension culturellement conditionnée » qui venait remplacer celle de « non-imputabilité ». Son artisan a été le pénaliste argentin Eugenio Zaffaroni, et son accueil en Amérique latine, dans les milieux concernés par la défense des droits des Indiens, a été particulièrement enthousiaste. La notion d’« erreur de compréhension culturellement conditionné » a été forgée en combinant un concept juridique (erreur) avec le concept anthropologique de culture, en concevant ce dernier, à l’instar du courant culturaliste américain de la première moitié du XXe siècle, non seulement dans une optique très relativiste mais également comme étant susceptible de conditionner, voire de déterminer, les pensées et les pratiques des acteurs sociaux.

En présentant cette notion qui se voulait novatrice dans son traité de droit pénal de 1980-1983 [30], Zaffaroni réagissait contre le préjugé de la dangerosité des Indiens ainsi que contre l’idée que la non-imputabilité des Indiens aurait comme fondement le fait d’être Indien, comme si la seule indianité pouvait supprimer l’élément moral de l’infraction. Ces deux présupposés traduisent, selon lui, une position ethnocentrique « inadmissible, qui méprise les cultures indiennes comme étant inférieures » [31] et qui « affecte le principe d’égalité devant la loi » [32] ; soucieux de laisser de côté toute hiérarchisation entre sociétés, l’auteur affirme que la non-imputabilité est susceptible de concerner aussi bien, et pour les mêmes raisons, un Indien qu’un non-Indien [33].

Zaffaroni a mis l’accent sur le fait qu’« [u]n droit pénal anthropologiquement fondé ne peut faire moins que prendre en compte la possibilité effective de compréhension » [34]. Une erreur de compréhension existe lorsque l’individu fautif ne comprend pas, ne sent [saisit ?] pas l’anti-juridicité de sa conduite. Ainsi, il qualifie d’erreurs de compréhension [82] culturellement conditionnées non seulement des situations qui impliquent l’ignorance de la norme de la part de celui qui la transgresse. À celles-ci s’ajoutent des cas où un individu porteur d’une autre culture accomplirait une pratique propre à sa tradition et contraire à la loi nationale, tout en sachant qu’il va contre la loi et tout en connaissant les raisons qui fondent celle-ci : son comportement s’expliquerait (et se justifierait) par le fait qu’il n’a pas pu « intérioriser » [35] la loi en question en raison de la force du moule culturel dans lequel il a grandi, et de ce fait toute sanction pénale serait injuste. Dans son traité de droit pénal, il donne comme exemple le cas d’un Amérindien qui, même sachant que les inhumations traditionnelles sont interdites par la loi car elles peuvent avoir des conséquences nuisibles en termes de santé publique, ne pourrait s’empêcher de les accomplir, à cause de l’effet contraignant de ses normes culturelles. La bibliographie nous fournit des exemples qui vont plus loin en ce qui concerne la gravité de la faute : Francia pense à un Eskimo qui, outré par un étranger qui aurait refusé de passer une nuit avec sa propre femme parfumée avec des urines, tuerait son offenseur afin de venger son honneur [36]. L’exemple n’est pas heureux, car il traduit la méconnaissance de l’auteur sur le fonctionnement du système vindicatoire chez les Eskimo, limité à des cas exceptionnels et dont la pratique prenait des formes bien particulières. Mais cette illustration nous intéresse car elle traduit clairement que, suivant cette perspective, même dans le cas d’atteinte à un droit aussi fondamental que celui de la vie, « toute sanction pénale deviendrait injuste » [37] si une telle atteinte était provoquée par un conditionnement culturel.

La proposition de Zaffaroni a eu un succès considérable en Amérique latine. D’une part elle est largement présente dans l’abondante littérature relative aux droits des Amérindiens du sous-continent, où juristes et anthropologues consacrent un nombre considérable de pages à la présenter, parfois en l’expliquant, la plupart des fois en paraphrasant les écrits de Zaffaroni, rarement en exprimant des critiques.

D’autre part, l’erreur de compréhension culturellement conditionnée se fait son chemin en s’introduisant dans des codes pénaux, avec des implications pratiques importantes dans le domaine de la justice. Le cas le plus clair nous est offert par le code pénal du Pérou, dont un article porte ce type d’erreur comme intitulé :

Article 15. Erreur de compréhension culturellement conditionnée. « Celui qui, de par sa culture ou ses us et coutumes, commet un fait punissable sans pouvoir comprendre le caractère délictueux de son acte, ou déterminer sa conduite par rapport à cette compréhension, [83] sera exempt de responsabilité. Lorsque, pour la même raison, cette possibilité se trouve diminuée, la peine sera alors réduite. » [38]

D’autres codes ont incorporé la notion de « diversité culturelle ». C’est le cas du code pénal bolivien, qui comporte un article avec cet intitulé prévoyant que lorsqu’un inculpé est indien, sa responsabilité pénale sera fondée, atténuée ou supprimée en fonction d’une expertise de ses modèles de comportement de référence [39]. Le code pénal colombien, pour sa part, se réfère à la diversité culturelle dans son article sur la non-imputabilité [40] ; le flou relatif aux dispositions pénales [41] a obligé le tribunal constitutionnel colombien traiter la question et à préciser la façon dont la question de la diversité culturelle doit être comprise dans le domaine pénal : ce faisant, les juges ont ramené la faute commise pour des raisons de diversité culturelle à l’erreur culturellement conditionnée [42].

Ces changements correspondent à l’esprit d’un moment historique qui met en avant l’égalité entre groupes, et pour qui le respect de la spécificité culturelle et identitaire des groupes est devenu un impératif, en même temps que la moindre tentative de ce qui peut être vu comme un acte d’assimilation – autrefois synonyme de ferme volonté d’égalité – est l’objet de fortes critiques. Dans ce nouveau cadre, le conditionnement culturel de l’inculpé indien n’est pas seulement pris en compte dans les [84] pays qui ont introduit des articles spécifiques dans leurs codes, puisque la nouvelle génération de constitutions multiculturalistes et la convention 169 de l’OIT le permettent – ou l’exigent – également.

Cette évolution a donné lieu en Amérique latine à une propagation de procès où l’on tient compte du conditionnement culturel à l’égard des Indiens. Or, dans des contextes d’acculturation (dans certain cas de longue date, dans d’autres récente mais accélérée) dans lesquels est immergée la plupart des anciens habitants du continent, il est difficile de ne pas se poser la question de la portée des conditionnements culturels qui empêcheraient un individu de comprendre une norme nationale [43]. Les comportements sociaux solidaires du droit national, sont-ils vraiment inconnus voire impossibles à comprendre pour des individus qui, tout en s’identifiant comme des Indiens, ont vu leurs propres normes se modifier au cours des siècles en raison du contact ?

À cet égard, l’analyse d’un jugement qui a eu lieu au Pérou en 1998 à la suite d’un lynchage dans une communauté des Andes, où l’avocat de la défense s’est habilement servi de l’article 15 du code pénal pour obtenir l’acquittement de la plupart des accusés et la réduction de moitié de la peine des deux seules inculpées ayant reconnu le meurtre, met en évidence à la fois l’imposture d’une orientation qui met une barrière entre les Indiens et le reste des nationaux, et l’image des Indiens qu’une telle orientation révèle : des êtres inférieurs et sauvages [44]. Les arguments – on pourrait tout aussi bien dire « les clichés » – dont se sert l’avocat de la défense sont simples : les accusés sont les membres d’un groupe ethnique dont les traditions ancestrales remontent à un passé préhispanique ; ils sont à l’écart de la civilisation et de la vie nationale, dont ils ignorent la dynamique ; ils sont « incapables de forger leur propre progrès » [45] ; ils sont analphabètes. De tels arguments ne sont pas seulement une plaidoirie pour la prise en compte de la différence et du conditionnement culturels, mais l’aveu que ce qu’on perçoit chez les Indiens est une situation d’infériorité culturelle, même si cette expression, imprononçable aujourd’hui, est remplacée par d’autres qui, correspondant à la terminologie multiculturaliste, deviennent acceptables. Pour sa part, le chef (lieutenant-gouverneur) de la communauté indienne, qui avait manifesté au départ avoir une vision lucide des faits et de son contexte (corruption des autorités, marginalisation de la communauté), s’adressa vers la fin du procès à l’auteur de l’article, Valérie Robin, en invoquant la [85] qualité de « sauvages » des membres de son groupe, ce qui vraisemblablement leur vaudrait d’être acquittés [46] : un qualificatif qui nous ramène à l’article 44 du code pénal péruvien de 1924 et à une vision des Indiens que le nouveau code entendait effacer. En le prononçant, le chef indien ne fait que traduire l’image inchangée qu’ont les juges – et au-delà, toute une société – de groupes perçus depuis toujours comme appartenant à un niveau inférieur de civilisation.

Cette infériorité est par ailleurs intrinsèque à la caractérisation de l’erreur de compréhension culturellement conditionnée.

La notion d’erreur mérite un premier commentaire. Dans le cadre de nations qui (à travers leur constitution et/ou par la ratification de la convention 169 de l’OIT) ont accepté le pluralisme juridique, la qualification d’« erreur » pour une conduite qui correspond à ce qui est prévu par un droit coutumier désormais reconnu est hautement significative de la place sociale accordée à ce droit coutumier ainsi qu’à ceux qui le pratiquent. L’erreur d’une pratique se détermine ici non pas à l’intérieur de la culture juridique qui a donné naissance à cette pratique, mais par rapport à un droit qui prédomine sur les autres. Mon propos n’est en rien un plaidoyer pour le pluralisme juridique, mais je tiens à signaler le contresens entre le fait qu’un Etat accepte comme légitime un droit traditionnel amérindien et le fait qu’une pratique relative à ce droit puisse être qualifiée d’erreur du fait de s’opposer au droit que la tradition nationale a codifié. Cela traduit le caractère fallacieux d’un pluralisme qui donne une illusion d’égalité entre groupes alors que, dès l’énonciation de ses principes, les systèmes des Amérindiens se voient relégués à une position subalterne, sous la tutelle du « vrai » droit.

L’idée de conditionnement culturel est également lourde de sens. Telle qu’elle est présentée, la culture détermine plus qu’elle ne conditionne. Cette vision part de l’idée qu’il y a un « nous » et un « eux » entre lesquelles les passerelles seraient impossibles et entre qui la différence, loin d’être synonyme d’une saine diversité entre égaux, n’est pas dissociée de la hiérarchie qui sépare les sociétés selon leur degré de civilisation. « Eux » sont renvoyés à un moule dont le poids est tel qu’ils n’ont pas la possibilité d’exercer leur libre arbitre. Quelle qu’ait été la volonté de Zaffaroni de laisser derrière une certaine façon de concevoir les Indiens et leur monde, nous retrouvons ici les sauvages d’autrefois dont les capacités sont moindres que celles de l’homme civilisé.

Le renouveau se fait toujours attendre, malgré les tentatives qui ont eu lieu mais qui ne dépassent pas pour l’instant le niveau d’aspirations généreuses dictées par une vision naïve et dépassée du monde indien.



* Maître de Conférences HDR à l’Université d’Aix-Marseille, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

[1] Abelardo Levaggi, « República de indios y república de españoles en los reinos de Indias », Revista de estudios histórico-jurídicos, n° 23, Valparaíso, 2001.

[2] Bernardino Bravo Lira, Poder y respeto a las personas en Iberoamérica (siglos XVI a XX), Valparaíso, Ediciones universitarias de Valparaíso, 1989, p. 24 et sqq.

[3] Alfonso García Gallo, « La condición jurídica del indio », in : Los orígenes españoles de las instituciones americanas. Estudios de derecho indiano, Madrid, Real Academia de jurisprudencia y legislación, 1992 ; José María Díaz Couselo, « El ius commune y los privilegios de los indígenas en la América española, Revista de Historia del Derecho, vol. 29, 2001, p. 267-306 ; Francisco Cuena Boy, « Utilización pragmática del derecho romano en dos memoriales indianos del siglo XVII sobre el protector de indios », Revista de estudios histórico-jurídicos, vol. 20, 1998, Valparaíso, p. 107-142.

[4] Odina Sturzenegger-Benoist, Une égalité inaccessible ? Les Amérindiens d’Argentine, mémoire de HDR, Université Paul Cézanne, Faculté de droit et de Science Politique, avril 2012, p. 21.

[5] Il s’agit du thème central du travail remarquable de Lewis Hanke, La lucha por la justicia en la conquista de América, Buenos Aires, Sudamericana, 1949. Voir aussi Héctor Grenni, « El lugar del indio en el derecho indiano », Teoría y praxis, vol. 12, 2008, p. 37.

[6] José María Díaz Couselo, op. cit., p. 284-291.

[7] Ricardo Zorraquín Becú, « Los derechos indígenas », Revista de historia del derecho, vol. 14, 1986, p. 427-451, Buenos Aires.

[8] Jorge Traslosheros, « Los indios, la Inquisición y los tribunales eclesiásticos ordinarios en Nueva España. Definición jurisdiccional y justo proceso, 1571-c.1750 », in : Jorge Traslosheros et Ana de Zaballa (coord.), Los indios ante los foros de justicia religiosa en la Hispanoamérica virreinal, México, Universidad autónoma de México, Instituto de investigaciones históricas, Serie Historia general, vol. 25, 2010, p. 65.

[9] José María Díaz Couselo, op. cit., p. 296.

[10] Ibidem, p. 296-297.

[11] Thomas Duve, « Algunas observaciones acerca del modus operandi y la prudencia del juez en el derecho canónico indiano », Revista de Historia del derecho, vol. 35, 2007, p. 203.

[12] Ibidem, p. 195-226

[13] Abelardo Levaggi, « Muerte y resurrección del derecho indiano sobre el aborigen en la Argentina del siglo XIX », Jarhbuch für Geschichte Lateinamerikas, vol. 29, 1992, p. 179-193.

[14] Ibidem, p.192.

[15] Honorable Cámara de Diputados de la Nación, Dirección de formación parlamentaria, Tratamiento de la cuestión indígena (« Estudios e investigaciones », 2), 3e édition, 1991, p. 231.

[16]  René-Paul Amry, « Defensa cultural y pueblos indígenas : propuestas para la actualización del debate », in : José Hurtado Pozo (dir.), Derecho penal y pluralidad cultural. Anuario de derecho penal, 2006, Lima, Fondo Editorial de la Pontificia Universidad Católica del Perú - Universidad de Friburgo, 2007, p. 78-83.

[17] Alfonso Caso, « Los ideales de la acción indigenista », Memorias, vol. X, « Realidades y proyectos, 16 años de trabajo », México, Instituto Nacional Indigenista, 1964, p.11.

[18] Cf. l’article 58 de cette constitution, sous le titre IV (Garantías sociales) : « El Estado protegerá a la raza indígena y dictará leyes especiales para su desarrollo y cultura en armonía con sus necesidades. La Nación reconoce la existencia legal de las comunidades de indígenas y la ley declarará los derechos que les corresponden. » L’article 41 se réfère aux biens des communautés indiennes : « Los bienes de propiedad del Estado, de instituciones públicas y de comunidades indígenas son imprescriptibles y sólo podrán transferirse mediante título público, en los casos y en la forma que establezca la ley. »

[19] René-Paul Amry, op. cit., p. 85.

[20] José Hurtado Pozo, Manual de derecho penal, Lima, Eddili, 2e éd. 1987, p. 31.

[21] Luis Francia, « Pluralidad cultural y derecho penal », Derecho PUCP, Revista de la Facultad de Derecho, vol. 47, 1993, Lima, p. 498-499.

[22] René-Paul Amry, op. cit., p. 85.

[23] Enrique García Vitor, « Culturas diversas y sistema penal », in : Sergio García Ramírez (coord.), Memoria del Congreso internacional de culturas y sistemas jurídicos comparados. I. Derecho penal, México, UNAM, 2005, p. 149 sqq.

[24] Gladys Yrureta Lanza, El indígena ante la ley penal, Caracas, Universidad central de Venezuela, 1981, p. 84, cité par René-Paul Amry, op. cit., p. 64-65.

[25] Cité par Alirio Sanguino Madarriaga, « El indígena ante el derecho penal. Testimonio de una afrenta socio-cultural », Estudios de Derecho, vol. 115-116, 1990, Medellín, p. 216.

[26] René-Paul Amry, op. cit., p. 83.

[27] David S. Clark, « Witchcraft and Legal Pluralism : The Case of Celimo Miquirucama », Tulsa Law Review, vol. 15 (4), 1980, p. 679-698 ; Alirio Sanguino Madarriaga, op. cit., p 236-240.

[28] René-Paul Amry, op. cit ; Libardo Ariza et Daniel Bonilla « El pluralismo jurídico : Contribuciones, debilidades y retos de un concepto polémico », in : John Griffiths, Sally Engle Merry et Brian Tamanaha, Pluralismo Jurídico, Bogotá, Universidad de Los Andes, Siglo del Hombre Editores, 2007, pp. 19-85 ; Raquel Yrigoyen Fajardo, « Hacia una jurisprudencia pluralista », Anuario de derecho penal, 2006, (« Derecho Penal y Pluralidad Cultural »), p. 377-415 ; Marie-Claire Foblets, « Los delitos culturales : de la repercusión de los conflictos de cultura sobre el comportamiento delincuente. Reflexiones sobre la contribución de la antropología del derecho a un debate contemporáneo », Anuario de derecho penal, 2006, (« Derecho Penal y Pluralidad Cultural »), p. 287-312 ; Beatriz Kalinsky, « Antropología y derecho penal », Cinta de Moebio, vol. 16, 2003, Santiago de Chile ; Raúl Carnevali, « El multiculturalismo : un desafío para el derecho penal moderno », Política Criminal, vol. 3, 2007, A6, p. 1-28.

[29] « Article 8. 1. En appliquant la législation nationale aux peuples intéressés, il doit être dûment tenu compte de leurs coutumes ou de leur droit coutumier. 2. Les peuples intéressés doivent avoir le droit de conserver leurs coutumes et institutions dès lors qu’elles ne sont pas incompatibles avec les droits fondamentaux définis par le système juridique national et avec les droits de l'homme reconnus au niveau international. Des procédures doivent être établies, en tant que de besoin, pour résoudre les conflits éventuellement soulevés par l’application de ce principe. 3. L’application des paragraphes 1 et 2 du présent article ne doit pas empêcher les membres desdits peuples d’exercer les droits reconnus à tous les citoyens et d’assumer les obligations correspondantes.

« Article 9. 1. Dans la mesure où cela est compatible avec le système juridique national et avec les droits de l’homme reconnus au niveau international, les méthodes auxquelles les peuples intéressés ont recours à titre coutumier pour réprimer les délits commis par leurs membres doivent être respectées. 2. Les autorités et les tribunaux appelés à statuer en matière pénale doivent tenir compte des coutumes de ces peuples dans ce domaine.

« Article 10. 1. Lorsque des sanctions pénales prévues par la législation générale sont infligées à des membres des peuples intéressés, il doit être tenu compte de leurs caractéristiques économiques, sociales et culturelles. 2. La préférence doit être donnée à des formes de sanction autres que l’emprisonnement. »

[30] Eugenio Zaffaroni, Tratado de derecho penal (Parte general), Buenos Aires, Ediar 1980-1983.

[31] Eugenio Zaffaroni, Tratado de derecho penal (Parte general), vol. IV, Buenos Aires, Ediar, 1999, p. 202.

[32] Ibidem, p. 203.

[33] Ibidem, p. 202.

[34] Ibidem, p. 198, souligné par l’auteur.

[35] Ibidem, p. 200.

[36] Luis Francia, op. cit., p. 508.

[37] Ibidem, p. 508.

[38] « El que por su cultura o costumbres comete un hecho punible sin poder comprender el carácter delictuoso de su acto o determinarse de acuerdo a esa comprensión, será eximido de responsabilidad. Cuando por igual razón, esa posibilidad se halla disminuida, se atenuará la pena. » La traduction française est celle proposée par Valérie Robin Azevedo dans « (Des)illusions des politiques multiculturelles », L’Ordinaire Latino-américain, 204, V. Robin Azevedo, éd., 2006, p. 69-96. José Hurtado Pozo a fait une riche analyse de cet article dans « Art. 15 del Código penal peruano: ¿Incapacidad de culpabilidad por razones culturales o error de comprensión culturalmente condicionado? », Anuario de Derecho Penal, 2003, Lima, 2003.

[39] « Artículo 391. (Diversidad cultural). Cuando un miembro de un pueblo indígena o comunidad indígena o campesina, sea imputado por la comisión de un delito y se lo deba procesar en la jurisdicción ordinaria, se observarán las normas ordinarias de este Código y las siguientes reglas especiales : 1) El fiscal durante la etapa preparatoria y el juez o tribunal durante el juicio serán asistidos por un perito especializado en cuestiones indígenas; el mismo que podrá participar en el debate; y 2) Antes de dictarse sentencia, el perito elaborará un dictamen que permita conocer con mayor profundidad los patrones de comportamiento referenciales del imputado a los efectos de fundamentar, atenuar o extinguir su responsabilidad penal; este dictamen deberá ser sustentado oralmente en el debate.

[40] « Artículo 33. Inimputabilidad. Es inimputable quien en el momento de ejecutar la conducta típica y antijurídica no tuviere la capacidad de comprender su ilicitud o de determinarse de acuerdo con esa comprensión, por inmadurez sicológica, trastorno mental, diversidad sociocultural6 o estados similares. No será inimputable el agente que hubiere preordenado su trastorno mental. Los menores de dieciocho (18) años estarán sometidos al Sistema de Responsabilidad Penal Juvenil. »

[41] José Hurtado Pozo, op. cit.

[42] Corte Constitucional de Colombia, Sentencia C-370/2002, 14 mai 2002, passim. Ce même jugement a déclaré inconstitutionnel l’art. 73, relatif à réintégration d’un inculpé indien à son milieu culturel, qui mentionnait également la diversité culturelle.

[43] Bien au contraire, certains exemples montrent que la bonne connaissance de certains Indiens de la législation nationale et des droits spécifiques récents leur permet de faire des manipulations habiles suivant leur convenance personnelle. Cf. Laurence Chunga Hidalgo, « La situación jurídica del “culturalmente condicionado” frente al derecho penal », Revista electrónica Derecho Penal Online (http://www.derechopenalonline.com), p. 8, n. 23.

[44] Valérie Robin Azevedo, op.cit.

[45] Ibidem, p. 14.

[46] Ibidem, p. 25.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 3 mars 2017 9:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref