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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Girard et Jean Stoetzel, “Le comportement électoral et le mécanisme de la décision.” In Sociologie politique. Tome 2, pp. 76-95. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris: Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [Autorisation accordée par M. Pierre Birnbaum de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 28 septembre 2010.]

[76]

Sociologie politique.
Tome 2.

“Le comportement électoral
et le mécanisme de la décision.”

Alain GIRARD et Jean STOETZEL

La situation

Les résultats des élections générales de l’automne 1958, au lendemain du référendum constitutionnel, ont fait apparaître des changements importants par rapport aux élections de 1956. Le recul des voix communistes, pour la première fois depuis la fin de la guerre, l’amenuisement des voix radicales, le succès de l’U.N.R., sont quelques-uns des plus manifestes, et il n’y a pas lieu d’y revenir ici.

Le sondage enregistre ces changements, et son intérêt réside dans les éléments de réponse qu’il apporte à la question de savoir comment ils se sont produits. S’agit-il d’une véritable redistribution des opinions ou de l’idéologie dans le corps électoral, ou bien de déplacements de voix, de plus faible amplitude, provoquant des regroupements différents autour des diverses formations politiques ? Autrement dit, une partie seulement des électeurs se sont-ils détachés de leurs préférences habituelles pour se déterminer autrement à la suite des circonstances, et mis en présence de formations nouvelles ? Mais quels sont ces électeurs, et comment se sont-ils décidés ainsi qu’ils l’ont fait ? Sous quelles influences et à quel moment ? En vue de quelle fin ? L’enquête apporte sur ces différents points des informations objectives.

[77]

Tableau 1. Vote en 1956 et en 1956

1. Dont jeunes électeurs : 12, 18 et 14 ; dont se sont abstenus 32, 21, 17.

[78]

Le vote en 1956 et en 1958
et la portée de l’enquête


Il convient d’abord d’indiquer comment se répartissent en nombres absolus les personnes interrogées selon le sens de leur vote en 1956 et en 1958.

Les résultats sont ceux des trois échantillons cumulés, et le détail par échantillon est donné au tableau I. Pour le scrutin de 1956, il s’agit dans les trois cas du vote déclaré par les personnes interrogées. Pour le scrutin de 1958, il s’agit aussi du vote déclaré pour les échantillons B et C, mais pour le premier échantillon, des intentions de vote. Or, pour les sujets observés avant et après les élections, le vote effectif confirme presque exactement les intentions. Il a paru en conséquence fondé de cumuler les données des trois échantillons, ce qui offre l’avantage d’étudier les attitudes de la totalité des personnes interrogées. Au reste, les résultats principaux sont présentés séparément pour les trois échantillons.

Tableau 2
VOTE EN 1956 ET EN 1958
(ensemble des trois échantillons, en nombres)

Vote en 1956

[79]

Le tableau 2 appelle plusieurs remarques, qui permettent de préciser à la fois les limites et la portée des résultats de l’enquête.

La proportion des personnes qui n’indiquent le sens de leur vote ni en 1956 ni en 1958 est importante. Elle est la même dans les trois échantillons, et représente 36 % de l’ensemble, y compris les électeurs qui votaient pour la première fois en 1958 et ceux qui ont déclaré s’être abstenus. D’autre part, une proportion analogue des personnes interrogées précise le sens de leur vote à l’un des deux scrutins mais non aux deux. Si bien que nous ne sommes exactement renseignés que pour un quart environ, 24 % des personnes interrogées.

Ce n’est pas là une situation extraordinaire. Toute question touchant au sens du vote suscite, en France comme dans de nombreux pays étrangers, une vive réticence. Cette réticence est plus accusée lorsque les personnes interrogées, tirées au sort sur les listes électorales, peuvent craindre de ne pas rester anonymes. Elle est d’autant plus répandue que la conjoncture semble plus instable. Ainsi constatons-nous ici que les personnes interrogées ont indiqué beaucoup plus souvent leur vote de 1956 que celui de 1958.

D’autre part, les réticences ne sont pas également réparties dans les diverses tendances politiques : les personnes qui ont voté pour un parti d’opposition extrémiste, ou un parti qui a subi un échec aux élections, refusent plus souvent d’indiquer le sens de leur vote.

C’est pourquoi les réponses brutes exprimées dans le tableau ne sont pas distribuées comme l’ont été les votes lors des consultations de 1956 et 1958. Les votes extrêmes, communistes et poujadistes en 1956, sont sous-représentés. Mais on hésite moins à déclarer un vote en faveur du parti victorieux, tel l’U.N.R. en 1958 (échantillon C interroge après les élections).

Ces faits ne diminuent pas la valeur des analyses qui peuvent être faites sur chacun des groupes de votants ayant exprimé le sens de leur vote, chaque groupe étant considéré [80] comme un univers séparé. Mais concernant des échantillons déjà limités, ces groupes aboutissent à des nombres très réduits. En conséquence, les résultats observés doivent être considérés non comme exprimant des données numériques valables en toute rigueur, mais comme indiquant des tendances, dont le sens est, au reste, parfaitement défini. La constitution au hasard de ces groupes, numériquement limités, garantit contre le risque de choix systématique. Mais, si l’interprétation doit rester prudente, elle est à bien des égards renforcée par toutes les comparaisons qui peuvent être faites avec d’autres études. Tel est le cas de la présente enquête, qui s’inscrit, en réalité, dans un ensemble de travaux conduits de manière continue par l’Institut Français d’Opinion Publique.

L’électorat U.N.R.

Ainsi, bien que l’observation porte sur des nombres relativement très faibles, peut-on considérer que la structure sociologique des grandes masses d’électeurs qui se sont portées en 1958 vers les différentes formations politiques n’a pratiquement pas changé par rapport à 1956. Les tendances sont parfaitement dessinées et vont dans le sens toujours observé depuis la fin de la guerre, qu’il s’agisse des préférences, selon le sexe et l’âge, ou selon le milieu socioprofessionnel.

Il y a là une indication importante. La très grande similitude dans la structure sociologique des partis, en 1956 et en 1958, d’après l’image qu’en donne l’enquête, implique une sorte de stabilité dans la composition des grandes masses qui se partagent le corps électoral, en dépit des changements survenus. À chacune des familles d’esprit qui se partagent l’opinion française correspondent des éléments différents de la population, et l’on s’expliquerait mal, quelle [81] que soit la pression des circonstances, comment les mêmes déterminations extérieures, qui agissent sur les attitudes, pourraient cesser tout à coup de manifester leur influence.

Mais si les préférences idéologiques ne se distribuent pas au hasard, le corps électoral n’est pas pour autant figé. Outre qu’il s’agit d’un ensemble renouvelé où les jeunes électeurs viennent remplacer les décédés, des déplacements de voix se produisent toujours d’une élection à l’autre, le vote flottant décidant souvent du sens de la majorité.

Or, de nombreuses observations, faites depuis la fin de la guerre, ont montré que le degré de fidélité des électeurs est très variable dans les divers partis politiques. Son niveau est toujours le plus élevé parmi les communistes, mais elle n’est pourtant pas totale. Par contre, quelques suffrages vont chaque fois au Parti communiste, surtout par échange avec le Parti socialiste. Mais le volume de ces échanges est très faible et la masse électorale communiste vit en quelque sorte sur elle-même, très fortement cristallisée. La chute des effectifs aux élections de 1958 n’en est que plus remarquable.

Viennent ensuite les électeurs du Parti socialiste qui manifestent, après les communistes, la plus grande stabilité. Leur constance dans le même vote, moins élevée que parmi ces derniers, est toujours plus haute que partout ailleurs, et son niveau est toujours sensiblement le même. Les apports de votes flottants lui viennent surtout des radicaux, mais aussi d’autres formations situées plus à droite. Eux-mêmes, quand ils changent, peuvent aller parfois vers des formations situées au-delà des radicaux, mais le plus souvent au-delà même du M.R.P., dont les séparent les problèmes relatifs à la laïcité. Une nette stabilité assortie d’un léger glissement de certains vers la droite, en enjambant le M.R.P., se retrouve au moment des élections de 1958, comme on va le voir.

Tout autre est la situation des autres partis, et surtout des masses d’électeurs M.R.P., indépendants ou modérés de [82] toute appartenance, et surtout du Rassemblement du Peuple Français en 1951, et du Mouvement Poujade en 1956. Le niveau de fidélité est toujours très bas : souvent la moitié des électeurs, ou même plus, changent le sens de leur vote. Quand le niveau de fidélité paraît très élevé, il ne faut pas s’y tromper, c’est que la référence n’est pas la même, et qu’il s’agit d’électeurs constants par rapport à une élection antérieure, où le nombre des suffrages avait fortement baissé, pour le parti de leur choix.

Tout semble se passer dans ces diverses formations comme si une masse importante d’électeurs étaient toujours prêts à se détacher, ne trouvant pas dans les partis pour lesquels ils ont voté la satisfaction de leurs aspirations politiques et allant la demander à une formation nouvelle, née des circonstances ou des difficultés du moment. Flottants par nature, ces électeurs se détachent aisément de la formation ou du mouvement nouveaux vers lesquels ils se sont portés. Telle serait l’histoire, sans doute, du succès du Mouvement Républicain Populaire en 1946, du Rassemblement du Peuple Français en 1951, du Mouvement Poujade en 1956, de l’Union pour la Nouvelle République en 1958.

Deux faits confirment cette vue. En premier lieu, si des électeurs lui sont venus de tous les partis, ils sont en proportions très faibles à partir des communistes et des radicaux mendésistes, et un peu plus marquées à partir des autres radicaux et des socialistes. Mais le gros de ses effectifs paraît constitué par d’anciens électeurs républicains sociaux, indépendants et M.R.P.

Le tableau I pour l’ensemble, et les données figurant en annexe pour les trois échantillons, décrivent ainsi les origines des électeurs U.N.R.

En deuxième lieu, et sans anticiper sur l’avenir, il est frappant de constater que les électeurs ne croient pas au caractère durable d’un tel mouvement, même parmi ceux qui ont voté pour lui. D’après une enquête de février 1959, 17 % seulement des personnes interrogées pensent que le [83] succès de l’U.N.R. sera durable, et pas plus de 55 % parmi les électeurs mêmes de l’U.N.R., 48 % au contraire jugent ce succès passager et même 21 % parmi les électeurs U.N.R. Les autres ne se prononcent pas, soit 24 % parmi les électeurs U.N.R., ce qui ne témoigne pas à tout le moins d’un degré de confiance très élevé [1].

Tableau 3.
ORIGINE DE L'ÉLECTORAT U.N.R.

A

B

C

Ensemble

Anciens électeurs :

Communistes

1

1

2

Socialistes

1

1

6

8

Radicaux mendésistes

1

1

Radicaux R.G.R.

3

2

4

9

M.R.P.

4

4

11

19

Indépendants

10

5

9

24

Républicains sociaux

1

1

12

14

Mouvement Poujade

1

2

3

Indéterminés

5

20

34

59

Total

25

36

78

139



Vote constant et vote flottant

Si nous appelons maintenant électeurs constants ceux qui ont voté en 1958 comme en 1956, et électeurs changeants ceux qui ont voté autrement, la situation se présente de la manière suivante d’après les mêmes données de l’enquête.

La place de l’U.N.R. dans le tableau 1, plus « à droite » que [84] les modérés, n’a pas été adoptée à la suite d’une décision arbitraire. Elle découle des résultats de l’enquête de février 1959, à laquelle il vient d’être fait allusion, dans laquelle les opinions exprimées par ses sympathisants se situent le plus à l’opposé de l’extrême-gauche. La présente étude confirme du reste cette observation.

Tableau 4

Échantillons

Ensemble

%

A

B

C

(B+C)

Électeurs constants

70

43

69

112

182

59

Électeurs changeants :

Ont voté plus à gauche

9

13

10

23

32

10

Ont voté plus à droite, dont U.N.R.

18

13

32

45

63

21

dont autres partis

13

9

8

17

30

10

110

78

119

197

307

100


On ne saurait prétendre, étant donné le manque de précisions concernant un grand nombre de personnes interrogées, que ces résultats puissent être généralisés sans danger. Il n’en est pas moins remarquable de constater qu’autour du noyau majoritaire d’électeurs constants les votes changeants qui sont allés plus à gauche ou plus à droite, indépendamment de l’U.N.R., paraissent s’équilibrer. Le changement global de la représentation résulte de l’attirance exercée par l’U.N.R.

Si l’on rapporte le nombre des personnes qui déclarent avoir voté de la même manière en 1956 et 1958, non pas à l’ensemble des personnes interrogées, mais à celles qui ont [85] précisé le sens de leur vote aux deux consultations, on obtient 112 sur 197 [2], soit 56,9 %.

Au reste, quelle peut être l’importance respective du vote constant et du vote flottant dans l’ensemble du corps électoral ? Il n’est pas aisé d’apporter une réponse, mais une question posée aux trois échantillons et chaque fois lors du premier entretien, c’est-à-dire avant le référendum ou entre le référendum et les élections, apporte quelques éléments d’appréciation à ce sujet : « Depuis que vous êtes électeur, avez-vous toujours voté pour le même parti ? »

Le tableau 5 donne les réponses du public, pour l’ensemble, pour les électeurs dont le vote a été le même en 1956 et en 1958, et pour ceux qui n’ont pas voté de la même manière en 1956 et 1958.

Tableau 5

« Déclarent avoir dans le passé » :

Nombres

Pourcentages

Ensemble

Électeurs
constants

Électeurs
changeants

Ensemble

Électeurs
constants

Électeurs
changeants

Toujours voté pour le même parti

723

138

86

56

76

68

Pas toujours voté pour le même parti

315

36

34

24 ’

20

27

Ne répondent pas

262

8

5

20

4

5

Total

1 300

182

125

100

100

100


Ainsi d’après les déclarations du public, et compte non tenu des suffrages différenciés en 1958 par rapport à 1956, 56 % auraient toujours voté de la même manière. Si l’on rapporte cette proportion au total des réponses exprimées, c’est-à-dire [86] en considérant que les non-réponses ou bien se répartissent de la même façon ou bien représentent des abstentionnistes plus ou moins avoués, on arrive à 70 %. Pour les électeurs constants en 1958, on arrive à 81 % contre 72 % pour les électeurs changeants, ces derniers révélant eux-mêmes avoir un peu plus souvent modifié le sens de leur vote, dans le passé.

Étant donné les incertitudes qui subsistent, on ne saurait considérer cette proportion de 70 % autrement que comme un ordre de grandeur. Mais elle semble bien indiquer en tout cas que la masse des électeurs constants, c’est-à-dire en général de ceux qui votent de la même manière quelle que soit la conjoncture politique du pays, est toujours très nettement majoritaire. Il est loisible d’apprécier diversement l’importance numérique de ce vote flottant, en la comparant par exemple à ce qu’elle peut être dans des démocraties où s’affrontent deux grands partis, et non pas un plus grand nombre comme en France.

En tout cas, il y a là une donnée fondamentale de l’équilibre en régime démocratique, et il convient de ne pas l’oublier en lisant les pages suivantes, où seront comparées systématiquement les attitudes des électeurs constants et des électeurs changeants. Ces derniers proviennent de tous les partis, mais en plus grand nombre des formations de droite. Sauf les communistes qui ont voté « oui » au référendum, ils ont été fidèles aux consignes du parti pour lequel ils avaient précédemment voté. Ils se sont en général portés sur des formations situées plus à droite, essentiellement vers l’U.N.R. (...)

Le moment de la décision
et la propagande électorale


Le référendum

Interrogés avant le référendum, les électeurs déclarent avoir pris leur décision depuis longtemps.

[87]

Tableau 6
constants changeants A+B A+B A+B

« Pour le référendum, ont pris leur décision » :

Ensemble

A+B
%

Électeurs
constants
A+B
%

Électeurs
changeants
A+B
%

En mai

36

40

48

En juin

8

13

12

En juillet

6

10

4

En août

8

13

8

Il y a quelques jours

11

10

11

Ne répondent pas

31

14

17

100

100

100


À ce moment, ils savent déjà qu’ils voteront certainement ou probablement « oui » (respectivement 68 %, 81 % et 88 %).

Ainsi, aussi bien pour les électeurs changeants, qui ont modifié le sens de leur vote aux élections, que pour les électeurs constants, la décision de voter comme ils l’ont fait remonte pour la plupart à un moment bien antérieur à l’ouverture de la campagne. La décision résulte bien plus d’une réflexion sur les événements de l’année que sur les thèmes de la propagande du moment.

Si, parmi l’ensemble, un plus grand nombre ne donnent pas de réponse, c’est qu’il y a parmi eux tous les électeurs indécis ou encore abstentionnistes, et les tendances n’en sont pas moins les mêmes que pour les électeurs plus actifs, qu’ils soient plus stables ou plus changeants.

Les élections

Des constatations analogues se retrouvent à propos du moment où a été prise la décision de voter dans tel ou tel [88] sens lors des élections. Mais le choix étant alors plus ouvert qu’au référendum, des nuances apparaissent qu’il convient de mettre en lumière.

Tableau 7

Ensemble

Électeurs constants

Électeurs changeants

B+C

B+C

B+C

%

%

%

« Pour les élections, ont pris leur décision » :

Avant l’ouverture de la campagne

17

44

29

Aussitôt les candidats connus

25

25

34

Au début de la campagne

18

2

15

Pendant la campagne

11

10

15

À la fin de la campagne

13

10

6

Le jour du scrutin

8

5

1

Ne répondent pas

8

4

0

100

100

100

« Au premier tour ont pris leur décision » :

Facilement

80

86

83

Pas facilement

9

11

6

Ne répondent pas

11

3

11

100

100

100


Ainsi interrogés, après les élections, près de la moitié des électeurs constants déclarent avoir pris leur décision avant l’ouverture de la campagne, et un quart dès que le nom des candidats fut connu. Les changeants, au contraire, se sont [89] décidés plus tard. Mais les uns et les autres conservent l’impression que leur vote a été facile, n’a pas entraîné de débat de conscience.

L’important est de constater que la propagande, lors de la campagne électorale, ne peut guère avoir d’effet sur la masse des électeurs constants, puisque leur décision, fixée à l’avance, a quelque chose d’immuable. Mais s’exerce-t-elle sur les autres ?

Tant pour le référendum que pour les élections générales, la majorité du public se déclare peu ou pas intéressée du tout par la campagne électorale. À peine un quart écoute régulièrement les émissions de la radio et de la télévision relatives à la campagne, un tiers ne les écoute que par hasard, les autres ne les écoutent jamais. Les panneaux électoraux qui apparaissent dans chaque commune de France ne sont jamais lus par six personnes sur dix, et un dixième seulement y prête une attention suivie. La fréquentation des réunions électorales est infime. Enfin, seule une minorité lit régulièrement ou souvent des articles de journaux se rapportant à la campagne, les habitudes de lecture de la presse ne se trouvant pas sensiblement modifiées, et le public demandant à la presse les mêmes aliments à ces moments-là qu’à d’autres.

Ainsi la propagande électorale ne s’adresse finalement qu’à une partie très réduite du public. Mais il y a plus. Ce comportement est si général qu’on ne peut s’attendre à trouver de différences profondes entre les électeurs constants et les électeurs changeants. Toutefois un décalage ne manque pas d’apparaître. Sur chaque point particulier, les électeurs constants sont un peu plus attentifs aux échos de la campagne. La propagande, destinée pour une part à ébranler les positions de certains, atteint davantage ceux qui sont le moins susceptibles de changer.

Cela ne signifie pas que la propagande politique n’a pas d’action, puisqu’elle contribue, en particulier, à soutenir ou renforcer le moral des plus convaincus. La manière dont [90] elle agit a été longuement discutée par Lazarsfeld. L’important à constater ici est que se retrouvent, en France, quelques-unes des observations faites aux États-Unis et présentées dans le livre classique de P. F. Lazarsfeld, B. Berelson et de H. Gaudet : The People’s Choice : how the voter makes up his mind in a presidential campaign [3].

Intérêt et participation politiques

Dès lors on ne sera pas surpris de rencontrer parmi les électeurs constants un peu plus de « leaders » d’opinion, selon l’expression anglo-saxonne, que parmi les autres. Cela se traduit par un accord un peu plus fréquent dont ils font état avec leurs parents, leurs amis ou leurs collègues. Il y a là une indication de deux tempéraments.

Pour les mêmes raisons, et c’est là une constatation non équivoque, les électeurs constants manifestent un intérêt plus vif pour les événements politiques en général. Leur participation politique est en un mot plus grande, mais la propagande, dont les messages leur parviennent plus qu’aux électeurs changeants, n’est guère susceptible de modifier le sens de leur vote.

D’autre part, si peu de personnes, dans l’ensemble, se disent en complet accord avec le parti dont elles se sentent les plus proches, ce n’est guère que parmi les électeurs constants qu’il s’en rencontre une proportion appréciable.

[91]

Tableau 8

Ensemble

Électeurs constants

Électeurs changeants

B+C

B+C

B+C

%

%

%

« S’intéressent aux élections » :

Beaucoup

23

42

30

Moyennement

43

41

46

Peu

21

12

20

Pas du tout

13

5

4

100

100

100

« Sont avec le parti dont ils sont
le plus proches »

A+B+C

A+B+C

A+B+C

Entièrement d’accord

16

37

25

En partie d’accord

26

41

32

Pas d’accord

6

12

10

Ne se prononcent pas

52

17

33

100

100

100


Enfin, trait important, qui confirme les précédents, les électeurs constants manifestent de leur propre aveu un plus haut niveau d’intérêt, une plus grande participation politique.

Tableau 9

Ensemble

Électeurs constants

Électeurs changeants

B+C

B+C

B+C

%

%

%

« S’intéressent à la politique » :

Beaucoup

9

20

10

Un peu

48

51

45

Pas du tout

43

29

45

100

100

100

[92]

Tableau 10
FIDÉLITÉ DES ÉLECTEURS À LEUR PARTI

« Parmi les personnes qui ont voté aux dernières élections générales
déclarent avoir l'intention de voter pour le même parti » :

Communistes

Socialistes

R.G.R.

M.R.P.

P.R.L. Modérés
Indépendants

R. P. F.

U.F.F. Poujade

%

%

%

%

%

%

%

Janvier 1947

87

92

69

78

70

Juin 1947

89

75

72

64

64

_

Décembre 1947

89

69

61

40

19

Février 1948

85

74

52

34

30

Juillet 1948

88

72

63

46

40

Septembre 1948

95

70

57

32

23

Mars 1949

82

74

66

41

43

_

Octobre 1949

80.

66

65

39

37

Avril 1951

81

70

61

41

46

_

Août 1953

95

77

72

65

82

52

Novembre 1956

68

80

49

66

77

40

Mars 1957

81

82

60

80

76

23

Janvier 1958

84

67

56

62

73

51


Jusqu’à avril 1951, la référence est aux élections de novembre 1946 ; en août 1953 à celles de juin 1951 ; en novembre 1956 et mars 1957 à celles de janvier 1956.

Ce niveau d’intérêt n’est pas une donnée nouvelle. La proportion des électeurs qui ne s’intéressent pas du tout à la politique apparaît très sensiblement la même à l’automne 1958 qu’en juin 1953 [4], à une époque qui n’avait pas été ébranlée par des secousses analogues aux événements de mai 1958.

[93]

Les motifs de la décision

Si ce n’est donc pas un regain d’intérêt pour la chose publique qui leur a fait modifier le sens de leur vote, quels sont les motifs qui ont poussé les électeurs changeants à adopter une conduite nouvelle ? En réalité, leur décision, d’après les données du sondage, semble dictée, dans une certaine mesure, sous une volonté apparente de changement par une attitude assez passive.

Les motifs qui ont entraîné les électeurs à voter comme ils l’ont fait, lors du référendum et des élections, sont de divers ordres, et tout en étant imprégnés par une atmosphère commune, les électeurs changeants n’ont pas le même comportement que les électeurs constants.

Les uns et les autres adressent des critiques analogues à la IVe République. Mais les électeurs constants s’en prennent surtout au mauvais système électoral et aux mœurs parlementaires. Les autres, au contraire, les changeants, dénoncent plutôt la multiplicité des partis, auxquels ils sont moins attachés, et un mauvais équilibre des pouvoirs : le gouvernement aussi bien que le président de la République n’ont pas assez de pouvoirs. Le souci de renforcer l’exécutif au détriment du législatif est à la source des attitudes des électeurs qui ont donné leur suffrage à un autre parti qu’en 1956, le plus souvent à un parti situé plus à droite, et à l’U.N.R.

L’hostilité à l’égard du Parlement de la IVe République est générale, mais elle est encore plus marquée parmi les électeurs changeants. De même on souhaite que la nouvelle Assemblée comprenne beaucoup d’hommes nouveaux, et ce vœu est plus fréquemment exprimé par les électeurs changeants : 74 % au lieu de 50 %.

Manifestement, la présence du général de Gaulle au pouvoir a exercé une grande force attractive sur l’ensemble du corps électoral, c’est elle qui détermine le vote changeant. [94] Les électeurs changeants peuvent ignorer le projet constitutionnel et son contenu, ils votent sur la personnalité du général de Gaulle. Parmi les divers éléments qui peuvent entraîner la décision, c’est cette présence qui à leurs yeux compte avant tout. De même c’est la volonté de soutenir l’action du général de Gaulle qui, avant tout, explique pour eux le succès de l’U.N.R.

Le souci de sauvegarder la liberté politique, par exemple, se rencontre plus souvent parmi les électeurs constants. Ils

Tableau 11

Ensemble

Électeurs constants

Électeurs changeants

B+C

B+C

B+C

%

%

%

« Au référendum se prononcent surtout sur » :

La valeur du projet

40

56

39

La personnalité du général de Gaulle

41

34

47

100

100

100

« Éléments qui comptent le plus
dans la décision » :

1º Au référendum

Présence du général de Gaulle au pouvoir

25

20

33

Liberté politique

18

32

19

2º Aux élections

Présence du général de Gaulle au pouvoir

36

30

52

Liberté politique

18

19

13

« Le succès de l’U.N.R. s’explique par la volonté de soutenir l’action du général de Gaulle »

74

72

90


[95]

estiment aussi davantage qu’il existe un danger (40 % contre 26 %) et même un risque de dictature (21 % contre 7 %). Le pouvoir personnel, au contraire, n’est pas ce qui inquiète les électeurs changeants de l’automne 1958.

D’une manière générale, indépendamment des circonstances du moment, ces électeurs changeants, qui constituent le gros des effectifs de l’U.N.R., diffèrent des autres par la signification globale qu’ils accordent à leur suffrage. Ils sont plus enclins à manifester leur confiance à un homme qu’à un parti. Par leur vote, ils expriment bien plus leur confiance au candidat qu’au parti dont il est le porte-parole.

Le Référendum de septembre
et les élections de novembre 1958
,
Cahiers de la Fondation nationale
des sciences politiques,
Paris, A. Colin, 1960, pp. 161-174.


[1] Sondages, 2, 1959, pp. 46 et 51.

[2] Total des personnes qui ont indiqué leur vote en 1956 et 1958.

[3] New York, 1944

[4] Sondages, 2, 1954.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2020 16:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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