Anthropologue, chercheur, Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France,
Directeur d’études, École des Hautes Études en sciences sociales, Paris
“Racisme, antiracisme
et cosmologie lévi-straussienne.
Un essai d’anthropologie réflexive.” [1]
Un article publié dans la revue L’HOMME, no 182, avril-juin 2007, pp. 7-51.
- Introduction [7]
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- Les avatars de la réflexivité anthropologique [8]
- Race, histoire et UNESCO [13]
- « Petite philosophie de l’histoire à l’usage des fonctionnaires internationaux » [18]
- Race, culture et scandale [20]
- De l’ontologie à l’axiologie [26]
- L’anthropologie entre le salut et la sagesse [31]
- Conclusions [40]
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- Bibliographie [47]
- Résumé [51]
- Abstract [51]
Introduction
Même si l’on accepte dorénavant que l’anthropologie se prenne elle-même pour objet d’enquête, l’incertitude demeure quant à la bonne manière d’opérer un tel retour réflexif. Cet article se propose d’en indiquer l’une des voies possibles, en soumettant une conception anthropologique à un traitement que l’anthropologue réserve habituellement aux constructions conceptuelles dans les cultures éloignées de la sienne. Résolu à éviter tout jugement normatif fût-il épistémologique, moral ou politique , j’essayerai de mettre au jour la cohérence interne de deux publications importantes, Race et histoire et « Race et culture », communément jugées contradictoires, que Claude Lévi-Strauss a consacrées à la question du racisme (Lévi-Strauss 1952 ; 1971a). Je situerai ces textes d’abord dans leurs contextes historiques de production et de réception qui renvoient, d’une part, à l’élaboration de la première doxa antiraciste après la défaite du nazisme, et d’autre part, à l’émergence d’un « néo-racisme » culturaliste à la fin des années soixante. Ensuite, selon la démarche classique de l’anthropologie, qui aspire à comprendre les discours indigènes au travers d’une matrice d’intelligibilité fournie par une cosmologie sous-jacente, je tenterai de replacer la conception lévi-straussienne du racisme sur le fond de la vision globale du monde qui apparaît en filigrane dans l’œuvre de C. Lévi-Strauss. Il s’agira d’appréhender cette cosmologie non seulement [8] comme une création idiosyncrasique, mais aussi comme une construction tributaire de conceptions largement partagées dans la culture occidentale, analysées ici du point de vue de leur contenu, de leurs principes d’organisation et, surtout, de l’attitude dont elles préconisent l’adoption à l’égard du mal, problème qui exerce une influence profonde sur nos représentations savantes de la chose humaine.
* * *
Les avatars de la réflexivité anthropologique
L’injonction de tourner l’anthropologie vers elle-même, afin d’élaborer une connaissance de ses fondations culturelles, est en passe de devenir un lieu commun du discours disciplinaire. On la retrouve sous la plume d’auteurs aussi opposés que Fredrik Barth et George E. Marcus, avec une infinité de positions intermédiaires qui s’intercalent désormais entre ces deux extrêmes (Barth 2002:18 ; Marcus & Fischer 1986:112). Il suffit en effet d’accepter l’évidence, difficilement contestable, que l’anthropologie est un produit de conditions culturelles et sociales particulières, pour reconnaître qu’elle fait partie de ses propres objets d’étude et devrait pouvoir appliquer ses approches aussi bien à la culture des anthropologues qu’à celle de toute autre collectivité (par exemple Barth 1987:18 ; Crick 1982:307). Cet impératif de l’auto-réflexivité pèse singulièrement sur l’anthropologie des savoirs, confrontée ici à une épreuve cruciale : une théorie générale des savoirs qui n’a pas de prise sur elle-même en tant que savoir est une réfutation flagrante de sa propre validité (Barth 2002:8) [2].
Il en va cependant de la réflexivité anthropologique comme de la vertu : bien que tous s’accordent à en faire l’éloge, son exercice apparaît suffisamment ardu pour que la majorité se contente de le recommander à autrui. Certains anthropologues tentent néanmoins de traduire leurs déclarations d’intention en actes. Deux orientations de la réflexivité ont gagné une assez large reconnaissance depuis bientôt un quart de siècle : anthropology as writing et anthropology as cultural critique. La première consiste à analyser les discours anthropologiques comme un ensemble de dispositifs rhétoriques destinés à remporter la conviction du lecteur (par ex. Clifford 1988 ; Clifford & Marcus 1986 ; Crapanzano, 1977 ; Geertz 1988 ; Marcus 1980 ; Marcus & Cushman 1982 ; Strathern, 1987). La seconde aspire à faire de l’anthropologie un instrument de critique culturelle capable de déconstruire les certitudes fondatrices auxquelles sont assujettis à la fois l’Occident et l’anthropologie classique produite par l’Occident (par exemple Haan et al. 1983 ; Marcus & Fischer 1986 ; Fisher 1991).
[9]
Reste à savoir si les promesses, dont ces travaux avaient initialement été prodigues, ont fini par être tenues. Les proclamations de l’anthropologie comme écriture s’adressaient avant tout à une catégorie particulière de chercheurs, qui sacrifiaient aux certitudes grossières du réalisme ethnographique, faisaient de la rhétorique aussi innocemment que Monsieur Jourdain de la prose, ignoraient tout de leur condition équivoque d’auteurs et partaient sur le terrain sans aucun roman dans leurs bagages. Quant aux thèses de l’anthropologie comme critique culturelle, elles étaient destinées à séduire ou à choquer ceux qui se sont installés dans la douce inconscience positiviste de leurs agendas idéologiques, de leurs positionnements sociaux ou de leurs engagements politiques, en oubliant le long passé de la discipline dont l’histoire avait commencé à l’époque où Edward B. Tylor proclamait que « la science de la culture est essentiellement une science des réformateurs » et lui assignait la mission d’amender tout ce qui est « déficient dans la culture moderne » (Tylor 1871, I:410).
On se demande toutefois si ces anthropologues que les deux courants réflexifs désiraient détromper ont réellement existé, du moins sous l’apparence caricaturale que l’on a coutume de leur prêter. L’heure du bilan n’est pas encore venue, et les commentaires consacrés à l’anthropologie comme écriture et à l’anthropologie comme critique culturelle restent plus proches de la polémique que de l’analyse, tantôt auto-laudateurs (p. ex. Fisher 1991), tantôt franchement hostiles (p. ex. D’Andrade 2000 ; Reyna 1994 ; Salzman 2002). Quels que soient les mérites et démérites respectifs de ces deux mouvances, il convient de leur reconnaître un accomplissement indéniable : elles ont fortement contribué à faire évoluer les mœurs de notre subculture académique, qui autorise désormais à faire étalage de techniques scripturales et d’engagements politico-idéologiques, hier encore traités comme ces maîtresses d’antan dont on ne pouvait apparemment se passer mais avec lesquelles il était malséant de se montrer en public.
Cependant, la question par laquelle je souhaite commencer est autre : en tant qu’approches réflexives, l’anthropologie comme écriture et comme critique culturelle sont-elles satisfaisantes ? La réponse, me semble-t-il, doit être négative, pour peu que l’on définisse la réflexivité anthropologique comme une application, à l’anthropologie, des méthodes et des questionnements que la tradition disciplinaire adresse à tous ses autres objets. Or, les analyses de l’anthropologie comme écriture, bien qu’éclairantes à plusieurs égards, ont mobilisé surtout des procédés classiques de la critique et de l’histoire littéraires. S’il arrive d’y trouver des interrogations sur l’auto-construction culturelle de l’auteur (Clifford 1988), leur style est nettement plus proche des modèles d’étude littéraire que des problématiques anthropologiques. Quant à elle, l’anthropologie [10] comme critique culturelle se confond sans réticence avec la philosophie politique et la philosophie morale, n’hésitant pas, occasionnellement, à user des recettes éprouvées de la propagande idéologique. Les philippiques inlassablement réitérées contre impérialisme, colonialisme, capitalisme, machisme, homophobie, nationalisme, scientisme et autres vilaines formes d’oppression, opèrent comme un perpetum mobile d’une indignation infatuée de sa droiture, sans accroître particulièrement notre intelligence de la société occidentale ou de l’anthropologie : on se contente trop souvent d’en dénoncer les ignominies au lieu d’essayer d’en comprendre le fonctionnement.
Ces critiques de l’Occident peuvent être parfois justifiées. Toutefois, leur intention d’accomplir un retour réflexif sur soi paraît peu crédible dès lors que persiste la dissymétrie entre, d’un côté, la posture de compréhension et l’impératif de suspendre les jugements de valeur, recommandés dans l’étude des cultures non-occidentales et, de l’autre, la hargne critique systématiquement adoptée envers sa propre société. Il est difficile d’imaginer une véritable réversion réflexive de l’anthropologie sans qu’une condition fondamentale ne soit satisfaite, qui consiste à respecter le principe de symétrie anthropologique. Et il convient de le distinguer d’avec la symétrie que David Bloor (1976:8) prônait naguère pour la sociologie des sciences, en appelant à expliquer les croyances « vraies » (reconnues comme scientifiques) par les causes tenues pour responsables des croyances « fausses » (rejetées en dehors de la science). Ce « programme fort » a pu séduire naguère par son radicalisme, mais sa portée reste limitée, car les phénomènes culturels sont trop variés pour que nous espérions y trouver toujours des causes identiques. Plus modestement et prudemment, le principe de symétrie anthropologique consiste à adopter une même attitude à l’égard de tous les objets culturels, qu’ils soient familiers ou étrangers. Certes, il serait naïf de demander que les anthropologues parviennent à la parfaite neutralité axiologique que préconise une certaine épistémologie désuète. On peut en revanche requérir que les rigueurs traditionnellement associées, sur des terrains exotiques, à l’obligation de s’informer, d’observer, de décrire, de vérifier les données et de valider les interprétations, ne cèdent pas la place à l’empressement de juger dont font montre nombre d’anthropologues dès qu’ils se penchent sur leur propre culture, peut-être parce qu’ils croient la connaître sans l’avoir étudiée, à partir de la seule expérience indigène, pourtant jugée insuffisante comme base de connaissance ethnologique ailleurs qu’en Occident. Immense est la différence, en effet, entre la représentation des phénomènes culturels que l’on juge après les avoir étudiés, et la vision de ceux que l’on juge au lieu de les étudier. Une véritable anthropologie réflexive risque de ne pas voir le jour avant [11] que les anthropologues ne remplacent, dans l’attitude à l’égard de leur propre culture, l’anthropologie comme critique culturelle par l’anthropologie comme… anthropologie.
Le principe de symétrie anthropologique reste suffisamment œcuménique pour laisser la porte ouverte à une multiplicité d’orientations théoriques qui ont actuellement cours dans le champ disciplinaire. Celle que j’ai choisie pour mener à bien mon étude de cas fait le pari heuristique sur une vision particulière des phénomènes culturels. Pour la définir, il est utile de partir d’une constatation simple, mais incontestable. L’anthropologie comme écriture a pris comme point de départ cette vérité première que l’anthropologue passe le plus clair de son temps à écrire [3] : puis, imperturbablement, elle en a tiré toutes les conséquences. Commençons, nous-aussi, par une observation à la fois triviale et indubitable : l’anthropologue pense.
La généralité de ce constat est grande, si bien qu’il permet la rencontre de perspectives par ailleurs divergentes, comme celles de l’épistémologie, de l’histoire, de la sociologie des sciences ou encore de l’analyse littéraire. L’anthropologie ne doit pas dédaigner ces approches, dont chacune jette sur les phénomènes culturels un éclairage singulier. Elle y adjoint cependant son propre point de vue, consacré par une longue tradition disciplinaire. Pour l’anthropologie, l’être humain qui pense déploie sa pensée dans le cadre d’une représentation cosmologique du monde, plus ou moins cohérente selon le cas, qui porte sur les êtres, les puissances et les choses qui peuplent le réel, sur leurs propriétés, leurs rapports, leur origine et leur devenir. Les représentations cosmologiques traversent de part en part toute cognition, comme elles traversent toute culture, nous livrant une matrice générale d’intelligibilité des faits empiriquement observables.
Je propose d’admettre, comme hypothèse de travail, que nos représentations académiques du monde, y compris les théories anthropologiques, possèdent également une composante cosmologique. Cela revient à poser que quiconque veut comprendre comment un anthropologue pense, doit prendre en compte, entre autres facteurs causaux, l’infrastructure cosmologique à partir de laquelle se construit chez nous la réflexion savante sur la chose humaine [4].
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Mon intention est de mettre ce principe heuristique à l’épreuve dans une étude de cas, qui prend pour objet la conception lévi-straussienne du racisme. Le prétexte m’en était fourni par une énigme interprétative qui exerce la perspicacité des anthropologues depuis plusieurs décennies. En 1952, à la demande de l’UNESCO, Claude Lévi-Strauss rédigea un opuscule Race et histoire, qui devait rapidement connaître un grand succès et prendre une place de choix dans le canon de la littérature antiraciste (Lévi-Strauss 1952). Dix-neuf ans plus tard, en 1971, invité par l’UNESCO à inaugurer l’année internationale de lutte contre le racisme, Lévi-Strauss prononça une conférence, intitulée « Race et culture », qui fit scandale : on lui reprocha de justifier voire d’approuver des comportements racistes, après les avoir si brillamment pourfendus en 1952 (Lévi-Strauss 1971a).
Les revirements d’opinion n’ont rien d’inhabituel dans la pensée académique, et les anthropologues, après avoir été pendant longtemps autant des « inventeurs » que des découvreurs dans les autres cultures de systèmes de pensée à cohérence parfaite, se font aujourd’hui forts d’y déceler toutes les contradictions et les variations individuelles, bel et bien réelles et dont il serait étonnant qu’elles soient absentes de la pensée académique occidentale. Pour ce qui est de Lévi-Strauss, la chose est plus complexe. L’énigme demeure intacte dans la mesure où l’anthropologue français continue à clamer avec une constance imperturbable que « Race et culture », jugé raciste, ne contredit nullement Race et histoire, reconnu antiraciste, l’un et l’autre exprimant, selon lui, les principes d’un même ensemble de convictions (Lévi-Strauss & Eribon 1990/1988:207).
Alors de deux choses l’une : soit un penseur aussi subtil que Lévi-Strauss est incapable de saisir les principes qui organisent ou désorganisent sa propre pensée, soit les anthropologues qui commentent ses écrits ne parviennent pas à en appréhender la cohérence, eux qui assurent cependant pouvoir pénétrer les arcanes les plus secrètes de la pensée des peuples lointains, chez lesquels ils arrivent souvent sans parler leur langue et qu’ils quittent au terme de séjours dont la durée est suffisamment brève pour ne pas compromettre le bon déroulement de leur carrière académique dans la métropole.
En décidant de se pencher sur la pensée de ses pairs, l’anthropologue n’a aucune raison de renoncer aux principes qui guident sa démarche lorsqu’il étudie la pensée exotique, avec l’avantage appréciable, dont il bénéficie sur le terrain proche, de pouvoir contempler à satiété les phénomènes qui l’intéressent. Aussi vais-je soumettre la conception lévi-straussienne du racisme au traitement que les anthropologues administrent usuellement aux idées de l’Autre : la replacer dans son contexte culturel, condition nécessaire pour éclairer à la fois sa production, sa perception, sa signification et sa cohérence. [13] Il convient de porter sur ce contexte un double regard. Premièrement, comme il se doit dans une enquête sur des faits culturels situés dans le passé, je restituerai les circonstances historiques qui ont pu avoir un impact sur la rédaction et la réception des deux textes. Deuxièmement, je tenterai de remettre le contenu de ces textes et leurs putatives incohérences, cause première du scandale sur le fond de la vision cosmologique qui se profile derrière l’ensemble de l’anthropologie lévi-straussienne.
Pourtant, il ne s’agira pas de revenir à la vision d’un auteur démiurgique qui, ne reconnaissant que ses propres lois, invente ex nihilo une philosophie secrète dont il tire ensuite la substance d’une œuvre placée hors culture (au sens anthropologique) car constitutive de la Culture (au sens de la haute culture de l’Occident). D’une part, il faut bien reconnaître que la cosmologie lévi-straussienne a été créée par un individu et qu’elle en reflète indubitablement des attributs idiosyncrasiques. Mais d’autre part, elle est aussi une œuvre collective, élaborée au moyen d’une transformation des représentations partagées antérieures, ce qui l’inscrit, au travers d’un système de rapports non-contingents qu’il nous faudra reconstituer, dans une trame globale de plusieurs conceptions cosmologiques, plus ou moins répandues, qui s’opposent et se complètent dans nos sociétés. C’est cette dimension collective que j’essayerai de mettre au jour en me penchant sur une création conceptuelle d’un anthropologue singulier, dont la pensée, comme celle de tout acteur social, appartient à ce déconcertant champ des possibles qu’aucun individu ne crée séparément des autres, et que nous appelons culture.
Race, histoire et UNESCO
« L’esprit du nègre est aussi différent de l’esprit du Blanc que le corps du nègre est différent du corps du Blanc ». C’est ainsi, dans les colonnes du magazine The Spectator, que le jeune naturaliste britannique Julian Sorell Huxley résumait en 1924 les observations faites lors de son voyage dans le sud des États-Unis d’Amérique [5]. Vingt-deux ans plus tard, en 1946, ce même homme sera élu premier Directeur général de l’Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), chargée de lutter contre le racisme.
Ce sera certes le même homme, mais cet homme ne sera plus le même. Et le monde autour de lui aura changé tout aussi radicalement. Il y eut d’abord les persécutions des Juifs au cœur de l’Europe ; vint ensuite la guerre avec son vaste cortège de cruautés ; lorsque l’Allemagne capitula, [14] le monde incrédule découvrit la Shoah. Les conceptions raciales qui semblaient auparavant sinon sensées et convaincantes, du moins anodines, finirent par dévoiler toute leur abomination.
Si Huxley ne fut pas le seul, avant la Seconde Guerre, à être frappé d’une soudaine lucidité, à laquelle le nazisme naissant apporta incidemment sa contribution, il eut l’indiscutable mérite d’être parmi les plus engagés (Huxley & Haddon 1935) [6]. Leur voix avait pourtant du mal à se faire entendre tout au long des années trente. Ainsi, par exemple, le projet d’une conférence internationale sur la race, formé alors avec l’intention de discréditer les prétentions scientifiques de la doctrine nazie, dut être abandonné face à la résistance de ceux qui reprochaient aux antinazis un manque d’objectivité scientifique et qui craignaient qu’une telle initiative n’agaçât inutilement le Chancelier Hitler dont l’antisémitisme voulait-on croire n’était qu’une pose sans conséquence (Barkan 1992:321).
La guerre finit par apporter un démenti cruel à ces calculs qui se donnaient jusqu’alors pour une haute sagesse diplomatique. Les institutions internationales mises en place par les pays sortis victorieux du conflit mondial décidèrent de s’ouvrir aux idées antiracistes, certes demeurées toujours minoritaires, mais qui avaient acquis une légitimité politique certaine. Une partie importante de cette nouvelle doxa internationale a été définie en novembre 1945, lors de la Conférence des Nations Unies convoquée à Londres en vue de la création de l’Organisation pour l’Education, la Science et la Culture. Le congrès fondateur de l’UNESCO exprima avec force la conviction que la « grande et terrible guerre » qui venait de se terminer avait « été rendue possible par le reniement de l’idéal démocratique de dignité, d’égalité et de respect de la personne humaine et par la volonté de lui substituer, en exploitant l’ignorance et le préjugé, le dogme de l’inégalité des races et des hommes » (UNESCO 1945:116).
Selon la nouvelle doctrine, une paix durable ne saurait être fondée exclusivement sur les accords économiques et politiques conclus entre les gouvernements. Seule la solidarité intellectuelle et morale entre les peuples pourrait jeter les bases solides d’une véritable sécurité internationale. Exunt les déterminismes socio-économiques dont le marxisme est à l’époque un porte-parole puissant ; le déterminisme conceptuel qui les remplace devient à la fois l’explication des erreurs du passé et le principe directeur des actions [15] salvatrices à venir : « …les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix », déclare le préambule de la Constitution de l’UNESCO (UNESCO 1945:116).
Les années qui suivirent l’acte de fondation furent employées à mettre en œuvre ce programme. Réunie en novembre 1949, la Conférence générale de l’UNESCO confia à son Directeur la mission de rassembler les données scientifiques sur la question des races et d’en tirer profit pour organiser une campagne d’éducation (UNESCO 1949:12). Des préparatifs étaient déjà engagés pour convoquer dans ce but un panel international d’experts [7].
La réunion eut lieu à Paris, du 12 au 14 décembre 1949. Parmi les participants venus de Nouvelle-Zélande, du Mexique, du Brésil, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Inde, la France était représentée par Claude Lévi-Strauss, alors sous-directeur au Musée de l’Homme. L’ordre du jour fut aussi précis qu’ambitieux : les experts devaient définir la notion de race, faire le point sur les connaissances scientifiques s’y rapportant, indiquer des recherches à poursuivre dans ce domaine et, pour couronner ces labeurs, présenter l’ensemble de leurs conclusions dans une déclaration commune [8]. Vaste programme pour un travail de trois jours, après un siècle de débats qui n’avaient abouti à aucun accord général en la matière.
La première journée de discussions s’est révélée fort peu fructueuse. Le temps avançait inexorablement et l’inquiétude ne cessait de grandir, tandis que le débat s’enlisait entre doutes et réserves. La solution vint comme par miracle, apportée sur un plateau par Ashley Montagu, l’un des deux chercheurs américains du panel. Ce militant loquace de la cause antiraciste avait déjà à son actif plusieurs publications destinées au grand public, dont le ton correspondait bien aux attentes des organisations internationales (surtout Montagu 1942 & 1945). Ses certitudes impressionnaient. Il les présentait comme les résultats des dernières découvertes de la génétique américaine, argument de poids devant un comité composé principalement de sociologues et d’ethnologues, conscients que leurs disciplines avaient échoué à définir la race, mais confiants en la capacité des généticiens à le faire. Au terme de cette journée improductive, lorsque Montagu se proposa de rédiger pour le lendemain un texte résumant les « certitudes scientifiques », le soulagement fut unanime. Le matin suivant, Montagu apporta son manuscrit : ce n’était pas un état des lieux des connaissances [16] scientifiques, mais un véritable manifeste, autoritaire et définitif. Malgré des doutes, le comité se borna à y introduire quelques modifications mineures. C’est ainsi que le pamphlet crayonné par Ashley Montagu en l’espace d’une nuit, dans sa chambre d’hôtel, devint la majestueuse Déclaration de l’UNESCO sur la Race.
Publiée en juin 1950, la Déclaration suscita un tollé dans le milieu des biologistes. Tous y reconnurent les opinions personnelles d’Ashley Montagu, qui étaient loin d’avoir gagné l’assentiment général des biologistes et des anthropologues [9]. Le service de presse de l’UNESCO avait cru bon de présenter la Déclaration comme résumant « les conclusions les plus autorisées de la science », alors que certaines de ses thèses apparaissaient aux yeux des spécialistes comme relevant « plutôt d’une doctrine philosophique ou idéologique que d’une théorie scientifique moderne » [10].
La Déclaration possédait néanmoins une cohérence, fût-elle surprenante. Elle reprenait en fait, point par point, les thèses principales de la doctrine raciale du IIIe Reich, les inversant comme dans un miroir. Pour se convaincre de la parfaite symétrie, il suffit de mettre ce texte en parallèle ne serait-ce qu’avec le tristement célèbre chapitre onze du premier volume de Mein Kampf. Le monogénisme de l’UNESCO se trouve opposé au polygénisme nazi ; l’idée du caractère arbitraire des catégories raciales répond à leur prétendue objectivité ; l’instabilité historique des races remplace leur essence invariable ; l’hybridation raciale cesse d’être délétère et dégénérative ; l’hypothèse d’écarts mentaux et intellectuels entre les races est récusée, afin que disparaisse avec elle la hantise de la race supérieure. De fondamentales, les différences biologiques deviennent secondaires, éliminées d’un trait de plume par l’affirmation de l’unité essentielle de tous les humains, laquelle se manifesterait par la continuité de leur intériorité mentale, alors que le nazisme évoquait la discontinuité d’une mystérieuse intériorité physique (« sang », « esprit »). L’hérédité génétique, déchue de son statut de fondement des rapports sociaux, se trouve dissociée de la culture : la conduite des humains doit désormais se régler sur [17] la certitude de l’égalité des hommes et non sur celle de leur inégalité foncière. Le racisme n’est plus une loi de la nature mais un préjugé de la culture. Comme principe directeur de l’histoire, la coopération entre les peuples se substitue à la guerre inévitable entre les races (UNESCO 1950 ; Hitler 1992/1925-26: 258-299).
On mesure le long chemin parcouru depuis les années vingt, époque où un naturaliste éclairé, large d’esprit et engagé politiquement aux côtés des libéraux, comme le fut Huxley, pouvait ingénument déclarer que « l’esprit du nègre est aussi différent de l’esprit du Blanc que le corps du nègre est différent du corps du Blanc », proclamant ainsi une discontinuité radicale entre les humains, à la fois dans leur physicalité extérieure et dans leur intériorité mentale [11]. De même que la plupart des lecteurs du Spectator trouvaient cette affirmation évidente en 1924, on estima acceptable, en 1949, la thèse inverse proposée par la Déclaration de l’UNESCO. La nouvelle doctrine voulait amenuiser, jusqu’à les rendre insignifiantes, les différences de l’extériorité physique entre les hommes, pour clamer l’unité fondamentale des humains et placer celle-ci dans la forteresse difficilement accessible de l’intériorité mentale et morale, où aucun céphalomètre de crâniologue ne risque de la mettre en péril. Les ressemblances entre les humains sont plus importantes que les différences : le reste n’est que préjugé.
La Déclaration de l’UNESCO proclamait tout ce que l’on eût ardemment désiré que la science démontrât, mais elle ne résumait certainement pas les connaissances scientifiques sur la question. Autant les médias et le grand public lui réservèrent un accueil globalement favorable, autant les chercheurs lui opposèrent de nombreuses critiques. Pour calmer les esprits et éviter un cinglant désaveu scientifique, le Directeur général de l’UNESCO décida, trois mois à peine après cette publication, de convoquer un nouveau panel d’experts, dominé cette fois par des biologistes. La réunion eut lieu en juin 1951 ; au terme de longues consultations, la version définitive de la deuxième Déclaration de l’UNESCO fut approuvée le 26 mai 1952, deux ans après la publication de la première (UNESCO 1952).
Ce fut un texte pondéré, qui essayait de résister à la complaisance pour des proclamations bien-pensantes mais non étayées. Pourtant, la nouvelle Déclaration s’éloignait peu de la précédente, à partir de laquelle elle avait été manifestement élaborée. La première Déclaration conditionnée à la fois par un déterminisme du contexte de l’après-guerre et par une contingence que fut l’intervention d’Ashley Montagu en décembre 1949 offre un bon exemple d’accident historique qui impose aux événements ultérieurs une contrainte formelle à la fois puissante et peu visible. En acceptant sans modifications [18] majeures le texte proposé par Montagu, l’UNESCO se condamna à dialoguer sans fin, au travers de ses déclarations successives sur la race, avec le spectre d’Hitler. Il convient de garder à l’esprit ces circonstances historiques, résumées ici de manière on ne peut plus brève, pour comprendre les conditions qui ont accompagné la rédaction de Race et histoire.
« Petite philosophie de l’histoire
à l’usage des fonctionnaires internationaux » [12]
Les « déclarations scientifiques » constituaient l’un des deux dispositifs de la lutte antiraciste que le psychologue canadien Otto Klineberg, haut fonctionnaire de l’UNESCO, avait préconisés dans un mémorandum adressé en 1949 au Secrétariat général de l’organisation. Le second moyen imaginé par Klineberg était de réaliser une série de petites monographies sur le sujet, conçues comme arme principale d’une « offensive éducative » (Klineberg 1973). La mise en pratique de cette mesure fut confiée à l’anthropologue Alfred Métraux, nommé en avril 1950 directeur de la Division pour l’Etude de la Race, au Département des sciences sociales de l’UNESCO. Rapidement, Métraux fit préparer cinq opuscules qui devaient aborder plusieurs aspects de la question raciale : race et civilisation, race et biologie, mythes raciaux, origine des préjugés, race et psychologie. Claude Lévi-Strauss faisait partie du deuxième contingent d’auteurs, sollicités en 1951.
De ce travail de commande Lévi-Strauss s’acquitta avec maestria. Son coup de force était d’avoir trouvé un argument capable de remédier efficacement à la plus considérable imperfection de la doctrine antiraciste de l’UNESCO. À quoi sert en effet de remplacer comme l’avait proposé Montagu le terme de « race » par celui de « groupe ethnique » et de clamer qu’aucune donnée biologique ne permet de corroborer l’idée de l’inégalité des « races », si ce n’est pour renforcer subrepticement la consistance du concept d’inégalité dans sa dimension culturelle, où reste intacte la conviction que divers « groupes ethniques » ne sont pas capables d’apporter des contributions équivalentes au patrimoine commun de la civilisation ? On a beau déraciner le racisme sur le terrain de la biologie, il réapparaît immédiatement sous une forme jumelle sur le terrain de la culture. Le problème que Lévi-Strauss construit et affronte, en y voyant un défi majeur à la pensée égalitariste, est le suivant : comment affirmer l’égalité des cultures face à l’évidence des progrès accomplis par l’humanité depuis des millénaires et auxquels toutes les cultures ne paraissent pas toutefois participer de manière égale ? (Lévi-Strauss 1961a/1952:9).
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L’ingéniosité de la solution est à la mesure de la difficulté du problème. Lévi-Strauss commence par observer que les progrès de la civilisation ne sont pas linéaires : l’humanité « ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu’il les jette, les voit s’éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l’on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l’autre, et c’est seulement de temps à autre que l’histoire est cumulative, c’est-à-dire que les comptes s’additionnent pour former une combinaison favorable » (Lévi-Strauss 1961a/1952: 38-39). Selon cette métaphore, l’histoire des progrès de la civilisation s’apparenterait à un jeu de hasard, et son mécanisme fondamental relèverait du calcul des probabilités. L’histoire cumulative ressemble à une partie de roulette dont les participants, jouant sur plusieurs tables, choisissent de s’associer pour mettre en commun les résultats favorables de chacun et augmenter ainsi leurs chances de cumuler les réussites partout où un joueur isolé, pariant sur des séries longues, c’est-à-dire rares, aurait toutes les chances de se ruiner. La probabilité qu’a une culture d’entrer dans une histoire cumulative est fonction « du nombre et de la diversité des cultures avec lesquelles elle participe à l’élaboration le plus souvent involontaire d’une commune stratégie ». Il s’ensuit que l’histoire cumulative n’est pas une propriété ontologique de certaines cultures, qui se distingueraient ainsi des autres par leur nature. Elle exprime plutôt leur conduite, « qui n’est autre que leur manière d’être ensemble » (Lévi-Strauss, 1961a/1952:72-73).
Race et histoire constitue un supplément logique à la première Déclaration de l’UNESCO. Les deux textes abordent le problème des différences entre les êtres humains, le premier dans la dimension biologique, le deuxième dans la dimension culturelle. Leurs buts sont complémentaires. Tandis que la Déclaration proclame l’absence de différences ontologiques entre humains sur le plan biologique (« essential similarity » : UNESCO 1950:392), Race et histoire assure qu’il n’y a pas de différences ontologiques entre cultures (les différences résultent de « leur conduite plutôt que de leur nature »). Les deux textes affirment donc de concert que l’humanité est une et que les différences entre les humains et entre leurs cultures ne relèvent pas de leurs propriétés essentielles, mais d’accidents de l’histoire. Tous deux s’inscrivent en faux contre la vision du monde fondamentale pour le nazisme qui conçoit l’histoire de l’humanité comme le résultat d’une guerre inexorable entre races et ethnies, ancrée dans la nature des choses : la Déclaration de 1950 suppose qu’il existe chez l’être humain « l’instinct naturel de coopération », ce à quoi Race et histoire ajoute que la collaboration entre les [20] cultures est la principale condition de l’histoire cumulative et du progrès. L’ontologie de la coopération remplace l’ontologie du conflit. La vision de la nature humaine passe d’un extrême à l’autre. On est ici au cœur même de la nouvelle doctrine anthropologique que l’UNESCO souhaitait mettre au service de son action.
Au-delà de cette conformité idéologique, Race et histoire recèle quelques particularités significatives. En essayant de lever l’opprobre que l’imaginaire de sens commun jetait sur le métissage, la Déclaration de 1950 soulignait que les scientifiques n’avaient jamais pu constater le moindre effet délétère des unions mixtes. En prolongeant cet argument sur le plan ethnologique, Lévi-Strauss ne se contente pas d’affirmer l’innocuité du métissage culturel : il va jusqu’à en faire une condition vitale de la bonne marche de la civilisation. De malédiction, le mélange de cultures devient une bénédiction.
Toutefois, Lévi-Strauss ajoute à cette conception un codicille important, qui en circonscrit significativement les implications positives. Devenue trop intense, la fusion culturelle risque de mener à la disparition des différences, donc à l’arrêt du progrès qui doit se nourrir d’écarts différentiels. C’est là que les institutions internationales auraient une mission à accomplir, pour tenter de maintenir, par leurs interventions politiques, un équilibre entre ces deux forces antagonistes dont l’une tend à instaurer l’unification, et l’autre vise à maintenir la diversification. En découle un programme d’action, présenté comme « le devoir sacré de l’humanité » : œuvrer pour la collaboration entre les cultures et, en même temps, pour la conservation de leurs différences ; soutenir l’unification, sans sacrifier la diversité. On ne peut oublier ce double impératif, si l’on veut comprendre à la fois les liens de continuité qui unissent Race et histoire à « Race et culture » et l’infrastructure cosmologique à laquelle ces deux textes se rattachent.
Race, culture et scandale
Lorsqu’il fut invité à inaugurer par une grande conférence l’année internationale de lutte contre le racisme, en 1971, Claude Lévi-Strauss portait sur l’UNESCO un regard bien plus critique qu’en 1952. D’un côté, il finit par éprouver « un agacement croissant devant un étalage périodique de bons sentiments » ; de l’autre, il avait l’impression que les conflits raciaux ne faisaient que s’aggraver, alors que l’idéologie de l’UNESCO contribuait à entretenir une confusion autour des notions de racisme et d’antiracisme. Lévi-Strauss accepta l’invitation mais, répugnant à une complaisance à laquelle il avait naguère cédé, décida de parler cette fois-ci en toute franchise. « Ce fut un assez joli scandale » (Lévi-Strauss 1983a:13-14).
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Dans le sillage de la vieille problématique qui avait structuré la Déclaration de 1950, l’UNESCO demandait à l’anthropologue de se prononcer sur le lien entre race et culture. Désormais rituel, l’exercice consistait à démontrer que les racistes se trompent en imaginant que les différences de culture s’expliquent par les différences de race. Lévi-Strauss s’est acquitté de cette tâche consciencieusement et avec une originalité certaine : plus des trois-quarts de « Race et culture » y sont consacrés. Cette partie substantielle de l’exposé débouche sur des conclusions qui n’offensaient en rien la doctrine de l’UNESCO. Ce qui fit scandale en 1971, ce sont les quatre dernières pages du texte, où Lévi-Strauss s’en prit au fond même du catéchisme unescien.
L’organisation internationale s’était donnée comme vocation de jeter les bases solides de la paix grâce à un programme mondial d’éducation, employant les lumières de la connaissance scientifique pour extirper les préjugés qui transformaient les différences entre les peuples en un obstacle à leur coexistence pacifique. Et voici que de la haute tribune où l’UNESCO l’invitait à prendre la parole, Lévi-Strauss avoue hésiter à croire que « la diffusion du savoir et le développement de la communication entre les hommes réussiront un jour à les faire vivre en bonne harmonie, dans l’acceptation et le respect de leur diversité » (Lévi-Strauss 1983b:46). On ne saurait être plus sévère à l’encontre des certitudes qui ont guidé l’UNESCO. Le verdict est implacable. La lutte idéologique contre le racisme s’est révélée peu efficace, parce que le diagnostic initial, à l’origine du programme de l’organisation internationale, était erroné jusque dans ses principes fondamentaux : la forme raciale prise par l’intolérance ne tient pas à des idées fausses sur la race ; elle possède un fondement beaucoup plus profond, dont ces idées ne sont qu’une couverture idéologique, déployée pour occulter les conflits qui découlent, selon Lévi-Strauss, de la saturation démographique de notre planète. L’autorité de la psychologie sociale est convoquée pour clamer que les groupes humains placés dans une situation compétitive développent, partout et toujours, des réactions de répulsion et d’hostilité mutuelles [13]. La monstrueuse population humaine, qui ne cesse d’augmenter grâce aux bienfaits équivoques de la civilisation industrielle, peut-elle s’affranchir de la difficulté croissante de [22] vivre, recluse qu’elle est sur une Terre désormais trop exiguë pour que chacun de ses membres « puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l’espace libre, l’eau pure, l’air non pollué ? » (Lévi-Strauss, 1971/1983:44).
Lévi-Strauss estimait que l’UNESCO s’égarait en voulant réconcilier des tendances antinomiques. Le progrès civilisateur mène à la croissance de la population, ce qui favorise les échanges culturels, mais ces derniers conduisent à l’effacement de la diversité culturelle, en même temps que la saturation démographique entraîne son lot inévitable d’intolérance et d’hostilité à l’égard de peuples devenus rivaux. Et puisque contradiction il y a, il est nécessaire de choisir entre des valeurs incompatibles. Si l’on chérit ces « vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie » (Lévi-Strauss 1983b:47), comment peut-on accepter la destruction de la diversité culturelle dans un mélange effréné ? Il suffit d’un pas de plus, logique et prévisible, pour revendiquer le droit de chaque culture à rester sourde aux valeurs de l’Autre, voire à les contester. À cet égard, grande est la distance qui sépare « Race et culture » des textes fondateurs de l’UNESCO.
On imagine aisément le trouble des employés de l’UNESCO qui, croisés au détour d’un couloir après la conférence, firent part à Lévi-Strauss de leur dépit de voir remis en question les articles de foi institutionnels auxquels ils pensaient avoir eu le mérite d’adhérer (Lévi-Strauss 1983a:14). Certaines thèses de la conférence les avaient profondément offensés et perturbés. Pourtant, le véritable scandale ne devait éclater que douze ans plus tard, lorsque Lévi-Strauss reprit ce même texte dans Le Regard éloigné.
Les paroles prononcées en 1971 résonnaient différemment dans la France de 1983. Non qu’elles aient changé de signification ; c’est le pays qui avait changé. L’élection d’un candidat du Front national, lors d’une élection municipale partielle à Dreux en septembre 1983, produisit un choc. Monté en épingle par les médias et largement commenté, parfois transformé en symbole, cet événement ponctuel était l’aboutissement de processus qui affectaient la société française depuis bien longtemps. De profonds changements économiques, démographiques et sociologiques avaient été accompagnés d’une modification du paysage idéologique, à la suite de la recomposition de l’extrême droite à partir de 1968. Lorsqu’une première campagne de presse fut lancée, en 1979, pour dénoncer les mouvances réunies sous l’étiquette commune de « Nouvelle Droite », l’idéologie extrême-droitiste était déjà bien en place. Elle proposait, entre autres, une conception des relations entre peuples et cultures, sinon inédite, du moins décalée par rapport aux opinions jusqu’alors canoniques.
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La nouvelle justification du rejet de l’Autre a été conçue en réaction à la doxa antiraciste de l’après-guerre. La xénophobie fondée sur l’idée d’une inégalité biologique des races avait du mal à sortir indemne de l’ordalie que lui firent subir les critiques dirigées contre la vieille anthropologie physique. Les idéologues de la Nouvelle Droite ont su en tirer une leçon. En règle générale, ils renonçaient à évoquer la hiérarchisation des peuples, mais rebondissaient sur l’éloge de la différence culturelle, emprunté au discours dominant antiraciste : si la culture des Dogons ou des Jivaros mérite d’être préservée de l’abâtardissement, pourquoi ne pas accorder la même protection à la culture des Français ? Serait universel le désir de tout groupe humain de se perpétuer dans sa différence traditionnelle et d’éviter le métissage forcé. La résistance est donc légitime face au rouleau compresseur de la civilisation globalisante qui transforme insidieusement la bonne hétérogénéité ethnique d’antan en une homogénéité indigente des cultures standardisées d’aujourd’hui. Le choix serait simple : ou l’appauvrissement culturel ou le rejet de l’Autre. Dès lors, la xénophobie devient non seulement naturelle et légitime : elle est aussi salutaire. L’Autre n’est plus nécessairement inférieur, sa culture mérite probablement qu’on la respecte, mais l’Autre ferait mieux de la cultiver chez lui, car sa présence chez nous compromet l’intégrité et la survie de deux cultures : et la sienne et la nôtre.
Lorsque « Race et culture » fut réédité dans Le Regard éloigné, en 1983, l’idéologie extrême-droitiste était déjà suffisamment connue pour que le texte de Lévi-Strauss parût encore plus scandaleux qu’en 1971 : dans ce nouveau contexte historique, il péchait non seulement par la distance qui le séparait de l’idéologie de l’UNESCO, mais également par la proximité qu’on venait de lui découvrir avec la pensée des « néo-racistes ». Il faut bien reconnaître que, cette fois-ci, Lévi-Strauss ne chercha pas à parler par euphémisme. Sur les sept pages que compte la préface du Regard éloigné, quatre sont réservées à une glose de « Race et culture », sans qu’aucune thèse de 1971 ne soit atténuée, bien au contraire. Ainsi, il y est dit que certaines attitudes de rejet, classées communément comme racistes, sont « normales, légitimes même, et en tout cas inévitables » ; que l’on ne saurait reprocher à quiconque de rester insensible aux valeurs d’autres cultures et de placer sa « manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres » ; qu’il est bon que chaque culture cultive le désir de « s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi » (Lévi-Strauss 1983a:15). Pour ne rien arranger, Lévi-Strauss enfonce le clou dans un entretien publié dans Le Nouvel Observateur du 21 octobre 1983, après le succès électoral du Front National à Dreux. Il y déclare : « …ces idées (celles du FN) ne me paraissent pas plus illégitimes ou plus coupables que les idées inverses, dont nous voyons les effets dans l’opinion. Faire des [24] premières un bouc émissaire sans évaluer les risques des secondes est une pure inconséquence. En cette matière, il existe deux aberrations opposées qui s’engendrent l’une l’autre » (cité d’après Terray 1985:55). Ces propos choquent, et l’ethnologue Emmanuel Terray exprime un sentiment qu’il partage alors avec beaucoup d’autres : « le malaise que j’éprouve à la lecture de ces textes est à la mesure du souvenir enthousiaste que j’avais conservé de Race et histoire » (Terray 1985:54).
Mais Lévi-Strauss avait-il de bonnes raisons pour parler ainsi ? La question n’a jamais été posée, tant la réponse paraissait évidente. Lévi-Strauss devait assurément avoir tort, parce qu’il était impensable qu’il eût raison. Il est frappant de voir la discussion se déployer principalement sur le plan d’affirmations ontologiques de grande envergure, où les polémistes prennent position dans l’espace bien quadrillé de quelques grandes oppositions conceptuelles qui prédéterminent les options idéologiques offertes à leurs choix, souvent tributaires eux-mêmes d’ardents actes de foi. Dans notre culture savante, comme dans beaucoup d’autres cultures, les conceptions ontologiques font partie de constructions cosmologiques plus vastes, où l’interrogation est récurrente sur les propriétés essentielles de la nature humaine et sur les causes du mal qui se manifeste dans le monde. Il n’en est pas autrement dans les débats sur le racisme et l’antiracisme, solidement ancrés dans des représentations cosmologiques d’autant plus puissantes qu’elles sont rarement objectivées.
La doxa antiraciste de l’après-guerre, radicalement opposée à la doctrine nazie qui voyait la nature entière soumise à la nécessité d’une impitoyable lutte des races, a voulu prêter à l’homme, comme propriété essentielle de l’espèce, une tendance naturelle à coopérer avec ses congénères, qualité incomparablement plus forte assurait la Déclaration de 1950 que n’importe quelle pulsion égocentrique. Ce que l’on reproche à « Race et culture », c’est l’abandon de cette vision de la nature humaine. S’il est un constat que presque tous les commentateurs de Lévi-Strauss reprennent, qu’ils acceptent ou récusent sa thèse, c’est celui-ci : ce n’est plus l’ouverture et la coopération, mais la fermeture et la mise à l’écart de l’Autre qui résumeraient les traits essentiels de notre espèce [14]. Cela ne saurait être ! Tant pis si les observations ne confirment pas la vision optimiste de l’homme : on a beau connaître les innombrables abominations de l’histoire mondiale, être affligé devant le cruel spectacle de l’actualité internationale, mesurer toutes les faiblesses de l’être humain observé dans les situations de la vie quotidienne ; on préfère malgré tout croire que l’homme est naturellement bon et perfectible.
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L’UNESCO a adopté une conception de la nature humaine conforme au projet sotériologique qu’elle ambitionnait de réaliser. Il s’agissait ni plus ni moins que de mettre un terme aux guerres que l’humanité endurait jusqu’alors, de jeter les bases d’une paix définitive, de réconcilier les peuples divisés par leurs différences, de faire régner l’entente et le respect mutuel. Et on ne lutte pas pour l’éradication du mal sans être certain d’en connaître la véritable source. Pour les idéologues de l’UNESCO, le mal dont la Seconde Guerre incarnait la forme extrême découlait de l’ignorance et des préjugés. La conception anthropologique définie par la première Déclaration offrait un parfait complément ontologique à la théorie unescienne du salut : de par nature, l’homme est porté à la coopération, tandis que ses penchants agonistiques sont accidentels et non consubstantiels à notre espèce ; le mal qu’ils représentent peut donc être aboli, à condition que l’on en supprime la cause, c’est-à-dire l’ignorance et les préjugés. Un monde sans intolérance, sans xénophobie, sans racisme, sans guerres est possible, et les organisations internationales œuvrent à le construire.
Lévi-Strauss avait déclaré y croire à moins qu’il ne l’eût feint dans les dernières pages de Race et histoire, mais il n’avait plus les mêmes scrupules dans « Race et culture ». Quand les critiques ont réagi pour lui reprocher de banaliser, légitimer ou réhabiliter l’ethnocentrisme, ils avaient à l’esprit un autre sacrilège, incomparablement plus grave car portant atteinte aux fondements même de la doxa antiraciste. La décision de remplacer la vision de l’homme spontanément ouvert à l’Autre et porté à coopérer avec ses congénères, par une vision de l’homme naturellement enclin à être sinon hostile, du moins réservé envers l’Autre, opère une modification de taille non seulement sur le plan ontologique, en changeant la représentation de la nature humaine, mais également sur le plan sotériologique. La xénophobie sous la forme très modérée que Lévi-Strauss lui donne, celle d’une insensibilité aux valeurs de l’Autre se transforme d’un fait de culture modifiable en un fait de nature indéracinable. Par conséquent, le projet salvateur de l’UNESCO devient caduc, car on ne peut espérer changer l’inaltérable nature humaine par une action exercée sur sa composante sociale, au travers de l’éducation et de la lutte contre les préjugés.
Les critiques de « Race et culture » manifestent fréquemment une propension à opposer à la conception de Lévi-Strauss non pas des faits, ni même des contre-arguments politiques, mais des ontologies concurrentes, servant de socle à des conceptions sotériologiques dont elles étaient solidaires. Ainsi Michel Giraud, qui refuse d’accepter que l’ethnocentrisme soit une « inclination naturelle » de l’homme, adopte sans hésiter un axiome de la métaphysique marxiste selon lequel l’ethnocentrisme, comme [26] tout mal dans le monde humain, est le fruit « de systèmes particuliers de relations socioculturelles, fondés sur des rapports de force et d’hostilité ou des rapports de domination et d’exploitation » (Giraud 1984:741). Les rapports sociaux étant modifiables, la cause du mal pourra être assurément supprimée, ce que promettait précisément le millénarisme marxiste auquel Michel Giraud préfère accorder ses faveurs.
Il peut paraître paradoxal que le débat suscité par « Race et culture » ait donné lieu à une confrontation des positions cosmologiques, alors que Lévi-Strauss avait rédigé cet essai avec l’intention de montrer que le problème des races cesse d’être du ressort de la spéculation philosophique et devient l’affaire de spécialistes qui se posent des questions d’ordre technique. Peine perdue, apparemment. Et pourtant, la première partie du texte semble tenir ses promesses, car elle réussit à donner un résumé limpide de la manière dont la génétique des populations moderne est capable d’étudier, en termes scientifiques et non plus métaphysiques, les rapports entre diversité culturelle et diversité biologique. Il est moins sûr que les pages finales de « Race et culture », objet principal de la controverse, aient le même caractère. En fait, le raisonnement que Lévi-Strauss y développe est construit à partir de principes constitutifs de sa propre conception cosmologique, où des postulats ontologiques sont associés à un diagnostic du mal dont souffre l’humanité ; ce diagnostic, à son tour, détermine une attitude à l’égard des projets d’amélioration radicale de la condition humaine.
De l’ontologie à l’axiologie
L’interrogation sur la vision du monde sous-jacente à « Race et culture » renvoie inévitablement au problème largement débattu de la philosophie lévi-straussienne. Lévi-Strauss met une insistance particulière à répéter qu’il n’a pas de philosophie « qui mérite qu’on s’y arrête » (Lévi-Strauss 1971b:570), que « le structuralisme n’est pas une philosophie », que sa contribution est de « résoudre de manière aussi objective que possible certains problèmes particuliers » et non d’apporter une nouvelle conception de l’homme (Lévi-Strauss 1968a:17-18). Il est bien compréhensible que ce genre de déclarations se soient multipliées à partir de la fin des années soixante, au moment où devenaient nombreuses les tentatives d’assimiler le structuralisme de Lévi-Strauss à une large famille de conceptions philosophiques en vogue. Certains de ses admirateurs candides voulaient y voir exclusivement le message d’une nouvelle vision du monde, quittes à méconnaître l’immensité du travail empirique et l’ingéniosité interprétative qui font du structuralisme, avant tout, une théorie anthropologique destinée aux spécialistes. Quant aux adversaires, ils espéraient invalider le structuralisme lévi-straussien [27] en s’attaquant à des présuppositions philosophiques qu’ils croyaient y déceler et dont ils pensaient qu’elles forment une assise axiomatique nécessaire pour soutenir l’ensemble de l’édifice théorique. Les uns et les autres se trompaient de la même manière, persuadés similairement que le structuralisme n’est qu’une philosophie, et c’est à eux que Lévi-Strauss s’adresse en rappelant que le structuralisme ne devrait être ni rejeté ni adopté en fonction de prédilections philosophiques qu’il heurte ou auxquelles il s’accorde, mais uniquement à cause de la rigueur et de la cohérence qu’il introduit dans l’étude des phénomènes humains (Lévi-Strauss 1968a:17).
Force est d’accepter la validité de cet argument, même au delà du contexte polémique où il a été initialement employé. Cependant, on doit se souvenir que Lévi-Strauss n’a jamais hésité à reconnaître la présence dans sa pensée de postulats étrangers aux règles de la démarche empirique. Reste à savoir si ces « quelques convictions rustiques » évoquées dans L’Homme nu (Lévi-Strauss 1971b:570), étaient entièrement séparées de sa réflexion théorique, venant comme une « libre rêverie » où l’esprit se délasse par moments avant de revenir sur le terrain ferme de la démonstration vérifiable (Lévi-Strauss 1971b:619) ou si, au contraire, ces convictions étaient organisées, cohérentes et permanentes, capables d’intervenir à tout moment du travail scientifique ? Dire cela de la pensée de Lévi-Strauss n’équivaut nullement à ravaler le structuralisme au statut douteux d’un système philosophique (comme le font par exemple Geertz 1967 ou Strenski 1980), puisqu’il serait malaisé de réduire l’anthropologie structurale au contenu des axiomes métaphysiques que l’on discerne dans les écrits de son inventeur, souvent en dehors de toute analyse structurale. On pourrait encore moins prétendre que l’éventuelle présence d’un fond métaphysique prive le structuralisme de ses vertus heuristiques et scientifiques, comme inclineraient à le croire ceux dont la connaissance épistémologique s’arrête à l’image naïvement empiriste de la science.
Les mises au point qui précédent étaient nécessaires pour aborder de manière sereine, non plus dépréciative mais compréhensive, le problème de la présence dans la pensée lévi-straussienne en général, et dans « Race et culture » en particulier, de postulats qui relèvent d’une véritable cosmologie, d’une vision globale de l’homme et du monde [15]. Et il faut ajouter que Lévi-Strauss lui-même ne voyait pas d’inconvénient à ce que l’anthropologie assume la tâche, jadis dévolue à la philosophie, de proposer une vision du monde à la mesure de sa connaissance de l’homme. Il n’avait pas non plus de réticence à revendiquer pour sa discipline le rôle hégémonique, du moins avant que le structuralisme ne connût les affres d’un [28] succès mondain riche en tentatives de la part de la philosophie de phagocyter la théorie structurale, au travers des luttes intestines auxquelles se livrent les disciplines académiques. Ainsi, en 1961, Lévi-Strauss écrivait-il dans Le Courrier de l’UNESCO :
- « …vers la fin du XIXe siècle, on s’adressait de préférence aux biologistes, pour leur demander une philosophie de l’homme et du monde ; on s’est tourné ensuite vers des sociologues, les historiens et les philosophes mêmes. Mais, depuis quelques années, l’anthropologie accède au même rôle, et c’est d’elle, aussi, qu’on attend les grandes synthèses, en même temps que des raisons de vivre et d’espérer » (Lévi-Strauss 1961b:13).
Trouver des raisons de vivre et d’espérer. N’était pas autre la mission que s’assignaient traditionnellement toutes les cosmologies occidentales, qu’elles fussent formulées par des théologiens, philosophes, politiques ou des savants. Suivons donc cet indice que Lévi-Strauss lui-même nous offre, pour nous interroger sur l’éventuelle infrastructure cosmologique de sa pensée, en espérant y trouver une explication des partis pris qui ont tant déconcerté les lecteurs de « Race et culture ».
Unde malum ? demandaient jadis les théologiens. Lévi-Strauss donne sa propre réponse, univoque : les maux qui nous accablent ont pour source commune la prolifération excessive de l’espèce humaine [16]. Les effets catastrophiques qui en résulteraient sont multiples : non seulement la xénophobie et les haines, mais aussi l’effacement des conditions nécessaires pour que se poursuive l’évolution de la culture et des espèces vivantes, l’uniformisation culturelle qui étouffe les facultés créatives de l’homme, la dévastation du milieu naturel dont nous souillons irrémédiablement les éléments et qui prépare notre propre disparition. Prise de frénésie reproductive, l’humanité ne vit désormais que pour s’anéantir dans un abaissement ininterrompu des splendides capacités qu’elle sut autrefois manifester (Lévi-Strauss 1983b:44).
Dans Race et histoire, Lévi-Strauss s’était astreint à l’optimisme, et imaginait que les organisations internationales pourraient assurer le maintien d’un équilibre entre les deux forces antinomiques, dont l’une tend vers la diversité et l’autre vers l’uniformisation. Vingt ans plus tard, dans « Race et culture », il s’est refusé d’y croire, bien qu’il n’ait nullement changé d’avis sur les mécanismes de l’histoire des cultures. Et c’est justement parce qu’il est resté attaché à sa vision générale, facilement acceptée en 1952 [17], qu’il a [29] scandalisé presque tout le monde en 1971. Ses conclusions sont pourtant logiques par rapport aux principes définis dans Race et histoire : puisque les conditions du progrès culturel résultent de l’action des deux tendances naturellement antagonistes que seule l’intervention artificielle d’une autorité mondiale pourrait réconcilier, l’échec manifeste des organisations internationales ne laisse en présence que les forces en quelque sorte naturelles, principalement la croissance démographique qui met toutes les fractions de l’humanité en contact les unes avec les autres, menant inéluctablement à la disparition progressive des différences culturelles, promises à se dissoudre dans l’insipide bouillon de la civilisation globale (Lévi-Strauss 1983b:45 ; voir aussi Lévi-Strauss 1961b:13-16). En se référant souvent à l’anthropologie physique, Lévi-Strauss nous propose en fait une sorte de physique anthropologique, où les mouvements des cultures s’expliquent par l’action conjointe de deux forces universelles, la répulsion et l’attraction. Un équilibre dynamique entre ces deux tendances opposées serait nécessaire pour parvenir à un état idéal mais, dans un monde post-néolithique lancé aveuglement sur la pente de la croissance démographique, il est à craindre que la force égalisatrice d’attraction finisse par dominer.
Cette représentation froide pourrait-on dire newtonienne de la culture, est cependant doublée, dans certains textes, d’un regard plus subjectif qui filtre la vision d’impassibles forces historiques par le prisme de jugements ancrés dans une perception très personnelle de la réalité. Les métaphores olfactives et culinaires s’enchaînent : la vie sociale entraînée dans la spirale de croissance « consiste à détruire ce qui lui donne son arôme » ; « l’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat » (Lévi-Strauss 1984/1955:460, 37). Pourquoi l’uniformisation serait-elle un péril ? Parce qu’une fois unifiée dans un genre de vie unique, l’humanité sera stérile, ossifiée, incapable de créer (Lévi-Strauss 1961a :83). La culture globale signerait donc l’arrêt de mort de la création.
Progrès et création deviennent presque synonymes, pour autant que leur destin soit lié aux mêmes causes. La surpopulation condamne d’un seul mouvement l’un et l’autre. Passe encore pour le progrès, qui inspire à Lévi-Strauss des sentiments très ambigus. Il n’en va pas de même pour la création. La création de quoi ? De ces « valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie, et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins capables de les produire » (Lévi-Strauss 1983b:47). Il s’agit donc clairement d’œuvres de création au sens que la haute culture occidentale donne à ce terme, prête à y réunir aussi bien ses propres productions que [30] celles des peuples non-européens, auxquelles elle condescend parfois à reconnaître des qualités esthétiques ou intellectuelles égales aux siennes. Mais toutes les productions culturelles n’ont pas le droit d’accéder à ce statut privilégié. Chez l’Autre, les vêtements traditionnels sont appréciés, mais ceux qui trahissent les signes d’une influence occidentale sont invariablement qualifiés de loques, dénomination particulièrement fréquente dans Tristes tropiques ; chez nous, avoue Lévi-Strauss, « si j’entreprends l’analyse structurale d’une œuvre littéraire, je choisis un poème de Baudelaire, non les paroles d’un chansonnier (…). Le rock et les BD n’ont point d’attrait pour moi je parle par euphémisme » (Lévi-Strauss & Eribon 1990/1988:228-229). Bien évidemment, en tant qu’anthropologue, Lévi-Strauss accorde au rock et à la BD le statut d’objets culturels, dont les vicissitudes peuvent exercer la curiosité de l’analyste ; mais, en tant que fin connaisseur des œuvres de la Culture, il fait son choix et n’hésite pas entre le rock et Wagner : d’un côté la culture produite en masse, comme la betterave, de l’autre les valeurs rares qui donnent toute sa saveur à notre existence. La différence est de taille. Si la surpopulation est la source première du mal, c’est aussi et surtout parce qu’elle substitue des ouvrages bâtards et des inventions grossières aux œuvres exquises sans lesquelles l’existence ne vaudrait pas d’être vécue, dans une société résignée à devenir « la consommatrice stérile des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé » (Lévi-Strauss 1983b:47-48).
On se trouve ici au cœur du système des valeurs fondatrices de la cosmologie lévi-straussienne. L’idée de l’égalité des cultures est une prémisse heuristique qui rend possible la pratique de l’ethnologie. Lévi-Strauss lui est toujours resté fidèle, autant qu’un être humain puisse en être capable et se soustraire à sa propre condition culturelle dont le fardeau lui impose une distinction impérieuse entre ce qu’il admire et ce qui lui répugne. On peut parfois camper un personnage affranchi de cette disposition, on ne peut l’être vraiment. La cosmologie lévi-straussienne est l’œuvre d’un homme, pas de l’anthropologue que cet homme incarne. Aussi ses goûts et ses dégoûts s’y reflètent-ils comme dans un miroir, défiant parfois les principes théoriques de l’anthropologie, qui ont place dans les discours officiels mais restent difficiles à concilier avec l’imperfection humaine, trop humaine, de l’expérience existentielle. Une telle incohérence ne saurait surprendre.
La place privilégiée que Lévi-Strauss accorde arbitrairement à la création culturelle permet de mieux comprendre pourquoi l’explosion démographique devient pour lui doublement une malédiction. Elle exacerbe les haines qui affectent nos sociétés mais, en même temps, elle nous rend impuissants à élaborer les œuvres auxquelles l’axiologie lévi-straussienne [31] confère la valeur suprême. L’humanité s’achemine vers une existence qui sera insipide, avant de devenir affligeante.
Il est pourtant un péché plus grave encore dont la désastreuse croissance démographique nous rend tous coupables. Que notre culture globale devienne inapte à créer des formes inédites, et que nous interdisions à la nature de produire de nouvelles combinaisons génétiques, soit ! (Lévi-Strauss 1983b:47). Mais nous ne nous limitons guère à cette malfaisance. Nous poussons l’orgueil et la folie jusqu’à menacer dans son intégrité la nature déjà existante. Après avoir entrepris de détruire aveuglément la richesse et la diversité des cultures humaines, voilà « des décennies que, par avidité et par imprudence l’homme s’emploie à exterminer des espèces vivantes dont chacune représente pourtant à sa façon un chef d’œuvre aussi irremplaçable que le seraient, si elles disparaissaient, les œuvres de nos plus grands artistes que nous préservons religieusement dans les musées » (Lévi-Strauss 1973e:26). Lévi-Strauss le dit avec une conviction remarquable : « la disparition d’une espèce quelconque creuse un vide, irréparable à notre échelle, dans le système de la création » (Lévi-Strauss 1983c/1976:374). La plénitude de la création est ici une valeur en soi, car l’ordre de la nature est similaire à celui de la culture également en ceci : le spectacle bigarré des êtres vivants n’est intelligible qu’en tant qu’il est complet, à l’instar de l’arc-en-ciel des cultures dont l’anthropologue doit connaître l’étendue entière pour pouvoir percer le secret de la nature humaine : comme Goethe l’affirme des plantes, c’est leur chœur qui « guide vers une loi cachée » (Lévi-Strauss 1971b:620).
L’ontologie qui se dégage de la lecture croisée des textes de Lévi-Strauss semble indissociable d’une axiologie, et celle-ci, à son tour, débouche sur une gnoséologie particulière. Renonçant à en faire ici une analyse plus approfondie, je me dois d’examiner à présent une autre composante centrale de la cosmologie lévi-straussienne, qui renvoie à la finalité de l’ensemble de cette construction conceptuelle.
L’anthropologie entre le salut et la sagesse
Lorsque la théologie chrétienne posait la question de la source du mal, c’était pour mieux indiquer le chemin du salut. La connaissance de la nature humaine et de l’histoire de la création n’était nécessaire que pour guider l’homme dans l’œuvre de sa rédemption qui passait par un rétablissement du lien avec la transcendance. Maintes cosmologies laïques, articulées au travers de doctrines philosophiques et politiques, ont hérité de cet espoir de supprimer le mal, conçu comme accidentel, bien qu’elles aient voulu opérer le salut par la seule action immanente, exercée soit sur [32] la société, soit sur l’individu. Passablement différent était le traitement du problème du mal proposé par une tradition de la philosophie grecque, abondamment représentée par les écoles de la période hellénistique. Egalement préoccupés par les causes du mal, mais plus pessimistes quant à la possibilité de remédier à la corruption essentielle du genre humain et de la cité, le cynisme, l’épicurisme, le stoïcisme et le pyrrhonisme préféraient adopter une attitude de sagesse face aux imperfections du monde. Au lieu d’espérer abolir le mal, perçu comme irrémédiable, on préconisait plutôt de l’apprivoiser, en adoptant une posture de vie intérieure capable de garantir sérénité et paix de l’âme ici-bas, par le truchement d’un regard distancié sur les affaires humaines qui, replacées dans la totalité de la nature, dévoilent leur véritable mesquinerie et les faux prestiges dont les parent les passions et les conventions humaines (Hadot 1995:314-316).
Si l’on adopte l’acception du mot « salut » présente en langue française encore chez Littré (« mise hors de mal »), il est loisible d’affirmer que la tradition occidentale offre deux grands types de conceptions du salut : le type abolitionniste, ancré dans la conviction que le mal est accidentel et qu’on peut le supprimer : et le type accommodiationniste, tributaire de la certitude que le mal est ontologiquement inscrit dans la nature des choses et que la seule possibilité de se soustraire à ses effets est de le ramener à sa juste proportion et d’apprendre à y faire face avec sérénité [18]. Forts de cette distinction, nous pouvons nous demander si la vision du monde qui affleure dans les écrits de Lévi-Strauss comporte une composante sotériologique assimilable à l’un de ces deux types des théories du salut.
On a beaucoup glosé sur le « pessimisme » de Lévi-Strauss. En effet, l’homme est pour lui « une machine (…) travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive » (Lévi-Strauss 1984/1955:496). Tout le cosmos obéit à la loi inexorable de l’entropie : la flèche du temps pointe vers la dissipation de l’énergie, de la structure et de la beauté. Devant cette perspective cosmique de l’anéantissement inéluctable, il semble incongru d’imaginer la moindre possibilité de salut. La montée du racisme et de la xénophobie serait-elle un symptôme inévitable de cette condition crépusculaire ? Les dernières pages de « Race et culture » semblent corroborer une telle interprétation.
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Cependant, certains auteurs ont admis la possibilité d’une conception sotériologique dissimulée dans les dédales de l’apparent pessimisme lévi-straussien. À deux conditions toutefois : qu’elle ne promette pas le salut collectif mais individuel (Geertz 1967), et qu’elle reste étrangère au millénarisme judéo-chrétien et aux espoirs euphoriques du siècle des Lumières (Dubuisson 1993; Strenski 1980). Nul n’ignore l’admiration que Lévi-Strauss professe de longue date pour l’enseignement du « Sage au pied de l’arbre » (Lévi-Strauss 1984/1955:493). Il est sans doute hasardeux de vouloir deviner ce qui se cache précisément derrière le vocable bouddhisme, que Lévi-Strauss précède souvent de l’article défini au singulier, mot évocateur plutôt que corpus protéiforme de textes et de doctrines divergentes dont l’usage nécessiterait un savant appareil de références. En dépit de l’incertitude où la discrétion de Lévi-Strauss nous laisse quant à sa façon de concevoir le bouddhisme, on ne doit pas dédaigner cette piste interprétative. En mettant à profit cet indice, Daniel Dubuisson rappelle pertinemment qu’aux « yeux du bouddhisme, si une issue existe elle ne peut se trouver que dans la capacité, tout individuelle, à contempler, à comprendre et à accepter la vacuité universelle » (Dubuisson 1993:207). Sans que l’histoire ait un sens et que l’humanité soit promise à un avenir radieux, le salut individuel reste à la portée de quiconque accède à la connaissance libératrice de la dissolution générale de l’être : c’est l’expédient suprême pour se réconcilier avec le monde et abattre les murs de la cellule où nous emprisonne notre « moi haïssable ». Il n’est probablement pas anodin que la seule philosophie occidentale que Lévi-Strauss mette sur un pied d’égalité avec la sagesse orientale est le stoïcisme (Lévi-Strauss 1983c/1976:376 ; Lévi-Strauss & Eribon 1990/1988:227), porteur d’une conception similaire du salut.
Pour les stoïciens, l’idéal est d’atteindre l’état impassible d’ataraxie, qui permet à l’homme de coïncider avec le cours du monde, grâce à une « contemplation sans cesse renouvelée des grandes lois de la Nature, notamment de la perpétuelle métamorphose de toutes choses, de l’infinité du temps, de l’espace et de la matière, une méditation intense de l’unité vivante du cosmos, de l’harmonie qui fait correspondre entre elles toutes choses » (Hadot 2002:179). Le regard distancié que Marc-Aurèle (1962:1196, VII. 48) recommandait de réserver au tumulte de l’agitation humaine et aux transformations incessantes de la nature mise en branle par l’action des contraires, rappelle la perspective cosmique que Lévi-Strauss adopte dans les parties liminaires de Tristes tropiques et de L’Homme nu. Dans les deux cas, l’effet recherché est de parvenir au sentiment de la vanité et de la petitesse des choses humaines, signe immanquable de la grandeur d’âme propre au sage, selon les stoïciens.
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Mais le rêve de l’abolition du moi se distingue chez Lévi-Strauss par une saveur plus orientale. Le regard éloigné dont l’anthropologue a besoin pour contempler le spectre entier des cultures, et qui aboutit à une méditation sur le destin de l’humanité observée par un esprit placé au-dessus du temps et de l’espace, imprègne le sujet qui s’y abandonne du « sentiment vécu de sa propre irréalité », lui accorde le privilège de se dissoudre dans cette activité et de réaliser par là-même « ses dispositions véritables », dit Lévi-Strauss (1971b:559, 619). On discerne ici clairement une inspiration bouddhiste, que Lévi-Strauss revendiquait d’ailleurs avec une grande constance, y compris dans « Race et culture » (Lévi-Strauss 1971/1983:46). Si l’on retenait cette interprétation, il faudrait en conclure que Lévi-Strauss s’oriente vers une conception accommodationiste du salut : la contemplation du non-sens et de la désintégration universelle serait la seule posture existentielle propre à assurer une vie sereine à quiconque accepte la connaissance de la destinée implacable de notre espèce.
Est-ce à dire qu’une vision pessimiste de l’humanité moderne soit associée chez Lévi-Strauss à une conception du salut individuel qu’assure la sagesse accommodationiste, substituée aux projets de salut collectif abolitionniste dont l’histoire du XXe siècle offre plusieurs exemples ? Animé du désir de se détacher du monde, Lévi-Strauss ferait-il tout pour que ce monde ne soit guère attrayant ? La conception de l’inévitabilité du racisme et de la consubstantialité du rejet de l’Autre, exposée dans « Race et culture », n’aurait-elle pas d’autre finalité ?
L’idée de relier la péjoration du monde à l’intention de s’en déprendre est trop réductrice. Il serait difficile de suspecter Lévi-Strauss d’avoir voulu dénigrer la chose humaine pour mieux justifier l’inaction et décliner tout devoir à l’égard de la société, car il était un homme d’action, aux engagements multiples, qui ne s’était jamais soustrait aux responsabilités, souvent prenantes, dont diverses collectivités l’avaient chargé. Là, peut-être, gît l’indice qui mène à la partie positive de la cosmologie lévi-straussienne, dont la compréhension semble nécessaire pour saisir la signification des opinions exprimées dans « Race et culture ».
Commençons par relever un paradoxe. Une étrange ambiguïté accompagne constamment la réflexion de Lévi-Strauss sur les fins dernières de l’homme et du monde. Comme tous les êtres vivants, l’espèce humaine appartient à l’univers de l’entropie grandissante, et cette tare ontologique ou cette évidence la voue à une disparition inéluctable. Si certitude il y a, c’est celle-ci : « de toutes les manifestations de la vie : oiseaux, papillons, coquillages et autres animaux, plantes avec leurs fleurs, dont l’évolution développe et diversifie les formes (…) ; de tous ces ouvrages subtils et raffinés que sont les langues, les institutions sociales, les coutumes, les [35] chefs-d’œuvre de l’art et les mythes », rien se subsistera au moment où, dans un futur inconcevable, l’entropie atteindra son comble (Lévi-Strauss 1971b:620-621). Le paradoxe tient en ceci : bien que la destruction entropique soit inéluctable, l’homme est néanmoins coupable d’y apporter sa contribution et d’amoindrir la plénitude de la création ; il est donc à la fois un ouvrier involontaire de la fatalité physique et le sujet responsable de la déchéance universelle. Comment comprendre cette aporie ?
Lévi-Strauss nous place devant « deux évidences contradictoires », l’être et le non-être, entre lesquelles il ne nous appartient pas de choisir. L’homme doit se savoir destiné à l’annihilation progressive, qui finira par engloutir également toutes ses œuvres, fruits de ses labeurs, de ses peines, de ses joies ; il doit cependant garder courage, puisqu’il lui incombe « de vivre et lutter, penser et croire » (Lévi-Strauss 19971b:621). Voici comment le paradoxe semble se résorber :
- « La contradiction demeure seulement quand j’isole les extrêmes : à quoi sert d’agir, si la pensée qui guide l’action conduit à la découverte de l’absence de sens ? Mais cette découverte n’est pas immédiatement accessible : il faut que je la pense, et je ne puis la penser d’un seul coup. Que les étapes soient douze comme dans la Boddhi [19] ; qu’elles soient plus nombreuses ou qu’elles le soient moins, elles existent toutes ensemble et, pour parvenir jusqu’au terme, je suis perpétuellement appelé à vivre des situations dont chacune exige quelque chose de moi : je me dois aux hommes comme je me dois à la connaissance. L’histoire, la politique, l’univers économique et social, le monde physique et le ciel même m’entourent de cercles concentriques dont je ne puis m’évader par la pensée sans concéder à chacun une parcelle de ma personne. Comme le caillou frappant une onde dont il annelle la surface en la traversant, pour atteindre le fond il faut d’abord que je me jette à l’eau » (Lévi-Strauss 1984/1955:495).
Accepter cette contradiction fondatrice de la condition humaine reviendrait non seulement à s’intégrer dans l’ordre cosmique, mais aussi à relever le défi que des forces apparemment fatales nous lancent. Un optimisme inattendu et énigmatique ressurgit par intermittence sous la plume de Lévi-Strauss : « rien n’est joué ; nous pouvons tout reprendre » (Lévi-Strauss, 1984/1955:471).
C’est là que devient crucial, chez Lévi-Strauss, le lien entre sa conception d’un éventuel salut et ses conjectures sur les causes du mal, et c’est là aussi que des missions de la plus haute importance sont confiées à l’ethnologie. L’une d’elles « devrait être de collaborer avec d’autres disciplines pour faire prendre à l’opinion publique et aux gouvernements une conscience plus aiguë des périls qui résultent » de la détérioration induite par l’explosion démographique.
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- « Deux ordres de considération désignent l’ethnologie pour jouer ce rôle. En premier lieu, elle se consacre depuis toujours à l’étude de ces formes de vie sociale les plus différentes de la nôtre qui furent et continuent d’être les premières et les principales victimes d’un progrès aveugle dont, à notre tour, nous subissons les effets : comme si l’expansion démographique, le développement industriel et technique n’ayant plus rien à consumer au dehors pour alimenter leur flamme, en étaient réduits à se consumer eux-mêmes » (Lévi-Strauss 1973e:27).
L’ethnologie est à même de nous faire comprendre que nous sommes les prochains à figurer sur la liste.
Une fois la sonnette d’alarme tirée, se pose la question de l’action à entreprendre pour éviter, ou du moins différer, le dénouement fatal. Si l’explosion démographique de l’espèce humaine est la source principale du mal, elle n’en est pas pour autant la cause première : elle est ce que les philosophes appellent une cause seconde, effet d’une autre cause. Aux yeux de Lévi-Strauss, la cause première du mal est un humanisme pernicieux dont la culture occidentale, désormais dominante, a hérité à la fois de la tradition judéo-chrétienne, de la Renaissance et du cartésianisme. Le lien causal entre cet humanisme infirme et les plus grandes tragédies de notre histoire moderne s’énonce ainsi :
- « On a commencé par couper l’homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu’il est d’abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put comprendre qu’en s’arrogeant le droit de déparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion » (Lévi-Strauss 1973b/1962:53).
Ce que nous prenons pour l’humanisme n’est donc qu’égoïsme et arrogance. Point d’espoir si nous n’abandonnons pas cette erreur. L’ethnologie peut contribuer à éveiller notre conscience car elle étudie des sociétés qui n’ont jamais « cultivé une image de l’homme conçu comme le seigneur et maître de la création, libre de s’octroyer des droits exorbitants sur toutes les manifestations de la nature et de la vie. Bien au contraire : leurs systèmes philosophiques sont d’accord pour faire à l’homme une place de choix dans la nature, mais à la condition qu’elle n’empiète pas sur celle des autres espèces vivantes et que celles-ci restent libres d’exister et de prospérer ». L’ethnologie ne se contente donc pas de recueillir des données scientifiques : elle a aussi une vocation morale, puisqu’elle seule peut nous faire entendre « les leçons d’une sagesse dont l’Occident pourrait s’inspirer [37] s’il voulait éviter qu’une humanité trop imbue d’elle-même, prompte à détruire tout ce qui n’est pas elle, ne dispose plus d’aucun glacis protecteur pour se prémunir contre ses propres atteintes » (Lévi-Strauss, 1973e:27-28).
Ainsi, à la régression entropique de l’univers, pourrait s’opposer une progression morale de l’homme occidental, qui consisterait à étendre la communauté d’obligations fraternelles à la totalité du monde vivant, voire à l’ensemble de la nature, et qui conduirait à un humanisme généralisé, capable de réconcilier non seulement les hommes entre eux, mais aussi l’humanité et la nature (Lévi-Strauss 1973a/1956:322 ; 1973e:28). La réalisation de cet idéal équivaut à restituer, à l’échelle de la civilisation mondialisée, le rapport harmonieux que l’ancienne humanité fragmentée aurait su jadis nouer avec la nature. Que cette terre et tout ce que sa surface transporte dans ses révolutions célestes soient promis à l’annihilation définitive, « ne saurait servir d’excuse à une espèce quelconque, fût-ce la nôtre, pour se l’approprier comme une chose et s’y conduire sans pudeur et discrétion » (Lévi-Strauss 1968b:422). Bien que l’homme soit un instrument involontaire de l’entropie, il ne doit pas en devenir un serviteur zélé, dont la folie destructrice anéantirait les richesses de la création avant qu’elles ne s’abolissent d’elles-mêmes dans un processus inexorable. Pour Lévi-Strauss, l’humanité abstraite a beau vivre dans un temps cosmique de dissolution universelle, les hommes concrets existent dans un temps circonscrit où ils peuvent choisir : détruire ou créer, précipiter la dissipation ou l’entraver, collaborer avec l’entropie ou s’y opposer, non pour emporter une victoire finale que les lois de l’univers ne peuvent nous accorder, mais pour prolonger le temps durant lequel il nous est donné de jouir des chefs-d’œuvre que la Nature et l’humanité ont su élaborer dans quelques îlots d’ordre au milieu de l’infini cosmique voué à la dissipation de l’ordre : nous pouvons en être soit les gardiens attentionnés, soit les dévastateurs barbares. Le vrai barbare n’est pas toujours celui qui croit à la barbarie de l’Autre, comme le dit l’aphorisme que beaucoup ont retenu de Race et histoire ; le barbare est avant tout celui qui détruit l’Autre, que cet Autre soit un humain, un animal ou une plante.
L’ethnologie se voit donc confier par Lévi-Strauss une éventuelle fonction rédemptrice en tant qu’elle peut éveiller des consciences et transmettre aux hommes trop puissants de la civilisation mondiale le message de gnose que leur adresse, de l’autre pôle de l’histoire, l’humanité dite primitive, broyée par la marche impitoyable de la globalisation. Mais l’œuvre du salut reste fragile. Si la régression entropique est spontanée, l’évolution ascendante vers un humanisme généralisé n’est qu’une potentialité, condamnée à l’échec si aucun effort n’est entrepris pour la réaliser. « À quoi sert d’agir demandait Lévi-Strauss dans Tristes tropiques , si la pensée qui guide [38] l’action conduit à la découverte de l’absence de sens ? » (Lévi-Strauss 1984/1955:49). La réponse semble être là : l’entropie dévore l’ordre de la création, mais l’homme pourrait y opposer à la fois sa marche ascendante vers l’humanisme généralisé et ses tentatives de protéger, ne serait-ce que provisoirement, la beauté qui donne son goût à notre vie.
Il faut garder à l’esprit l’ensemble de cette vision du monde, récurrente dans les écrits de Lévi-Strauss jusque dans les années soixante-dix, pour comprendre le message que voulait transmettre le penseur invité, en 1971, à inaugurer l’année internationale de lutte contre le racisme. Car Lévi-Strauss ne dialoguait pas alors avec le Front National, qui devait naître l’année suivante. Il ne se positionnait pas par rapport à la Nouvelle Droite, dont presque personne ne connaissait encore l’existence. Il ne parlait pas des vicissitudes que la vie politique française devait connaître dans les décennies ultérieures. Il parlait du futur global de l’humanité.
Vues dans cette perspective élargie, les dernières pages de « Race et culture », véritable objet du scandale, prennent un sens plus net. Lévi-Strauss y déploie les thèses essentielles de sa cosmologie et tente d’en dégager des conclusions touchant directement à la question du racisme. Les doxa marxiste et unescienne sont écartées d’emblée : elles ont échoué à diagnostiquer correctement le mal, et l’action qu’elles inspirent ne saurait être efficace. Le racisme classique, focalisé sur la seule différence physique, cesse d’être le principal ennemi, puisqu’il utilise la différence comme le prétexte d’une hostilité enracinée dans des causes autrement plus profondes, alors que dans ce rôle, la différence culturelle peut être aisément substituée à la différence physique. Pour Lévi-Strauss, c’est la surpopulation qui se trouve à l’origine de nos malheurs. Il est pourtant une solution, qui consiste à s’affranchir de l’orgueil du vieil humanisme occidental et à s’inspirer de préceptes dont l’Extrême Orient bouddhiste reste le dépositaire. Le respect que « nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses pareils n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de la vie » (Lévi-Strauss 1983b:46). On ne parviendra à combattre efficacement le racisme, la haine et l’exclusion, sans inculquer à l’homme le sentiment de respect qu’il devra d’abord apprendre à accorder à tout être vivant, afin qu’ensuite il ne puisse le refuser à aucun humain.
Ceux, nombreux, qui clament que Lévi-Strauss présentait l’homme comme inexorablement xénophobe et naturellement insensible aux valeurs d’autrui, courent le risque de se voir reprocher, à leur tour, une insensibilité aux valeurs d’autrui, car ils ignorent les valeurs que Lévi-Strauss essayait de défendre et qui servaient à sa pensée d’infrastructure axiologique. En fait, l’anthropologue ne faisait que suivre son habituelle Voie du milieu, [39] dans un monde qui, selon lui, préfère tendre conjointement vers les pôles extrêmes d’antinomies à jamais insurmontables. Ainsi par exemple, déjà dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss esquissait la tension que créent ces deux dispositions contraires, aussi inacceptables l’une que l’autre : d’un côté, « l’obscurantisme sous forme d’un refus aveugle de ce qui n’est pas nôtre » ; de l’autre, « un éclectisme qui (…) nous interdit de rien répudier » (Lévi-Strauss 1984/1955:461). La conviction, très kantienne, que les antinomies de la raison pure sont consubstantielles à nos représentations du monde, constitue un attribut fondamental de la cosmologie bâtie par Lévi-Strauss : il l’évoque lui-même pour caractériser sa « philosophie profonde » (Lévi-Strauss & Eribon 1990/1988:224). Ce qui était interprété comme un éloge de la xénophobie est avant tout une invitation à éviter les extrêmes, dans cet univers éphémère mais néanmoins admirable dont nous pouvons soit détruire sottement les splendeurs, soit les compléter par nos chefs-d’œuvre, à condition de suivre la Voie du milieu, la seule qui permette d’apprivoiser les inévitables oppositions binaires et rende possible aux yeux de Lévi-Strauss la véritable création dont les fruits nous offrent des satisfactions sensibles suffisantes pour justifier l’existence nourrie de la certitude raisonnée que la vie n’a aucun sens et que nos œuvres sont promises à une destruction certaine (Lévi-Strauss 1994:287). Nulle autre rédemption ne nous sera accordée [20].
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Conclusions
La question du racisme est de celles qui incitent particulièrement à faire étalage de bons sentiments. On ne saurait s’en étonner. Pourtant, il n’est pas certain que l’habitude répandue de saturer les textes anthropologiques de considérations morales, dont la fonction principale est d’attribuer des blâmes, augmente sensiblement notre intelligence de ce que nous réprouvons : il est malheureusement trop fréquent que l’empressement à juger éclipse le devoir d’étudier, de réfléchir et de comprendre (cf. une critique de cette attitude dans D’Andrade 1995 ; sa défense dans Scheper-Hughes 1995).
La démarche que j’ai proposée dans cet article se situe aux antipodes d’une telle posture moralisatrice. En choisissant d’analyser deux textes qui, jusqu’à présent, avaient été surtout l’objet de jugements de valeur positifs dans le cas de Race et histoire, négatifs pour ce qui est « Race et culture » , j’ai renoncé à donner mon propre point de vue normatif sur les idées qui y sont exposées, afin d’essayer de comprendre celui de leur auteur. En procédant ainsi, je n’ai fait qu’assumer la tâche, bien banale depuis Malinowski, de « saisir le point de vue de l’indigène ». Nul ne s’aviserait de contester l’intérêt de cette visée : toutefois, on y renonce d’entrée de jeu pour peu qu’il s’agisse de comprendre non pas des « indigènes », mais les anthropologues eux-mêmes.
L’injonction traditionnelle à « pénétrer à l’intérieur de l’esprit de l’indigène » (« enter into the mind of the native ») garde un sens pour les anthropologues, puisqu’ils espèrent trouver, dans cet esprit, une culture. Par contre, on n’a plus le même espoir lorsqu’on se penche sur l’esprit de l’anthropologue. On s’attend à y découvrir, selon ses propres prédilections herméneutiques, des idiosyncrasies individuelles, des ressorts ineffables de la création, des théories disciplinaires arrimées à des données empiriques, des artifices rhétoriques et stylistiques, des mécanismes universels de la cognition, les habitus d’une catégorie sociale, d’agressives stratégies de carrière déployées dans des réseaux d’acteurs mais escamotées sous le voile pudique d’euphémismes iréniques, des superstructures idéologiques moulées sur l’armature des rapports collectifs, autant de phénomènes réels et parfois imaginaires qui intéressent diverses disciplines des sciences sociales, mais qui restent quelque peu étrangers aux compétences traditionnelles de l’anthropologie et à sa vision sans doute limitée mais éprouvée de la culture.
Chacune de ces pistes interprétatives aurait pu être explorée ici pour jeter un éclairage partiel sur les deux textes de Claude Lévi-Strauss. J’ai décidé pourtant de suivre un autre chemin, non par orthodoxie disciplinaire, [41] et pas seulement dans l’intention d’appliquer à l’anthropologie l’une des interrogations que l’anthropologie elle-même adresse usuellement à ses objets traditionnels, mais surtout parce que ce choix me semblait offrir, comparativement aux autres, un regard nouveau et une force explicative relativement plus ample. J’ai donc émis l’hypothèse que la conception lévi-straussienne du racisme, comme tout fait culturel, trouve ses principes d’intelligibilité dans une vision cosmologique sous-jacente.
Comme on pouvait s’y attendre, la cosmologie que j’ai tenté de reconstituer est tributaire d’un contexte historique particulier. Ce contexte n’a pas pour autant exercé une influence déterministe sur la pensée de Lévi-Strauss. Nous avons vu que les principaux éléments du « contexte » existaient pour Lévi-Strauss en tant qu’ils se laissaient intégrer dans sa vision cosmologique : c’est le cas de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de l’action de l’UNESCO, des dévastations écologiques, des rapports entre les cultures dominantes et dominées, des conflits sociaux, ou encore de la croissance démographique. Tout y prend une place et revêt une signification en tant qu’expression directe ou indirecte du travail des deux « forces » antagonistes qui modèlent le devenir du cosmos : l’entropie et la néguentropie. L’une tend vers le désordre, la destruction et l’uniformité, l’autre vers l’ordre, la création et la diversité, chacune capable d’agir sur tous les plans qui composent la totalité de l’univers : la réalité physique, la nature animée, une espèce vivante, l’humanité, une collectivité sociale, une existence humaine.
Aussi bien dans « Race et culture » que dans Race et histoire, les vicissitudes du racisme s’inscrivent dans la trame d’une même épopée cosmique qui donne à voir l’affrontement des puissances antinomiques de l’ordre et du désordre. La « création » est un terme que Lévi-Strauss emploie pour désigner à la fois l’ensemble des formes vivantes et culturelles sur la Terre, et l’action qui conduit la vie aussi bien humaine que non humaine à s’opposer à la croissance entropique. Une axiologie s’y greffe qui, dans ses grandes lignes, n’a rien d’inattendu : le bien reste du côté de la création et de la diversité, le mal se place du côté de l’entropie et de l’uniformité. Quoique l’Eveillé bouddhiste ou le Sage stoïcien puissent trouver un apaisement dans la contemplation impassible du processus universel dont l’issue fatale est certaine, l’amateur enthousiaste des œuvres sophistiquées de la création naturelle et culturelle (« ...les hommes […] n’existent que par leurs œuvres », Lévi-Strauss 1993:176) ne dissimule pas sa sympathie pour tout ce qui permet à l’ordre de l’emporter sur l’entropie. D’où la valeur positive que Lévi-Strauss accorde à l’attachement à sa propre formation culturelle et au rejet éventuel des formes allogènes. Ces deux attitudes avaient été condamnées par la doxa antiraciste élaborée dans le sillage des [42] premières Déclarations de l’Unesco, qui entendait lutter contre le racisme en valorisant l’hybridation des « races » et la fusion des « groupes ethniques ». Elles cessent d’être négatives dans la cosmologie lévi-straussienne, qui les tient pour les conditions de la créativité culturelle, particulièrement importantes aujourd’hui, dans un monde démographiquement saturé où les échanges trop intenses s’opposent au maintien de la diversité, donc à la création, plus fortement que ne le fit à l’origine la rareté des échanges. Prenant soin de se dissocier de ce qu’il considère comme l’attribut essentiel du racisme, Lévi-Strauss condamne toute hostilité active entre les groupes humains, en même temps qu’il récuse les théories qui aspirent à autoriser qu’une culture détruise ou opprime une autre (Lévi-Strauss & Eribon 1990/1988:207-211). Il sépare toutefois ce qui se trouvait organiquement associé dans la doxa antiraciste de l’après-guerre : d’une part le racisme et, de l’autre, la résistance à la dissolution des différences dans un métissage culturel. Selon la vision unescienne du monde, l’ouverture impérative et illimitée à l’Autre était une valeur positive, voire salvatrice ; dans la cosmologie de Lévi-Strauss, elle est assimilée à l’uniformisation, à la dissipation de la diversité, à la destruction de la créativité, elle participe donc du mal ontologique. Lévi-Strauss s’est progressivement éloigné de la doctrine de l’UNESCO et lui a opposé non seulement une vision différente des propriétés ontologiques de l’homme, mais aussi une théorie concurrente du mal et de la posture qu’il convient d’adopter face au mal.
Si « Race et culture » a choqué, c’est parce qu’on l’a systématiquement isolé du contexte conceptuel de la cosmologie lévi-straussienne, sans lequel son véritable sens est difficile à saisir. Il se peut que les faveurs auparavant accordées à Race et histoire aient été l’effet symétriquement inverse de la même erreur : on l’a approuvé sans réticences puisqu’on n’en a retenu que les idées conformes à la doctrine de l’UNESCO, tout en négligeant ce que ce texte proposait d’original et de non-conformiste. Cela laisse penser que, pour la plupart des lecteurs, les deux textes signifiaient moins par leur contenu précis, que par la valeur de position que chacun d’eux possède en tant que signe situé dans l’espace de l’ensemble des conceptions cosmologiques de notre culture. Race et histoire avait été favorablement reçu parce qu’il semblait se placer dans un rapport d’homologie et de complémentarité avec la doxa antiraciste de l’UNESCO. « Race et culture » avait rencontré un accueil inverse, puisqu’il s’opposait expréssement à la doctrine unescienne et, en 1983, pouvait paraître homologue à l’idéologie de l’extrême droite française.
Bien que déconnectés de la cosmologie singulière dont ils expriment les principes, les deux textes étaient néanmoins perçus par le prisme de cosmologies plus largement partagées, qui suscitaient l’adhésion ou l’opposition [43] du public. Ces cosmologies collectives participaient d’un jeu de relations fortement structurées. Née d’une inversion des thèses de la doctrine raciale nazie, la conception antiraciste de l’UNESCO fut contestée par la Nouvelle Droite qui accomplit une curieuse synthèse dialectique entre le nazisme et la doxa unescienne : tout en donnant l’impression d’adopter les principes de la doctrine antiraciste, la Nouvelle Droite, en réalité, a inversé le sens de certains de ces principes, ce qui les ramena, par cette double torsion, à la sinistre forme initiale à partir de laquelle ils avaient été paradoxalement dérivés sous les auspices de l’UNESCO. Lorsque la conception originale de « Race et culture » vint jouer un rôle dans cette pièce au scénario tissé de transformations convenues, elle se trouva immédiatement assimilée à ce que l’on croyait être les règles du jeu : on la rapprocha de l’idéologie extrême-droitiste du simple fait que Lévi-Strauss lui-même affirmait ne pas vouloir se ranger derrière la doxa unescienne dont l’alternative, dans l’esprit du public, était la doctrine de l’extrême droite. Ainsi, les critiques de « Race et culture » s’adressaient moins aux idées de Lévi-Strauss qu’à la très large catégorie classificatoire où l’on s’est empressé de les enfermer en vertu de la loi de contraste.
J’ai donné ici une interprétation différente de ce texte : alors que les autres lecteurs l’avaient spontanément situé, positivement ou négativement, par rapport à leurs propres visions du monde, je l’ai replacé dans le contexte de la cosmologie de son auteur. Les anthropologues ont coutume de procéder ainsi quand ils interprètent les discours dans des cultures différentes de la leur ; au travers d’un exemple concret, j’ai essayé de montrer qu’il est utile d’adopter la même démarche lorsqu’on veut comprendre les discours des anthropologues eux-mêmes.
Reste à savoir si l’intérêt pour la conception cosmologique échafaudée par un auteur singulier ne conduit pas automatiquement à quitter le terrain de l’anthropologie qui accorde traditionnellement sa préférence à la dimension collective des phénomènes humains. La théorie lévi-straussienne du racisme et la cosmologie qui la soutient sont indéniablement la création d’un homme, dont elles portent la marque individuelle. Est-ce à dire qu’elles relèvent exclusivement de la compétence des disciplines intéressées par les œuvres uniques de la Culture, et qu’elles échappent, de ce fait, à la discipline qui prend pour objet les cultures ?
D’aucuns seront enclins à le penser. En effet, la conviction reste toujours répandue que la parole des savants occidentaux témoigne invariablement de leur capacité à s’affranchir de la tradition et de créer des œuvres singulières, alors que la parole indigène recueillie sur des terrains exotiques n’exprimerait que des convictions collectives, véhiculées par des êtres génériques dont l’individualité, fragile et incertaine, s’efface devant l’omnipotence d’une tradition censée produire en série les comportements, [44] idées et discours. Une telle certitude conduit à sous-estimer la causalité collective dans le premier cas, et à la surestimer dans le second. En fait, dans toutes les cultures, les caractéristiques individuelles s’entrelacent avec les composantes collectives, et il n’en est pas autrement dans la haute culture occidentale, à laquelle appartiennent les conceptions anthropologiques. La cosmologie lévi-straussienne est certes une œuvre singulière, mais elle constitue également un fait social similaire à ceux qui occupent l’anthropologie, et ce à plusieurs titres.
D’abord, comme toute création individuelle, la cosmologie lévi-straussienne est construite à partir de matériaux antérieurs, déjà au préalable dotés d’une existence sociale. Ainsi, d’une part, s’y trouvent mises à contribution des doctrines anciennes, comme le bouddhisme (réinterprété par l’Occident) ou la philosophie hellénistique (relue par les Modernes, depuis Montaigne). D’autre part, on y discerne l’influence de conceptions récentes, situées dans la zone équivoque entre science et spéculation métaphysique, qui connaissaient un fort succès dans les premières décennies après la guerre : une vision thermodynamique transposée à la nature vivante par Erwin Schrödinger (1945), les implications philosophiques de la théorie de l’information de C. E. Shannon (Shannon & Weaver 1949), les développements spéculatifs de la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy (1969) et de la cybernétique de Norbert Wiener (1950, cf. Barbosa de Almeida 1990 ; Mindell et al. 2003), ou encore les réflexions de biologistes sur l’avenir démographique de la planète, qui ont acquis le statut de représentations largement partagées à partir de la fin des années soixante (Ehrlich 1968 ; Hardin 1968 ; Meadows et al. 1972). Il n’est pas lieu ici de reconstituer l’ensemble du réseau des filiations intellectuelles et des modalités précises de leur fonctionnement : bornons-nous à retenir qu’elles existaient et que les matériaux conceptuels travaillés par la pensée de Lévi-Strauss appartenaient à une tradition culturelle pourvue d’une existence sociale.
D’autre part, nous avons vu que la cosmologie de Lévi-Strauss était inscrite dans un système de relations déployées à travers un espace structuré de la spéculation cosmologique. Les grandes lignes de cet espace sont dessinées par le millénarisme judéo-chrétien et par sa tardive réinterprétation morale dans la veine déiste, par les philosophies de la sagesse d’origine hellénistique, par la philosophie des Lumières dont héritait indirectement le projet de l’UNESCO, par l’idéologie du progrès technique chère aux positivistes, par la doctrine marxiste avec son idée de la lutte libératrice des classes, etc. Un tel espace, où chaque conception individuelle n’acquiert sa signification que relativement, par le truchement de la position qu’elle prend au sein de l’ensemble, est par excellence une création collective.
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Toutefois, le fait que toute représentation procède d’une transformation des conceptions antérieures et qu’elle reste reliée à celles-ci par un système de rapports d’opposition, d’homologie et d’inférence, ne suffit pas à caractériser complètement son caractère collectif, visible également au travers des contraintes formelles, propres à chaque tradition culturelle et qui semblent étroitement associées à la finalité qui leur est assignée dans leur contexte local. Comme la plupart des cosmologies occidentales, celle de Lévi-Strauss possède deux attributs frappants mais si récurrents que nous avons perdu la capacité de les juger étonnant : sa préoccupation par le problème du mal et son intérêt pour la posture à adopter face au mal dont la réalité est censée porter la marque. Il nous faut un certain effort d’imagination pour trouver étrange que les visions du monde qui foisonnent en Occident se donnent si souvent pour finalité la réflexion sur la façon dont la chose humaine, dans sa dimension collective ou individuelle, pourrait être soumise à une amélioration sinon définitive, du moins radicale.
À cet égard, les conceptions classées comme « scientifiques », car produites par des chercheurs patentés, ne se distinguent nullement des systèmes philosophiques, théologiques ou « pseudo-scientifiques » (Stoczkowski, 1999, 2002). Ce n’est pas que la même place y soit toujours accordée aux données d’observation, aux hypothèses vérifiables ou à des opérations logiques rigoureuses. Pourtant, toutes ces conceptions débordent du domaine de l’observable et du vérifiable pour basculer dans une spéculation sur les propriétés ontologiques des choses. Et cette spéculation se trouve invariablement assujettie à l’interrogation sur les imperfections du monde, qui ambitionne de déterminer si ces défectuosités participent d’attributs essentiels de la réalité ou plutôt de ses caractéristiques accidentelles, donc modifiables, susceptibles d’être amendées par une action salvatrice. Le christianisme, les Lumières, le nazisme, l’évolutionnisme culturel, la doctrine de l’UNESCO, l’idéologie de la Nouvelle Droite française, tous voulaient épurer et régénérer le monde humain, en accord avec les critères axiologiques qu’ils s’étaient donnés. C’est à cette ambition sotériologique qu’étaient inféodées leurs visions respectives de la nature humaine dont les propriétés invariables étaient censées indiquer et délimiter la voie de rédemption. S’opposant ou se complétant, ces cosmologies divergent nettement quant à leur projet du salut et à leur représentation des propriétés essentielles du réel. En revanche, elles convergent quant à l’articulation identique qu’elles établissent entre une conception du mal, une ontologie et une sotériologie. Des données empiriques dûment contrôlées peuvent y occuper une place plus ou moins importante, selon le cas, sans y jouer pour autant le rôle clé, accordé de préférence à des [46] présupposés métaphysiques qui servent d’infrastructure axiomatique à partir de laquelle chaque cosmologie construit des raisonnements destinés à interpréter les choses du monde accessible à l’observation.
J’ai essayé d’illustrer ici la manière dont l’analyse de cette infrastructure cosmologique peut apporter un nouvel éclairage d’une conception anthropologie particulière. On peut songer à étendre cette approche à d’autres conceptions et à d’autres sciences sociales, dans la mesure où il est loisible de supposer que toute réflexion savante, aussi instruite et sophistiquée soit-elle, peut être tributaire des représentations cosmologiques élaborées en amont des lieux et des régimes de la production académique des savoirs.
Cette méthode semble particulièrement bien appropriée pour rendre compte des conceptions savantes qui abandonnent l’ambition explicative au profit de la préoccupation morale. En effet, comme l’a remarqué Roy D’Andrade (1995:400), les récents discours académiques à visée morale se proposent de diagnostiquer et de corriger le mal que leurs auteurs croient déceler dans les sociétés occidentales. Ainsi, on y retrouve la traditionnelle finalité sotériologique de nos cosmologies locales, amarrée à une axiomatique ontologique dont nulle ambition rédemptrice ne peut se passer. Ces conceptions en vogue, présentées souvent comme des instruments privilégiés de la réflexivité anthropologique, pourraient donc être aisément transformées en un simple objet de la réflexivité.
Il est bien paradoxal que les théories des sciences sociales, élaborées avec l’intention incessamment réitérée ou sous-entendue, quoi que l’on en dise de connaître le réel, peuvent être sous-déterminées par des représentations cosmologiques dont le but est davantage de corriger le réel et de lui conférer un sens (voire de lui en refuser un), que de l’analyser et de l’expliquer. Cette étrange contrainte, qui continue à peser sur nos façons de penser la chose humaine, relève de la tradition culturelle qui est la nôtre et, à cet égard, elle constitue un objet anthropologique.
Wiktor Stoczkowski, EHESS
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Résumé
Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne.
Un essai d’anthropologie réflexive
L’article se propose de soumettre une conception anthropologique à un traitement que l’anthropologue réserve habituellement aux constructions conceptuelles dans les cultures éloignées de la sienne. Son point de départ est l’énigme de la contradiction, souvent commentée, entre les deux publications importantes que Claude Lévi-Strauss a consacrées à la question du racisme : Race et histoire (1952), considérée comme un classique de l’antiracisme, et « Race et culture » (1971a), décriée comme une prise de position proche du racisme culturaliste. Ces deux textes seront d’abord restitués dans leurs contextes historiques de production et de réception qui renvoient, d’une part, à l’élaboration de la première doxa antiraciste après la défaite du nazisme, et de l’autre, à l’émergence d’un « néo-racisme » culturaliste à la fin des années soixante. Ensuite, selon la démarche classique de l’anthropologie, qui aspire à comprendre les discours indigènes au travers d’une matrice d’intelligibilité fournie par une cosmologie sous-jacente, je tenterai de replacer la conception lévi-straussienne du racisme sur le fond de la vision globale du monde qui apparaît en filigrane dans l’ensemble de l’œuvre de C. Lévi-Strauss. Il s’agira d’appréhender cette cosmologie non seulement comme une création idiosyncrasique, mais aussi comme tributaire de conceptions largement partagées dans la culture occidentale, analysées ici du point de vue de l’attitude dont elles préconisent l’adoption à l’égard du problème du mal, qui exerce une influence profonde sur nos représentations savantes de la chose humaine.
Mots-clé: Anthropologie des savoirs occidentaux, Anthropologie réflexive, Racisme et antiracisme, Claude Lévi-Strauss. UNESCO
Abstract
This article examines the heuristic value of a reflexive approach to anthropological knowledge, by considering a given anthropological conception in a manner usually reserved by anthropologists to the conceptual constructions in cultures distant from their own. Its starting point is the enigma of a frequently commented contradiction between two publications that Claude Lévi-Strauss devoted to the question of racism: Race and History (1952), considered as a classic of the antiracist literature, and “Race and Culture” (1971a), commonly deemed to express a stance similar to the “cultural racism”. First, I situate these texts within their historical contexts of production and reception which include, for the one, the elaboration of the first anti-racist doxa in the aftermath of the defeat of National Socialism and, for the other, the emergence of a culturalist “neo-racism” at the end of the 1960s. Next, following the standard anthropological procedure which seeks to understand indigenous discourse through the matrix of intelligibility provided by its underlying cosmology, I resituate Levi-Strauss’ conception of racism within the framework of his global world-view. The main lines of this cosmology will be considered not only as an idiosyncratic creation, but also as a construction tributary to conceptions widespread in Western culture. These conceptions are analyzed here with regards to the attitude they recommend towards the problem of evil, which continues to occupy a central place in our anthropological representations.
Keywords: Anthropology of Western knowledge, Reflexive anthropology, Racism and antiracism, Claude Lévi-Strauss, UNESCO
[1] Mes remerciements vont avant tout à Claude Lévi-Strauss qui, avec son affabilité coutumière, a bien voulu relire et commenter la première version de cet article : ses critiques et observations m’ont été d’une grande utilité, apportant un éclairage précieux sur plusieurs éléments de sa vision du monde et m’évitant quelques erreurs d’interprétation que j’aurais immanquablement commises sans son aide. Je remercie également Jeanne Ben Brika, qui m’a assisté dans l’exploration des archives de l’UNESCO et qui a relu à plusieurs reprises le manuscrit de l’article, grâce à quoi il a été grandement amélioré. Seul son auteur est responsable des imperfections qui y demeurent.
[2] Pour une discussion détaillée de ce problème à propos de la sociologie des sciences voir Ashmore 1989.
[3] « What does the ethnograper do ? he writes » (Geertz 1973:19).
[4] Marshall Salins a brillamment illustré les potentialités d’une telle approche, en l’appliquant à certaines conceptions de la tradition philosophique occidentale qui pose les cadres généraux de la cosmologie occidentale et, à ce titre, exerce une influence puissante sur les théories des sciences sociales, y compris l’anthropologie (Sahlins 1996). Daniel Dubuisson a suivi une voie quelque peu similaire, en essayant d’analyser des grandes théories des sciences humaines comme constructions textuelles à finalité cosmographique (p. ex. Dubuisson 1993, 1997).
[5] Julian S. Huxley, “America revisited. III. The negro problem”. The Spectator, 29 november 1924, p. 821 (cité d’après Barkan 1992:178).
[6] L’histoire de l’engagement d’anthropologues anglo-saxons contre le racialisme nazi a été décrite par Barkan 1988. Pour la situation en France, voir Meyran 2000. Les critiques allemandes de la doctrine raciste du IIIe Reich ont été rappelées par Rupp-Eisenreich (1996) et Benoît Massin (1996). L’engagement d’anthropologues américains est le mieux illustré par les travaux de Franz Boas 1911, 1938 & 1945, et Ruth Benedict 1940 & 1943 (voir aussi Hyatt 1990). On trouvera l’histoire des débats anglo-saxons sur la race, durant la première moitié du XXe siècle, dans Barkan 1992.
[7] Une publication récente retrace l’histoire des travaux de l’Unesco sur la « question raciale » : Pogliano 2005.
[8] Réunion d’experts pour les questions de race, Maison de l’UNESCO, 12-16 décembre 1949. Document de travail, document ronéotypé, archives de l’UNESCO, UNESCO/SS/Conf.1/3, pp. 1-5. Une analyse des matériaux d’archives portant sur les deux premières déclarations de l’UNESCO sur la race est en cours. La reconstitution que l’on présente ici, limitée à quelques aspects particuliers de la Déclaration, s’appuie sur un examen préliminaire de ces matériaux inédits.
[9] Ces réactions ont été exprimées dans de très nombreuses lettres adressées à Alfred Métraux, à partir de juillet 1950, ainsi que dans une série d’articles et notes publiés par la revue Man entre octobre 1950 (n° 219) et septembre 1951 (n° 230). Une formule brutale, extraite d’une lettre de Margaret Mead, en résume bien l’ambiance : « I will devote my energies here to trying to keep Ashley Montagu from talking or writing anymore on the question […] Nothing could be more fatal, because he is neither respected nor liked by his colleagues, either in America or Great Britain » (lettre de M. Mead à A. Métraux, November 6, 1950 ; archives de l’UNESCO, 97 REG 004, official correspondence files, Statement on Race, REG 323.12 A 102, part I, p. 276).
[10] Lettre du 23 octobre 1950 de Kenneth L. Little, professeur au Département d’anthropologie sociale de l’Université d’Edinburgh et éditeur de la revue Man, à Alfred Métraux (archives de l’UNESCO, dossier 96 II CI, part I, up to 31 December 1950, p. 209). Pour les réactions de chercheurs allemands voir Proctor 1988 : 172-174.
[11] La distinction entre l’intériorité et la physicalité est empruntée à Descola (2005 : 168-169).
[12] C’est ainsi que Lévi-Strauss lui-même a ironiquement qualifié Race et histoire (Lévi-Strauss 1955:4).
[13] Lévi-Strauss a peut-être pensé ici au « Robbers Cave experiment », étude classique qu’une équipe américaine de psychologues sociaux avait conduite à la fin des années cinquante (Sheriff et al. 1960). Un groupe de scouts de douze ans avait été divisé en plusieurs collectifs entre lesquels on avait créé artificiellement une série de conflits et de compétitions, induisant ainsi des sentiments réciproques d’hostilité entre ces parties adverses artificiellement formées. Si cette expérience, aux résultats largement médiatisés, prouvait quelque chose, c’était sans doute moins une propriété invariable de la nature humaine que l’extrême facilité que peut avoir une équipe de savants à manipuler psychologiquement un groupe d’enfants.
[14] On trouve cette interprétation de « Race et culture » chez Terray 1985:54 ; Finkielkraut 1987: 97-101 ; Taguieff 1990/1987: 81-82 ; Giraud 1984: 738-739 ; Glean O’Callaghan & Guillaumin 1974: 195-210.
[15] Cette hypothèse a été déjà envisagée par Daniel Dubuisson (1993:134, 137, 203, 211).
[16] La réflexion sur les conséquences de l’explosion démographique est déjà très présente dans Tristes tropiques, et restera toujours l’un des fils directeurs de la pensée lévi-straussienne. Dans les années qui précèdent la rédaction de « Race et culture », la croissance de la population mondiale devient une préoccupation largement partagée, et plusieurs publications académiques, que Lévi-Strauss connaît et cite, l’abordent sur un ton alarmiste (Ehrlich 1968 ; Hardin 1968).
[17] Parmi les exceptions, il convient de noter surtout une critique virulente de R. Caillois (1954, 1955).
[18] Il convient de signaler une différence terminologique significative entre cette définition élargie de la notion de salut et celle, beaucoup plus circonscrite, que Lévi-Strauss privilégie, réservant ce terme aux doctrines qui renvoient à la foi religieuse et impliquent directement ou indirectement une référence à l’au-delà, contrairement à la notion de sagesse, cantonnée dans l’ici-bas, que Lévi-Strauss adopte pour qualifier sa propre position (la lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, du 22 novembre 2004).
[19] Boddhi est un terme bouddhique qui désigne le stade final de la pensée parvenant à la Conscience suprême, comparable à celle que Bouddha réalise à la fin de sa méditation sous l’arbre à Bodhagayê ; la Boddhi conduit au Nirvâna et à la non-renaissance.
[20] La reconstitution de la cosmologie lévi-straussienne présentée dans l’espace limité de cet article reste partielle et simplifiée. Premièrement, je me suis borné à n’en présenter que certains éléments, retenus parmi d’autres en fonction de leur pertinence pour élucider les prises de positions exprimées dans Race et histoire et « Race et culture ». Deuxièmement, une partie des contextes d’énonciation a été omise, du fait des contraintes d’espace qu’impose la rédaction d’un article. Troisièmement, j’ai focalisé mon attention sur des composante récurrentes de la cosmologie lévi-straussienne, privilégiant ainsi ses aspects statiques, au détriment de son évolution ; lorsque les transformations diachroniques ont été prises en compte, leur examen restait limité à une période circonscrite, située entre la publication de Race et histoire et la première réédition de « Race et culture » (1952-1983). Une analyse plus complète de la pensée de Lévi-Strauss aurait exigé que l’on commence à en suivre la formation à partir de ses convictions socialistes des années 1920-1930, où dominait une doctrine sotériologique de type abolitionniste, jusqu’à une conception proche d’une sagesse accommodationiste, explicitement formulée en 1991, dans un essai sur Montaigne (Lévi-Strauss 1994/1991:285-288), et dont Lévi-Strauss affirme aujourd’hui qu’elle reflète sa position actuelle (la lettre de Claude Lévi-Strauss à l’auteur, du 9 novembre 2004). Race et histoire et « Race et culture » occupent deux positions différentes sur une trajectoire diachronique relativement continue qui conduit d’une représentation de type abolitionniste à une conception accommodationiste. Une reconstitution plus complète et plus nuancée de la cosmologie lévi-straussienne sera présentée dans un ouvrage en préparation.
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