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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Diom Roméo Saganash, “Les pensionnats pour autochtones, outils d’assimilation. Un héritage honteux.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Micheline Labelle, Rachad Antonius et Georges Leroux, Le devoir de mémoire et les politiques du pardon, pp. 85-100. Québec: Les Presses de l’Université du Québec, 2005, 452 pp. [Mme Micheline Labelle nous a accordé le 9 janvier 2019 son autorisation de diffuser en libre accès à tous cette publication dans Les Classiques des sciences sociales.]

[85]

Le devoir de mémoire
et les politiques du pardon.

MÉMOIRES
Peuples autochtones des Amériques

Les pensionnats autochtones,
outils d’assimilation
.

Un héritage honteux.”

Diom Roméo SAGANASH

[86]
[87]

Quand on informe la population en général de la situation difficile de la vie des gens des Premières Nations, que ce soit dans les communautés ou en milieu urbain – de la violence, du suicide des jeunes, de la dépendance aux drogues et à l'alcool, des sans-abri, du haut taux d'incarcération, du mauvais état de santé, du taux de sans-emploi, de toutes ces choses que l'on associe aux Indiens [1] – la plupart des personnes, si elles ne sont pas déjà ennuyées par ce genre d'information, se disent que « ces Indiens pourraient aisément résoudre leurs problèmes par l'éducation et en se trouvant des emplois, comme c'est le cas pour le reste d'entre nous ! ».

Lorsque j'entends ce genre de commentaires, je comprends mieux pourquoi les raisons qui sous-tendaient jadis la création des pensionnats existent toujours dans la pensée de la société dominante au Canada et aux États-Unis. Il m'apparaît qu'il existe un préjugé tenace chez les gens et au sein des gouvernements voulant que tous ces problèmes associés aux Indiens pourraient disparaître si seulement ceux-ci pouvaient s'intégrer à la société dominante et ainsi mettre fin à cette absurdité de vouloir maintenir leurs droits, leur identité et leur culture dans un monde moderne.

Justement, il y a de cela cent ans, la société dominante, à travers son gouvernement et les diverses organisations religieuses chrétiennes, avait un plan pour nous assimiler, et de cette manière mettre fin, une fois pour toutes, à ce qu'elle désignait comme le « problème indien » sur ce continent. Ce plan imaginé par les meilleurs esprits du temps, c'était le système des pensionnats, un plan considéré sûr et efficace.

J'en sais quelque chose : j'étais un de ces enfants qui furent arrachés de leur foyer à un jeune âge et forcés de fréquenter une école loin de leur famille et de leur communauté, loin de l'affection de leurs parents et de leurs grands-parents, loin de la terre de leurs ancêtres. Ils ont essayé de faire de moi un « homme blanc », de me « civiliser ». En ce qui me concerne, ils ont échoué. Mais globalement, ils ont presque réussi à détruire mon peuple et les Autochtones en général.

[88]

Aujourd'hui, les Premières Nations subissent toujours l'héritage sinistre des politiques gouvernementales appliquées aux Autochtones, dont celle du système des pensionnats. Aujourd'hui, malgré leur langage en apparence bienveillant et les termes convenables de leurs documents, les ministres des gouvernements et leurs représentants refusent encore de reconnaître leur pleine responsabilité lorsqu'ils sont confrontés aux ravages engendrés par les sociétés autochtones dysfonctionnelles d'aujourd'hui. Et s'ils insistent qu'ils ont compris, comme ils le font fréquemment avec la sincérité factice qui les caractérise, comment se fait-il que les gouvernements ne peuvent financer adéquatement et soutenir les efforts des communautés pour venir à bout des maux qui affectent les populations autochtones, des maux dus en partie aux conséquences des pensionnats ? On a qu'à faire l'expérience pénible de négocier avec les gouvernements des ententes de financement pour des programmes communautaires : nous sentons à travers leurs réponses et leurs excuses qu'ils ne font pas confiance aux Indiens pour administrer ces programmes et qu'ils ne comprennent pas non plus la dynamique des sociétés autochtones ; je soupçonne d'ailleurs que leur manque d'intérêt soit mitigé face à la réalité autochtone.

Que l'on ne s'y trompe pas, même si les bureaucrates réfèrent à certains cas apparents de succès dans de rares communautés (bien souvent, lorsqu'on enregistre quelques succès, ceux-ci n'ont rien à faire avec ces fonctionnaires, mais ils résident davantage dans les efforts des gens de la communauté), la plupart d'entre nous vivons dans la pauvreté et sous la menace constante de la violence ; nous vivons entassés dans des maisons de qualité inférieure ; nous sommes témoins de la mort prématurée de nos enfants par le suicide ; on ne partage pas la richesse collective de ce pays avec nous ; nos terres et nos ressources sont exploitées et spoliées par des sociétés et des gouvernements qui ignorent notre présence et nos droits sur les territoires ; la plupart d'entre nous n'avons pas réussi à décrocher des diplômes d'études postsecondaires ; par contre plusieurs d'entre nous avons réussi à obtenir des antécédents judiciaires criminels et, jusqu'à tout dernièrement, il existait des procédures policières qui permettaient aux agents – pour nous donner des leçons de civilisation sans doute – de nous abandonner dans des champs au milieu de l'hiver et de nous laisser mourir de froid [2]. Je n'invente rien, vous n'avez qu'à lire les [89] journaux, consulter les chiffres de Statistique Canada et du ministère de la Santé, à examiner les fichiers des prisons et des ministères fédéraux et provinciaux de la Justice ou à prendre le temps de lire les tristes inscriptions des petites croix blanches plantées sur les tombes dans les cimetières de nos communautés et entendre les pleurs des mères qui assistent aux nombreuses funérailles de leurs enfants. Prenez connaissance des taux de décrochage de nos étudiants et constatez les revenus pitoyables des familles autochtones dans les deux pays les plus riches de la planète. Tout ce que je viens de vous dire nous ramène directement aux pensionnats et aux politiques derrière la mise en place de ces institutions.

Quel est ce système des pensionnats ? Que retrouvons-nous derrière la décision de mettre en place ce système ? Je ne saurais dans ces quelques lignes donner ni les détails, ni l'évolution complète de cette expérience historique, mais vous comprendrez que les Autochtones perçoivent le système des pensionnats comme une politique apparentée à un génocide perpétré par le gouvernement tel que défini à l'article 2 de la Convention de 1948 de l'Organisation des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide : « Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, social ou religieux, comme tel a) meurtre de membres du groupe ; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique ou partielle ; d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) transfert d'enfants du groupe à un autre groupe. [3] »

Ce que nous entendons en histoire par le système des pensionnats n'est pas un phénomène purement canadien. À partir de la fin du XIXe siècle, jusqu'à dernièrement, les gouvernements du Canada et des États-Unis avaient favorisé, promu et établi un système de pensionnats pour Indiens conçu spécifiquement pour assimiler les Autochtones considérés comme « sauvages » et les transformer en membres utiles pour la société.

Avant que ce système ne devienne une méthode privilégiée de politique gouvernementale, les autorités coloniales, les ordres religieux et, après la guerre de Sept Ans et la Guerre d'indépendance des États-Unis, les gouvernements britannique et américain ont bien essayé d'utiliser diverses [90] méthodes apparentées aux pensionnats comme moyens de « civiliser » les Indiens. Entre 1620 et 1680, les Récollets, les Jésuites et les Ursulines (Marie de l'Incarnation) tentèrent, en Nouvelle-France, de « franciser » les « Sauvages » en plaçant des enfants dans des pensionnats : l'entreprise s'est soldée par un échec [4]. En Nouvelle-Angleterre, le missionnaire puritain John Eliot (1604-1690) essaya lui aussi de convertir les Indiens en les persuadant d'abandonner leur mode de vie nomade, d'adopter un mode de vie chrétien et de vivre selon la philosophie morale des Puritains. Son succès fut relatif : la Guerre du roi Philippe (King Philips War) de 1675-76 anéantit son œuvre, et les anciens villages d'Autochtones (Praying Indians) furent occupés par les colons blancs [5].

Aux États-Unis, la saga des pensionnats est bien illustrée par l'histoire de la fameuse École indienne de Carlisle, fondée en 1879, sur une ancienne base militaire de la Pennsylvanie par un officier de l'armée, Richard Henry Pratt [6]. On cherchait ainsi à assimiler totalement les élèves en leur donnant une éducation de base et en les logeant, l'été, dans des familles de Blancs pour qu'ils adoptent leurs manières et leurs attitudes. Le résultat fut mitigé et le gouvernement décida, après la Première Guerre mondiale, de fermer Carlisle et de mettre l'emphase sur les écoles au sein des réserves [7]. Au Canada, un pasteur méthodiste nommé Egerton Ryerson (1803-1882), agissant au nom du Département indien (l'ancêtre du ministère des Affaires indiennes), recommanda en 1847 l'établissement de pensionnats sur un [91] fondement religieux en affirmant qu'on « ne pouvait élever le caractère et la condition [de l'Indien] sans l'aide de sentiments religieux. » En 1856, on s'aperçut cependant qu'il ne servait à rien d'éduquer les adultes et qu'il fallait mettre l'emphase sur les enfants. Ainsi débuta l'histoire des pensionnats [8]. Les dernières écoles au Canada ne devaient fermer leurs portes que récemment, dans les années 1970 et 1980.

Essentiellement, le raisonnement qui sous-tend le système des pensionnats est simple. Des agents du gouvernement arrachaient les enfants à leur famille et à leur communauté, et les rassemblaient dans des pensionnats, lesquels étaient gérés de concert avec des organisations religieuses chrétiennes : catholiques, anglicanes, méthodistes, presbytériennes, etc. Souvent les enfants étaient envoyés très loin de chez eux ; souvent aussi, on envoyait les frères et sœurs dans des écoles différentes pour détruire les liens de solidarité familiale [9]. Là, nous étions supposés être éduqués convenablement et métamorphosés en membres de la société dominante, c'est-à-dire devenir chrétiens, moraux, et productifs, du moins dans la version non autochtone de cet idéal. Le jour de notre graduation, nous étions censés prendre avantage du processus légal par lequel nous pouvions renoncer officiellement à notre indianité pour enfin jouir des privilèges de la citoyenneté canadienne. En somme, on nous permettait généreusement de nous affranchir de notre pitoyable condition de sauvage malappris du fond des bois. N'oubliez pas que, jusqu'à récemment, nous étions, même à l'âge adulte, considérés légalement comme des pupilles de l'État [10] (Furniss, 1995), et c'est seulement par l'effet de l'affranchissement légal que nous pouvions rejoindre les rangs des personnes jouissant de leurs pleins droits civiques et participer au processus politique du Canada.

[92]

Je dois ajouter que le gouvernement a dû consacrer des sommes et des moyens techniques importants pour réussir ces enlèvements d'enfants : dans nos communautés cries du Nord du Québec, on envoyait des hydravions chercher les enfants.

Plusieurs de ces enfants demeuraient pendant des années dans ces écoles sans retourner dans leur communauté. La vie à l'école était rude et n'avait pas grand-chose à voir avec l'obtention éventuelle d'un vrai diplôme qui aurait pu au moins être utile dans le vrai monde. Souvent, en dehors des heures de cours, les enfants travaillaient de longues heures, dans les champs, sans rémunération, pour le compte de l'administration et du personnel de l'école. Il était interdit de parler notre langue d'origine, et plusieurs d'entre nous avons ainsi oublié notre langue maternelle. Bien entendu, nous n'avions pas accès à nos parents et grands-parents pour qu'ils nous enseignent les éléments essentiels de notre culture. Au lieu de profiter la chaleur du foyer familial, les enfants souffraient de privations, de manque d'affection, et n'avaient que l'amitié des autres enfants pour les soutenir. Plusieurs d'entre nous ont dû souffrir les horreurs des abus sexuels et des punitions corporelles [11]. C'est difficile de concilier ces pratiques avec l'application de n'importe quel principe chrétien. Même si certains enseignants essayaient de faire leur possible, il reste que la majeure partie des intervenants de ces écoles étaient froids et indifférents à notre égard.

Même si l'idée centrale de notre présence dans ces écoles était de nous éduquer et de nous civiliser, l'expérience des pensionnats a, dans les faits, transformé la plupart des élèves en individus incapables d'assumer les responsabilités usuelles de la vie. Dans ces écoles, nous avons fait l'apprentissage de la colère et de la frustration. Nous avions acquis une aversion pour toute forme d'autorité et nous cherchions un semblant de réconfort dans l'alcool et la drogue. Nous n'avons pas pu bénéficier des enseignements et de l'exemple de nos parents. Lorsque nous sommes finalement retournés dans nos communautés, nous étions considérés comme des étrangers virtuels, inaptes et émotionnellement écorchés. Et lorsque nous avons fondé nos familles, nous n'avions aucune idée de la manière d'aimer nos enfants, et un jour, en vieillissant, ils se sont retournés contre nous. Vous devez comprendre la difficulté que j'ai d'exprimer mes propres sentiments à cet égard.

[93]

J'ai senti le besoin d'inclure ce passage d'un livre de psychologie qui explique mieux que je ne pourrais le faire les effets qu'ont eu sur nous ces politiques gouvernementales, notamment celles sur les pensionnats (le livre s'articule autour de l'expérience américaine, mais il s'applique tout aussi bien à notre contexte) [12] :

Les abus que les Indiens ont endurés et continuent d'endurer à la suite des assauts entrepris contre eux par le gouvernement des États-Unis se font sentir à tous les niveaux. Ces abus sont d'ordre émotionnel, spirituel et sexuel. Les effets de ces abus sur l'individu sont bien connus des praticiens en clinique. La victime a une tendance à intérioriser l'abus et à devenir comme l'abuseur lui-même. Ces décennies d'abus subis pas les Indiens ont permis l'apparition de ce qu'on pourrait décrire comme le système de la famille hybride, où le système de famille traditionnel n'existe plus. Le traumatisme a fracturé les systèmes et une nouvelle idéologie dysfonctionnelle et négative s'est insinuée dans le système familial des Autochtones. Cette dysfonction et cette oppression ont tellement été assimilées que les membres opprimés de la famille veulent en apparence continuer à subir les abus et l'oppression. « Les opprimés désirent trop souvent leur oppression, soit parce qu'ils codifient ce désir à l'intérieur de schèmes de domination, soit que les schèmes de domination produisent leur désir. » Après plusieurs décennies d'abus et d'assimilation de modèles pathologiques, ces modèles dysfonctionnels deviennent parfois très nébuleux pour les familles elles-mêmes. À un certain moment, ces modèles dysfonctionnels sont perçus comme partie [94] intégrante de la tradition autochtone. Puisque les gens étaient forcés d'assimiler le comportement des Blancs – dont plusieurs étaient eux-mêmes dysfonctionnels – la capacité de différencier ce qui est sain de ce qui est dysfonctionnel devient difficile, voire impossible, pour ces enfants qui ont grandi à l'ère des pensionnats. Ainsi, plusieurs des problèmes auxquels sont confrontés les Autochtones – tels l'alcoolisme, la violence faite aux enfants, le suicide et la violence familiale, font maintenant partie de l'héritage autochtone à la suite des longues années d'assimilation forcée et de pratiques génocides mises en œuvre par le gouvernement fédéral (Duran et Duran, 1995, pp. 34-35) [13].

La question principale n'est pas celle des pensionnats eux-mêmes. La véritable question est l'assimilation forcée des Autochtones comme moyen de résoudre le supposé problème que représentent les Indiens. L'assimilation d'une culture par une autre a toujours été une caractéristique de l'évolution de l'histoire humaine. Par exemple, les Gaulois d'Europe de l'Ouest ont adapté une partie des cultures grecques et romaines pour éventuellement se transformer en Français d'aujourd'hui. La culture des Anglais de notre temps est le résultat du mélange des cultures saxonne, germanique, celtique, danoise et franco-normande. Comme on peut le constater, l'assimilation fait partie de la dynamique de l'évolution humaine. Mais on dépasse les bornes quand des politiques forcées d'assimilation ont pour but planifié d'éteindre des groupes de cultures jugées indésirables parce que ces dernières ont été perçues comme sauvages. Il semble que tous les peuples autochtones du monde entier ont été confrontés à l'assimilation forcée à divers degrés.

POURQUOI EN EST-IL AINSI ?

En Amérique, malgré les efforts de certains colonisateurs tels John Eliot ou William Penn, la majorité des Européens et de leurs descendants sur ce continent ont peur des Autochtones, de leur mode de vie libre, de leur mode de gouvernement consensuel et essentiellement démocratique, de leur capacité de vivre dans un environnement difficile et de leurs croyances non chrétiennes. Les Européens avaient noté que malgré la fascination des Autochtones pour la technologie de l'Angleterre et de la France, ces derniers [95] n'étaient pas très impressionnés par la culture des nouveaux arrivants. C'était difficile pour les Européens, si sûrs de la supériorité de leur culture et de leur religion, de comprendre le manque d'intérêt des Autochtones en ces matières, surtout au lendemain des guerres de religion en Europe, quand chacun croyait sa version de la spiritualité et de la moralité supérieure à celle de l'autre [14]. Pendant longtemps, jusqu'à l'émergence du concept du « bon Sauvage » (en soi une étrange perception qui ignore l'humanité de la personne autochtone), les Autochtones étaient décrits en termes négatifs. À la fin du XVIIIe siècle, un juriste et éducateur de la zone frontalière [15] nommé Hugh Henry Brackenridge (1748-1816) traduisait les sentiments populaires de l'époque quand il décrivait les Indiens comme des êtres ayant « des formes humaines » mais, écrivit-il, « ils ont un caractère qui s'approche de celui du démon ». Il attribuait aux Autochtones une habileté inhérente, presque surnaturelle, à corrompre l'innocence de la société blanche et à la pervertir dans la sauvagerie [16]. Au Canada, le père de la politique fédérale d'assimilation dans la première partie du XXe siècle, le poète bien connu et surintendant adjoint des Affaires indiennes Duncan Campbell Scott, qui donnait une impression de compassion à l'égard de l'Indien, utilisait pourtant ces adjectifs abusifs pour désigner les Autochtones : « sauvage », « excité », « désespéré », « rusé », « traître », « superstitieux », « brutal » (Titley, 1986). Au mieux, il considérait les Autochtones comme des êtres primitifs et enfantins ayant constamment besoin de [96] l'aide paternelle du gouvernement : certains Autochtones ont-ils raison de soupçonner que ce sentiment est toujours bien présent au sein de l'appareil gouvernemental à tous les niveaux ?

Ce sont ces perceptions, aussi présentes au sein du public, qui expliquent en partie cette obsession de vouloir noyer les Autochtones dans la grande marmite de la civilisation occidentale. D'où le développement de la politique d'assimilation par l'instauration du système des pensionnats [17]. Le rôle de Scott a été décrit comme suit [18] :

L'éducation des enfants autochtones dans les écoles de jour et résidentielles était l'un des éléments essentiels de la politique indienne du Canada dès sa formulation. Les objectifs majeurs étaient la destruction des liens des enfants avec leur culture ancestrale et leur assimilation dans la société dominante. Même si cette vision reste incontestée pendant la progression de la carrière de Duncan Campbell Scott aux Affaires indiennes, le succès échappe à cette politique. Quand Scott fut nommé surintendant de l'éducation en 1909 et surintendant général adjoint en 1913, il ne fit que rendre le système plus efficace (ibid., p. 75).

Le système éducatif du gouvernement, administré par les communautés religieuses, a certainement été efficace : il a presque détruit l'ensemble des groupes autochtones, leurs cultures et leurs langues. Mais de ce dégât est née notre capacité à résister aux tentatives du gouvernement de contrôler nos vies. De cette tourmente est apparue notre réponse énergique au Livre blanc de Jean Chrétien de 1969 (alors qu'il était ministre des Affaires indiennes), qui aurait instauré les conditions de notre assimilation finale dans la société dominante. L'expression éloquente de cette résistance est venue sous la forme d'un livre écrit par le jeune Harold Cardinal, un Autochtone de l'Ouest canadien. Ce livre, The Unjust Society, publié aussi en 1969, provoqua un coup de tonnerre dans l'univers autochtone et devint un best-seller qui inspira les leaders autochtones. Cette résistance a permis la fondation de la National Indian Brotherhood, prédécesseur de l'Assemblée des Premières Nations, et des autres organisations politiques et sociales autochtones. Au début, notre résistance a été interprétée comme une confirmation de notre inaptitude [97] à savoir ce qui était bon pour nous. Le ministère des Affaires indiennes a dû s'adapter, mais en donnant constamment l'impression que les Autochtones auront toujours besoin des bons offices du gouvernement.

Le système des pensionnats et la politique d'assimilation qui le sous-tend ont laissé un héritage au-delà des maux psychosociaux qu'endurent les gens des Premières Nations. D'une part, les gouvernements véhiculent toujours l'idée que la politique d'assimilation reste valide ; c'est sa méthode d'application qui change. En sous-finançant les institutions des Premières Nations, en érigeant de nombreux obstacles au développement de l'autonomie gouvernementale, on force les Autochtones à chercher des services dans les villes, et un nombre grandissant de jeunes suivent des cours dans les collèges et les universités à l'extérieur de nos communautés. De cette manière « douce » on arrive à atteindre graduellement les objectifs de la politique d'assimilation. Déjà les aînés se plaignent que les jeunes perdent leur aptitude à parler correctement leur langue maternelle en dépit des efforts communautaires pour promouvoir l'usage des langues autochtones. Même les auteurs du rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones sont pessimistes quant aux chances de survie de la grande majorité des langues autochtones au Canada.

Par ailleurs, il est plus difficile de décrire l'héritage de la honte personnelle que ces écoles ont laissé aux gens de ma génération et aux plus âgés. Dans un numéro de la revue Time (Frank, 2003) consacré à l'horreur des pensionnats, on relate l'expérience d'un Autochtone gitxsan (de la côte ouest) qui a été victime d'abus physiques et sexuels lorsqu'il fréquentait une de ces écoles. Nous n'avons toujours pas réglé de manière satisfaisante l'ensemble des douleurs individuelles des survivants des pensionnats. Les Églises concernées par cette politique ont émis des semblants d'excuses, mais elles ont toujours tendance à vouloir justifier l'existence du système. La Fondation de guérison mise en place à la suite des travaux de la Commission royale sur les peuples autochtones cherche au meilleur de ses capacités à financer des initiatives communautaires pour venir en aide aux victimes, mais trop de survivants demeurent silencieux et souffrent sans dire un mot.

L'autre jour, j'ai entendu l'histoire d'un aîné d'Opitciwan, une communauté atikamekw située non loin de Waswanipi. Ce n'est que lors d'une récente assemblée des aînés près de cette communauté que cet homme bien connu a courageusement révélé aux participants son expérience horrible aux mains des religieux de son école. Il a dit que la mémoire de cette souffrance le hantera tous les jours de sa vie jusqu'à sa mort et qu'il se sent mortifié en permanence. Pendant des années, il n'avait rien dit parce qu'il avait honte.

[98]

Voilà en quelques lignes le malheureux et persistant héritage des pensionnats, fondés à la suite de la mise en œuvre de cette politique qui consistait à déraciner des petits enfants de leur communauté et à les faire vivre dans un milieu sans amour ni affection, et souvent dangereux, une totale négation des valeurs chrétiennes qu'on essayait pourtant de nous inculquer de force. L'héritage, c'est la honte que chacun de nous transporte. Ce sentiment a pratiquement détruit notre capacité d'être véritablement heureux, d'aimer sans réserve, d'être confiants. On a presque détruit notre capacité d'être de bons parents et des membres productifs au sein de notre communauté. C'est le genre de honte que l'on subit pour le reste de ses jours. Je sais qu'en dépit de cette honte et des contraintes que cela nous impose, nous essayons pourtant de nous assurer que nos enfants et les générations futures n'auront jamais à souffrir ce genre d'indignité. L'ironie, c'est que cette honte, c'est le gouvernement fédéral et les communautés religieuses qui devraient l'assumer, pas nous [19].

Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux devraient cesser d'agir comme si rien ne s'était passé, comme si les problèmes des communautés et des centres urbains n'avaient d'autres sources que notre inaptitude à « trouver du travail et aller chercher une éducation » comme le font le reste des Canadiens. Les pensionnats ne sont qu'un aspect de l'abus collectif représenté par les agissements et les politiques des gouvernements à notre égard, un abus qui continue à ce jour et qui ne prendra fin que le jour où la plénitude de nos droits sera reconnue par tous les Canadiens et par leurs gouvernements.

[99]

Bibliographie

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Brackenridge, H.H. (dir.) (1998). Narrative of a Late Expedition against the Indians (1782), dans D.P. Barr, A Monster So Brutal : Simon Girty and the Degenerative Myth of the American Frontier,  1783-1900, Essays in History, Department of History, University of Virginia, vol. 40.

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RÉSUMÉS / ABSTRACTS

LES PENSIONNATS POUR AUTOCHTONES, OUTILS D'ASSIMILATION :
UN HÉRITAGE HONTEUX

Aboriginal boarding schools : a tool for assimilation and a shameful heritage

Diom Roméo Saganash

Ce texte livre l'expérience vécue de l'assimilation forcée qu'ont subie les enfants autochtones du Québec et du Canada qui ont été placés dans les pensionnats autochtones. L'auteur témoigne de son expérience personnelle. Il analyse les formes du racisme qui ont présidé à cette expérience et ses conséquences sur la mémoire individuelle et collective.

This is a testimony of the real-life experience of forced assimilation imposed on aboriginal children in Québec and Canada which were placed in boarding schools. The author talks about his personal experience. He analyzes the forms of racism which were at the basis of these boarding schools, and its consequences on the individual and collective memory.

*  *  *

NOTICES BIOGRAPHIQUES

[451]

Diom Roméo Saganash est directeur des relations avec le Québec au Grand conseil des Cris. Il cumule une longue expérience en tant que négociateur et conseiller politique et juridique. Il fut élu au poste de vice-grand chef de la nation crie en 1990 et a présidé le Comité consultatif pour l'environnement de la Baie James de 1997 à 2000. Engagé au sein de sa communauté, il a créé, puis présidé, le Conseil des jeunes de la nation crie. Roméo Saganash a également joué un rôle majeur dans les négociations de l'entente historique, La Paix des Braves, signée le 7 février 2002 entre le gouvernement du Québec et le Grand conseil des Cris.



[1] C'est intentionnellement que j'utilise l'expression « Indien », dans ce texte, à cause de la nature de mes propos.

[2] Je réfère ici notamment à l'affaire Neil Stonechild à Saskatoon. Voir Gouvernement de la Saskatchewan, Rapport de la Commission d'enquête sur la mort de Neil Stonechild, rédigé en 2004 par l'Honorable juge David Wright de la Cour du Banc de la Reine, et commissaire. L'enquête fut jugée nécessaire à la suite de la découverte de plusieurs Autochtones trouvés morts de froid dans des endroits industriels de la ville alors qu'ils avaient été vus pour la dernière fois en compagnie de policiers de la ville.

[3] C'est l'auteur qui souligne.

[4] C'est vers 1635 qu'apparaît à Sillery (maintenant incorporé à la Ville de Québec) un des premiers prototypes (réduction) de la « réserve indienne » en Amérique du Nord. On cherchait déjà à sédentariser les Autochtones et ainsi créer les conditions permettant de mieux les « civiliser », en les tenant loin de la « mauvaise » influence de leur milieu naturel. La pratique de créer des « réductions » fut utilisée notamment par les Jésuites du Paraguay – cette expérience unique fut anéantie sur les ordres du marquis de Pombal au XVIIIe siècle. On pense aussi aux établissements des missions des Jésuites, puis des Franciscains dans le sud des États-Unis, de la fin du XVIIe siècle jusqu'au XVIIIe siècle (Eusebio Kino et Junipero Serra).

[5] La version canadienne de John Eliot, c'est William Duncan, ce missionnaire laïc anglican qui fonda des communautés indiennes séparées appelées Metlakatla en Colombie-Britannique et en Alaska. Même ici, on cherchait à « civiliser » les Indiens selon des préceptes chrétiens. Lire Murray (1985).

[6] Sur l'école de Carlisle et les motivations entourant ce genre d'institutions, lire Hoxie (1984).

[7] La philosophie qui animait l'École indienne de Carlisle fut toutefois longtemps maintenue dans les écoles des réserves. Par exemple, il était interdit de parler une autre langue que l'anglais à l'école.

[8] Il faut comprendre que la justification soutenant l'établissement des pensionnats collait à celle de la mise en place des réserves, dont le but était de sédentariser les Indiens, et ainsi permettre leur émancipation éventuelle de leur condition de « sauvage ». La compréhension du contexte général est un aspect important ici. Pour un témoignage, lire Adams (1989).

[9] Je connais personnellement le cas de ces deux enfants de Waswanipi, ma communauté. La petite fille fut envoyée à La Tuque, pendant que son frère se retrouva à Brantford, en Ontario. Dans les deux cas, ils tentèrent de s'évader et furent repris et renvoyés dans leurs écoles respectives. Ce garçon a perdu sa langue et a dû réapprendre le cri quand il eut terminé sa longue période à Brantford. Quand il est revenu dans la communauté, il s'est longtemps considéré comme un étranger, même dans sa propre famille.

[10] Ceci est très bien expliqué dans le chapitre « Federal Indian Policy », p. 22 et suiv.

[11] Pour des exemples, lire les témoignages des enfants dans Furniss (1995), p. 66 et suiv.

[12] Traduction libre de : « The abuse that Native American people faced and continue to face from the assault waged by the U.S. government was felt at ail levels. This abuse included physical, emotional, spiritual, and sexual abuse. The dynamics of such abuse on an individual are well known to clinical practitioners : the victim has the tendency of internalizing the abuse and becoming like the abuser himlherself. The decades of abuse of Native Americans in turn formulated what can best be described as hybrid family Systems in which the traditional family System no longer existed. This trauma broke the Systems apart, and a new negative and dysfunctional ideology was incorporated into the Native American family System. This dysfunction and oppression have been internalized to such a degree that the oppressed members of the family seemingly want to continue to be oppressed or abused. "The oppressed all too often desire their oppression, either because they code their desire within machines of domination, or because the machines of domination produce their desire." After so many decades of abuse and internalizing of pathological patterns, thèse dysfunctional patterns at times became very nebulous to the familles themselves. The dysfunctional patterns at some point started to be seen as part of Native American tradition. Since people were forced to assimilate white behaviour – many of which were inherently dysfunctional – the ability to differentiate healthy from dysfunctional became difficult (or impossible) for the children who were to become the grownups of the boarding school era. Therefore, many of the problems facing Native American people today – such as alcoholism, child abuse, suicide, and domestic violence – have become part of the Native American heritage due to the long decades of forced assimilation and genocidal practices implemented by the federal government. »

[13] Ce livre est terrible à lire. À la page 27 : « The destruction of Native American families was, in part, carried out through the coerced attendance of Native American children at boarding schools designed to forcefully remove Native American culture. » Pour connaître les répercussions au sein des communautés, lire cet autre terrible livre : Shkilnyk (1985), p. 114 : « The most devastating impact of residential schools on Indian culture and individual identity was felt by the generation that was caught from the old to the new way of life. This is the group that had neither the integrity of the old traditions and institutions nor the security of the white man's ways to guide it. »

[14] L'une des idées qui motivaient la colonisation en Amérique était la conversion des « sauvages » au christianisme. D'où les missions protestantes et catholiques dès les premiers instants de la colonisation. Le concept même des missions est né de la perception des Européens de la supériorité de la moralité chrétienne, exprimée à travers la pratique de la religion. Ce discours persistera jusqu'au XXe siècle. On essayait de rendre le comportement des Autochtones conforme aux préceptes de la moralité, laquelle était basée sur les contraintes sévères de l'éthique chrétienne. Kant disait : « moral requirements have the form of categorical imperatives which prescribe what is to be done regardless of what one may want » (Honderich, 1995 ; voir aussi les articles sur moral law, history of moral philosophy et Christian ethics).

[15] Une traduction de l'expression frontier, un concept central dans la littérature anglo-américaine qui désigne cet espace qui est resté ou qui est en voie de colonisation. On n'a rien d'équivalent en français, sauf peut-être l'expression « pays d'en haut. »

[16] J'ai trouvé ce passage au cours d'une discussion sur l'origine du comportement de Simon Girty – le grand renégat de la littérature historique américaine. Simon Girty est un Tory qui vivait avec les Shawnee et est célèbre pour avoir été présent lors de la torture et la mort du colonel Crawford en juin 1782. Brackenridge l'utilise en exemple pour démontrer que les Indiens ont été capables de transformer Girty, un homme blanc, en monstre sauvage (voir Brackenridge, 1998). La bibliographie du XIXe siècle aux États-Unis est pleine d'ouvrages démontrant le caractère ignoble de l'Indien et a encouragé le maintien des attitudes négatives à l'égard des Autochtones.

[17] Les écoles de réserve, lorsqu'il y en avait, fonctionnaient sur le même principe.

[18] Traduction libre de : « The education of native children in day and residential schools was one of the key elements in Canadas Indian policy from its inception. The destruction of children's link to their ancestral culture and their assimilation into the dominant society were its main objectives. Although they remained unquestioned during the rise of Duncan Campbell Scott in the Department of Indian Affairs, success continued to elude the policies. When Scott was appointed superintendent of éducation in 1909 and deputy superintendent general in 1913, he took measures to render the System more efficient. »

[19] Pour une étude complète de la question des pensionnats, lire Milloy (1999). Voir aussi, pour un exemple plus spécifique Woolcott (1967).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 23 février 2020 11:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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