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L’archipel des spectateurs
du XVIIIe au XXIe siècle.
Introduction
Devenir Spectateur ! Personne n'y songe plus. Devoir accomplir des exercices pour y parvenir ? Encore moins. Chacun se sent immédiatement spectateur. Mais d'où nous vient cette certitude ? Existe-t-il une nature du spectateur ?
Il n'en existe pas. Tout au plus devons-nous comprendre que des habitudes historiques se sont muées en nous en un « naturel », dont nous ne pouvons prendre conscience qu'à partir du moment où ce spectateur que nous sommes devenus, voué à la contemplation, est mis à rude épreuve par les réalités du monde et de l'art contemporains.
La démarche proposée ici au lecteur est double.
Elle consiste d'abord à examiner les exercices à partir desquels le spectateur classique est né. L'enquête ne pouvant porter que sur un nombre de personnes limité - soit des écrivains, des diaristes, des rapporteurs ou des philosophes ayant consigné leur trajectoire -, nous avons choisi de travailler sur les philosophes du XVIIIe siècle, ce moment où, avec la naissance de l'esthétique, s'invente et se codifie la fonction de spectateur. C'est donc à l'élaboration des traits de cette figure, dans leurs ouvrages, que nous nous attachons. L'invention et la légitimation du philosophe en spectateur - d'œuvre d'art, du monde, de la nature et de l'histoire - appartient à un contexte polémique ici décrit.
Cela étant, sous le coup d'une rétrospection nostalgique, alors que cette figure se dissout, la relecture de ces ouvrages contribue aussi à fixer un modèle de spectateur, une norme, que certains estiment indépassable. C'est donc une tâche non moins nécessaire de fixer les limites de cette figure de spectateur par rapport à notre époque et nos soucis.
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D'autant que l'âge classique n'a pas plutôt fixé les linéaments de l'activité fondatrice du spectateur que des critiques se font jour à son adresse, que les arts tentent d'en déplacer les exercices et que le sens du commun qu'on lui attribue est soumis à des écartements de plus en plus nombreux. L'art moderne, puis l'art contemporain, mais aussi les médias et les États en multipliant les esthétisations de la société, durant le XXe siècle, inventent des types de spectateurs nouveaux : le spectateur des médias et le spectateur de stade, par exemple. Le conflit s'exacerbe d'ailleurs entre ces derniers et les intellectuels qui les méprisent.
De ce conflit, pourtant, nous pouvons tirer une leçon essentielle. Sans doute, s'il a jamais existé, le spectateur n'existe-t-il plus sous la forme classique unifiante. Il convient donc de prendre désormais au sérieux des trajectoires de spectateurs, multiples et hétérogènes. Dans les arts, pour ne parler que d'eux, le spectateur, le regardeur et le spectacteur n'accomplissent pas les mêmes exercices. Et nous pouvons représenter les trois simultanément.
De surcroît, ces dynamiques et trajectoires de spectateurs peuvent conduire à des compositions en archipels. Cette figure de l'archipel signifie non seulement que nous pouvons et devons prendre au sérieux cette idée d'un spectateur changeant, multiple, polémique, bref l'idée d'un spectateur en constante déprise de soi, mais encore que nous devons repenser le commun qui lierait les spectateurs. Il n'est donné que dans des habitudes qui sont à défaire. C'est en s'en écartant que le spectacteur advient et peut faire advenir un autre commun. En composant leurs écarts, les spectateurs devraient pouvoir repenser leur action dans la cité, sans céder aux assignations auxquelles on veut les borner.
Le lecteur peut aborder cet ouvrage de deux manières. Soit en lecture linéaire, il voit alors se dessiner les conflits en question ; soit en commençant par la seconde partie, et en remontant ensuite à la première pour saisir la signification et la vanité des nostalgies les plus fréquentes.
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