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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Christian RUBY, L'ESPRIT DE LA LOI. (1993)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Christian RUBY, L'ESPRIT DE LA LOI. Paris : Les Éditions L’Harmattan, 1993, 173 pp. Collection “Logiques sociales.” [Nous sommes particulièrement reconnaissants à l’auteur, Christian RUBY, d’avoir accepté de réviser le texte de cette édition numérique avant diffusion en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.] [L’auteur nous a accordé le 6 août 2016 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

L’ESPRIT DE LA LOI.

Introduction

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Tant que la loi lui convient ou le favorise, l'individu l'ignore sans scrupule. Dès lors qu'elle le défend, il l'implore avec dévotion. Mais l'on connaît aussi sa réaction violente, alors qu'elle le contraint : fureur et irritation confèrent à la loi la figure d'un monstre froid. Prestement se déclenchent des constructions étourdies, manifestes d'incompréhension et d'oubli : l'individu serait l'esclave de la société ; cette dernière n'aurait en vue que de lui ravir sa particularité, son essentielle singularité, qu'elle voudrait voir succomber à sa puissance, ainsi que l'exprime le philosophe Max Stirner (1806-1856), dans son ouvrage L'Unique et sa propriété (1844).

Quelques exemples de ce que peut donner un arbitraire de ce genre : un Yankee se rend en Angleterre ; le juge de paix l'empêche de fouetter son esclave et il s'écrie, indigné : "Appelez-vous pays libre, celui où l'on ne peut fouetter son nègre ?" (cité in Karl Marx (1818-1883), L'Idéologie allemande, 1846, Éd. Sociales, p. 238). Un autre exemple, théorique celui-là : lorsqu'en 1884, Herbert Spencer (1820-1903) publie L'Individu contre l'État, cet ouvrage encourage Gustave Le Bon (1841-1931) à dénoncer L'État-providence pour cause d'incessantes augmentations des dépenses publiques ; il vaut mieux déployer la liberté individuelle que la liberté publique, écrit-il. Ainsi la [10] répulsion sociale se mue-t-elle en affirmation d'un droit illimité de la force décrite comme ambition, cupidité ; autant dire des forces de décomposition sociale.

À qui n'a que son arbitraire à opposer à la loi, il n'est pas permis de réaliser grand chose. Histoire terrible et parfois naïve d'une croyance accréditée dans les esprits révulsés : l'oiseau, après tout, pourrait aussi rêver d'agiter ses ailes "librement", avec un autre système moteur et en demandant qu'on lui retire les remous dissipés de l'air et du vent ; sans écouter la voix de son expérience, il aspirerait à la félicité parfaite en nageant dans le vide... c'est-à-dire en s'écrasant au sol !

À l'inverse, se proposer d'affirmer le respect dû à la loi ce n'est pas non plus indiquer une résignation nécessaire à une loi inflexible, chacun n'encourant que punition ou récompense en raison de ses œuvres. En vérité, depuis longtemps la loi ne se ramène plus, pour nous, à un instrument de la destinée. Si elle apparaît quelquefois frappée dans la majesté de la pierre ou maint superbe dessin (Ambroglio Lorenzetti (vers 1320), par exemple, mais aussi : David, Puvis de Chavanne, etc.), elle n'est pas d'aisé maintien lorsque le passant hostile décide de la démettre. Braver la loi, quand à son tour elle a rendu trop présentes les discordes, fait monter au ton qui convient une révolution. La loi pourrait en sortir transformée.

Aussi, examiner la loi, requiert de se tenir entre deux écueils : la fiction d'une absence totale de loi et la sacralisation de la loi. On a raison de réfuter le songe indûment exposé d'une fébrilité métamorphosée en liberté ; on a non moins raison de se méfier de l'idolâtrie et du culte de la loi.

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Définition de la loi

S'il faut définir la loi, et il le faut afin d'éviter que chacun ne place sous ce terme ses déboires et ses (fausses) victoires, mieux vaut suspendre provisoirement la référence à la contrainte qui déporte le propos dès l'abord vers la thématique de la "loi du vainqueur" ou du tyran. Or, cette loi-là, parce qu'elle n'est pas légitime, il importe de la changer au plus tôt.

Pour savoir ce qu'il en est de la loi, de ce que la philosophie grecque appelle "nomos" et les latins "lex", laissons-nous guider par quelques usages : n'utilise-t-on pas le même terme pour énoncer le résultat d'une recherche scientifique (la loi de la chute des corps), les décrets de la Puissance divine (l'ancienne Loi, la nouvelle Loi), la loi civile écrite ("au nom de la loi... "), ainsi que quelques autres cas, parmi lesquels la loi morale ("fais ceci..."), les lois des genres en esthétique, etc. ? N'est-il pas étonnant de voir tant d'usages différents résumés par le mot "loi", qu'y a-t-il de commun aux registres dans lesquels ce mot est attiré ?

En vérité, rien de commun aux registres eux-mêmes. En revanche, il doit bien y avoir quelque chose d'autre qui autorise ces rapprochements. C'est la façon dont la loi organise ou met en forme ce qui est dispersé. Elle est le signe d'une volonté qui ramène le multiple à l'unité d'un principe. La loi effectue, par conséquent, une certaine opération, pour laquelle elle fait autorité. Quel que soit l'énoncé auquel on pense, la loi est active, et non simplement posée ou reçue, comme l'éprouve généralement, [12] devant son caractère impératif, celui qui lit la règle telle qu'elle est écrite.

Plus qu'elle ne prescrit ou n'assigne - il est vrai que le mot grec "nomos" désigne primitivement la part assignée à chacun et dont il fait usage. Le romain Cicéron, par exemple, dans Les lois (106-43 av. JC), rappelle ce sens, en le critiquant (Livre I, IV) ; de son côté, il dérive "lex" de "legendo", c'est-à-dire du choix. Tandis que plus tard, Saint Thomas d'Aquin (1227-1274) dérive "lex" de "lier" (lex a ligendo), parce que la loi oblige à agir (Somme Théologique, 1261-121 A, Question XC, art 1) -, la loi ne met son sceau sur quelque objet que par son pouvoir producteur. Elle motive et elle meut, en quoi elle incline à se présenter, avec les effets qui en résultent par la suite, comme principe de gouvernement. Par la loi, tout est possible, y compris - et nous voilà dégagés de tout culte - de la changer. En définitive, en la loi, c'est l'universalité qui est interrogée, puisque la question fondamentale est celle-ci : ce qui est légal est-il légitime ?

Il convient donc d'affirmer que la loi en général est suprématie gestatrice. De surcroît, légitime, lorsqu'il s'agit de la loi de la cité.

La loi et les lois

En vérité, si l'on a tant de mal à comprendre ce qu'il en est de la loi, la faute en revient à une confusion constante. La vertu et la portée de la loi sont assignées à des lois dont [13] on voit trop bien les limites ou les défauts. Par exemple, aucun respect ne peut être dû à la loi qui interdit le vote des femmes lors d'élections, antérieurement à 1945. Comme aucune vénération n'oblige à prendre une loi de la nature pour une loi non-rectifiable, selon le rêve très XIXe s. du physicien Laplace. Mais, c'est que l'on emporte dans la même critique cette loi, telle loi, et la loi, ce principe au nom duquel nous faisons ce que nous faisons, en découvrant aussi que nous pouvons faire autrement.

D'une façon plus générale, que l'on s'interroge sur Les Lois (Platon, Cicéron), sur L'Esprit des lois (Montesquieu), sur La loir expression de la volonté générale (Carré de Malberg, à partir de Rousseau), ou sur toute autre forme de législation (morale, scientifique, esthétique, etc.), la distinction entre l'universalité relative, régionale des lois et la question de la loi est déterminante. L'homme existe de par la loi, sans que les lois soient par définition satisfaisantes.

Qu'il existe par elle et en elle, qu'est-ce qui le montre mieux que sa parole, par exemple ? L'homme parle, mais ce n'est pas dans une langue qu'il choisit le jour de sa naissance. Celle qu'il apprend lui préexiste. Et cette insertion de l'individu dans la langue, personne ne la prend pour une tragédie ou une répression. Pourtant, il s'agit bien là de loi : la loi de la langue. Et, cette loi-là, elle délivre, elle libère l'homme du vagissement, du grognement et du cri.

Ainsi va la loi qu'elle produit de l'humanité, plutôt qu'elle ne l'enferme. Comme dans les manières qui font parler les hommes, les font cuisiner, jouer de la musique, s'allier, être polis, etc., ses premiers pas furent et sont guidés par la loi. Au coeur de toutes les œuvres humaines agit une législation qui en fait la force et, parfois, la beauté. Leur très haut degré d'organisation interne expose à l'individu son [14] enracinement dans la loi (ce que montre, à l'évidence, le travail ethnologique, celui de Lévi-Strauss, par exemple, Tristes tropiques, 1955, Éd. Plon). Cette dernière apparaît bien comme un opérateur de délivrance. L'individu devient communauté par la loi.

Cela n'est-il pas vrai d'entrée de jeu des lois de la nature ? Ce qui est vrai d'une communauté d'hommes ne l'est-il pas d'abord d'un monde de phénomènes physiques ?

La complicité de la loi et de la liberté

Telle est bien, en effet, la puissance de la loi qu'elle constitue l'homme. Elle ne se présente donc pas immédiatement comme une rigidité contre laquelle se heurtent nos initiatives.

Néanmoins, face à la diversité des lois énumérée ci-dessus, une certaine crainte peut naître. Dans quelle mesure est-il permis de dire la même chose pour des lois apparemment si différentes ? La nature, en effet, ne ressemble-t-elle pas à une puissance autrement redoutable que la cité et sa loi ? Et pourtant, à propos de la nature, il est bien question de la même chose : car, que pourrions nous construire sans la nature ? Et comment ? D'ailleurs, et nous allons le voir, poser les lois, c'est, bientôt, s'en rendre maître en inventant la forme et l'instrument de cette maîtrise. Poser les limites, c'est déjà les dépasser.

Deux remarques, alors, pour terminer cette introduction.

[15]

D'une part, les historiens de la langue et de la culture ont toujours été frappés du fait que les deux idées de la nature et de la cité se formulent à la même époque, dans la Grèce du Ve s. (un phénomène identique se développe en Chine, ainsi que le montre Marcel Granet, dans La pensée chinoise, 1934, rééd. 1968, Éd. Albin Michel). Autrement dit, il y a synchronisme entre alléger la nature du poids du Destin (des "moïra", ou de l'"anagké" de Homère) afin de la faire dériver de la suprématie d'une loi de la nature et être à l'origine de l'émergence de la notion de loi civile (Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, 1962, Éd. PUF ; André Pichot, La naissance de la science, tome 2, 1991, Éd. Gallimard). Comme si la naissance d'une conception rationnelle du monde imposait partout la thématique de la loi ; d'un côté, dans la nature, pour opposer le hasard et l'ordre, de l'autre, dans la cité, pour opposer la force et la civilité. C'est ce dont Euripide (IVe s. av. J.C.) prend acte : "La terre grecque est devenue ton séjour ; tu as appris la justice et tu sais vivre selon la loi, non au gré de la force", en le faisant dire à Médée par Ion, ainsi que, plus tardivement, Cléanthe (IVe s. av. JC) dans L’Hymne à Zeus : "Zeus, Principe et Maître de la nature, qui gouverne tout conformément à la loi... Cette loi qui, s'ils (les hommes) la suivaient intelligemment, les ferait vivre d'une noble vie".

D'autre part, si aucune des conversations habituelles autour de la loi n'aboutit, c'est sans doute qu'en imaginant que la loi limite, chacun esquisse une confusion malheureuse entre la limite et la borne. Eu égard à la limite, l'erreur consiste à la traiter comme indépassable, comme l'évidence d'un arrêt que l'on ne pourrait circonscrire. L'argument péremptoire prévaut alors que la limite, la loi, enclot irrémédiablement, au point qu'il vaudrait mieux tenter [16] de se situer radicalement ailleurs. En revanche, si l'on comprend que la loi libère, elle s'éprouve comme détermination, forme même de l'acte qui nous constitue alors que nous pouvons aussi mettre en œuvre sa transformation, disons, provisoirement, son dépassement... en tant qu'il accomplit une libération.

De tout cela il résulte que, laissant de côté provisoirement une inspection des règles en esthétique et dans les pratiques artistiques, parce que le terrain de l'analyse en serait déplacé vers la question de la jouissance de la règle, de sa séduction dans sa perfection et son histoire spécifique, nous pouvons enchaîner cette réflexion sur la loi selon l'ordre suivant :

Qu'en est-il de la loi de la nature ?

Qu'en est-il de la loi éthique ?

Qu'en est-il de la loi politique ?

Profitons-en pour adresser quelques remerciements publics à ceux dont l'aide fut indispensable à la tâche pédagogique ici proposée : les élèves qui me sont confiés ont servi de "déclencheur" à la rédaction de l'ouvrage, Paulette Drut en fit une remarquable lecture correctrice, Kevin Nouvel me fit l'amitié d'opérer une lecture pointilleuse de l'ensemble, et Marie-Luce Thomas sut interpréter le sens du texte dans la voie propre de l'esthétique de la couverture.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 2 février 2017 12:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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