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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Christian RUBY, “Émancipation du spectateur d’art d’exposition.” Un article publié dans la Revue du MAUSS, no 2, 2016, pp. 196-210. Numéro intitulé: “S'émanciper, oui, mais de quoi ?” Paris: Les Éditions La Découverte. [L’auteur nous a accordé le 6 août 2016 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Christian RUBY

Docteur en philosophie, enseignant en philosophie de 1975 à 2014

Émancipation du spectateur
d’art d’exposition
.”

Un article publié dans la Revue du MAUSS, no 2, 2016, pp. 196-210. Paris : Les Éditions La Découverte.

Résumé : Français / Anglais
Introduction [196]
1. De fausses émancipations 197]
2. Une histoire d’émancipation [199]
3. Lumières de l’émancipation [201]
4. Le devenir moderne de l’émancipation [203]
5. Une émancipation infinie [206]
Références bibliographiques [210]


RÉSUMÉ

Français

Il est nécessaire de reprendre la question de l’émancipation à l’égard de la figure du spectateur d’art d’exposition. Autant parce que le thème de l’émancipation appartient au champ de l’esthétique dès sa constitution que parce que l’« émancipation » s’y entend aussi dans les quatre sens advenus depuis les Lumières : en sus des sens juridique et historien, le sens prêté par les Lumières (l’émancipation par la critique) est battu en brèche par un autre sens acquis au sein des philosophies de l’histoire (l’émancipation critique), puis dans la signification prêtée par l’école de Francfort et, enfin, dans l’émancipation-subjectivation à la Jacques Rancière. L’intérêt du travail de ce dernier est de souligner que, lorsqu’on parle de l’émancipation-subjectivation, il ne s’agit ni de changer de place afin de mieux voir le spectateur, ni de le changer de place, de l’agiter ou de déplacer son corps ailleurs, ni d’échanger le point de vue du spectateur pour un autre point de vue.

English

The Emancipation of the Art Exhibition SpectatorIt is necessary to take up the question of emancipation in regards to the spectator of art. As much because the theme of emancipation belongs to the esthetic field from its very beginnings as because the term “emancipation” has been used here according the four ways defined since the Enlightenment: from a legal and historical sense, the sense lent by Enlightenment thinkers (emancipation through critique) and countered in another sense of knowledge at the heart of philosophy and history (critical emancipation), next by the significance given the term by the Francfort school and finally in the sense of emancipation-subjectification according to Jacques Rancière. The interest in working within the last school of thought is to highlight the fact that once we speak of emancipation-subjectification, it is neither required to change position to better see the spectator nor to change the place of, disturb or move his body elsewhere, nor change the point of view of the spectator for another point of view.

[196]

INTRODUCTION

Les orientations du monde contemporain laissent souvent devant une terrible incertitude, et nous ne savons certes pas ce qui va naître du présent. Nous espérons et nous redoutons. Depuis quelques années, les expositions d'art contemporain confessent ce désarroi en faisant droit à des avenirs. Le directeur artistique de la biennale de Venise 2015, Okwui Enwezor la recouvre du titre : All the world's futures. À cette occasion, il traite l'exposition comme une arène : « Une exposition de ce type est un espace où un certain nombre d'actions variées prennent place », dans lequel se joue le futur de l'émancipation humaine. À l'art est déléguée la scène qui « met en marche tout un espace discursif ; elle transforme l'exposition en arène culturelle dans laquelle l'interaction entre l'art, ses processus et ses histoires se perçoit en relation avec d'autres disciplines » [Art Press, p. 38], ainsi qu'avec l'existence actuelle ; ce qu'il appelle « émancipation » renvoyant à l'idée selon laquelle le spectateur y reçoit un choc esthétique le reconduisant au politique, selon les formules de l'art critique [1].

Assurément, on peut se demander si cette biennale, comme ces propos de son directeur, ne tombent pas directement sous les coups de la critique de Jacques Rancière. Ce dernier condamne, en effet, [197] l'idée selon laquelle le choc critique esthétique pourrait devenir le moteur de la politique, sous forme de causalité mécanique. Il s'en prend à la fois à cette idée et au raisonnement en termes de causalité linéaire et directe d'un domaine à un autre [Rancière, 2008], Aussi est-il nécessaire de reprendre la question de l'émancipation à l'égard de la figure du spectateur d'art d'exposition, en écartant autant que possible le discours de la dénégation comme le discours de l'exaltation, le discours sur la sensibilité pure ou sur la jouissance esthétique traduite immédiatement en politique. D'ailleurs, « émancipation » peut s'entendre en quatre sens : en sus des sens juridique et historien, le sens prêté par les Lumières (l'émancipation par la critique), celui conquis au sein des philosophies de l'histoire (l'émancipation critique), la signification prêtée par l'École de Francfort, et l'émancipation-subjectivation à la Rancière [Ruby, 2013]. Nous allons investir ces usages dans notre réflexion. Mais, pour le préciser d'emblée, en accord avec ce qu'en dit Rancière, lorsqu'on parle de l'émancipation-subjectivation, il ne s'agit ni de changer de place afin de mieux voir le spectateur, ni de le changer de place, de l'agiter ou de déplacer son corps ailleurs, ni d'échanger le point de vue du spectateur pour un autre point de vue. La question est plutôt de savoir comment la spectatrice et le spectateur contemporains peuvent construire eux-mêmes leur écart critique relativement aux normes du « capitalisme artiste » [Lipovetsky et Serroy, 2013].

1. De fausses émancipations

Autrement dit, une nouvelle place de l'émancipation ne peut se creuser, en esthétique, tant qu'on ne se déprend pas des conceptions qui occupent massivement le terrain des médiations culturelles à l'égard de la spectatrice et du spectateur, tout en prétendant l'émanciper : elles se fondent sur une conception restreinte aux Lumières, traduite en théorie de la réception, à laquelle se mêlent des accents puisés dans les phénoménologies du spectateur et des sociologismes quantitatifs.

En mêlant des éléments de psychologie, de sociologie et souvent de phénoménologie, la notion de réception, utilisée dans ce cadre, est devenue centrale, et traverse les débats sur le spectateur déployés [198] par de nombreux agents de l'esthétique, des médiateurs d'art et de culture et des directeurs d'institutions culturelles. Elle est même traitée comme une évidence. Pourtant, elle ne s'élabore qu'au droit :

  • d'une sourde crainte de la « mauvaise » transmission/réception des œuvres, en un mot du constat d'une divergence des significations relative à une norme de sens ;

  • d'enquêtes portant sur la non-accession de quelques-uns aux institutions esthétiques, ou du constat d'un déphasage entre l'art défendu par des institutions et les pratiques de l'art défendues par des artistes moins institués ;

  • d'une croyance en un effet communicationnel d'une œuvre à son audience ;

  • d'une recherche de coïncidence entre les horizons d'attentes esthétiques de la production et de la réception.

Ce qui s'appelle « réception » et/ou « mauvaise » réception, toujours dans ce cadre, coïncide avec le constat de tels hiatus et la décision de concevoir des moyens afin de ramener les spectateurs à de meilleurs sentiments (!), en traitant la réception comme un phénomène « neutre », et en laissant croire que la « bonne » réception correspond automatiquement à une « émancipation » (entendue ici, encore une fois, au sens des Lumières) ?

Il est au moins un paramètre de ces références à la réception qui doit pousser à s'en écarter : c'est l'usage massivement mécanique et communicationnel de la notion de réception. La doxa de la réception présuppose que sont donnés d'avance et en extériorité un message à transmettre - son émission jouant le rôle d'une cause - et quelqu'un pour le recevoir - qu'il faudrait alors appeler un récepteur. Elle place entre les deux un savoir des capteurs sensorimoteurs, des stimuli et de l'apprentissage perceptuel, dont le rôle serait libérateur !

Suite à un ajout de remarques sociologiques portant sur les liens entre hiérarchie sociale et critères esthétiques, et pour donner consistance à l'adhésion au message transmis, cette doxa est prête à exiger l'incorporation par le récepteur de prédispositions et d’habitus, selon un mot emprunté sans souplesse à Pierre Bourdieu. Sous-entendu : des déterminismes sociaux (alors que ce sont des déterminations). Cet amalgame, entretenu dans les politiques culturelles, favorise alors des considérations hâtives sur une essence de la réception de l'œuvre d'art, un « être » spectateur, des protocoles nécessaires pour conduire à la « bonne » réception, et à l'émancipation, [199] ainsi que sur une division naturelle de l'objet de cette réception en deux camps : ceux qui disposent des moyens de voir (entendre, toucher... ) et ceux qui n'en disposent pas. En un mot, le regard spectatorial, ou l'audition, doit correspondre ou correspond à la stricte reconduction d'un sens des œuvres.

Or, afin qu'une rencontre esthétique ait lieu - pour qu'une œuvre relève d'un art d'exposition allant parler au hasard à des spectateurs qu'elle ignore et se prête à un exercice esthétique susceptible de provoquer des écarts -, il faut bien autre chose qu'une réception mécanique, même réputée émancipatrice, incapable de saisir des hiatus, contournements, égarements, sélections ou réinterprétations des œuvres par les spectateurs, sauf sous forme de « bruits » ou de « défauts ». Ce qui empêche de poser le problème de la constitution de formes de visibilité, de dicibilité et de pensabilité (selon le vocabulaire de Michel Foucault) et celui du « partage du sensible » (Jacques Rancière) qui, par ailleurs, rajoute dans le débat la notion de faisabilité. Alors, il ne s'agit plus de la réception mais du tissu d'expérience sensible au sein duquel elle se produit et que l'histoire culturelle et européenne du spectateur dont nous avons entrepris la rédaction renforce [Ruby, 2012 ; 2015].

2. Une histoire d'émancipation

Nul ne saurait en effet répertorier les constituants classiques de la réception esthétique encore active de nos jours sans la référer d'abord à la production d'œuvres spécifiques, à l'instauration de lieux, de formes de circulation des œuvres, de projets d'éducation, de modes de perception et autres régimes d'émotion, ainsi qu'à l'élaboration des catégories philosophiques qui identifient les deux membres inséparables de la corrélation esthétique : l'œuvre d'art d'exposition et le spectateur, en rapportant dans le même temps le spectateur au citoyen dans son rôle de rendre le progrès culturel actif [2]. Simultanément, l'organisation d'un tel champ esthétique [200] n'est possible qu'à partir d'une mutation historique dans laquelle lire une pratique de l'émancipation, en un sens historique cette fois, à défaut d'y entendre l'usage d'un tel terme.

Ce qui, en effet, est devenu la dimension esthétique spécifique de la réception de l'art d'exposition constitue d'abord une distribution qui rompt avec un autre ordre de la visibilité et construit un nouveau sensorium, simultanément distingué de celui d'autres cultures. L'ordre précédent, l'ordre de la visibilité médiévale, était pris dans le culte, l'extatique ou le mystique. Il ne faisait place qu'au fidèle dont les attitudes vis-à-vis des objets de culte relevaient du ravissement, de l'ostension et de la prosternation. Ce fidèle, toujours pensé au masculin, était voué à l'audition de sermons ou à l'adoration d'images de dévotion considérées comme des réceptacles du sacré devant lequel se plier [Stoichita, 2011]. Les œuvres des créatures ne relevaient pas d'une approche esthétique, que les théologiens décourageaient fortement en même temps qu'ils condamnaient les spectacles (depuis Tertullien), ou dont il fallait se départir sur le modèle de la figure du saint parce qu'elle entraînait un désir de distinction, sous les espèces de l'orgueil condamné par l'Église [Belting, 1981, 1998 ; Ringbom, 1995].

La nouvelle distribution des pratiques et des rapports esthétiques requalifie le tissu perceptif en destituant les figures religieuses selon une stratégie esthétique et littéraire mise bientôt au service des Lumières. Ainsi les nuages ne sont-ils plus le Ciel, le hasard se substitue à la Providence (au XIXe siècle, l'abbé Pirard le regrette encore devant Julien dans Le Rouge et le Noir, I, 26), un humain n'est plus une créature et la statue d'un dieu n'illustre plus la foi, le monde ne chante plus rien, on n'est plus obligé de baisser les yeux pour ne pas le voir (et se laisser aller à la sensibilité diabolique et méprisée, comme le remarque encore l'abbé Pirard), la rhétorique renonce au syllogisme, la disputatio disparaît au profit de la conversation (au sens de Pétrarque), et la cité monastique (fondée sur l'éloignement de la vie mondaine) se voit écartée au profit justement de la vie mondaine (ou de la République des Lettres, voire des académies), bref de nouvelles sociabilités, d'autres partages, des salons et banquets...

On pourrait ajouter que l'émergence de la sensation et de la sensibilité positives devient une bonne mesure pour un nouveau regard sur le monde. Éducation dont Stendhal nous restitue encore [201] les traits, sous la contestation de Julien Sorel déployant la sensation en guide positif à rencontre de la règle imposée au Séminaire de Besançon (Le Rouge et le Noir, encore).

C'est donc aussi d'œuvres spécifiques qu'il convient de parler dans ce moment d'émancipation, à la fois historique et « lumineux ». Elles cultivent l'adresse indéterminée à chacun, une corrélation humaine et universelle. L'œuvre ne vaut plus pour Dieu ou le roi, son représentant, mais pour n'importe qui. Dans le même temps, elle est rapportée à un artiste. On ne sépare donc plus artiste-œuvre-spectateur. En un mot, elle est reconnue comme œuvre de l'esprit humain ouverte à une dialectique humaine du fini et de l'infini ; elle est laïcisée (et parfois opposée aux dieux) ; tout y tient à la sensibilité humaine, à des caractères et des langues.

L'invention de la spectatorialité esthétique en émancipation historique relève de l'instauration de la spectatorialité en général et de nouveaux comportements de l'individu vis-à-vis du monde, des autres et de soi-même ; de l'instauration de la spectatorialité spécifique des arts d'exposition ; et d'une instauration de ses codes et de sa gestique de manière institutionnelle et policière [3], ce dernier terme étant employé au sens d'un art de gouverner les institutions culturelles à partir d'une discipline des corps et du sensible (forme de découpage dans l'espace urbain, mode de visibilité imposé, etc.).

D'un point de vue anthropologique, cette émancipation historique coïncide aussi avec une sorte de rationalisation culturelle du spectacle et du spectateur.

3. Lumières de l'émancipation

« Spectateur » désigne par conséquent l'émergence culturelle, historique et politique d'un mode d'instauration des arts d'exposition et d'un type de rationalisation des corps vouée à un type d'harmonie sociale. Notre travail le plus récent s'est d'ailleurs concentré sur la constitution et l'expansion de cette rationalité, ainsi que [202] sur la manière dont elle a été constituée en dynamique historique (non référable à un modèle linéaire ou de progrès) fonctionnant sur un modèle hiérarchique. Elle prend maintenant pleinement le nom d'émancipation sous les Lumières. Elle s'instaure à partir d'une élite qui se donne pour mission de conduire le peuple dans la critique des idées.

Quatre procédures de fabrication de la configuration « spectateur » se déploient, dont la signification politique peut d'autant moins échapper qu'elle explique les batailles qui ont été nécessaires pour que l'adoption de cette figure du spectateur s'effectue.

La première s'ancre dans une division sociale des tâches propre à dessiner le champ culturel en en excluant le travail, non seulement les personnes qui travaillent (et qui n'auraient pas le temps !) mais aussi le spectateur-observateur du travail (sociologue), qui ne pourra s'imposer que bien plus tard.

La deuxième a consisté à inclure le spectateur dans un grand récit alimentant en images l'éducation requise du fidèle encore pris dans l'art de culte. Ce grand récit a dessiné la place de l'art d'exposition et de la réception, et un statut exemplaire de la réception dans cette sphère d'activité : l'élévation de l'esprit, confinant à l'élaboration d'une fonction esthétique (le sens commun) au profil civique de garant de la cité une.

La troisième procédure renvoie à une bataille pour instaurer la rédaction d'une théorie du spectateur, dont on doit, nous l'avons montré ailleurs, la première version, au XVIIIe siècle, à Roger de Piles et à l'abbé Du Bos. Grâce à eux, nous passons d'un schème pratique du spectateur (XVIIe) à la légitimation de cette posture et à son extension à « tous ».

La quatrième est plus éducative, elle définit la posture du spectateur : distance, aura, sidération. Elle achève la configuration, en structurant une éducation généralisable, sous l'égide d'un Etat esthétique, notamment autour du face à face œuvre-spectateur, de l'acquisition de la différence entre réalité et fiction, du jugement et du plaisir esthétiques.

En un mot, le spectateur d'art s'élabore à la fois en modèle philosophico-politique général (en vue d'un type de rapport social bouleversant le rapport social médiéval) et en dispositif concret. Dans cet ordre, les philosophes des Lumières ont appris à légitimer la position du spectateur à partir du moment où ils se sont conçus [203] comme spectateurs, et à ce titre ont donné vie à l'émancipation (au sens des lumières). Car « spectateur », dans leurs écrits, coïncide avec la déconstruction progressive des conventions médiévales, en même temps que la spectatorialité devient implicitement l'horizon central de la réflexion philosophique et l'un des outils par lesquels les philosophes repensent leur inscription de sujets et citoyens dans la cité. Que l'on s'appelle Fontenelle (à la charnière du classique et des Lumières), Marivaux, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau ou Condorcet, pour n'évoquer que ceux-ci, l'auto-éducation en spectateur devient essentielle. Non seulement on se confronte aux œuvres d'art, mais il importe de réfléchir cette attitude et cette fonction esthétique de manière sociale. C'est évidemment une manière de saisir le nouveau rapport du philosophe au monde et à la cité qui est ici enjeu, au-delà des arts.

Néanmoins, ces philosophes, qui légitiment le nouveau régime de visibilité instauré dans la corrélation arts d'exposition/spectateur et son insertion dans l'État moderne, ne cessent d'être pris en tension entre leur définition nouvelle d'un « être » spectateur, une sorte de naturalisation de ses codes et de sa gestique, et le constat des diffractions sociales qui ne conduisent pas partout aux mêmes résultats.

4. Le devenir moderne de l'émancipation

Cette fois, elle ne polémique plus avec les résistances de l'ancien mais avec des affirmations nouvelles découlant de la société issue de la Révolution française.

Pour ces raisons, dans un premier temps, cette question du spectateur a favorisé la constitution d'un espace d'observation des diffractions sociales : attention aux mœurs, aux distinctions sociales dans les arts et les spectacles, exploration des attitudes [204] divergentes. C'est avec beaucoup d'insistance que des inspecteurs - on retrouve leurs propos dans des rapports de police et dans la presse - parcourent les spectacles pour y déceler des « déviances » par rapport au modèle indiqué ci-dessus, corrélées alors à la publication de nombreux ouvrages portant sur la discipline du spectateur, la correction de son attitude [Ruby, 2017],

Il importe évidemment d'en reconstituer la signification à travers l'étude scrupuleuse des distinctions explicitement suggérées, des répartitions sociales et urbaines des lieux de l'art ouverts (galeries, musées, opéras et salles de concert au centre des villes et bals, théâtres populaires excentrés, spectacles itinérants, etc., auxquels s'ajoutent pour la musique les innombrables fanfares, orphéons, musiciens ambulants), des hiérarchies des salles et des répertoires, des différences des prix des places, des notations portant sur les auditoires, sur les « personnes de qualité » rencontrées dans les nouveaux lieux des loisirs publics décrites par différence avec les « gens du peuple » qui s'aventurent dans ces institutions devenues des espaces sociaux mêlés et ouverts, des lettres échangées dans lesquelles sont prises en compte et renforcées les hiérarchies entre les « bons » et les « mauvais » spectateurs, et les facultés des uns et des autres. Ce que racontent clairement ces archives, remarques et observations, toujours marquées au sceau de l'origine sociale du rédacteur, c'est qu'un partage du sensible traverse le champ de l'art (théâtre littéraire/théâtre de consommation et de divertissement ; opéra/funambules...) et de la spectatorialité des arts en s'exacerbant progressivement. Le partage dans la spectatorialité est signalé dans les expressions insistant sur le comportement dit alors « pittoresque » des classes « inférieures », la bousculade pour s'emparer des places, l'absence de silence, l'interpellation des acteurs, la compétence des milieux populaires à avoir un avis esthétique. Il est mis en discours dans des images péjoratives. Il est mis en espace dans les architectures : les « rangs » sont respectés (Charles de Wailly, 1779, Comédie française), quelques essais divergents mis à part (Claude Nicolas Ledoux, 1778, Besançon). Ces partages opposent sans aucun doute une aristocratie ou une bourgeoisie qui peut désormais rivaliser avec l'ancienne classe dirigeante et des milieux populaires dont on est obligé de tenir compte dans un domaine culturel qui se nourrit aussi des contes « populaires » (bientôt « folkloriques »), mais ni dans les mêmes [205] termes, ni sous le même rapport, et toujours sous l'égide d'une spectatorialité réputée universelle demeurant le fonds commun dominant durant longtemps.

Cet espace d'investigation est assez rapidement pourvu en images concentrant l'attention sur les mœurs ou l'esprit de spectateurs et amateurs d'art (peinture et musique donnant lieu fortement à des pratiques amateur, notamment chez les femmes et dans les jeunes générations). Ce sont d'ailleurs moins des tableaux (encore Louis Léopold Boilly en produit-il de nombreux figurant des spectateurs de toutes sortes) qui dressent un état des choses, que des caricatures, des croquis, des mises en récit d'anecdotes, dont la particularité est de relever précisément des traits distinctifs entre des spectateurs ou des types de spectateurs, qu'il s'agisse de leurs sentiments, de leur toilette pour le spectacle ou de la rencontre entre spectateurs après la séance artistique.

La question de savoir comment contrer ces élaborations se pose. Ainsi prend sens une nouvelle manière de poser le problème de l'émancipation, qui ne consiste plus à se contenter d'évoquer les lumières de la raison. L'émancipation s'investit dans la question sociale.

Ni Saint-Simon, ni Fourier, ni les différents acteurs du socialisme dit utopique ne négligent, en effet, ces questions. Les plans des phalanstères (La Colonie de Condé-sur-Vesgre, 1832) et autres familistères (Godin, 1859) englobent systématiquement des salles de théâtre, impossibles à réserver à quelques-uns, sans hiérarchie des places, et des lieux de culture et de discussion, sans hiérarchie des jugements. Ce qui ne les empêche pas de mêler les deux significations de l'émancipation, la précédente et la signification sociale, conférant toujours au spectacle une mission d'éducation et de culture.

Néanmoins, dans cette optique, tout est fait pour conjurer l'image prégnante du peuple « sauvage et barbare », léguée par l'époque antérieure et, sans doute aux yeux de certains, quelques épisodes de la Révolution française. L'objectif est de la muer en image du peuple héroïque et cultivé. Dans la culture et les arts, au lieu d'être encore conçu comme inaudible, inéducable et dangereux, le peuple est reconstruit à partir d'une figure affirmant maintenant ses caractères esthétiques comme la sensibilité au beau, l'attention, raffinement du regard et la discipline culturelle. L'originalité de [206] cette conception du peuple s'émancipant en spectateur - à mi-chemin entre la vie sociale réelle, la rationalisation des affects et la politique - est de pratiquer une lecture sociopolitique du terme spectateur, tout en le reconduisant au corps spectatorial. Le peuple a des droits acquis sur les spectacles, il en jouit, et il bénéficie de la même considération que toute autre fraction de la société. C'est aussi son titre à participer aux spectacles : y être spectateur comme les autres [4].

Marchent ici conjointement des projets esthétiques postrévolutionnaires adoubant la désacralisation du privilège aristocratique ou ecclésiastique de porter le jugement légitime de la grandeur artistique et culturelle, des réformes d'un spectacle qui ne s'adresse plus à un statut social mais à un public qui a acquis le droit d'y accéder et un conflit entre les impératifs de la démocratie libérale et ceux des nouveaux révolutionnaires.

5. Une émancipation infinie

Nous ne sommes sans doute pas sortis de ces partages autour de l'émancipation, de nos jours. Aux trois significations précédentes — celle des historiens, des Lumières et des révolutionnaires —, s'en ajoute désormais une autre. Par la théorie politique de la spectatrice et du spectateur que nous élaborons dans nos travaux, nous sommes conduits à opposer une figure du spectateur conçue comme un moment politique garant de l'espace démocratique tel qu'il est institué - selon le principe des arts contribuant au processus de civilisation -, et une figure du spectateur affirmatif pour une démocratie qui correspondrait à une pratique constante de l'émancipation - les arts, d'ailleurs mués en arts contemporains, devenant le point d'appui d'un processus d'émancipation sensible, sans traduction politique immédiate nécessaire. Ce n'est alors plus uniquement le modèle disciplinaire de la réception - l'exercice établi d'une domination institutionnalisée, et qui se légitime comme mise en œuvre du commun - qui importe, mais la remise en question de [207] cette option, au profit d'une autre articulation de l'esthétique et du politique, signifiant cette fois que l'émancipation du spectateur passe par la ruine d'une figure définie par un ensemble de manières de faire systématisables, normatives ; mais aussi par la ruine d'une hiérarchie des spectateurs dans la hiérarchie des arts.

Nous sommes reconduits à notre point de départ et à la question d'une émancipation du spectateur ajointée, de nos jours, à son émancipation de la réception. La concentration sur la réception, ses protocoles et ses hiérarchies conduit les institutions et les spectateurs à une impasse, par l'élaboration d'une science du « bon » spectateur-récepteur, et la domination du rapport à l'œuvre par la hiérarchie de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas. Les considérations sur la réception visaient et visent toujours la conscientisation des spectateurs qui ne savent pas ou sont de « mauvais » spectateurs, et à armer ces spectateurs en tant que désarmés, c'est-à-dire en les maintenant dans le registre de l'inculture. Elles reconduisent les dominations sociales sous une version pédagogique et professorale - les écoles de spectateurs ! - qui identifie le spectateur à l'élève ignorant et le « professeur » au garant de la démocratie par le moyen de la « bonne » vision du spectacle.

Sur ce plan, Jacques Rancière fait droit à une autre logique de l'émancipation. Elle est individuelle et vise à interrompre la logique sociale dominante du savoir du spectacle, sans présider à la naissance d'un sujet révolutionnaire de la société [5]. Elle s'ancre dans l'idée que tous sont spectateurs, peuvent observer, prendre la parole, développer toute une série de formes de perception différentes et vérifier en commun ce qu'ils observent. La pratique du spectateur n'étant plus hiérarchique, cela implique un mélange des spectateurs entre les différents arts, des préoccupations différentes (entre les arts), et une traversée des frontières entre les différentes spectatorialités (politique, médias...).

Ce que nous pouvons en reprendre ici est ceci : il ne faut pas penser le rapport entre l'œuvre comme mode de focalisation perceptif (comment me fait-elle spectateur et quel spectateur me fait-elle [208] être ?), le devenir spectateur (qui fait défection aux assignations et barrage à la répartition des rôles), et la différentielle des spectatorialités (à faire bouger), dans les termes de la réception.

Au demeurant, il convient d'être précis, car ce propos ne vise :

  • ni à muer les spectateurs en acteurs tout d'un coup critiques de la société ; il ne s'agit pas de fondre en un seul et même processus le choc esthétique des sensorialités différentes et la correction représentative des comportements, la séparation esthétique et la continuité éthique. Ce sont deux ordres différents. Le choc esthétique n'a pas de raison de se muer en compréhension des raisons des choses, ni en décision de changer le monde ;

  • ni à aboutir à un mouvement de spectateurs requérant une représentation afin d'imposer des « droits » des spectateurs sur les spectacles, afin d'y exercer eux-mêmes la police des spectacles et des œuvres. Ne nous intéresse ici que l'affirmation d'une tâche infinie autour de la parole mettant en place une spectatorialité vive, ouvrant la voie à une multitude de contre-expertises de l'œuvre d'art. En un mot, ce que Rancière appelle donc une scène, mais pour le spectateur, pour des spectateurs qui affirment leur visibilité, en abolissant les hiérarchies et la domination sensible, à partir des interférences entre eux, embryon d'une vie artistique différente par composition de multiplicités ;

  • ni à la revendication d'un droit, même si, sans doute, ces pratiques peuvent constituer un levier d'expression politique, permettant à une partie d'une population jusque-là marginalisée d'acquérir une visibilité publique en faisant valoir une revendication universelle liée à une situation d'injustice ou de tort...

*
*    *

Si ce parcours indique pourquoi une théorie politique du spectateur est nécessaire, il souligne aussi, relativement à la notion d'émancipation, qu'il convient de penser les pratiques d'émancipation dans tous les ordres et à partir d'une pluralité de significations. L'esthétique, les arts et la culture sont restés longtemps en marge des théories de l'émancipation, quoique des artistes, des associations, des groupements aient tenté de faire valoir le potentiel des arts et de la culture, notamment dans l'autoréalisation de [209] l'émancipation. La question de l'émancipation esthétique ne peut plus être celle de la nécessité (ou non) pour l'État de cultiver les dispositions esthétiques des citoyennes et des citoyens. Encore cela reste-t-il un thème central de nos jours qui devrait exiger de mieux analyser les politiques culturelles en cours, qui ne peuvent, d'ailleurs, se départir du sens du terme « émancipation » légué par les Lumières, d'une action publique de médiation entre œuvres et public, mais aussi d'un soutien matériel (bibliothèques, radio, télévision, maisons de la culture...) et légal à la vie culturelle à destination de tous, sous l'égide d'une élite.

Mais un autre point ressort des propos tenus ici, celui de la difficulté de penser la question de la spectatrice et du spectateur tant qu'on pose un « être » spectateur, au lieu de penser « spectateur » en termes d'exercice et de trajectoire, par conséquent de « devenir ». Permettons-nous alors de synthétiser, pour conclure, quelques points centraux de nos travaux. Si le spectateur naît comme fonction variable et historique dans l'esthétique et dans l'histoire des arts (transformant en permanence sa position : spectateur, regardeur, spectacteur, actualisateur...), il naît aussi dans un jeu différentiel (modifiable et modifié sans cesse selon la figure des archipels de différence dont nous avons exposé le contenu ailleurs). Loin d'être réductible à la figure figée qu'on en donne habituellement, il est pluriel (et non sujet centré et centrable) et est confronté à la pluralité. En cela, il renvoie à une politique (non partidaire) : une place dans la cité, dans la sphère des arts et de la culture, dans les partages sociaux et culturels, dans les disciplines, les architectures. Mais il relève aussi d'une politique : éducation, école, institutions culturelles... (qu'elle soit ou non à critiquer) ; et il engage intrinsèquement une politique : le rapport à l'autre, la fonction du jugement et du langage... Sa composition en public n'est pourtant pas de la politique et il faut donc envisager de poser aussi la question du passage (réciproque ?) du spectateur au citoyen. Enfin, il oblige à revenir sur les questions interculturelles... (en interrogeant les valeurs de la culture occidentale). Et, dans l'espace de l'art contemporain, il importe maintenant de repenser l'émancipation dans les figures du regardeur, du spectacteur, de l'activateur, etc., ces nouveaux enjeux.

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Références bibliographiques

Art Press, 2015, spécial « 56e Biennale de Venise », n° 422, 2e cahier, mai, Paris. Belting Hans, 1998, Image et culte, Cerf, Paris.

— 1981, L'Image et son public au Moyen Age, Belin, Paris.

Berlioz Hector, Paris, Euphonia ou la ville musicale, 1844 (disponible en ligne).

Cassirer Ernst, 1966, La Philosophie des Lumières, Fayard, Paris.

Lipovetsky Gilles, Serroy Jean, 2013, L'Esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste, Gallimard, « Hors série Connaissance », Paris.

Rancière Jacques, 2011, Aisthesis, Scènes du régime esthétique de l'art, Galilée, Paris.

— 2009, Et tant pis pour les gens fatigués, Amsterdam, Paris.

— 2008, Le Spectateur émancipé, La Fabriquep. 76, Paris.

— 1995, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, Paris.

Ringbom Sixten, 1995, Les Images de dévotion, G. Monfort, Paris.

Ruby Christian, 2017 (à paraître), Théorie politique du spectateur (d'art), L'Attribut, Toulouse.

— 2015, Spectateur et politique, D'une conception crépusculaire à une conception affirmative de la culture ?, La Lettre volée, Bruxelles.

— 2013 (dir), spécial « Émancipations plurielles », Raison présente, n° 185, ler trim., Paris.

— 2012a, La Figure du spectateur, Eléments d'une histoire culturelle du spectateur, Armand Colin, Paris.

— 2012b, L’Archipel des spectateurs, duxvilf au xxf siècles, Nessy, Besançon. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

Schiller Friedrich von, 1992, Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, 1794, Aubier, Paris.

Stoichta Victor L, 2011, L'Œil mystique. Peindre l’extase dans l’Espagne du siècle d'or, Le Félin, « Les Marches du temps », Paris.



[1] Il faudra tirer les leçons d'une expérience tentée lors de cette Biennale : Le Capital de Karl Marx y a été lu en continu durant l'exposition, muant l'ouvrage en un texte dramatique. Mais qu'en a-t-il été des « spectateurs », en réalité plutôt « auditeurs » ? Et s'ils ont vraiment écouté la lecture sur six mois, en revenant chaque jour, comment les appellera-t-on ? En sortent-ils émancipés ?

[2] La philosophie classique et celle des Lumières ne sont pas liées à l'esthétique (pratique ou théorique) de l'extérieur, elles englobent une critique esthétique, et elles entretiennent des rapports intrinsèques avec une esthétique politique, comme le montre la philosophie de Friedrich von Schiller [1992 (1794)]. Voir les analyses de Ernst Cassirer [1966] à Jacques Rancière [2011].

[3] Par « police du spectateur », entendons les voies et moyens par lesquels le spectateur a été poussé à se couler dans un moule de comportement, en vue de la fréquentation contrôlée des œuvres d'art dans les institutions. À propos de cette notion élargie de police, [Rancière, 1995].

[4] Le peuple est alors enrôlé par les artistes dans les arts, au titre de mouvements de foule (opéras), d'exaltations dans les œuvres (Beethoven, Delacroix), de fanfares, de fêtes solennelles décorées, etc. [Berlioz, 1844].

[5] Rancière précise qu'on ne peut mélanger les logiques, celle du spectateur et celle du citoyen. La première est émancipatrice, prouve qu'on a la parole, et reconfigure la scène de la parole ; c'est là qu'il y a une place à conquérir. La seconde est une pratique politique qui vise l'émancipation sociale... Il y a un lien entre les deux, mais pas de causalité [Rancière, 2009].



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 16 décembre 2016 20:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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