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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Christian RUBY, BACHELARD. (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Christian RUBY, BACHELARD. Paris: Éditions Quintette, 1998, 63 pp. Collection: “Philosopher”. [L’auteur nous a accordé le 6 août 2016 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[3]

BACHELARD.

Introduction

UN MONDE
SANS PROFONDEUR



Comment ne pas être frappé par l'appétit de l'existence réveillé, à chaque lecture, par les ouvrages de Gaston Bachelard (1884-1962) ? C'est que ce dernier tient à souligner, parfois avec versatilité, son adhésion à un monde animé et foisonnant. Dans un tel monde, en réorganisation constante de soi, certains hommes s'acquittent parfois de leurs tâches avec réticence, en s'enfermant sur eux-mêmes. Ils devraient apprendre, au contraire, à cultiver leur goût de vivre parmi les multiples objets qui composent ce monde, inachevé et inachevable. Ne vaut-il pas mieux, en effet, exister en résonance avec leur puissance plutôt qu'en s'isolant ou en cédant à la convoitise convenue d'acquisition des biens, laquelle nous entraîne à sombrer dans l'ennui des accumulations ?

En somme, à l'encontre des états de repos tant appréciés par les esprits qui ont perdu tout enthousiasme, Bachelard valorise le déploiement d'un épicurisme actif

(« Lautréamont », Corti, Paris 1963), l'affirmation d'une joie générale qui, sans ignorer la présence de souffrances réelles, rend cependant hommage à un monde dans lequel tant d'opérations et d'activités, tant d'essors demeurent envisageables. Néanmoins, s'il célèbre le monde avec volupté (appétit et gourmandise), ce n'est certes ni dans le but de maintenir toutes choses dans une durée monotone ou, à l'inverse, [4] dans l'éphémère dont la fuite déchante déjà ni pour valoriser une opinion pesante qui se traduirait par son enfermement dans le cumul de ses intérêts. Il compte plutôt tirer profit des actes qui abolissent les mondes périmés, sauter au-delà de ce qui est seulement et nous enflammer assez pour nous donner le goût de l'inconnu à construire et de l'incertain à accomplir, bref le goût des discontinuités.

À l'encontre de ce qu'en dit l'opinion, ce monde-là ne met-il pas toute sa gloire à provoquer les habitudes et à secouer les images premières qui nous imprègnent ? De ce fait, il entre en relation directe avec l'œuvre humaine à laquelle Bachelard voue son admiration le savoir scientifique qui surmonte les résistances envers les concepts et rectifie nos démarches intellectuelles grâce à des vérités prouvées, le courage de remettre la pensée en question. Lorsque enfin nous sommes saisis par la culture scientifique — par la pratique scientifique elle-même et par la réflexion sur cette pratique (l'épistémologie) notre esprit, il est vrai, élargit de plus en plus son horizon, gagne en puissance de réalisation et devient promoteur. Le savoir en cours d'élaboration ne donne-t-il pas constamment l'appétit d'entreprendre des démarches, de découvrir de l'inédit et d'engager des ouvertures sur l'avenir ?

Plus encore, puisqu'il est question ici d'une pédagogie de la raison, n'hésitons pas à affirmer qu'existent des conceptions du monde auxquelles il est impératif de dire « non ! Des pensées novatrices pourraient-elles commencer à exister sans de tels refus ? En prenant nos distances avec la répétition [5] du déjà-dit » séduisant, avec les formules qui emprisonnent le devenir dans le « naturel » les classifications définitives, les découpes factices du monde et la soumission de la pensée aux ségrégations dogmatiques, nous arriverons, sans aucun doute, à nous défaire des entraves imposées aux aventures de l'esprit. Les têtes paresseuses, ne percevant dans les objets que leur utilité, ne croient-elles pas que tout est déjà acquis, que le monde correspond à l'image qu'on s'en fait et que l'homme est donné à lui-même ? Certes, elles le croient, et en conséquence elles fabriquent leur propre malheur, s'interdisant de connaître quoi que ce soit. Elles se coupent de toute instruction possible, elles perdent le sens de la tension « vers un avant, vers un plus-avant, vers un au-dessus » (« la Flamme d'une chandelle », PUF, Paris 1961. p. 111). Elles s'affaiblissent dans la mesure où elles n'ont plus la patience de se mettre à l'étude des phénomènes, où elles n'entrent plus dans ces polémiques fécondes au cours desquelles s'affinent notre capacité à agrandir le champ de notre savoir et notre vive approbation d'un devenir joyeux.

Que de fois, précisément, n'avons-nous pas substitué à cette aspiration aux devenirs vitaux et aux changements une figure du monde construite en épaisseur, soupçonnant que sous des apparences se cachent les secrets d'une véritable profondeur, un substantiel fond énigmatique en attente de révélation ? En vérité, le monde ne rechigne pas du tout à collaborer à sa propre connaissance ; c'est sa surface. Encore convient-il d'accomplir l'effort d'en construire les phénomènes, tout en reconstruisant/réorientant dialectiquement notre esprit. Certes, il faut du temps [6] pour surmonter notre incapacité momentanée à saisir notre ignorance essentielle. Tout compte fait des expériences auxquelles nous pouvons nous livrer, ce qui est brouillé, ce ne sont pas les choses, mais le regard que nous portons sur elles. Notre esprit relève d'abord du désordre. Notre tâche décisive consiste moins à réorganiser le monde qu'à recréer cet esprit, à déformer ses acquis afin de le revivifier. L'allégresse investie dans le savoir favorise, cela va de soi, l'ouverture sur des potentiels nouveaux.

Chacun peut-il se rendre pleinement compte de cette particularité du monde vivant et du monde de la culture les transformations, englobant échecs, ébauches, reprises et réussites, y sont déterminantes ? Oui si, par exemple, chacun envisage le langage comme un signe certain de cet élan. En cernant de près ce dernier, on saisit fort bien, à l'encontre de la naïveté de l'opinion, qu'il ne satisfait jamais la molle certitude d'avoir à creuser le monde, qu'il ne représente ni ne reflète les choses, qu'il ne se résout pas à n'exprimer que des opinions conformes. Lorsqu'on se prend à rêver des mots, la trame du langage n'est-elle pas ramenée d'abord à des entrelacs de formes et de sons ? Qu'on l'approche de manière accidentelle ou ludique, qu'on se fie à sa plastique grâce à l'esthétique des poètes, et le langage s'installe dans la vie et le rythme des mots, dans leur indiscipline. En cela, il nous encourage à élargir notre monde, à penser autrement.

Dès lors, comment ne pas comprendre, par analogie, que le savoir ne réside guère dans une représentation du monde, mais s'exerce dans la vérification de ce que nous voulons en [7] dire : que l'essentiel de la culture scientifique, ce ne sont pas les résultats acquis, mais les montages que Ton opère et grâce auxquels on programme de nouvelles recherches ? Bref., si le langage nous apprend que l'esprit doit être sans cesse rendu à son animation, la culture également doit être maintenue active et chaleureuse, imaginative. Pourquoi ne pas affirmer que la générosité du penseur se reconnaît en ce qu'il est susceptible de se faire le rêveur de mondes envisageables, en se nourrissant du goût de l'échange entre les hommes, entre les choses, entre les disciplines ?

Peut-on mieux vanter les mérites de ce qui ouvre et libère qu'en s'attachant à la joie prise à la culture scientifique ? Dans la mesure où cette dernière tient sans cesse l'esprit en éveil, installe la raison dans des crises permanentes, on est sûr de demeurer, grâce à elle, en situation d'émerveillement épistémologique. Et, s'il existe, sans doute, d'autres raisons pour présider au choix de sa carrière d'épistémologue, il en est une impossible à passer sous silence. Bachelard — assumant un certain héritage de l'école républicaine — aime que l'épistémologie se mue aussi en une pédagogie de la raison, à l'instar de la contribution de la science moderne à la définition de valeurs culturelles. D'ailleurs, il commence sa trajectoire philosophique au moment même où les sciences de la matière rectifient leurs stratégies : le jeune philosophe d'alors ne pouvait guère ne pas chercher à éprouver la beauté de ces vérités prouvées. Il n'achèvera point cette carrière sans voir s'amplifier encore les changements dans les activités scientifiques. Deux caractéristiques y sont centrales les travaux scientifiques mettent la raison classique en crise, [8] exigent une reconversion de l'esprit :. le vieux savant solitaire disparaît au profit d'une division du travail de la recherche, de la constitution de laboratoires équipés, au point que la science se constitue en véritable cité.

À cela s'ajoute que Bachelard, décidant de statuer sur la seule culture scientifique puisqu'elle lui suffit à dessiner le modèle général d'une libération, d'un exercice de la volonté et d'un rapport aux autres, demeure aussi le contemporain perspicace des autres révolutions intellectuelles de la modernité une certaine psychanalyse, une attention spécifique au langage dans la poésie surréaliste, dont il alimente sa réflexion.

Une précaution, maintenant, s'impose. Une présentation de la philosophie de Gaston Bachelard ne saurait se retourner en une sacralisation. En matière de pensée, il n'est guère de référence absolue, seulement des amers qui, bien choisis, apprennent à interroger les catégories dont nous héritons avec trop de respect. En nous rappelant à la tâche de penser, ces amers nous extraient de notre paresse. Tel doit être le cas, ici. En marge d'une démarche génétique qui rechercherait les sources et les contrepoints de ses thèmes chez Spinoza, Kant, Comte, Bergson, dans la phénoménologie ou ailleurs, la reconstruction logique de la pensée de Bachelard entreprise dans ces pages — à partir de trois concepts centraux le nouvel esprit scientifique, l'obstacle épistémologique, la dialectique - vise surtout à favoriser des questionnements.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 septembre 2016 9:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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