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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article du professeur Gilbert Renaud, « Néo-conservatisme et socialité ou le “néo-social” et le “post-social” » in ouvrage sous la direction de Lizette Jalbert et Laurent Lepage, Néo-conservatisme et restructuration de l’État. Canada - États-Unis - Angleterre. Première partie : lectures du néo-conservatisme (pp. 71 à 89 Collection Études d’économie politique. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec, 1986, 274 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 19 décembre 2003].

Texte intégral de l'article

Introduction
1. Les avatars du Progrès
2. L'illusion néo-conservatrice
3. Une autre piste: la socialité

Introduction
Le néo-conservatisme hante les esprits progressistes qui ne cessent de rappeler les dangers de la déconstruction de l'État-providence et qui dressent les tableaux de la situation catastrophique à laquelle mène cette déconstruction. Pourtant, malgré leurs appels répétés, ils semblent impuissants à entraver le déclin de leur audience. Les temps ne s'avèrent guère propices pour la défense d'un État qui a généré une bureaucratisation professionnelle des services collectifs qui se révèle fort coûteuse (1).

En revanche, le néo-conservatisme semble consolider ses assises, balayant les acquis des luttes historiques au profit d'un capitalisme qui retournerait presque à son état sauvage. Nos sociétés marcheraient donc à reculons de l'Histoire et elles se prêteraient docilement à la destruction d'une lente structuration qui devait assurer à tous le bien-être.

Renversement politique favorable à l'application d'un schéma manichéen à partir duquel on analyse les conquêtes d'une droite mesquine, arrogante et égoïste qui s'acharne à défendre les intérêts du grand capital et s'évertue à bafouer une gauche généreuse qui n'aspire qu'à construire un État toujours plus social et juste.

D'où vient ce renversement politique? Les analyses sont, à cet égard, bien pauvres et plusieurs se contentent simplement d'en appeler à la crise, ce mot magique qui revient incessamment tout expliquer, pour lui imputer une perte de vigilance, une démobilisation ouvrière et populaire qui permet à l'État de réorienter son intervention en restreignant ses investissements dans le champ social. Curieux renversement des choses, car ces mêmes analystes imputent souvent à une même situation, la crise des années 1930, un effet inverse de mobilisation qui a forcé l’État à se faire providence.

C'est bien d'ailleurs là que le bât blesse: la crise semble avoir généré une apathie et une indifférence des masses qui acceptent, en partie, le démantèlement de l'État-providence; loin de se mobiliser comme on aurait pu s'y attendre, la masse ne se contente pas seulement d'être passive, mais elle va jusqu'à accorder son vote, son soutien électoral au courant conservateur.

On comprend dès lors que les intellectuels progressistes retrouvent leur méfiance à l'endroit du peuple aliéné qui ne peut que produire de la bêtise lorsqu'il n'est pas guidé par les lumières de la Raison. Le climat actuel semble ainsi conforter l'intellectuel occidental qui, au fond de lui-même, a toujours dédaigné la masse, le vulgaire se préoccupant toujours de l'immédiateté et de la matérialité plutôt que de s'élever et de s'abandonner au projet politique de libération qui pourrait mener l'histoire à son terme.

Les «esprits progressistes» ne démordent pourtant pas et les scénarios dramatiques ne manquent pas qui nous livrent l'image d'une société future fonctionnant à deux registres (la société duale) ou bien l'image d'une société sauvage, individualiste où triompherait la loi du plus fort. On a facilement tendance à oublier que l'État-providence se nourrit lui-même et nourrit l'individualisme. En effet, analysant les fondements de l'État-providence, Pierre Rosanvallon faisait ressortir notamment qu'«une conception étatique de l'assistance est le corollaire de l'individualisme le plus radical en matière de relations sociales» (2).

En fait, notre époque est davantage fascinante par ses appels ide plus en plus pressants à une mobilisation qui tarde à venir: tandis que les États (peu importe la tendance des gouvernements) incitent à la responsabilisation individuelle et à la prise en charge communautaire, les cercles progressistes cherchent à imaginer le scénario qui fera surgir le mouvement social qui assurera la reprise de la trajectoire d'émancipation et de libération qui, depuis les Lumières, a balisé la marche de l'Occident.

Au fond de tout cela, c'est la folie de l'État, du projet politique d'organisation rationnelle de la société qui perdure et qui essaie de prolonger la vie de la mythologie progressiste agonisante. Tandis que les progressistes luttent pour achever l’œuvre commencée, les néo-conservateurs espèrent recréer les conditions initiales qui ont permis au Progrès d'atteindre les sommets que l'on sait. Progressistes et néo-conservateurs ont les mains liées dans la tentative de redonner au monde occidental son lustre séculaire. Et somme toute, leur opposition apparaît comme l'ultime sursaut d'un État désemparé devant une société éclatée qui refuse et résiste de plus en plus à son embrigadement derrière l'étendard du grand projet politique dont le pivot idéologique est le Progrès. Il est, en effet, frappant de constater que l'enjeu de la lutte porte d'abord sur la définition du Progrès. Et si les néo-conservateurs semblent posséder une longueur d'avance, c'est parce qu'ils peuvent donner l'illusion d'une nouvelle reprise du Progrès, alors que les progressistes échappent plus difficilement à l'emprise de leur culture politique Étatiste.

Folie de l'État qui encore et toujours taraude les cercles intellectuels qui veulent achever le triomphe de la Raison sur des individus trop proches de l'état de nature, pas encore suffisamment civilisés pour être laissés à eux-mêmes. Pour l'esprit progressiste, le néo-conservatisme menace les acquis de la modernité et risque de nous plonger dans la barbarie où l'homme perd toute noblesse. C'est l'évolution inversée: nous n'allons plus vers l'avant, par conséquent, nous retournons en arrière. Les néo-conservateurs se seraient donc mis à l'écoute des chauffeurs d'autobus montréalais qui n'arrêtent pas d'inviter leurs passagers à «avancer en arrière»!

Ces derniers font également passer la solution de nos problèmes par l'État qui reste au centre du social d'une manière que l'on pourrait qualifier de négative; et c'est de l'action de retrait étatique que pourra renaître la vigueur de nos sociétés. Le projet politique néo-conservateur consiste, en fait, en un effort pour restaurer les conditions initiales du Progrès en amenant l'État au seuil minimum qu'il n'aurait jamais dû franchir et en permettant à l'individu de retrouver sa pleine liberté.

D'un côté comme de l'autre, il s'agit bien de remobiliser la société et de rétablir par l'action de l’État une communauté qui se reconnaisse à nouveau dans le Progrès. S'anime, en définitive, autour de ces deux projets la même visée de rétablir l’Occident sur ses rails que sont l'individu et son corollaire, l’État. Force est cependant de constater l'usure de ces deux discours qui ont de moins en moins d'emprise sur nos sociétés éclatées en lutte contre leur uniformisation et qui s'agitent de façon tumultueuse à travers un «polythéisme des valeurs» pour réactiver la vitalité de leur être ensemble menacé par les conquêtes du Progrès.

Somme toute, ce qu'il importe de saisir dans l'analyse de la situation présente, c'est que les «progressistes» oublient l'envers du Progrès et de la modernité, envers qui ébranle la croyance centrale de la civilisation occidentale et qui, en conséquence, entraîne l'émergence de conduites inassimilables à la modernité. De leur côté, les «néo-conservateurs» espèrent une restauration impossible, car l'Histoire n'a jamais marché à reculons, elle semble plutôt se déployer en spirale. L'Occident décline et les sorties de droite comme celles de gauche essaient péniblement de ranimer la flamme de la croyance au Progrès, tandis que la masse s'agite d'une passion de vivre qui 'échappe à cette croyance et qui la rend, de ce fait, de plus en plus méfiante à l'égard des projets politiques s'inscrivant dans l'orbite du Progrès et de la libération.

Afin d'éviter les méprises concernant l'analyse ici développée, je tiens à préciser que je me situe d'abord au niveau du «fonds idéologique» commun aux progressistes et aux néo-conservateurs. Ce fonds idéologique entretient toute une série de représentations dont la logique relève de la croyance au Progrès qu'il s'agit d'entretenir, soit en poursuivant l'édification de l'État-providence, soit en redonnant au marché toute sa liberté. Les nuances entre les gauches et les droites ne serviraient qu'à embrouiller la vision d'ensemble et j'ai plutôt voulu faire ressortir la limite à laquelle on accède et illustrer que la perspective politique de droite ou de gauche reste fondamentalement rivée à la mythologie progressiste. Bien sûr, rares sont les acteurs politiques qui se réfèrent explicitement à cette croyance, mais leur action reste guidée par la confiance dans le Progrès et ses institutions qu'il importe de réactiver pour susciter à nouveau l'adhésion des sociétés au projet historique de la modernité.

1. Les avatars du Progrès

On l'a déjà maintes fois souligné: le Progrès constitue le phare idéologique qui a guidé la construction de la civilisation occidentale en pleine expansion (3). Issu de la modernité laïque, le Progrès s'est érigé en mythe où la Raison est divinisée, forgeant ainsi l'image d'un futur où, grâce à la poursuite constante de la conquête de la nature, l'homme pourra atteindre la plénitude du bonheur. Le rationalisme s'impose alors qui permet à l'homme d'aspirer enfin à sa libération par la maîtrise continuellement consolidée d'un État de nature où, pour son malheur, il se laisse guider par la puissance aveugle de ses passions, tandis que l'État civil rend possible «l'arraisonnement» de ces passions par leur canalisation autour du projet de construction d'un État qui assure le développement d'une société toujours plus rationnelle et parfaite. La modernité ouvre ainsi une lutte constante pour la conquête de la libération rendue possible par le triomphe de la Raison.

Le Progrès cherche donc à actualiser le fantasme de la libération que la Raison permet d'escompter. De ce mouvement naît l'individualisme contemporain qui va assurer la structuration du «progrès social». On le voit mieux aujourd'hui: État et individu participent du même processus à partir duquel la société s'atomise appelant toujours davantage la construction de l’État comme entité assurant, grâce à la mise en oeuvre du social, la régulation rationnelle de l'être-ensemble individualisé.

Sans refaire ici l'histoire du «progrès social» (4), je voudrais simplement insister (afin d'interroger le collectivisme dont se réclament les «progressistes») pour rappeler qu'individu et État se fondent mutuellement et que le progrès social signifie l'émancipation d'un individu soumis davantage à ce que plusieurs nomment maintenant le «social-étatique». Et l'État-providence, en tant qu'il constitue une forme achevée du progrès social n'échappe pas à la règle: il n'est possible que dans une société atomisée qui a besoin d'une instance régulatrice assurant la circulation et l'échange indispensables à tout être-ensemble. En fait, l'emprise de l'État moderne reste incompréhensible si on ne lui associe pas la libération individualiste qui déconstruit les lieux de médiation (communauté villageoise, clan, famille, tribu), les réseaux de solidarité organique auxquels est confronté le pouvoir dans les sociétés traditionnelles. La libération de l'individu est le rempart d'un État qui prend ainsi en charge la cohésion de l'être-ensemble par la mise en place d'un social abstrait et mécanique.

Le progrès social s'arrime donc à l'État pour vider de plus en plus l'être-ensemble de toute conscience collective. Ainsi que l'a bien rappelé Jean Baudrillard, le social moderne progresse donc de manière paradoxale:

Si le social est fait des instances abstraites qui s'édifient les unes après les autres sur les ruines de l'édifice symbolique et rituel des sociétés antérieures, alors (les) institutions (du social) en produisent de plus en plus. Mais en même temps elles consacrent cette abstraction dévorante, dévoratrice peut-être justement de la «substantifique moelle» du social. De ce point de vue, on peut dire que le social régresse à mesure même du développement de ses institutions (5).

Le social progresse en se nourrissant d'une destruction de la solidarité organique, ce qui ouvre la voie à la rationalisation d'une existence libérée des réseaux communautaires qui bloquaient l'emprise de la domination dans les sociétés traditionnelles. À terme, ce social entraîne la mise à mort d'un être-ensemble vidé d'une conscience collective qui n'arrive plus à se mettre en forme ailleurs que dans l'État. C'est pourquoi les partisans de l'achèvement de l’État-providence 'éprouvent une difficulté de plus en plus grande à masquer «le grand oeuvre» mortifère de ce progrès social, alors même qu'au coeur de l'expérience de l'homme contemporain, c'est bien ce social qui fait de plus en plus problème, d'autant plus qu'il a envahi les comportements les plus divers, les plus quotidiens pour les soumettre au travail d'une Raison qui dicte ses impératifs de planification et de programmation au détriment d'une vie qui ne compte que par son ouverture sur l'aléa et l'aventure.

Le social progressiste s'achève donc dans la programmation et la planification d'une vie de plus en plus vidée de sa richesse. Il a «monotonisé» la vie et lui a donné cette trajectoire mortifère d'homogénéisation et d'uniformisation qui occulte toute individualité et produit des «hommes sans qualités». En définitive, l'État-providence complète la rationalisation technocratique de l'existence: dès lors qu'il encourage la libération de l'individu, il doit assurer une régulation qui s'accomplit par la prévention, la programmation et la planification de l'existence. Cercle vicieux de l'individualisme et de l'État se nourrissant mutuellement pour aboutir à la domestication, car

...en définitive ainsi que le souligne Serge Moscovici, le progrès ne fait qu'approfondir une des grandes découvertes du néolithique - la domestication - et consacrer, en le poussant à sa forme la plus achevée, sa variante la plus répandue: la domestication de l'homme par l'homme (6).

Il est temps de rétablir la correspondance qui existe entre le développement de l'État-providence et l'élaboration des «métiers du social», c'est-à-dire de ces pratiques professionnelles qui vont de la sexologie à la gérontologie, en passant par le service social, la psycho-éducation, la criminologie, la récréologie, l'animation sociale, et j'en oublie -, autant de savoir-faire qui proposent chacun son modèle fonctionnel de comportement rationalisé à un individu qui court toujours après sa libération. Le progrès social a mené à l'enfermement de l'homme moderne dont l'individualisme autorise la construction d'un être autonome, auto-suffisant - auquel le convient régulièrement les différentes campagnes de prévention -, bref d'un être complètement libéré, parfaitement asocial et malléable à souhait pour toute planification technocratique qui a, de plus, l'outrecuidance de se réclamer de l'idéologie de la libération et du bien-être. Le bonheur de la libération garanti à tous par la planification programmatique... La domestication sous couvert de libération grâce à la mise en oeuvre d'une Raison instrumentale chargée de codifier les comportements humains et de mettre en oeuvre une solidarité mécanique où l'échange fondateur de toute communauté devient abstrait.

Dès lors, l'expérience contemporaine du Progrès ne peut plus soutenir la représentation d'un futur paradisiaque capable de canaliser les énergies autour de la consolidation de l'entreprise rationaliste; au contraire, le Progrès génère l'angoisse de la mort. En effet, tandis que le progrès économique et industriel a conduit au déséquilibre écologique et à l'horreur nucléaire qui menacent la survie biologique de l'espèce, le progrès social a mené à l'affirmation d'un social étatique et rationnel qui sème la destruction de l'être-ensemble. La croyance au Progrès s'effiloche donc et perd son caractère dynamique. Le Progrès se «démythifie» en quelque sorte et il cesse d'être le ferment d'une civilisation qui décline d'avoir trop cru en lui. On entre ainsi dans la post-modernité où l'être-ensemble apprend à se moduler différemment...

La foi progressiste ne réussit plus à déplacer les montagnes et l'on comprend mieux pourquoi le projet politique lui correspondant, qui a su historiquement mobiliser nos sociétés impatientes de pénétrer dans l'univers d'un monde parfaitement rationalisé et qui a composé avec le désir de libération, ne parvient plus à susciter l'intérêt, parce qu'il passe de la vie à la mort et qu'il s'achève dans la négation d'un individu domestiqué qui perd toute la richesse de son individualité. S'ouvre ainsi la présente crise de représentation du futur qui en amène plusieurs à se laisser séduire par le projet néo-conservateur aspirant à recréer les conditions originelles du Progrès.

Pourtant, la solution n'est pas aussi simple et Yves Barel avait bien raison de souligner que:

... L'État-providence) fait de la société civile une assistée de l'État et crée de ce fait une situation de blocage du changement social. Pourtant, il ne suffit pas que l'État- providence disparaisse pour que soient réglés les problèmes pendants. Le paradoxe atteint le maximum de puissance stérilisatrice: la solution ne paraît ne relever ni de la reprise de la croissance, du productivisme ou de l'État-providence, ni de leur disparition. La situation est bloquée (7).

2. L'illusion néo-conservatrice

La situation semble se modifier avec les poussées néo-conservatrices qui prennent appui sur le blocage du changement social pour tenter de recréer les conditions qui vont permettre de relancer le Progrès. En fait, tandis que les défenseurs de l’État-providence luttent pour conserver les acquis du social, les néo-conservateurs présentent une solution à la crise qui passe par la déconstruction de l'État social et la revalorisation de l'individu. Leur seul mérite est peut-être de sortir de la culture politique Étatique dans laquelle la gauche progressiste n'arrête pas de s'enliser. Par cette déconstruction de l'État-providence, les néo-conservateurs espèrent relancer le développement économique qui a su entretenir la croyance au Progrès. S'appuyant sur les vieux credos du libéralisme classique, ils manœuvrent pour redonner au marché sa pleine liberté et restaurer ainsi le travail économique de la «main de Dieu». Somme toute, il s'agit là de maintenir l'économie comme activité séparée et autonome, ce qui constitue un des éléments fondateurs de l'individualisme moderne, ainsi que l'ont bien montré les travaux de Louis Dumont (8). C'est donc vouloir rétablir les conditions économiques correspondant à l'apogée de la mythologie progressiste.

En fait, le «néo-conservatisme» apparaît comme le dernier sursaut des États modernes qui veulent recréer la splendeur d'antan pour assurer la reprise de la marche du Progrès. Il me semble tout à fait significatif à cet égard que le néo-conservatisme se soit d'abord imposé au sein des deux puissances, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui ont été le fer de lance de l'impérialisme occidental, c'est-à-dire de la civilisation industrielle en pleine expansion. Tout se passe comme si le déclin de la civilisation occidentale s'achevait dans un sursaut de restauration illusoire des deux nations qui ont été au centre de la croyance au Progrès capitaliste. Et ceux qu'effraient les poussées néo-conservatrices auraient avantage à se rappeler, s'ils veulent rester fidèles aux analyses sociologiques traditionnelles, que l'expérience historique des autres nations est fort différente, puisque l'État a dû y jouer un rôle indispensable à la structuration capitaliste en raison d'une situation nationale différente. Seules les bourgeoisies anglaise et américaine ont été assez fortes pour assurer le développement national de leur pays sans avoir à recourir à l'État qui leur assurait par ailleurs la conquête de territoires extérieurs. Il en a été et il en va encore tout autrement ailleurs en raison des rapports de classes différents, ce qui rend bien délicates les transpositions faciles que l'on a souvent tendance à faire.

Mais laissons là ces débats qui me semblent, à vrai dire, dépassés et qui ne me paraissent plus éclairants pour comprendre le tumulte qu'ouvre le déclin civilisationnel actuel que le néo-conservatisme, dans son effort de restauration, essaie désespérément de ralentir par la mise en oeuvre de ce que j'appellerais un «néo-social» qui jaillira de la revalorisation à se responsabiliser. Appel donc à la communauté et aux ressources individuelles pour la solution des problèmes sociaux, pendant que l'État révise également sa politique d'investissement dans l'infrastructure économique en espérant rétablir les conditions d'une reprise qui allégera le crucial problème du chômage et, par conséquent, tous les autres problèmes sociaux. Appel également à l'ordre moral productiviste pour mettre un terme à une société débridée qui s'enfonce dans la jouissance et la luxure. Le projet me semble d'autant plus ambitieux que la réponse reste bien timide.

Pour assurer son succès, l'État néo-conservateur fait aussi appel à la puissance militaire. Ainsi, l'État ne se déconstruit pas, il renforce son pôle répressif pour assurer la cohésion intérieure, garantir le respect de l'ordre moral et reproduire, si possible, la gloire passée. À l'ennemi intérieur (la pauvreté sous toutes ses formes) auquel l'État-providence déclarait la guerre succède un ennemi extérieur qui doit mobiliser la nation autour de l'action conquérante de son État.

Tandis que l'État vaque ainsi aux seules fonctions qui auraient dû rester les siennes, l'initiative du social est renvoyée aux individus. Voilà bien un grand écueil pour le néo-conservatisme: relavoriser l'individu ne peut mener à terme qu'au rappel de l'État qui doit organiser l'être-ensemble d'une société atomisée. Tandis que l'État-providence se charge de maintenir l'ordre par le développement des institutions du social, l'État néo-conservateur devra, pour réguler l’être-ensemble, accroître les effectifs policiers, et ceci d'autant plus que les conduites se dérégleront au fur et à mesure que déclinera davantage la croyance au Progrès qu'il s'avère impossible de relancer. La déconstruction de l'État-providence appelle la construction d'un État qui continue de cimenter l'être ensemble. On a donc tort de penser que l'État perdra sa centralité grâce aux conquêtes néo-conservatrices: ce qui change, c'est la forme d'organisation qui maintient la discipline sociale.

À moins d'accepter le développement d'une sorte d'anarchie sociale, ce qu'aucun État ne peut tolérer, l'État néo-conservateur est donc condamné à se maintenir au cœur du social. L'individualisme appelle toujours L’État et vice versa.

Mais l'écueil principal qui guette l'État néo-conservateur me semble être le même que celui qui a entraîné la chute de l'État-providence; en effet, malgré ses tentatives, le néo-conservatisme n'arrivera pas à endiguer le déclin de la croyance au Progrès (et on peut même penser qu'il l'accélérera) que l'État doit précisément relancer. Malheureusement, les restaurations n'ont jamais fonctionné, elles ont plutôt précédé les déclins définitifs.

En ce qui concerne plus concrètement le Canada et le Québec, il importe de bien préciser que les tendances néo-conservatrices éprouvent une difficulté à percer au sein de l'appareil étatique en raison notamment de la centralité de cet appareil dans la constitution de la technocratie. En effet, l'État-providence a été favorable à l'essor d'une technocratie autochtone qui ne peut en conséquence risquer sa déconstruction sans mettre en péril sa propre domination. Il faut ici en référer aux particularités des sociétés dépendantes pour procéder à l'analyse des rapports de classes qui sous-tendent la construction de l'État. On pourra ainsi mieux comprendre que les poussées néo-conservatrices se rattachent souvent davantage à une réorganisation du projet technocratique qui entend parvenir à ses fins avec une souplesse plus grande qui ne mobilise plus un appareil bureaucratique excessivement coûteux. Somme toute, le néo-conservatisme canadien et québécois apparaît bien chétif et les appels pressants à redéfinir le rôle de l'État donnent plus l'impression d'une tentative technocratique de redéfinir l'organisation du social pour accroître son efficacité tout en diminuant ses coûts. En fait, tout se passe comme si l'appel angoissant à la crise venait légitimer une urgence à mettre en place un raffinement de l'organisation technocratique du social dont les fondations remontent aux années 1960 (9).

Dès lors, les mises en garde contre le néo-conservatisme paraissent relever bien plus de ceux qui ont peur de la séduction qu'un tel projet pourrait semer ici et qui s'accrochent au sauvetage de l'État-providence. La crainte est bien fondée, puisque le projet néo-conservateur semble correspondre à la préoccupation de plusieurs qui aspirent au démantèlement de l'emprise étatico-rationnelle sur l'homme contemporain. Mais cette correspondance constitue une illusion, car le pivot idéologique du néo-conservatisme reste le Progrès qui s'arrime encore et toujours à l’État dont l'action doit maintenant responsabiliser l'individu et cimenter la nation contre l'ennemi extérieur. Encore une fois, il ne s'agit là que d'un nouvel effort de mobilisation autour du projet politique progressiste qui assure le bien-être des individus dans une société livrée au travail et à l’État. Réactivation de la conquête d'un futur qui passe par la revalorisation d'un individualisme dont on se demande comment il peut échapper à l'emprise de son corollaire, l'État.

Et voilà où se situe la grande complicité des esprits «progressistes et néo-conservateurs» dont les envolées n'ont pour objectif que de ranimer la croyance au Progrès et la mobilisation derrière le projet politique de construction d'une société parfaite où l'État de nature aura enfin été maîtrisé. Derrière leur combat se terre leur projet commun de se de la trajectoire progressiste, qu'elle s'élabore à l'ombre de l’État ou de l'individu. Les voies diffèrent, mais l'essentiel consiste à rameuter la masse dans le giron politique technocratique.

Cependant, il y a une illusion à croire que la masse va se mobiliser, elle est plutôt en train d'inventer ce que d'aucuns appellent le «post-social» et de sauter dans la «post-modernité». Le combat des adversaires reste sans écho et c'est là la grande différence qui nous sépare de la crise des années 1930. Celle-ci fut l'occasion d'un soubresaut politique parce que l'Occident adhérait toujours à la croyance au Progrès qui devait nous acheminer vers une société de bien-être. La crise actuelle renvoie au contraire à une panne du futur qui terrorise les partisans du Progrès.

3. Une autre piste: la socialité

Il faut reconnaître qu'en un sens, plusieurs indices semblent indiquer que le néo-conservatisme colle davantage au mouvement actuel des masses et plusieurs esprits progressistes s'affolent devant certaines tendances de nos sociétés pour les lire comme autant de signes renvoyant au conservatisme.

À titre d'exemple, on peut penser à la visite du Pape au Québec qui a donné lieu à des rassemblements comme on n'en avait plus vu depuis longtemps. Et s'il n'y avait que le Pape, mais non, il semble aussi que le religieux connaît un renouveau qui angoisse les «esprits éclairés». On sait que les sectes se multiplient et que les sciences occultes connaissent un éclatant succès. Plongerait-on dans l'astrologie plus facilement que l'on ne se fie à la psychologie et à la sociologie? Les Lumières s'obscurcissent au point de risquer de nous ramener aux ténèbres.

L'image des progrès du néo-conservatisme est encore confortée par la situation d'une jeunesse à propos de laquelle les sondages nous apprennent qu'elle vote plus à droite que ses aînés et qu'elle adopte des valeurs traditionnelles qu'elle n'a aucune pudeur d'ailleurs à afficher à travers son engouement pour la mode rétro. Elle irait même, nous apprend-on, jusqu'à menacer les acquis du mouvement féministe: les filles sont en train d'oublier les progrès qu'elles doivent aux luttes de leur mères! Dans certains milieux étudiants des sciences sociales, on voit même resurgir bal de finissants et photographie de la tribu en costume universitaire, autant de manifestations qui avaient été balayées durant les années 1960 et 1970.

On croit également déceler l'esprit néo-conservateur dans le recul des mouvements sociaux qui ont occupé le centre de nos sociétés, faisant ainsi place au vide social qui semble caractériser la post-modernité (10). Le triomphe de l'individualisme se donnerait ainsi à voir dans le repli sur soi qui vient actualiser un «à chacun pour soi» succédant au généreux «à chacun selon ses besoins» qui avait inspiré tant de luttes passées.

Finalement, le néo-conservatisme de la masse serait révélé par l'indifférence, le désengagement et le désintéressement à l'endroit du politique. La res publica se vide avec le déclin de la foi démocratique et la masse s'aliénerait ainsi davantage en refusant d'investir les institutions politiques. La «menace» néo-conservatrice n'arrive même pas à mobiliser une masse désabusée qui ne se déplace pas pour lui résister ouvertement. On pourrait même se hasarder à faire l'hypothèse que la masse se déplace proportionnellement à la qualité du spectacle qui lui a été offert. Si Johnson et Bourassa parviennent à présenter un bon show la masse ira couronner celui qui lui aura offert la meilleure performance (11). À n'en plus douter, les masses post-modernes ont développé dans l'indifférence un arsenal de dérision qui, parce qu'elles ne croient tout simplement plus au projet politique de la modernité, bloquent l'emprise du pouvoir.

Ces divers indices, on doit bien le reconnaître, ne renvoient aucunement à la mobilisation politique autour d'un projet qui viendrait structurer les conduites individuelles et sociales. La visite du Pape n'a pas rempli les églises; on s'adonne à l'astrologie, en même temps que l'on se réfère aux expertises scientifiques, sans y croire vraiment; la jeunesse demeure une grande inconnue qui pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses; les étudiants, si conservateurs soient-ils, continuent à déserter les salles de cours ou à y être bien passifs, ils lisent de moins en moins et ils n'adhèrent plus naïvement aux Paroles des Maîtres, y glanant plutôt à droite et à gauche ce qu'ils veulent bien entendre. En fait, le «malaise» pourrait être beaucoup plus profond et les sociétés occidentales me paraissent bien davantage éclatées que ce que les analyses du social laissent souvent voir. Elles s'agitent et mettent en oeuvre un «polythéisme des valeurs» qui fait échec à tout projet politique de mobilisation et d'uniformisation. En somme, l'on peut vraiment se demander si le vide apparent ne contiendrait pas plutôt toute la richesse d'un trop-plein.

Cependant, pour apercevoir la richesse des temps actuels, l'instrumentation scientifique traditionnelle ne s'avère guère adéquate. À l'instar de la nouveauté qui apparaît, il convient de renouveler les modes de penser et Edgar Morin suggérait à cet effet que

... les conditions de crise sont favorables aux réflexions nouvelles, aux remises en question de tout ce qui semblait établi, donc au surgissement du nouveau, mais elles sont également favorables au retour des diagnostics magiques (localisation du mal sur un bouc émissaire) et des formules mythi-ques de salut (12).

Nous sommes actuellement placés à la croisée de ces deux trajectoires: l'une nous rapproche de l'être-ensemble, alors que l'autre nous en éloigne davantage. Certes, nous sommes encore marqués par le vieux dis-cours qui tend à se rigidifier, mais déjà les indices du renouvellement sont également perceptibles.

Et à cet égard, Michel Maffesoli, voulant «éclairer le changement civilisationnel qui est en train de s'opérer» (13), soulignait que «tout comme l'individualisme semble exténué, le social est quant à lui «bien fatigué» (14). Il entendait ainsi montrer que la civilisation prométhéenne occidentale s'achève pour faire place à une nouvelle modulation de l'être-ensemble. L'hypothèse, me semble-t-il, vaut la peine d'être explorée. Il est, en effet, frappant de constater que l'individualisme et le social lui correspondant ont fait leur temps. Et c'est d'ailleurs pourquoi les défenseurs de I'État-providence, tout comme les néo-conservateurs, n'obtiennent pas véritablement l'audience qu'ils seraient en droit d'attendre.

Par une foule d'attitudes, il semble bien que nous sommes renvoyés à une socialité puissante en train de remodeler la solidarité organique, cette «substantifique moelle» de l'être-ensemble. J'en prends pour exemple ce «néo-tribalisme» auquel font référence Yves Barel et Michel Maffesoli. Ce néo-tribalisme perceptible un peu partout traduit un «vouloir vivre collectif» qui refuse de se laisser domestiquer et de se laisser figer dans les mailles d'un État mortifère. Le «devoir-être» des projets de rationalisation qui a soutenu le développement de l'État et du «social individualiste» se décentralise au profit d'une passion de vivre qui résiste à sa domestication. Le repli sur soi n'est pas d'abord fait de l'individualisme qui a nourri le progrès social. Il est plutôt repli groupal ou tribal dans lequel se forge une solidarité de base qui seule permet à la vie de perdurer à l'encontre d'un pouvoir devenu étouffant. On voit ainsi resurgir des petites communautés fondées sur une socialité affective, comme la nomme Michel Maffesoli, qui ne table pas d'abord sur un projet garantissant l'avenir, mais qui cherche plutôt à vivre un être-ensemble marqué par la solidarité organique qui dépasse largement cette solidarité mécanique à laquelle aboutit l'État-providence. Le «post-social» succède au social par la mise en oeuvre d'un «procès de personnalisation groupale ou tribale» qui fait échec à l'emprise du pouvoir (15).

D'autres indices révèlent la ruse qui refuse le face à face des combats éclairés pour mieux se réserver des espaces de jouissance immédiate. Et que dire de la délinquance qui traverse nos sociétés? Pour reprendre à nouveau Michel Maffesoli, «on oublie trop souvent cette évidence qui fait de l'anomie le moteur de toute société» (16). Plutôt que de la confiner aux études statistiques et à toutes ces interventions qui se proposent de rééduquer le «déviant» afin de le plier à l'ordre mortifère de la Raison instrumentale, n'est-il pas temps de saisir la passion de vivre qui se manifeste dans toutes ces attitudes de socialisation «ratée»? Eugène Enriquez soulignait que «c'est dans le vertige de la perte totale qu'on peut se sentir vraiment vivre. La guerre est ce vertige, mais le jeu, la drogue, la course automobile, le défi aux dieux, peuvent l'être également» (17). On peut ainsi saisir tout ce qu'il y a de frondeur et d'instinct de vie dans maintes conduites actuelles qui font problème à un pouvoir qui s'empresse de les qualifier de «sociaux».

Et plutôt que de gémir sur le retour du sacré (et de l'obscurantisme auquel les Lumières l'ont réduit), n'est-il pas temps d'analyser le mythe progressiste auquel se rattache notre tradition intellectuelle. Il n'y a pas de retour du sacré, il y a un déplacement du sacré qui effraie les clercs de la modernité.

De même si le Pape a pu rassembler de telles foules lors de son passage au Québec, n'est-ce pas d'abord parce que le peuple avait envie d'une fête grandiose où l'on ne regarde pas à la dépense, mais où l'excès est garant de la richesse de la communion. Il faut l'admettre: la fête était bien belle en regard de nos fêtes nationales qui ont été rationalisées et sont devenues bien ennuyantes depuis qu'elles sont quadrillées et gérées par de charmants animateurs.

On pourrait se questionner dans le même sens à propos du déclin du nationalisme québécois et y lire davantage un indice de vie qui refuse sa libération programmée par un État qui enferme chacun dans un espace de vie bien défini. Pierre Vallières soulignait fort à propos qu'on «ne peut être nationaliste sans postuler, au nom de l'intérêt général, la constitution d'une unité nationale ou d'un ordre social musclé à travers l'institution d'un État fort» et l'on ne peut également l'être «sans viser, consciemment ou inconsciemment, à l'homogénéisation de la société» (18). Or, c'est bien cet ordre social musclé, cet État fort et cette homogénéisation qui constituent le ressort mortifère de nos sociétés. Et c'est ainsi que le déclin du nationalisme rejoint le déclin de l'Occident, mais il correspond à une passion de vivre qui assurera à la masse québécoise une perdurance que, paradoxalement, l’État menace.

En fait, le temps n'est plus à la croyance au Progrès qui permet d'opérer sous couvert de libération une rationalisation uniformisante aboutissant à la domestication. Les différences rejaillissent et s'affirment à l'encontre de l'égalitarisme qui a nourri l'homogénéisation des individus et permis l'émergence du «social-étatique». Dans la post-modernité qui s'installe, le rapport à l'Autre se fonde à nouveau sur la reconnaissance d'une différence qui appelle l'interdépendance et la solidarité organique, c'est-à-dire les assises d'une communauté puissante qui assure la perdurance de la vie. La conquête du futur ne mobilise plus les foules et nos sociétés éclatées sont bien davantage avides de vivre l'instant présent, «car de demain nul n'est certain». La masse se rassemble à son gré pour manifester sa désapprobation et sa joie de vivre, mais elle ne se mobilise plus autour des projets politiques. Les appels au «retour de l'acteur» se perdent dans la puissance de la masse et les derniers mouvements sociaux s'épuisent, car ils en appellent toujours à un devoir-être «hyper-rationnel» qui alimente le pouvoir. Le temps se redéploie donc et cette insistance sur le présent, seul temps éternel de la vie, est le rempart le plus sûr contre l'aliénation d'un pouvoir qui nous entraîne dans le report de la jouissance au profit d'un futur toujours à conquérir et d'un devoir-être mortifère.

À l'ordre disciplinaire de la modernité qui a culminé dans l'État-providence, ou son pendant socialiste succède le moment actuel où nos sociétés éclatent en plongeant dans un «polythéisme des valeurs» qui donne au présent toute sa richesse et rend bien difficile de cerner des «valeurs dominantes». Les conduites «se libèrent» engendrant une pluralité de modes de vie ne menant pas à l'individualisme radical, mais réalisant l'être-ensemble qui nous définit.

Ainsi, malgré tous les désenchantements, la vie perdure. Le monde se réenchante pour peu que l'on saisisse le travail de la passion de vivre qui encore nous fait humains. Et ne l'oublions pas, les sciences humaines et sociales ont cherché à domestiquer cette passion en la soumettant à la Raison. Elles ont participé à cette homogénéisation de la Raison triomphante qui a sans cesse nié le caractère structurant de la Passion au sein des communautés humaines. Elles se sont faites complices (19), ainsi que le rappelait Eugène Enriquez, d'une

... rationalisation (qui), n'est qu'une perversion de la raison. Or c'est bien sous cet aspect que la raison apparaît le plus souvent dans l'argumentation sociale. Il est ainsi possible de se rendre compte que tout discours qui veut supprimer les «États d'âme» est effectivement un discours sans âme, un discours creux où le raisonnement n'a pas de point d'attache et n'est traversé par aucune urgence vitale. La rationalisation est d'autant plus accentuée lorsqu'elle est accompagnée de «la projection» par laquelle chacun (chaque groupe) peut expulser de soi et localiser chez autrui les désirs et les sentiments «inquiétants» qui l'agitent et qu'il ne veut ni ne peut examiner» (20).

Discours sans âme qui s'expriment dans la langue de bois scientifique. On aurait avantage à méditer ces propos pour sentir l'urgence qui travaille nos sociétés non pour les amener à un supplément de rationalisation, mais pour saisir ce qu'il convient d'appeler le retour du refoulé.

Et c'est en ce sens que la masse apparaît bien plus conservatrice et traditionnelle que ce que les néo-conservateurs, ces nouveaux partisans du Progrès, proposent. En effet, nos sociétés civilisées et refoulées donnent parfois l'impression d'un retour à la barbarie où se réanime leur «instinct primitif» qui, ainsi que l'a établi Pierre Clastres, est d'abord résistance au pouvoir transcendant qui«recèle pour le groupe un risque mortel» (21) et au fantasme de l'Un que met en oeuvre l'État. C'est également dans cette mouvance que s'inscrit le retour à la tradition où se reconstituent les savoirs «obscurantistes et occultes», au grand dam des sciences rationnelles qui ont menacé, jusqu'au point de la détruire, l'humanité elle-même (22).

Au bout du compte, on est forcé de reconnaître que les «progressistes-conservateurs», ce tandem politique qui cherche à redorer le blason de la civilisation occidentale en assurant la survie de la mythologie du Progrès, ce tandem donc a raison de s'affoler, car les temps semblent davantage à la post-modernité bien plus qu'au néo-conservatisme...

Gilbert RENAUD
Université de Montréal

Notes:

(1) À cet effet, Pierre Rosanvallon a bien établi la correspondance entre l'accentuation des coûts sociaux de l'État-providence et la professionnalisation des services collectifs. Voir La crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 198 1, p. 48.
(2) Ibid., p. 45; voir également Michel Maffesoli, La violence totalitaire, Paris, PUF, 1979, p. 210-230.
(3) Voir, entre autres, Michel Maffesoli, op. cit.
(4) Pour une analyse des progrès du social québécois, voir Gilbert Renaud, À l'ombre du rationalisme. La société québécoise de sa dépendance à sa quotidienneté, Montréal, St-Martin, 1984.
(5) Jean Baudrillard, À l'ombre des majorités silencieuses. La fin du social, Paris, Denoël/Gonthier, 1982, p. 69-70.

(6) Serge Moscovici, «Le réenchantement du monde», dans Alain Touraine (sous la direction de), Au-delà de la crise, Paris, Seuil, 1976, p. 145.
(7) Yves Barel, La société du vide, Paris, Seuil, 1984, p. 23.
(8) Voir, entre autres, Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.
(9) Si l'on prend en exemple le champ de la santé, Frédéric Lesemann (Du pain et des services. La réforme de la santé et des services sociaux au Québec, Montréal, St-Martin, 198 1) a bien montré que le projet technocratique axé sur la planification, la programmation, la prévention et la prise en charge communautaire s'implante durant les années 1960 et que sa «réussite partielle» s'explique par la résistance du corps médical. Et j'ai moi-même montré à propos des services sociaux que le projet technocratique actuel émerge dans les années 1960. Il sera contrecarré par les classes moyennes dont la résistance suscite la bureaucratisation du système. La situation présente est modifiée par la crise qu'utilise le pouvoir technocratique pour amoindrir le poids politique des classes moyennes et procéder au raffinement du social (voir Gilbert Renaud, op. cit., p. 105-137).
(10) Voir Gilles Lipovetsky, Lère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.

(11) Ces lignes sont écrites alors que la campagne électorale de 1985 prend son envolée au Québec.
(12) Edgar Morin «Sociologie de la sociologie», Cahiers internationaux de sociologie, LXXVIII, 1985, p. 47.
(13) Michel Maffesoli, L'ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, Paris, Méridiens/Anthropos, 1982, p. 24.
(14) Ibid., p. 13.
(15) J'emprunte à Gilles Lipovetsky (op. cit.) la notion de «procès de personnalisation». D'après cet auteur, ce procès inaugure «une nouvelle phase de l'histoire de l'individualisme occidental» (p. 7) débouchant «sur le vide qui nous régit, un vide pourtant sans tragique ni apocalypse» (p. 12). Narcisse devient le dieu de la post-modernité et l'individualisme total régule désormais un social qui a rompu avec l'ordre disciplinaire moderne. S'il convient de constater que nous assistons à l'émergence de nouveaux modes de vie, de nouvelles croyances et de nouveaux rôles, ceux-ci apparaissent cependant davantage marqués par la recherche d'une personnalisation tribale qui soude les individus pour les protéger contre l'emprise extérieure du pouvoir.

(16) Michel Maffesoli, L'ombre de Dionysos, op. cit., p. 19.
(17) Eugène Enriquez, De la horde à L’État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Gallimard, 1983, p. 171.
(18) Pierre Vallières, «Vers un Québec post-nationaliste? Idéologies et valeurs: oppositions, contradictions et impasses», dans S. Proulx et Pierre Vallières (sous la direction de), Changer de société. Déclin du nationalisme, crise culturelle et alternatives sociales au Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1982, p. 21-22.
(19) Dans la mesure où le paradigme de la science occidentale est l'Inquisition dont la méthode consistait à soumettre à la question et à la torture pour faire émerger la vérité, on peut se demander si l'intellectuel scientifique peut échapper au meurtre de la Passion. En effet la science procède &une «méthodologie» qui soumet à la Raison une Nature forcée de livrer sa vérité. Sous l'effet de la torture qui lui est infligée par le rituel de l'expérimentation répétitive (venant toujours révéler la vérité que l'on cherche), la Nature agonise. Voir à cet effet G. Ménard et C. Miquel, Les ruses de la technique. Des mythes antiques aux mythes en -tiques, à paraître.

(20) Eugène Enriquez, op. cit., p. 21.
(21) Pierre Clastres, La société contre L’État, Paris, Minuit 1974, p. 40.
(22) Voir à cet effet, Gilbert Durand, Science de l'homme et tradition. Le nouvel esprit anthropologique, Paris, Berg International, 1979.


Retour au texte de l'auteur: Gilbert Renaud, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le vendredi 5 mai 2006 11:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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