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Sommaire
Afin d'expliquer pourquoi les travailleurs appartenant à des groupes linguistiques ou ethniques différents ont des espérances différentes de revenu d'emploi, on peut, bien sûr, considérer que ces groupes présentent des différences quant à la distribution chez leurs membres des traits, attributs et caractéristiques qui sont usuellement générateurs de revenu. Mais une telle réponse, si elle est juste, n'en est pas moins partielle puisque, d'une part, elle n'épuise pas l'écart linguistique ou ethnique de revenu et, d'autre part, dût-elle l'épuiser, elle n'expliquerait pas l'origine de ces différences de distribution.
Dès lors, pour compléter la réponse, l'imaginaire sociologique a introduit la notion d'espaces sociaux qui seraient responsables soit du rendement différentiel d'une caractéristique individuelle (comme la segmentation des marches, les classes sociales, etc.) soit de l'acquisition différentielle de traits, attributs ou caractéristiques par les membres linguistiques ou ethniques (comme les réseaux d'information). Jusque là, tout se tient : chaque trou semble avoir trouvé sa cheville.
Mais puisqu'il est bien connu qu'il existe une telle chose que la mobilité sociale, c'est-à-dire que les individus ne sont pas inscrits à vie dans un emploi et un salaire, qu'au contraire ils [iv] connaissent au fil des ans une fortune variable quant à leurs emplois et aux statuts, positions de classe et revenus qui en découlent, puisque tout semble indiquer que les espaces sociaux où se déroulent les carrières individuelles sont eux aussi mouvants dans leurs limites et leurs effets, alors le système d'explication mentionné ci-haut, s'il n'est pas factice, est à tout le moins imparfait : il est lié à une conjoncture particulière, et il ne peut rendre compte de la dynamique.
La question à débattre et à éclaircir a donc trait au mode de perpétuation et de mouvance des inégalités linguistiques et ethniques sur le marché du travail, compte tenu du fait que les individus et les structures sociales tendent à changer. Cette interrogation peut être reformulée selon deux points de vue. D'abord du point de vue individuel : comment et pourquoi accède-t-on a des espaces sociaux définis par des lieux, contextes, groupes ou agrégats, comment y reste-t-on ou en change-t-on ? Puis du point de vue de ce que nous avons nommé les espaces sociaux : comment se créent et se maintiennent ces espaces et d'où tiennent-ils leur influence ? Plus précisément, quels sont les échanges, les transactions entre ces lieux et comment affectent-ils la carrière des travailleurs.
Cette dualité de perspective analytique débouche tout naturellement sur la mise en évidence d'un phénomène rarement décrit : les dynamiques d'évolution des individus et des emplois sont largement opposées. Plus précisément, les traits qui caractérisent de façon [v] immuable les individus, telles l'origine sociale, la langue maternelle et l'ethnie ne font partie que de façon temporaire et accessoire de la définition des emplois alors que les traits variables, c'est-à-dire sujets à acquisition (comme l'éducation, la profession, etc.), caractérisent au contraire de façon immuable chaque emploi.
Cette double dynamique impliquerait un double ajustement. D'une part, il y aurait un ajustement de marché portant sur les traits variables des individus et fixes des emplois : c'est là ce qui est connu dans la littérature sous le nom de théorie du capital humain. D'autre part, il y aurait un ajustement hors marché - puisqu'il implique la société globale - ayant pour effet de fixer la grandeur des valeurs associées aux traits immuables des travailleurs : il s'agit, en quelque sorte, d'une théorie du capital social.
Les inégalités de rémunération entre ethnies et entre langues seraient fonction de ce double ajustement. La perpétuation de ces inégalités (de même que leurs mutations) prendrait naissance dans les antagonismes et les oppositions entre les deux processus.
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