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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Julian de Ajuriaguerra
L'homme se fait en se faisant.”
Conférence aux Rencontres internationales de Genève, 1965, Le robot, la bête et l'homme


Une édition électronique réalisée à partir des Rencontres internationales de Genève, 1965, Le robot, la bête et l'homme, pp. 49-64. Textes des conférences et des entretiens organisés par les Rencontres internationales de Genève 1965 avec le concours de l'UNESCO. Neuchatel: Les Éditions de la Baconnière, 1965, 360 pp. Collection: Histoire et société d'aujourd'hui. Une édition numérique réalisée par Pierre Palpant, bénévole, Paris.

Rappel : Le thème des XXe Rencontres 1965 :
Le robot, la bête et l’homme.

Qu’est-ce que l’humain ? De nos jours où tout se passe comme si des cybernéticiens et des biologistes visaient à réduire en fin de compte l’homme à un robot ou à une espèce animale supérieure, il devient urgent de se demander s’il est vraiment possible de construire un robot qui soit un homme, avec cependant des capacités de calcul, de mémoire et de prévision supérieures à celles de l’« homme naturel ». Ou s’il y a dans celui-ci une quintessence que le robot le plus parfait ne possédera jamais.

En d’autres termes, les machines à traduire, à penser, à décider, contestent-elles l’homme ? Dans le domaine de la création artistique en particulier, est-il vraiment possible, comme le prétendent certains, de produire mécaniquement des oeuvres d’art ? Et aujourd’hui que l’idée de la pluralité des mondes habités fait son chemin, si les astronautes rencontraient effectivement un jour dans un astre quelconque des vivants qui nous ressemblent, à quels critères recourraient-ils pour décider si ce sont ou non des hommes ?
La conférence de Julian de Ajuriaguerra (2 septembre 1965), présentée ci-dessous, et l’entretien public qui s’y rapporte (3 septembre 1965), présidé par M. Bernard Morel, sont aux pages 49-64 et 213-238 du recueil des Rencontres internationales de Genève 1965, Editions de La Baconnière, Neuchâtel, 1965.

[Voir la page web de l'auteur.]

L’HOMME SE FAIT EN SE FAISANT

 

Le médecin, en dehors de tout problème philosophique, se trouve à chaque instant devant la machine humaine, soit qu’il thésaurise sang ou cornées, soit qu’il crée artères ou reins artificiels, soit qu’il influence le rythme d’un coeur au moyen d’un appareil régulateur. Il en est de même lorsqu’il crée des instruments perfectionnés pour compenser le déficit des estropiés, ou dépasser le déficit des sourds ou des aveugles par des transferts d’informations sensorielles. Par ailleurs, il voit des êtres privés de conscience dont le coeur bat artificiellement, dont la respiration est réglée par la machine et dont l’assimilation se fait grâce à des apports imposés. Il se demande alors avec angoisse : qu’y a-t-il de vivant en eux hormis la machinerie qui les vivifie ?

Nous essayerons d’aborder le problème qui nous intéresse sur le plan purement formel et à partir de données scientifiques sur le fonctionnement cérébral, en laissant de côté les apports importants de la physico-chimie du cerveau et ceux, à notre avis, capitaux, de la psychanalyse, qui tout en étant essentiels ne changent pas la base de la discussion. Ces données se rapportent beaucoup plus, à notre avis, au dynamisme de l’organisation qu’à la notion mécanique qui les sous-tend et dont nous voudrions vous entretenir.

Après un bref historique sur la machine humaine, nous traiterons de la machine anthropomorphe, du fonctionnement mécanique de l’homme et des oppositions entre les théories atomistiques du fonctionnement nerveux et de la dynamique du développement dans laquelle l’homme ne peut être compris hors des apports humains qu’il reçoit et de l’activité qui le transforme.

Pour les anciens, il était difficile de discuter de l’homme hors du problème que posait son existence dans le monde et hors du cadre d’une conception cosmologique. Ils voyaient le corps et l’esprit intégrés dans la nature pesante à passé lointain et à avenir indéfini. Les rapprochements entre l’homme et la machine étaient et restèrent pendant très longtemps le fruit de spéculations philosophiques. Pourtant depuis plusieurs siècles, la science qui se cherche veut s’appuyer sur des bases solides. De nombreux auteurs avec Vesale décrivent le corps comme une « usine » compartimentée et le plus souvent mise au service de l’âme.

C’est chez Descartes que nous trouons la conception la plus claire et la plus nette du corps de l’homme comme étant une machine qui se meut de par la disposition de ses organes, « ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate en sorte qu’il ne faut point, dit-il, à leur occasion, concevoir en elle aucune autre âme végétative ni sensitive, ni aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et ses esprits agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur et qu’il n’est point d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés ».

C’est en 1747 que Julien Offray de La Mettrie fait paraître son livre « L’homme machine » qui déclenche l’indignation autant par son contenu que par le but qu’il veut atteindre. Il s’attaque, en effet, aux cartésiens qui admettent deux substances distinctes dans l’homme, tout en reconnaissant que Descartes « a été le premier à démontrer que les animaux étaient de pures machines ».

Quoique Descartes chante, dit-il, « sur la distinction de deux substances, il est visible que ce n’est qu’un tour d’adresse, une ruse de style, pour faire avaler aux théologiens un poison caché à l’ombre d’une analogie qui frappe tout le monde, et qu’eux seuls ne voient pas ». La Mettrie admet que « l’homme est une machine et qu’il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée ». « L’homme est une machine si composée qu’il est impossible de s’en faire d’abord une idée claire et conséquemment, de la définir. » « Tous les mouvements vitaux, animaux, naturels et automatiques se font par l’action des ressorts de la machine humaine. L’organisation est le premier mérite de l’homme puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même. » « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts. »

Près de 200 ans plus tard, en 1930, Pavlov, sous le titre « Réponse d’un physiologiste aux psychologues » et à la suite de ses importants travaux sur la réflexologie conditionnée, prend une nette position face au fonctionnement humain. « L’homme, dit-il, est un système, une machine, et il est soumis comme tout autre système dans la nature aux mêmes lois naturelles, inéluctables et communes. » « Mais c’est un système incomparable par sa faculté d’autorégulation, autant que nous pouvons en juger au niveau actuel de la science. Nous connaissons bon nombre de machines à autorégulation complexe parmi les créations de l’homme. » « De ce point de vue l’étude de l’homme-système est exactement la même que celle de tout autre système : décomposition en parties constituantes, étude de l’importance de chacune de ces parties, étude des corrélations avec la nature ambiante, puis, sur la base de tout ceci, explication de son fonctionnement et de sa régulation, dans la mesure des possibilités humaines. Notre système, autorégulateur au plus haut point, est capable lui-même de s’entretenir, de se rétablir, de se réparer et même de se perfectionner. »

En fait, tout au long de l’histoire médicale, se retrouve, explicitement ou implicitement, d’une manière plus ou moins argumentée et sous une forme plus ou moins polémique, cette notion de l’automatisme humain. Si l’on a considéré pendant longtemps que l’organisation de l’esprit, sinon des passions, siégeait à la fois dans le cœur et dans le cerveau, Platon et Aristote déjà insistaient sur l’importance particulière du cerveau. Plus tard, on décrivit des niveaux différents d’organisation d’une âme tripartite : l’âme végétative régie par la région abdominale et pelvienne, l’âme vitale par la région thoracique et l’âme rationnelle par la région céphalique. Puis l’on fit siéger l’esprit dans un milieu liquide et enfin on lui concéda une base plus solide dans la matière cérébrale.

Tout au cours de l’histoire, on découvre les inquiétudes des penseurs dans la recherche soit d’une représentation séparée des fonctions de l’esprit — cerveau végétatif et cerveau rationnel, par exemple — soit d’une organisation centrale unifiante, mobilisatrice, soit encore d’un organe de synthèse ou de vigilance qui successivement sera situé pour Descartes dans la pinéale, pour d’autres dans l’hypothalamus ou dans la substance réticulée. D’après Gall et Spurzheim, « le cerveau se compose d’autant de systèmes particuliers qu’il exerce de fonctions distinctes ». Leur but, disent-ils, est « d’arriver à la connaissance des conditions des diverses fonctions du cerveau » mais ils indiquent, et ceci doit être retenu, qu’il existe une différence « entre expliquer la cause d’un phénomène et indiquer les conditions voulues pour qu’il puisse avoir lieu. Il est certain qu’il n’y a que les phénomènes et les conditions naturelles de leur existence qui soient du domaine de nos recherches. »

La période phrénologique ouvre la voie à une véritable géographie de l’écorce cérébrale qui ne prendra son sens réel que lors des démonstrations de désordres du langage par lésions localisées ou d’excitation cérébrale produisant des mouvements dits volontaires. Par la suite la physiologie s’attache à l’étude de systèmes spécifiques, voies motrices, sensitives, sensorielles précises aboutissant point par point à des régions bien définies ; elle met en évidence des régions jouant un rôle fonctionnel isolé ainsi que de larges zones fonctionnelles à valeur schizophysiologique comme le système limbique caractéristique du cerveau viscéral, qui peut jouer un rôle autonome en circuit fermé. Progressivement la physiologie tendra aussi à circonscrire en divers endroits du système nerveux des zones régulatrices des instincts et de la vie émotionnelle, de l’intelligence, voire de la conscience. A une époque plus récente, de nouvelles découvertes mettent en évidence, à côté des systèmes spécifiques déjà connus, des ensembles neuroniques à action diffuse, non spécifique, qui contrôlent les premiers et qui sont en outre modulés par des systèmes de rétroaction. Il est, en effet, démontré qu’il existe dans le système nerveux des circuits fermés dans lesquels une partie de l’énergie émise revient sous forme d’énergie reçue et influence ainsi leur activité ultérieure. Ces circuits d’« autorestimulation », ces « circuits réverbérants » constituent la base des modèles cybernétiques du fonctionnement cérébral. Il a été, en outre, démontré (Jouvet) que, sous l’angle des interactions organisme-milieu, à côté des liaisons d’ordre « synchronique » dans lesquelles des fluctuations de réponses sont tenues comme aléatoires (réflexes absolus) et ne dépendent pas de l’histoire, on trouvait des liaisons diachroniques : c’est-à-dire, d’une part, des réponses à des stimuli signifiants (réaction d’attention ou d’orientation) qui correspondent à l’apprentissage positif lors du conditionnement classique de type pavlovien, d’autre part, une capacité de ne plus réagir aux stimuli « non significatifs » (habituation).

Si la fabrication de l’homonculus et la recherche de l’élixir de longue vie furent les ambitions des alchimistes, la création de la machine anthropomorphe tend à être l’ambition de certains physiciens actuels.

On attribue aux machines nouvelles des capacités de perception, de mémoire, de guidage, de correction, d’auto-régulation, de dépannage et même, dit-on, d’autoconstruction. Nous trouvons dans la tortue de Grey-Walter les éléments du réflexe conditionné. L’homéostat d’Ashby recherche son but en dépit d’un feed-back défectueux à l’origine, car il corrige lui-même l’erreur de montage ; il est capable, par exploration de ses propres circuits, de remettre en équilibre un système désadapté.

Il faut différencier, dans les machines que l’on compare à l’homme, les machines arithmétiques des machines analogiques dont l’opération fondamentale n’est pas l’addition mais l’intégration. Ces dernières ont pu être considérées comme des équivalents du fonctionnement de la synapse.

Nous sommes loin, pour le moment, même au point de vue quantitatif, de l’homme, cette machine à tout faire. Si, comme on l’a prétendu, pour réaliser une réplique du cerveau humain avec ses dix milliards de cellules et cent fois plus de synapses, il faut une organisation électronique que pourrait à peine contenir le plus grand building de New York, on peut penser avec Alajouanine que, pour obtenir le même résultat, il suffit tout bonnement de conjuguer un bon jeune homme et une grande fille toute simple et attendre seulement neuf mois ! J’ajouterai que tout ceci peut être fait avec un plaisir renouvelable et un amour récompensé.

Nous ne croyons pas que, pour autant, ces études doivent être prises à la légère ; comme Diderot l’a fait remarquer à propos de l’alchimie, les chemins de l’imagination ont souvent fait découvrir de grandes vérités ; à l’heure actuelle nous sommes passés de la science-fiction à la création de machines qui dépassent certaines possibilités humaines et qui, de ce fait, font l’objet d’une science qui dépasse la fiction.

Quant aux problèmes soulevés par la cybernétique, L. Couffignal craint que « partant des machines on n’atteigne en l’homme que ce qui est mécanique ». « Affirmer, dit-il, que l’on pourra atteindre l’homme entier est une prise de position métaphysique qui ne peut être le fondement d’une doctrine ayant souci d’objectivité ». D’après A. David, si l’homme, schématiquement, se compose d’un corps M et d’une zone A (l’âme, l’esprit) tout en acceptant un certain dualisme, il faut, pense-t-il, reconnaître que la plus grande partie de la zone A est tombée dans la matière, une bonne partie de l’esprit a quitté l’homme (sous forme de machines à calculer) pour se ranger dans la zone des machines matérielles. Ainsi, pense cet auteur, l’ancienne division esprit-corps perd une partie de son sens mais permet l’établissement d’un dualisme plus franc.

Si les philosophes marxistes ont, pendant longtemps, attaqué les problèmes posés par la cybernétique, J. Guillaumaud a exposé avec une grande clairvoyance les apports et les limites de cette science par rapport à la machine humaine. Pour cet auteur, il est évident que les servo-mécanismes des machines se rapprochent du servomécanisme humain. Il note que le plus simple des servo-mécanismes comporte quelque chose de plus que le plus complexe des mécanismes séquentiels ; il en est qualitativement différent. Dans le mécanisme séquentiel, le tout apparaît comme la somme pure et simple de ses parties, alors que dans le servo-mécanisme le tout apparaît (il rappelle à ce sujet le mot de A. A. Moles) « comme plus que la somme des parties ». Se référant ailleurs au mécanisme humain Guillaumaud considère qu’on ne peut pas prétendre reproduire un être vivant, ni même un modèle qui le représente avec une approximation notable par une simple accumulation de servo-mécanismes élémentaires ; « chercher cette réduction serait revenir à une attitude mécaniste ».

Je dois avouer que je suis en admiration devant les machines calculatrices actuelles. La puissance de ces machines capables des plus hautes opérations, cependant, me touche peu car je me demande si elles sont capables de flâner, de rêver, d’être victimes des conflits de l’inconscient. Je les trouve peu humaines non pas par leur puissance qui nous dépasse souvent mais par leur absence de faiblesse. Il me semble malgré tout que la machine de Tinguely qui travaille consciencieusement pour ne rien faire, qui flâne et se rebiffe dans sa variable monotonie, saute et sursaute, tousse et crachotte, se déroule tantôt péniblement, tantôt allègrement, paraît plus proche de nous que la plus perfectionnée des machines électroniques. Des considérations équivalentes à celles que nous venons de faire à propos de la cybernétique pourraient être appliquées aux théories réflexologiques, même si, comme le fait Pavlov, on établit une distinction entre l’animal et l’homme. L’activité de l’animal peut être considérée comme la somme de réflexes absolus et conditionnés qui suivent des lois particulières d’excitation et d’inhibition, d’irradiation et de concentration et d’induction réciproque. Ces réflexes, par un processus d’analyse et de synthèse, aboutissent à une pensée élémentaire concrète, qui conditionne une adaptation plus parfaite, un équilibre plus subtil de l’organisme avec le milieu extérieur. Ce premier système de signalisation est commun à l’homme et aux animaux mais le langage, deuxième système, signal des premiers signaux, lui est propre et lui permet la généralisation ; il constitue l’appoint supplémentaire purement humain, la pensée abstraite. Pour Pavlov les principes établis pour le fonctionnement du premier système doivent régir le travail du second, puisqu’il s’agit du même tissu nerveux.

Cependant, comme le fait remarquer A. Rey, envisagé d’un point de vue statique le comportement peut être comparé à un système de réflexes conditionnés, mais envisagé dans son exercice il devient une activité qui se conditionne.

En effet, si d’après la théorie associationniste et réflexologique, toute action paraît être un rapport entre la source excitante et la réponse produite, et si les enrichissements proviennent seulement de la multiplication des conditionnements et de l’association des réflexes conditionnés entre eux, il faut cependant remarquer, comme le fait Wallon, que « la bonne appropriation de l’acte paraît habituellement davantage tournée vers un ensemble que vers une circonstance déterminée et surtout elle dépend d’une signification intrinsèque qui n’est pas donnée par le rapprochement de deux termes quelconques mais qui est la compréhension de leurs rapports ». « C’est donc une structure dont le motif n’est pas externe, mais propre aux termes assemblés. »

Il nous semble donc, encore à propos de la théorie réflexologique, que ce qu’il importe de considérer ce ne sont pas les excitations-réactions mais plutôt l’intégration de ces phénomènes dans l’histoire antérieure car, comme le dit si bien Piaget, « partout l’association est en réalité assimilation, de telle sorte que jamais le lien associatif n’est le simple décalque d’un rapport donné tout à fait dans la réalité extérieure ».

On ne peut pas admettre l’organisation fonctionnelle comme une progression additive mais comme des assimilations et des remaniements successifs. En outre, certains types d’organisation se succédant dans le temps, ne sont pas différents seulement d’un point de vue quantitatif mais acquièrent des valeurs qualitatives qu’il s’agit d’analyser avec des méthodologies différentes même si l’on admet que ces différents types d’organisation ont comme point de départ les mêmes racines matérielles. Nous devons tenir compte que la croyance dans l’activité de la matière ne veut pas dire « chosification ». L’activité humaine n’est pas seulement le cercle stimuli-réponses ; elle implique la réalisation du fonctionnement des structures dans une relation avec l’objet, relation qui prend une forme dans le champ de l’expérience, et qui contribue à organiser les structures internes vers des réalisations futures.

C’est à partir de nombreux faits, physiologiques et cliniques, que se dégagent des modes de penser atomistiques. Ces modes de penser acceptent : 1° une conception localisatrice des fonctions ; 2° une conception mosaïque du fonctionnement de l’esprit, le fonctionnement psychique pouvant être compris comme la somme des activités d’organes indépendants ; 3° une conception statique : les centres emmagasinent passivement des apports extérieurs ou émettent mécaniquement des influx ; 4° une explication du composé par le plus simple, déjà défendu par Setchenoff et qui se retrouve dans les travaux réflexologiques.

A ce mode de concevoir on peut opposer : 1° que le fait de vouloir localiser spatialement un processus se déroulant dans le temps est une contradiction in adjecto ; 2° qu’au fractionnement de la conception mosaïque on doit opposer un mode de concevoir global soit du système nerveux soit organismique ; 3° que l’organisation cérébrale doit être conçue comme une dynamique ; 4° qu’on ne peut comprendre le système nerveux comme une somme d’éléments mais comme une organisation dans laquelle, par emboîtements ou par d’autres mécanismes, le simple devient complexe en prenant des formes originales.

On trouve souvent comme description du type humain l’homme blanc occidental adulte alors qu’il existe une multitude de modes de penser humains et que l’adulte n’est qu’une des phases du développement de l’homme. On dépeint très souvent l’homme comme une unité isolée, désinsérée du milieu. Ainsi le fonctionnement du système nerveux ou de l’organisme semble être un objet isolé dans un monde aseptique. Cette machine qu’on nous décrit souvent dans les livres de physiologie nous rassure par ses constantes qui lui donnent un caractère de généralité et écartent notre désarroi en éliminant les variables. La science construit ainsi un homme à son image. Mais s’il est vrai que les hommes ne sont pas des choses et qu’un atlas anatomique ne fait pas un homme, à force de nier ce qui est prédéterminé, ce qui est organisé dans le soma, on nous montre souvent un être désincarné, un homme sans épaisseur. D’autre part, l’homme n’est pas un simple reflet des apports du milieu dans lequel il vit. Il nous semble difficile de le connaître sans tenir compte du fait qu’il naît avec un cerveau inachevé, cerveau qui, au cours de sa maturation, deviendra à la fois fonctionnel et élaborant. La confusion ne vient que des oppositions développées par certains auteurs : organisme et milieu, automatique et volontaire, fonctions supérieures et fonctions inférieures, analyse et synthèse. Ces oppositions nous semblent artificielles et disparaissent si, au lieu de considérer l’être comme une entité toute faite — alors que l’homme est à la naissance un prématuré — nous abordons ces problèmes sous l’angle de l’homme en développement.

L’homme naît avec une mécanique qui ne suffit pas à lui donner, par sa seule expression, les caractéristiques qui le séparent de l’animal. L’inné se transforme grâce à l’environnement au cours de son évolution. Ceci est démontré par les faits expérimentaux, par exemple l’isolation et la carence affective, ou les particularités de la genèse du langage. L’importance des facteurs relationnels n’est plus à démontrer depuis les travaux magistraux de René-A. Spitz chez l’enfant et de Harlow chez les singes. René-A. Spitz a démontré que la carence affective au cours de la première année de la vie produit des désordres biologiques et psychologiques graves. Les enfants subissant une carence maternelle totale durant cette période présentent un état de sidération et de marasme (hospitalisme) qui laisse des séquelles psychopathologiques irréversibles et qui peut même aboutir à la mort. Dans les cas de privation affective partielle et limitée dans le temps, on observe un état (dépression anaclitique) qui présente des analogies frappantes avec la dépression mélancolique de l’adulte, quoique ayant une dynamique différente. Harlow a montré qu’une isolation totale chez les singes produit des désordres émotionnels graves pouvant laisser des séquelles irréversibles après un laps de temps de 6 à 12 mois. Une isolation partielle de 6 à 12 mois produit des modifications de la sociabilité ainsi que de la sexualité. Nous ne pouvons pas nous étendre sur les recherches faites par Harlow sur des enfants-singes rhésus élevés depuis leur naissance par une mère mannequin. Cet auteur montre qu’à la mère de fil de fer pourvue d’un biberon, les jeunes singes préfèrent tous une mère de peluche dont pourtant ils ne reçoivent aucune nourriture. Ces expériences montrent en outre que le substitut en peluche n’est pas suffisant. Pour atteindre la maturité normale, le bébé-rhésus a besoin d’une mère-rhésus vivante. Commentant les expériences de Harlow, Spitz dit que ce qui manque chez le substitut, c’est la réciprocité, c’est-à-dire l’échange circulaire d’actions chargées affectivement entre la mère et l’enfant.

Un autre fait extrêmement démonstratif est celui de la genèse du langage. En effet, un sujet peut avoir toutes les préformes d’organisation cérébrale du langage sans que celui-ci puisse être ni émis ni compris hors d’une relation communicative. Par ailleurs, ce qu’on appelle les « centres du langage » peuvent être détruits à un âge précoce sans que cela empêche complètement l’organisation du langage. Ces faits montrent l’importance de la plasticité du tissu cérébral.

Le langage nous est donné comme possible, mais il est inclus dans un cadre de communication générale et inscrit dans un déroulement historique qui le forme et auquel il donne forme. En effet, par sa forme combinatoire il devient un instrument efficace de la pensée.

On s’est demandé (Piéron) si l’acquisition du langage a été rendue possible par une maturation mentale ou bien si le langage permet la transformation mentale. Il nous semble actuellement démontré, comme le dit Piaget, « que le langage est une condition nécessaire mais non suffisante à la construction des opérations logiques ».

Sous l’angle de l’acquisition nous ne pouvons pas admettre que le langage soit une structure toute faite. Il n’est ni l’œuvre d’une organisation anatomique — car il n’existe pas sans la relation communicative — ni celle d’une imposition in toto venant de l’extérieur.

De même que les capacités opératoires de l’homme et ses capacités d’abstraction, le langage est le fruit de structurations progressives et acquises. Si l’on peut donc affirmer que l’homme, à la différence des animaux, est capable de parler, et ceci grâce à son organisation propre et à l’apport d’autrui, nous devons dire cependant que cette qualité originale n’est que potentielle dans l’homme et ne se réalise que par la communication humaine dans laquelle elle se constitue et dans laquelle elle est constituante essentielle.

Une autre source de confusion est celle de l’automatisme attribué à la machine, à l’encontre du type d’activités humaines. Nous ne pouvons pas nier, cependant, que l’homme évolue, comme le dit Jackson, du plus ou moins automatique vers le plus ou moins volontaire et que si le type d’activités synchroniques est plus important au cours des trois premiers mois de la vie, le type d’activités diachroniques caractérise plutôt les réactions plus tardives. Ceci n’est, cependant, vrai que dans le sens évolutif car, suivant les périodes et les situations, les activités les plus complexes peuvent s’automatiser ou se dérouler comme des « stéréotypes dynamiques » dans le sens réflexologique.

Le plus ou moins automatique ou plus ou moins volontaire se rapporte au problème d’une liberté plus ou moins grande. Les voies par lesquelles un acte s’exprime peuvent être les mêmes sans que la mise en place de l’ensemble de l’organisation cérébrale soit équivalente. Ainsi le coup de poing du boxeur et celui d’un individu en colère ont le même modèle d’exécution mais non pas le même modèle d’organisation cérébrale générale.

Nous savons, d’autre part, qu’on a décrit des systèmes à organisation autonome et ceci ne va pas à l’encontre d’une conception organismique car l’autonomie fait partie de l’intégration elle-même. Il peut être physiologique que ce type de structures réagisse d’une manière autonome si la réaction se présente comme vitalement adéquate. Ce qui nous paraît pathologique, c’est l’isolation qui se produit lorsque le système subit ses propres contradictions et que l’organisme en devient la victime. Dans le plan général du développement l’autonomie peut être un épanouissement et l’isolation une réduction.

Des critiques équivalentes peuvent être portées aux notions de fonctions inférieures et fonctions supérieures, ou à celles qui tendent à opposer les appareils élémentaires aux appareils de synthèse. Nous ne croyons pas aux appareils de synthèse anhistoriques car, à notre avis, s’ils ne suivent pas l’évolution, ils ne peuvent pas participer à l’intégration. On leur donne dans ce cas la valeur d’une instance suprême qui pourrait très bien être en dehors de l’organisme. C’est la différence de niveau qui spécifie ces appareils, c’est par l’intégration qu’ils s’organisent mais, à niveau égal, ils vivent une vie commune et non parallèle, une vie équivalente non subordonnée. Il existe, cependant, il est vrai, des systèmes de régulation, mais ils ne doivent pas être séparés de ce à quoi ils doivent servir ni dès éléments qu’ils dynamisent.

Nous avons déjà abordé, au cours de cet exposé, le problème posé par les théories « mosaïque » qui considèrent le fonctionnement comme la somme des activités de systèmes potentiels alors que d’autres théories n’admettent qu’une totalité de fonctionnement. Il nous semble qu’il existe en fait des réalisations plus ou moins parcellaires mais qui ne peuvent être comprises que par rapport à un champ total. Mais ces totalités structurales sont différemment agencées suivant les niveaux d’évolution et de motivation. Toute réalisation n’a lieu que sur la base d’une certaine « restriction constitutive » et d’une « autodistribution dynamique ».

Comment pouvons-nous concevoir cet homme en évolution ?

A la naissance l’homme possède une organisation corporelle et viscérale, un système endocrinien et végétatif, un système nerveux, éléments qui lui permettent d’être vivant et qui lui donnent un fond fonctionnel et une rythmicité biologique. D’après des études longitudinales nous pouvons mettre en évidence l’évolution morphologique des systèmes nerveux, physico-chimique tissulaire, humoral, endocrinien et électrophysiologique. Ces données nous fournissent l’équipement de base anatomo-physiologique qui rend possibles les réalisations fonctionnelles, mais l’équipement fonctionnel lui-même ne prend son sens que par rapport à des motivations données et à partir des réalisations successives.

L’anatomie décrit des formations nerveuses qui rendent possible le fonctionnement de l’organisme. Les mécanismes physiologiques se découvrent lors de l’organisation cérébrale, organisation qui correspond à des prises de forme anatomophysiologiques. Certaines de ces organisations sont des préformes qui ne prennent forme que par la réalisation fonctionnelle et la relation communicative, et les organisations successives « s’accommodent » au cours de l’évolution elle-même. Ces organisations ne peuvent pas être séparées du moule instinctuel dans lequel elles se développent. La relation ne peut pas être comprise comme une relation d’un objet-cerveau à un objet extérieur ni d’un sujet à un objet mais d’un sujet à un objet investi. C’est-à-dire qu’il faudrait introduire le sujet dans l’objet tout en gardant la distance qui permette l’objectivation. La valeur pulsionnelle et les investissements sur les objets font partie de la réalisation elle-même et permettent de constituer par un équilibre frustrations-satisfactions le présent par rapport au passé et chercher l’avenir afin de trouver de nouveaux équilibres tout en se dépassant. Il est évident que c’est la réalisation fonctionnelle et les capacités nouvelles de réalisations qui sont ainsi investies et non l’organe ou le système anatomique considérés d’un point de vue statique. L’homme à la naissance, malgré son équipement de base, est jusqu’à un certain point, plein d’un vide qui se comble par les apports d’autrui et par sa propre modification. Il n’assimile pas simplement, mais à mesure qu’il se fait, il crée et trouve dans sa propre création sa complétude toujours renouvelée. L’homme est à la fois mécanique et créateur, son soma est prêt à recevoir, et cette masse ordonnée se prépare à fonctionner d’une manière automatique réactive. Elle est vivante mais ne devient créatrice qu’en créant son propre fonctionnement. Le mécanisme physiologique se découvre lors de l’organisation, et l’organisation fonctionnelle se fait en se faisant. La prise de formes du système anatomophysiologique ne peut donc pas être comprise comme une entité abstraite, mais bien comme une activité dynamique, fruit d’une relation enrichissante. Nous ne croyons pas que « tout organisme est une mélodie qui se chante elle-même » (T. von Üxküll). C’est une mélodie de développement morphologique dont la réalité prend forme à partir de sa réalisation fonctionnelle. L’individu intervient lui-même dans la problématique de sa vie, forme et transforme la société dans laquelle il prend sa source et dans laquelle il trouve ses résistances. La dynamique ne peut être comprise que par rapport à l’être qui est, et à l’être qui se fait. Dans le rythme vital du clair-obscur, dans la gamme d’un vide à remplir et d’un plein à donner, se déroule l’antinomie de la loi imposée par la forme et de la pulsion imposée par les désirs et surgit la semblance des hommes et la dissemblance de chaque être dans sa recherche de la liberté. Le développement de l’enfant ne peut se faire que sur la base d’un certain nombre de structures anatomiques et d’organisations physiologiques qui lui sont données à la naissance, mais cette mécanique ne suffit pas pour faire du nouveau-né un homme, tout au plus pourrait-il vivre d’une vie végétative équivalant à une mort dans le présent car le véritable sens de la vie humaine est l’utilisation de ce présent se projetant vers l’avenir. Il se produit au cours de son développement de véritables transmutations durant lesquelles l’enfant pourra acquérir une appréhension du réel par une expérimentation permanente et créatrice. Nous pouvons donc dire que le développement de l’enfant n’est pas un monologue évolutif mais un dialogue entre une activité de croissance et un interlocuteur qui l’alimente.

La science actuelle nous apporte une meilleure connaissance de l’homme dans sa constitution, nous fait comprendre le constitué, nous permet de prolonger l’énergétique tissulaire mais ne nous permet cependant pas de connaître l’être dans son essence. La science comme praxis transforme l’homme et la nature mais l’homme transformé reste quand même un être moral et politique.

Combien voilà d’incertitudes !

L’œuvre de la science est loin d’être terminée. La connaissance de la mécanique humaine en est encore à son balbutiement. L’homme dans sa solitude, carcasse blessée, habitacle grandiose dans ses contradictions, souhaiterait que ceux qui dépensent et se dépensent pour des recherches extraterrestres, et ambitionnent de connaître les habitants d’autres planètes, se penchent davantage sur cet être, ni ange ni bête, cet animal immature à la naissance, plaie béante durant la vie, mortel à tout moment, finitude toujours présente.

N’est-ce pas vrai ce que dit Saint-John Perse : « Que savons-nous de l’homme, notre spectre, sous sa cape de laine et son grand feutre d’étranger ? »

Mais n’est-ce pas vrai aussi ce que dit Wiener, le créateur de la cybernétique, qui insiste sur les entraves que peuvent produire la vénération du savoir-faire opposée au savoir-comprendre ?

Les problèmes que nous venons d’évoquer se posent quotidiennement à nous dans l’exercice de notre profession de médecin et de psychiatre. Le psychiatre oscille également entre deux tendances, celle qui admet que le trouble mental est le dérèglement d’une mécanique et celle qui n’admet que les désordres, les vécus ou les existants désinsérés du plan charnel. Les uns semblent aborder l’homme sous l’angle de l’animal, les autres par le côté angélique qui serait en nous. On peut répondre aux premiers par la voix d’un personnage de Baudelaire : « Nous avons, dit-il, tant abusé du microscope pour étudier les hideuses excroissances et les honteuses verrues dont notre cœur est couvert, et que nous grossissons à plaisir, qu’il est impossible que nous parlions le langage des autres hommes, ils vivent pour vivre et nous, hélas ! nous vivons pour savoir. »

Aux seconds, nous pouvons dire qu’en s’occupant beaucoup des richesses de notre esprit, ils n’ont pas assez tenu compte de notre pauvreté.

Dans notre métier de médecin et de psychiatre nous n’avons le droit ni de rester dans une contemplation idéalisée de l’homme désincarné, ni de laisser nos robots thérapeutiques agir sur les dérèglements d’êtres anonymes. Dans notre pratique, il importe peu en fait que d’un point de vue philosophique l’homme soit ou ne soit pas une machine, pourvu que dans l’homme nous rencontrions l’homme et dans notre activité mécanique le dialogue. 

La conférence de Julian de Ajuriaguerra a été suivie d’un entretien public ‘Structures et fonctions’, présidée par M. Bernard Morel.

Conférence et entretien sont disponibles aux pages 49-64 et 213-238 du recueil des Rencontres internationales de Genève 1965, Editions de La Baconnière, Neuchâtel, 1965.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 19 février 2008 16:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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