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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Lise Pilon Lê, “De la tribu aux castes. Essai sur la formation de l'État en Inde pré-coloniale.” Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 3, no 3, 1979, pp. 3-20. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

Lise Pilon-Le 

De la tribu aux castes. Essai sur la formation
de l'État en Inde pré-coloniale
”. 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 3, no 3, 1979, pp. 3-20. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

Introduction
 
Mode de production asiatique ou féodalisme en Inde ?
Le développement des castes chez les pasteurs Arya
L'émergence d'un État tributaire en Inde du Nord
 
L'élimination du tribalisme
La formation de l'État tributaire
Les caractéristiques de l'État tributaire maghadien (Vle-Ille A.D.)
Le système des castes dans l'État tributaire maghadien
 
Bibliographie
 
Carte 1. Limites territoriales de l’État de Magadha du VIe au IIe siècle avant notre ère.

 

Introduction

 

Quand on aborde l'étude de l'Inde, on est frappé par la grande diversité des formes sociales qui coexistent, s'entremêlent et se superposent pour former un ensemble particulièrement complexe. Le système de castes et le caractère universellement religieux de la vie sociale en constituent l'armature principale. 

Les anthropologues britanniques se sont intéressés à la vie sociale et à l'histoire indienne dès la fin du XIXe siècle pour y trouver des matériaux utiles à la démonstration de leurs théories évolutionnistes. Dans une perspective synchronique, les fonctionnalistes britanniques, américains et indiens ont multiplié les monographies de tribus et de communautés villageoises en mettant l'accent sur l'étude de la parenté, de la religion et du système de castes. Ces monographies ont fourni une description du système social des petites communautés isolées ou relativement fermées sans pour autant nous permettre une compréhension globale de la vie sociale indienne. Si l'isolement de certains groupes et la fermeture relative des villages indiens justifient dans une certaine mesure une approche micro-sociale et synchronique, la généralisation de cette approche aboutit à présenter un pays aux structures sociales figées, caractérisé par la stagnation, autrement dit sans histoire. 

La prédominance du fait religieux et l'origine religieuse de la plupart des textes conservés du passé, la succession des conquêtes et des dynasties ont conduit un certain nombre d'historiens occidentaux à une conclusion semblable : l'histoire indienne est celle de l'alternance des conquêtes et de la stagnation. 

Pour comprendre la spécificité de la société et de l'histoire de l'Inde, il est nécessaire de procéder à une étude matérialiste qui mette en lumière, au-delà de l'ésotérisme, comment se sont développés les principaux groupes qui l'ont constituée, quels modes de production ont existé, comment ils se sont transformés, quand et dans quelles conditions l'État est apparu et finalement, comment se sont formées les classes sociales et comment elles s'articulent au système de castes. 

Cet objectif présente un grand nombre de difficultés quand on l'applique à l'histoire de l'Inde. Cette histoire plusieurs fois millénaire repose à la fois sur des sources archéologiques et écrites. Un nombre considérable de sociétés ont formé ce pays : certaines n'ont laissé que des vestiges matériels, d'autres ne sont connues que par leurs écrits sans que les recoupements soient toujours possibles. L'omniprésence du phénomène religieux constitue un second obstacle. En général, les textes écrits prolifèrent en récits mythiques et descriptions rituelles mais fournissent peu de renseignements sur la vie économique et sociale des peuples de l'Inde ancienne. Les grands textes historiques comme les Veda, les Brahmãnas, les Upânishad et les Purãnã ont été écrits a différents moments historiques par des brahmanes dans un but religieux, sans aucun souci de l'histoire objective qui n'a aucune existence réelle pour eux. Les développements récents de l'archéologie et une meilleure connaissance des textes historiques ont amené un certain nombre d'historiens indiens à tenter une explication matérialiste de leur histoire. 

La formation de l'État, la constitution d'un système de caste et l'analyse du rôle joué par le phénomène religieux forment les principaux problèmes auxquels est confronté celui qui étudie l'histoire de l'Inde. Notre étude a pour but de mettre en lumière les facteurs qui ont contribué à l'émergence d'un État tributaire en Inde au Nord au Vle siècle avant notre ère. La controverse sur le type de société auquel appartient l'Inde, chez les marxistes, fera l'objet de la première partie. Nous esquisserons ensuite une interprétation du passage du pastoralisme à l'État tributaire chez les Arya du Nord de l'Inde.

 

Mode de production asiatique
ou féodalisme en Inde ?

 

Il existe une tradition marxiste d'étude de l'Inde qui remonte à Marx lui-même et pose le problème de la nature de cette société. Le problème central est celui de l'application de concepts marxistes comme ceux de « mode de production asiatique » ou de « féodalisme » au cas de l'Inde pré-coloniale, Ce problème a fait l'objet d'une controverse qui a influencé l'ensemble des interprétations de la société indienne ancienne. Le concept de « mode de production asiatique » a une histoire mouvementée qui, comme l'a rappelé Godelier, conduit à l'adopter ou le rejeter pour des raisons politiques et idéologiques plutôt que pour des motifs d'ordre scientifique. En devenant une arme idéologique, ce concept a perdu toute crédibilité scientifique chez les marxistes et on lui a substitué le concept de féodalisme pour rendre compte des particularités de l'histoire des pays sous-développés comme la Chine et l'Inde. Rappelons les principaux moments de cette controverse et ses effets sur l'interprétation de l'histoire de l'Inde. 

C'est à propos de l'Inde que Marx a reformulé à partir de 1853 le concept de « mode de production asiatique » qui faisait partie depuis longtemps de la tradition occidentale [1].

 

La notion fut élaborée à partir d'une réflexion sur les documents britanniques qui décrivaient les communautés villageoises et les États de la société indienne au XIXe siècle. 
Godelier 1969 : 60

 

Cette notion sera reprise et enrichie par Engels dans ses œuvres de 1877 et de 1882 mais omise dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État pour plusieurs raisons mais surtout, selon Godelier, parce qu'il considère l'Europe et non l'Asie comme prototype de l'histoire universelle. 

Au XXe siècle, ce concept est devenu l'enjeu d'une bataille idéologique et politique. Certains s'appuient sur ce concept pour justifier leur manque de confiance envers la révolution chinoise par suite de l'échec du Parti Communiste chinois en 1927. Staline condamne son utilisation en 1931 et qualifie ceux qui l'utilisent de trotskystes avec tout ce que cela implique à l'époque en termes de répression. Dans les années 1950, ce concept devient une arme anti-soviétique chez Karl Wittfogel qui veut démontrer dans Le Despotisme oriental que la propriété collective socialiste ne peut qu'engendrer une bureaucratie despotique. 

Il faut attendre 1969 pour qu'un groupe de marxistes français comme Godelier, Parrain, Chesneaux et autres tentent de réhabiliter ce concept en tentant de lui donner un statut scientifique dans leur ouvrage Sur le mode de production asiatique. Le sens étroitement géographique de ce terme a été remis en question et on a risqué plusieurs formulations dont celle de mode de production tributaire qui a l'avantage d'expliciter le type de rapport d'exploitation dont il s'agit. 

Dans le cas de l'Inde, les marxistes ont en général banni le concept de « mode de production asiatique ». Les Soviétiques, qui ont beaucoup étudié l'Inde entre 1955 et 1975, s'abstiennent rigoureusement de toute référence aux textes de Marx sur ce mode de production et décrivent les particularités de la société indienne pré-coloniale en termes de féodalisme. Le mode de production féodal dont il s'agit n'est pas défini par rapport à la société indienne mais il prend une signification très large pour désigner tout ce qui est pré-capitaliste quel que soit le type de structure sociale qui y prédomine (Clarkson 1970 : 109-112). Cette démarche sera aussi adoptée par les historiens indiens en relation avec le Parti Communiste Indien et par des marxistes occidentaux comme Bettleheim en 1962. Tous les rapports agraires sont qualifiés de féodaux d'une manière générale et indistincte. 

Des historiens indiens et occidentaux ont réagi contre cette tendance qui conduit à minimiser et même à nier la spécificité indienne pour appliquer des concepts qui semblent universels [2]. Seules des études historiques poussées peuvent élucider la nature de la société indienne aux différentes étapes de son histoire. Mode de production asiatique ou féodalisme ? Ce dilemme prend sa source dans des considérations idéologiques et politiques. Seule une analyse objective de la réalité historique indienne peut dépasser ce dilemme et apporter une connaissance réelle. 

Nous apporterons ici quelques précisions sur la manière dont s'est constitué l'État tributaire indien en étudiant la formation des castes et le rôle joué par le phénomène religieux chez les peuples Arya de l'Inde du Nord. Cette étape historique dure près de deux mille ans. Nous étudierons d'abord comment les tribus de pasteurs en viennent à adopter progressivement l'agriculture et comment cette transformation aboutit à la formation d'un État tributaire au Vie siècle avant notre ère.

 

Le développement des castes
chez les pasteurs Arya

 

Depuis le Paléolithique, l'Inde du Nord a été occupée de façon continue par des populations de chasseurs-cueilleurs. La transition de la cueillette à l'agriculture s'effectue très tôt chez certaines populations, beaucoup plus tardivement pour d'autres. Dans le Pañjab et le Sindh au nord de l'Inde, il existe une continuité archéologique où, par une évolution lente, des populations dravidiennes passent de la cueillette à l'agriculture et à la formation de villes au cours du Ille millénaire avant notre ère. L'aire occupée est une région semi-désertique que traversent l'Indus et ses affluents. La civilisation urbaine de la vallée de l'Indus repose sur une agriculture primitive où l'on cultive la terre à l'aide d'outils de pierre et que l'on arrose à l'aide de barrages saisonniers. La terre est naturellement fertile et elle peut être cultivée sans charrue ni canaux d'irrigation. L'agriculture produit un surplus qui permet la formation de villes comme Mohenjo-Daro et Harappa où, après les avoir transportées sur le fleuve, on emmagasine les céréales. L'archéologie ne nous fournit aucune indication quant au mode de prélèvement de cet excédent aux producteurs. Le commerce avec le Proche-Orient semble jouer un rôle important. La vie sociale est dominée par les temples qui organisent la production agricole. Il n'y a aucune évidence d'armée ou d'État. Les villes sont construites selon un plan ordonné. Les cités de l'Indus seront conquises et détruites par les conquérants Arya vers 1500 avant notre ère après une longue période de stagnation pendant laquelle la population et le surplus agricole sont demeurés constants (Kosambi 1970 : 79-84). 

Aila ou Arya est le nom générique que se donnaient plusieurs groupes de pasteurs nomades originaires du nord de l'Eurasie. Au moment où ils apparaissent dans l'histoire de l'Inde, ils ont connu une longue évolution et se sont spécialisés dans l'élevage des bovins et du cheval. Ils se déplacent à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. Par suite de changements climatiques dans leur habitat primitif, ils changent la direction de leurs déplacements et s'orientent vers le sud (en Iran) et vers l'ouest (I'Afghanistan et le nord-ouest de l'Inde). Ils y pénètrent par vagues successives d'émigration de tribus entières du Ille millénaire à 1500 avant notre ère. Leurs rencontres avec les communautés paysannes et les villes sont rarement pacifiques si elles font obstacle à leur marche en avant vers de nouveaux pâturages. Certains historiens émettent l'hypothèse que la destruction des villes de l'Indus par les Arya est attribuable à l'obstacle que représentaient les barrages pour le passage des troupeaux. Les villes de l'Indus seront pillées et détruites et la population réduite en esclavage. 

Cinq peuples vont constituer le rameau originel qui pénètre en Inde les Puru qui deviennent des agriculteurs et fondent un État tribal et quatre groupes qui demeureront pasteurs nomades dans le nord de l'Inde, les Anu, les Druyu, les Turbosa et les Yadu. lis pénètrent dans les plaines de l'Indus par les passes du nord-ouest et conquièrent les populations dravidiennes à peau sombre du nord de l'Inde. lis s'établissent d'abord au Pañjab qu'ils occupent entièrement vers 1100 av. J.-C. et ils continuent leur marche vers l'est, colonisant le Bassin du Gange vers le Xe siècle. Ils atteignent la partie orientale de la grande plaine du Gange vers le VllIe siècle. Par suite de la conquête de tous ses voisins, un royaume réalise l'unification politique de l'Inde du Nord au vie siècle avant notre ère. Pendant près de mille ans, ils vont étendre leur territoire de l'ouest vers l'est, d'une région semi-désertique arrosée par sept fleuves [3] et facile à cultiver à l'aide d'outils primitifs à une région couverte d'une épaisse forêt tropicale qui ne peut être défrichée et cultivée que si l'on dispose d'outils de fer. Les peuples aryens connaissent une transformation sociale lente pendant cette période conduisant à la formation d'un État tributaire qui unifie la majeure partie de l'Inde du Nord et annexe une partie du sud de l'Inde entre le VIe et le IIIe siècles avant notre ère. C'est ce processus que nous tenterons d'élucider. 

Les tribus qui vont coloniser l'Inde se séparent de celles qui pénétreront en Iran vers 1 800 A.D. Au moment de leur arrivée en Inde, les Arya ont une organisation sociale qui repose sur des clans patrilinéaires exogamiques ayant la propriété commune du bétail. On les désigne par le terme gotra qui signifie « enclos pour vaches ». Chaque gotra possède son bétail marqué d'un signe spécial qui est la propriété commune de l'ensemble du groupe. Il existe des règles de partage obligatoire de la nourriture entre les membres du même gotra. Il n'existe pas de classes sociales ou de castes : les artisans de la tribu qui fabriquent des chars, des outils et des armes sont libres. La vie communautaire s'organise autour de la sabhã qui est à la fois lieu de réunion et assemblée de la tribu. Leur religion est le védisme où des dieux masculins personnifient les forces de la nature. On leur rend un culte par des sacrifices humains et animaux pour vaincre à la guerre et augmenter les troupeaux. 

La conquête des peuples dravidiens de l'Indus amène un premier changement dans l'organisation sociale des Arya : la population conquise est réduite à l'esclavage et appelée dasã. La société se divise maintenant en deux groupes dont l'un est au service de l'autre, les Arya au teint clair et les dasã à peau sombre. Ces derniers sont des cultivateurs possédant une culture agricole supérieure à celle des Arya. Ceux-ci assimilent leurs techniques mais ils doivent, pour imposer leur domination politique et culturelle, inventer une langue littéraire, le sanskrit. Il se produit un processus d'acculturation réciproque qui se manifeste par le syncrétisme dans le domaine religieux. La religion védique absorbe et assimile les rites et croyances des peuples pré-aryens. Cette fusion des cultes amène la formation d'un groupe de prêtres spécialisés qui vont prendre une importance sociale croissante au fur et à mesure que la guerre et les sacrifices du feu deviennent essentiels pour assurer la reproduction sociale des pasteurs. 

Les Arya n'ont pas laissé de traces archéologiques au cours de cette période et la connaissance que l'on en a est tirée d'une série de textes sacrés du védisme transmis par une longue tradition orale avant d'être écrits beaucoup plus tard en sanskrit, les Veda. Ils sont au nombre de quatre et le plus ancien est le Rg-Veda qui raconte des événements que l'on peut dater approximativement de 1 500 à 1 200 A.D. dans le Pañjab (Kosambi 1970 : 78). 

Au cours de leur expansion vers l'est, les Arya et en particulier le peuple Puru développent une plus grande complexification sociale par différenciation interne. Le pastoralisme demeure la base de la production en même temps que la culture sur brûlis et la métallurgie prennent une importance croissante pour pénétrer dans la forêt clairsemée du Pañjab. Le clergé se constitue en caste, celle des brahmanes. La société se stratifie en varna ou classes sociales distinguées par une couleur emblématique. Toutes les tribus ne connaissent pas cet accroissement de la stratification. Certaines demeurent homogènes, perpétuant la distinction entre Arya et dasã. Ceux-ci seront appelés par la suite sudra. Ils ne sont pas membres àpart entière des tribus. lis sont des esclaves attachés à un grama [4]. Le sudra est propriété collective du gramã comme le bétail et il ne peut être ni acheté ni vendu. Il n'est donc pas un esclave au sens gréco-romain. Son nom vient de celui d'une tribu conquise du bas Indus, les Ksudraka. lis sont écobueurs alors que les Arya sont pasteurs et guerriers. 

Au sein des tribus, les brahmanes forment la classe supérieure. Ils assurent l'assimilation des groupes hostiles en intégrant leurs cultes et pratiquent le rituel du sacrifice du feu au dieu Agni qui est au centre du brahmanisme et joue un rôle capital pour maintenir l'unité de la tribu. Normalement, les gramã d'une tribu ne se réunissent que pour la guerre ou les sacrifices communs. La rencontre entre gramã en d'autres circonstances est rarement pacifique car elle signifie la violation d'un territoire. La caste des guerriers, les kshatrya, prend aussi une grande importance à cause des guerres continuelles que se livrent les tribus. Il existe deux castes de producteurs, les vaisya et les sudra qui sont pasteurs et écobueurs. Les vaisya sont aryens et membres à part entière de la tribu alors que les sudra sont exclus de la vie sociale et religieuse de la tribu parce que non-aryens. 

La colonisation du bassin du Gange se fait par l'intermédiaire des brahmanes qui pénètrent dans l'épaisse forêt avec leurs troupeaux. Ils entrent en contact avec les cueilleurs agricoles à qui ils font la guerre mais qu'ils ne peuvent réduire en esclavage. La vie sociale s'organise autour de deux pôles complémentaires : le yajña, sacrifice sanglant offert au dieu Agni et la guerre. Cela justifie l'importance sociale des brahmanes qui sont essentiels aux sacrifices et celle des kshatrya qui doivent faire la guerre pour qu'aient lieu les sacrifices. Une part de plus en Plus considérable du surplus passe par le cycle des sacrifices et une société de classe s'organise. Tous les membres de la tribu sont tenus d'apporter les balì (impôt en bétail) au chef à ces occasions. 

La centralisation du surplus entre les mains du chef conduit à la formation de chefferies et de royaumes. Le partage correct des dons balì entre les membres de l'entourage du chef et la fixation de l'impôt vont alors relever d'un spécialiste, le baghadugha, sorte de fonctionnaire de l'État tribal. L'apparition des chefferies résulte de l'accentuation de la différenciation en classes par suite du développement de l'agriculture et de la métallurgie qui accroît le surplus disponible. Le commerce se développe sur les fleuves. On cherche des gisements de fer pour fabriquer les outils essentiels au défrichement et à la culture de la forêt gangétique. Les chefferies reposent sur l'alliance des kshatrya avec les brahmanes. Le chef ou roi est choisi dans la caste des kshatrya et les brahmanes fournissent la justification idéologique de leur suprématie au moyen du rituel d'intronisation et des sacrifices. 

Ce sont les contradictions propres à ce type de société qui vont conduire les Puru à la monarchie. L'expansion d'une société pastorale nécessite une guerre constante avec ceux qui se trouvent sur son passage. Pour assurer à la fois la reproduction des troupeaux et de la société, il est nécessaire d'offrir aux dieux des sacrifices sanglants. Les sacrifices doivent être effectués par des spécialistes du rituel, les brahmanes. Il faut aussi centraliser le surplus sous forme de bétail entre les mains du chef et assurer un mode de prélèvement de ce surplus aux producteurs. Les sacrifices ont pour effet d'accroître la différenciation sociale en créant un rapport d'exploitation entre les producteurs (vaisya et sudra) et les bénéficiaires du surplus (brahmanes et kshatrya). Ce rapport d'exploitation est reproduit et justifié idéologiquement par le cycle des sacrifices qui permet la reproduction de l'ensemble de la société tribale. Les guerres entre tribus ouvrent la voie à la centralisation politique entre les mains d'un appareil d'État. Dans les chefferies, les prérogatives du roi sont sévèrement limitées par les règles coutumières. Les rivalités entre chefferies vont affaiblir les lois tribales et permettre l'émergence d'une force unifiante qui dépasse les liens tribaux. Du XlIe au VIlle siècle, quelques chefferies aryennes se développent et coexistent avec des sociétés de pasteurs et de cueilleurs de la forêt. Il se produit un phénomène d'acculturation réciproque entre ces sociétés, Le Mahãbhãratã, épopée brahmanique, montre sous une forme mythique comment se déroulèrent les affrontements entre les chefferies et leurs populations voisines au VIIe siècle avant notre ère. 

Ainsi, les Arya ont connu une évolution sociale qui les a conduits de la société relativement égalitaire à une société de classe par un processus de développement des contradictions propres au mode de production tribal. L'existence des castes s'explique d'abord par le type de relations des Arya nomades avec les populations conquises. Par la suite, le passage à l'agriculture conduit à une différenciation interne où les castes apparaissent à la fois comme le résultat de la division du travail et de l'absorption des populations conquises. Le système des castes apparaît alors comme une issue aux contradictions des sociétés de pasteurs nomades en expansion. 

Dans un premier temps, les castes permettent d'intégrer les populations conquises à l'économie du conquérant et assurent la reproduction de leur servitude en les excluant de la vie sociale des conquérants. Les sudra sont forcés de vivre en dehors des villages aryens, ils sont exclus de la vie sociale et religieuse, on leur interdit d'apprendre le sanskrit, la langue du conquérant. Ils doivent être au service des maîtres aryens et s'occuper de leurs troupeaux ou travailler la terre. La caste assure alors la complémentarité économique tout en interdisant l'assimilation sociale et culturelle. 

Dans un deuxième temps, les castes résultent de la division sociale du travail entre ceux qui assurent la reproduction élargie de la société par le sacrifice et la guerre et qui se constituent en classe exploiteuse d'une part, et ceux qui assurent la reproduction économique, les producteurs de surplus qui constituent la classe exploitée. La guerre et les sacrifices font obstacle au développement de l'agriculture sédentaire et du commerce et constituent un fardeau qui deviendra intolérable aux cultivateurs et aux marchands vers le Vie siècle avant notre ère.

 

L'émergence d'un État tributaire
en Inde du Nord

 

L'installation d'un État tributaire implique l'unification politique de l'ensemble du territoire et la domination d'une classe sur l'ensemble de la population. Cela signifie une rupture avec le mode de production tribal et la dominance d'un nouveau mode de Production. Deux conditions sont nécessaires pour réaliser une telle rupture : l'élimination du tribalisme et la mise en place d'un appareil d'État centralisé. Dans le premier cas, il SI agit de rompre avec le type d'exploitation mis en place par le mode de production tribal et sa superstructure. Dans le second, il faut reconstruire la société sur des bases nouvelles.

 

L'élimination du tribalisme 

 

Le terme tribalisme fait référence à l'ensemble des institutions propres au mode de production tribal tel qu'il a pu se développer chez les Arya. Ce mode de production connaît une amélioration progressive des forces productives qui entraîne le passage d'une société relativement égalitaire à une société de classe. Au niveau des forces productives, on passe d'une société strictement pastorale à une économie mixte où le pastoralisme encore dominant est couplé à une agriculture itinérante sur brûlis pour en arriver à des communautés villageoises fixes où l'élevage est subordonné à l'agriculture. 

Le mode de production tribal repose sur la propriété collective restreinte du bétail par un gotra ou clan exogamique et la propriété collective de la terre comme objet de travail par la tribu. La sabhã ou assemblée de tribu répartit périodiquement la terre aux gotra qui l'exploitent collectivement. À ces formes de propriété s'ajoute la règle du partage obligatoire des grains cultivés entre les membres du gotra où ce qui est en excédant est brûlé et non échangé. 

Au niveau social, l'unité de propriété collective de la terre et du bétail, le gotra, correspond à une unité résidentielle, le gramã, groupe de familles apparentées qui se déplacent avec leurs troupeaux et leurs sudra. Le gramãni est responsable devant le chef de tribu. La tribu comprend plusieurs gramã qui possèdent en commun un territoire (janapada), s'allient pour faire la guerre et obtenir des épouses et se réunissent lors des sacrifices en commun après la guerre. 

Le pastoralisme nomade et l'agriculture sur brûlis impliquent des déplacements limités dans un territoire où les ressources sont rapidement épuisées en l'absence de techniques de renouvellement du sol. La colonisation de nouveaux territoires est une nécessité vitale qui implique la guerre contre les tribus voisines. La guerre assure la cohésion à l'intérieur de la tribu en obligeant les clans exogamiques à coopérer. 

L'importance sociale de la guerre explique la division en castes chez les Arya. Les brahmanes et les guerriers établissent un rapport d'exploitation des vaisya et sudra par le cycle des sacrifices précédé de la guerre. Dans un premier temps, le sacrifice yajña est le meurtre rituel des hommes et des animaux (bovins et chevaux). Les castes inférieures sont littéralement celles qu'on peut « tuer et manger » lors des sacrifices offerts au dieu Agni (Kosambi 1970 : 116). Par la suite, le meurtre rituel devient mal vu. On lui substitue l'obligation pour les vaisya et sudra de fournir les animaux de sacrifice et une partie de leur production agricole sous forme de balì apportées au chef. 

L'expansion des groupes Arya vers l'est intensifie les guerres et le cycle des sacrifices et conduit à la formation d'un État tribal au service de la classe des brahmanes et des guerriers pour exploiter les vaisya et sudra. 

D'une manière contradictoire, cette expansion vers l'est amène un développement du commerce et de l'agriculture, une renaissance des villes qui aura pour effet d'affaiblir les liens tribaux. Le commerce est-ouest enrichit les marchands des villes de J'est qui deviennent des personnes importantes et respectées. Le sens de certains termes change pour correspondre à la nouvelle réalité sociale. Le terme gahapati qui désignait un sacrificiant dans tes sacrifices importants en vient à désigner le chef d'une grande maison patriarcale dont la richesse inspire le respect, hors des castes et des règlements tribaux (Kosambi 1970 : 129-132). L'importance accrue de l'agriculture conduit à la formation d'une classe de paysans et de fermiers libres dans le bassin du Gange. La main-d'œuvre servile est rare et la paysannerie est formée de ceux qui défrichent la terre par petits groupes pour leur propre compte. 

Le maintien de la guerre et du cycle des sacrifices entrave le développement du commerce et de l'agriculture. L'exercice du commerce suppose l'absence de guerres locales, l'ordre dans l'ensemble du pays et des routes sûres et protégées. Les sacrifices et les guerres constituent un impôt très lourd sur la production agricole. Il faut abolir la propriété collective tribale et la remplacer par une propriété familiale de la terre, des produits et des animaux pour favoriser la fixation des paysans au soi, ce qui permettra par la suite au monarque de lever des impôts réguliers. Il faut aussi que les paysans puissent produire des excédents en abolissant les règles de partage clanique de la production agricole. Le mode de production tribal engendre ses propres contradictions qui vont conduire à la nécessité de sa transformation en un autre mode de production, celui que nous appellerons le mode de production tributaire.

 

La formation de l'État tributaire

 

La transformation du mode de production tribal va s'effectuer par deux mécanismes au Vie siècle avant notre ère. D'une part, par une révolution religieuse qui remet en question le brahmanisme et rejette en particulier les sacrifices yajña sur lesquels reposait le pouvoir des brahmanes et des guerriers. D'autre part, par la mise en place d'un État qui met fin aux guerres tribales en même temps qu'il organise le commerce et la production agricole. 

Au Vie siècle, plusieurs religions nouvelles apparaissent en même temps comme le bouddhisme, le jaïnisme, le culte de Krsna qui, malgré leurs différences profondes, ont en commun de remettre en question le brahmanisme tel que pratiqué auparavant. On rejette la prolifération rituelle, la justification de la supériorité de la caste des brahmanes et surtout le sacrifice yajña. On interdit l'abattage des bovins et on instaure le culte de Krsna, le dieu protecteur du bétail. L'interdiction religieuse d'abattre et de manger du bœuf est d'abord un rejet du yajña. Elle prend sa force dans le fait qu'on assimile manger du bœuf à l'anthropophagie (Kosambi 1970 : 136-139). Cette interdiction religieuse deviendra fondamentale dans la société agricole indienne et sa rationalité tient à la nécessité de l'utilisation des bovins pour les travaux agricoles. Elle survit aujourd'hui dans un contexte différent et elle constitue un obstacle au développement d'une agriculture moderne. En 1979, les lois exigeant l'abattage des vaches sacrées en Inde provoquent encore une résistance passionnée des paysans et constitue l'enjeu d'une lutte politique régionale et nationale intense comme le rapportait un article du journal Le Devoir du vendredi 27 avril 1979. 

Les religions nouvelles contribuent à la formation d'une société où se réalisera l'unification politique qui brisera le particularisme tribal. La dictature d'un monarque constitue le seul moyen de pacifier le pays pour permettre l'expansion du commerce et de l'agriculture. Elle représente une solution aux contradictions engendrées par le maintien d'une superstructure tribale là où se développent le commerce et l'agriculture. L'État tributaire représente une innovation politique qui correspond à une situation sociale nouvelle, celle d'une société où l'agriculture devient la principale richesse.  

Carte 1

 

 

Une lutte prolongée pour l'unification politique du pays s'engage au Vlle siècle entre 16 janapada ou territoires de tribu. Parmi ceux-ci, quatre participent à la lutte finale pour la suprématie à la fin du Vle et au début du Ve siècle avant notre ère : les Vajji et les Malla, les Kosala du nord-ouest et les Maghada du sud et sud-ouest. Les Maghada unifieront le territoire par conquêtes successives et mettront en place le premier État tributaire de l'Inde en 525 A.D. 

La mise en place de cet État correspond à un accroissement des forces productives dans l'agriculture et la métallurgie. Dans les villages, l'artisanat se développe et les artisans forment des guildes selon le modèle de leur tribu d'origine. Le commerce caravanier à l'intérieur et à l'extérieur du pays progresse grâce à la construction de deux routes pour les caravanes qui disposent de stocks considérables de produits à échanger. Ce type de commerce exige des routes permettant la circulation des biens et des personnes sans risques et une réglementation des rapports entre les groupes pour favoriser les échanges. Il est donc incompatible avec le morcellement politique où les tribus sont constamment en guerre. Un État nouveau disposant d'une armée régulière libérée des liens tribaux et ayant à sa tête un monarque absolu pourrait pacifier le pays, briser les barrières entre les tribus et abolir le partage tribal de la production. Après 470 A.D., Maghada est devenu dominant dans le bassin du Gange : il a le monopole de l'extraction et de la circulation des métaux et contrôle les deux principales routes de commerce parce qu'il a écrasé militairement tous ses rivaux dangereux (Kosambi 1970 : 163-169).

 

Les caractéristiques de l'État tributaire maghadien
(VIe-IIIe A.D.)

 

L'État constitue une monarchie où le roi est à la fois le sommet et le symbole de l'État. Il concentre tous les pouvoirs sans que l'on puisse distinguer entre le Roi et l'État. L'appareil d'État comprend une armée permanente et nombreuse (environ 500,000 hommes au Ille A.D.), une administration composée d'une bureaucratie aux multiples fonctions et une police secrète. Il s'agit d'un État répressif qui élimine ses opposants, assujettit les tribus en les désintégrant et en les dispersant pour les réinstaller par groupes de cinq à dix familles. 

Cet État assume des fonctions économiques importantes. Il organise la production et les échanges en prenant en charge l'aménagement général du territoire d'une part, et en accroissant son territoire par la mise en exploitation de terres vierges. D'une part, il construit des routes, des canaux, des réservoirs, des fortifications. D'autre part, il est le principal agent de défrichement des terres pour installer une paysannerie dans le bassin du Gange. Il contrôle l'artisanat, le commerce, l'extraction et la transformation des métaux. L'agriculture devient la source permanente et régulière des revenus de l'État au moyen du tribut imposé aux villages en produits et en argent. Il existe deux types d'impôts sur l'agriculture par lesquels l'État s'approprie la production agricole : l'impôt rãtra et sìtã. 

L'impôt rãtra comprend les taxes imposées par l'État tribal aux colonies fondées par les Arya. Il est fixé à 1/6 de la récolte plus un impôt pour l'armée locale et des offrandes balì. À ces taxes anciennes conservées par l'État tributaire s'ajoutent un impôt pour compenser les dommages des troupeaux aux récoltes et la contribution du village aux travaux hydrauliques exécutés aux frais de l'État. 

Toute forêt ou terre inculte appartient au monarque qui colonise ces terres et leur impose un impôt sitã. Les colons sont des sudra déportés à la suite de dislocation des tribus conquises. Ils sont regroupés en villages de 100 à 500 familles, distants les uns des autres d'au moins cinq kilomètres. Les colons ont la possession à vie de leurs lots mais n'en ont pas la propriété. Les terres sont irriguées par l'État et l'impôt est fixé à un tiers ou la moitié de la récolte. L'État est le seul propriétaire de la terre. Le colon ne peut ni la transmettre à ses héritiers, ni la vendre ou l'échanger sans la permission de l'État. Les terres vacantes sont exploitées par des fonctionnaires à l'aide d'esclaves. Ceux-ci sont vendus par l'État aux exploitants pour une courte durée. Il n'y a pas d'intermédiaire entre le paysan et l'État. Dans les villages sitã, l'État réglemente aussi la vie sociale de ses habitants : les associations et les prédicateurs des nouvelles religions sont interdits et les paysans sont fixés au village qu'ils ne peuvent quitter. Ils doivent fournir à l'État les corvées, le grain et l'huile et se consacrer entièrement à l'agriculture. Les terres sìtã impliquent un degré élevé du travail du métal et de l'irrigation. Ce système d'impôt disparaît quand la presque totalité des terres incultes ont été colonisées, après le Ille siècle A.D. L'État perçoit alors les impôts selon le système rãstra directement ou par l'intermédiaire d'une nouvelle classe de propriétaires fonciers. Ceux-ci perçoivent des paysans 1/3 ou 1/2 de la récolte mais ne paient à l'État que le 1/6 de la récolte, conservant pour eux la différence (Kosambi 1970 : 185-189). 

L'État instaure un système de contrôle et d'enregistrement très sévère des impôts qui rend la fraude difficile. Les fonctionnaires et l'armée sont payés en argent selon leur rang. L'État récompense les fonctionnaires en pensions et gratifications mais non en terres ou donations héréditaires. L'État maghadien instaure aussi un système de surveillance et d'espionnage des fonctionnaires qui rend le roi omniscient de leurs faits et gestes. 

L'État contrôle la transformation des produits agricoles : les fonctionnaires des magasins de la Couronne font battre le grain, presser l'huile, filer le coton, trier la laine et abattre les arbres par une main-d'œuvre locale utilisée durant la morte-saison agricole. Le commerce est étroitement surveillé et le secteur privé est restreint. L'État fabrique et vend l'alcool et va même jusqu'à organiser les maisons de jeu et la prostitution. 

Ce type d'État se développe jusque vers 270 A.D. Il sera réformé par Asoka qui subira l'influence bouddhiste. L'idéologie de cet État a été codifiée par Kautilya dans l'Arthasastra sans que cette oeuvre de philosophie politique puisse être datée précisément. Artha- signifie profit ou gain matériel, -sastra signifie connaissance de. Il s'agit d'un traité de l'État et du gouvernement dont la philosophie politique ressemble de façon étonnante à celle du Prince de Machiavel par son amoralisme politique. On y analyse 

les « rouages d'un État désacralisé qui se propose l'expansion et la richesse du pays » (Kautylia 1971 : 62). Le monarque absolu doit conquérir par tous les moyens le pouvoir absolu en réalisant la centralisation politique et en instaurant un État fort reposant sur l'exploitation directe d'une masse de paysans sudra. Il n'y a pas de morale politique. En Inde, la moralisation de la politique est liée au bouddhisme et à l'importance que lui ont accordée les monarques. Tout ce qui sert les intérêts de l'État est acceptable et tous les moyens peuvent être utilisés (utilisation d'espions et de transfuges, techniques de déstabilisation des États et tribus voisines, assassinat politique).

 

Le système des castes dans l'État tributaire maghadien

 

Qu'advient-il des castes dans le nouvel État tributaire ? 

Les textes classiques sont muets sur les castes. L'État tributaire maghadien s'appuie sur le progrès de la division du travail entre agriculteurs, marchands, fonctionnaires et artisans. La stratification sociale devient plus complexe. 

Les brahmanes, caste supérieure et classe dominante de la société tribale, vont continuer de jouer un rôle important dans l'expansion de la société agraire. Ils ont le monopole de l'écriture et du sanskrit. Ils contribuent à l'unification idéologique et religieuse de la société tributaire en assimilant les croyances, les divinités et les rituels tribaux à ceux du brahmanisme. Le brahmanisme se transforme par syncrétisme avec les cultes tribaux. Il se transforme aussi par syncrétisme avec les religions nouvelles comme le bouddhisme dont il adopte la non-violence et le végétarisme, le jaïnisme et le culte Krsna dont il adopte la croyance en la transmigration de l'âme. Le syncrétisme religieux du brahmanisme joue un rôle essentiel dans l'intégration culturelle des tribus conquises au sein de l'État. Il joue ce rôle en conservant les coutumes et les croyances de différentes tribus pour les intégrer dans un ensemble plus vaste dont elles deviennent une partie. 

Le même principe va permettre à la société indienne de se constituer à partir de groupes nombreux et très différents par un mécanisme de conservation culturelle mais en même temps de dissolution qui brise l'indépendance des tribus et les constitue en ensembles complémentaires où chacun, en se spécialisant, devient une partie organiquement reliée aux autres et à l'ensemble. Le système des castes permet d'intégrer des groupes culturellement très différents et de les relier de manière organique sans perte des caractéristiques culturelles de chaque groupe. 

L'affaiblissement des liens tribaux a conduit à la mise sur pied d'institutions universelles comme l'armée, la bureaucratie et le commerce. Pour briser la tribu, il fallait briser les liens de caste et de parenté. De nouvelles classes, comme les gahapati, sans affiliation précise de caste se développent dans le commerce et l'agriculture lors de la colonisation du bassin du Gange, classes pour qui l'appartenance de caste ne détermine plus le statut social. Toutefois, dans le nouvel État tributaire, ces classes ne sont pas représentées. 

L'État tributaire va rester attaché au système des quatre varnas ou classes sociales auxquelles il va ajouter de nouvelles castes jatì dont le statut repose sur leur rôle économique. Le monarque se servira des brahmanes (idéologie) et des kshatrya (répression) pour maintenir à leur place une masse de paysans formée par l'éclatement des tribus. Les chefs et nobles des anciennes chefferies et les brahmanes s'intègrent dans les deux premiers varnas. Les autres membres de la tribu se fondent dans la nouvelle paysannerie. 

Cette fusion ne correspond pas à une assimilation culturelle. Chaque tribu prise en bloc devient une nouvelle jatì au sein du varna des sudra et conserve ses anciennes coutumes tribales comme l'endogamie et la commensalité ; on respecte leurs dieux qui sont intégrés dans le brahmanisme. Les jatì forment des groupes endogames exclusifs disposés en hiérarchie (Kosambi 1970 : 205-211). 

L'État tributaire va donc contribuer à donner au système des castes sa forme définitive. Le nom et la fonction des jatì va varier d'une région à l'autre parce que les tribus n'auront pas été absorbées de la même manière et au même rythme. Dans le système de caste achevé tel qu'il se présente au moment de la colonisation britannique, il existe un nombre considérable de jatì avec leurs coutumes, leurs lois, leur conseil de caste. Certains peuples aborigènes de chasseurs-cueilleurs ne seront pas incorporés dans le système de caste au moment où il prend sa forme définitive, en particulier au moment où l'on bannit l'abattage du bœuf vers le Ve siècle avant notre ère. Ils vont devenir des hors caste ou « intouchables ». Comme les autres jatì, ils se caractérisent par l'endogamie et la commensalité. Les métiers qu'ils exercent sont en relation avec le corps, les animaux et les poissons et sont méprisés par les autres castes. Le système de caste se développe d'abord au nord de l'Inde et il se cristallise progressivement en une endogamie rigoureuse. Il se diffusera ensuite progressivement et avec des adaptations locales vers le sud. 

L'État de type maghadien servait un but, la formation d'une société agraire par le défrichement des terres. Il impliquait un État fort, centralisé et présent dans toutes les sphères de la vie économique pour briser le particularisme tribal, développer l'agriculture et le commerce. Après 270, l'entretien d'une armée et d'une bureaucratie nombreuse deviendra trop onéreux et on préférera de nombreuses armées locales disséminées sur l'ensemble du territoire. L'exploitation des paysans au moyen du tribut sera médiatisée par une classe de propriétaires fonciers qui s'approprieront à leur profit une partie du tribut. Des périodes de morcellement politique et d'anarchie suivront des périodes de centralisation. Les invasions parthes et scythes, arabes, musulmanes et mongoles vont conserver la structure d'ensemble de l'État tributaire indien tout en modifiant le type de tribut, son mode de perception, la présence ou l'absence de propriétaires fonciers, l'importance des fonctionnaires. Nous avons esquissé ici les facteurs qui ont contribué à la formation de l'État tributaire. Il reste à étudier ses transformations du IIIe siècle avant notre ère à la colonisation britannique. 

 

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[1]    On retrouve fa notion de mode de production asiatique chez Marx dans les oeuvres suivantes : la correspondance entre Marx et Engels de 1853, les articles sur l'Inde dans le New York Daily Tribune, les Fondements de la critique de l'économie politique, le texte des Formen dans les Grundrisse, les livres II et III du Capital publiés par Engels. Chez Engels, on retrouve cette notion dans l'Anti-Duhring (1877) [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] et l'Époque francque (1882).

[2]    Deux historiens indiens se rattachent à cette tendance, Irfan Habib et Damodar D. Kosambi. Voir en particulier H. Habib. « Problems of Marxist Historical Analysis », Enquiry, 1969 : 52-68 ; D.D. Kosambi, Culture et civilisation de lInde ancienne, Maspero, 1970.

[3]    Le terme Pañjab signifie sept fleuves. Il y avait sept fleuves dans l'antiquité dont deux se sont taris depuis. Les fleuves qui forment cette région sont l'Indus, le Jhelam, le Chenab, le Rãvî, le Satlej. C'est dans cette région que sont apparues les cités de l'Indus et que s'est développée la société nomade Arya.

[4]    Le gramã est une unité résidentielle constituée d'un chef, le gramani de quelques familles apparentées, leur troupeau et leur sudra. Ce groupe fait partie d'un ensemble plus vaste, la tribu.


Revenir à l'auteur: Jacques Brazeau, sociologue, Univeristé de Montréal Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 14:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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