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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel Pelletier, “Dynamique étatique dans le champ social : des développements substantiels dans une certaine continuité.” in ouvrage de Yves Bélanger, Dorval Brunelle et collaborateurs, L’ère des libéraux. Le pouvoir fédéral de 1963 à 1984, pp. 297-312. Montréal: Les Presses de l’Université du Québec, 1988, 442 pp. [Le 17 mars 2006, M. Bélanger nous a accordé l’autorisation de diffuser en libre accès libre à tous l’ensemble de ses publications dans Les Classiques des sciences sociales. De même pour M. Dorval Brunelle.]

[297]

La dynamique étatique
dans le champ
 des développements substantiels,
dans une certaine continuité
.”

par
Michel PELLETIER
Département de science politique
Université du Québec à Montréal

Il me semble qu'on pourrait résumer la dynamique de l'intervention de l'État canadien dans le champ social, au cours de la période qui va de 1963 à 1984, par une formule délibérément contradictoire : des transformations substantielles, dans une certaine continuité néanmoins. C'est un peu ce que je voudrais illustrer ici, à très grands traits.

Il me semble aussi que deux événements précis donnent une coloration particulière à la dynamique de l'intervention de l'État canadien au cours de cette même période : ce sont d'une part, la proclamation d'un état d'insurrection appréhendée et l'intervention de l'armée au Québec, en 1970, dans le but proclamé de maintenir « la sécurité, la défense, la paix, l'ordre et le bien-être du Canada » ; d'autre part, l'adoption de mesures autoritaires de contrôle des prix et des salaires, en 1975.

On sera peut-être surpris que je range ces événements parmi ceux qui caractérisent la dynamique de l'État central canadien dans le champ social, au cours de la période étudiée. Et pourtant, s'il ne s'agit pas de « mesures sociales » conformément au sens usuel de cette expression, ne doit-on pas y voir au moins la manifestation ou la conséquence de déficiences ou carences de la politique sociale, puisqu'une fonction principale de celle-ci consiste à maintenir la cohésion sociale, la paix sociale, le bon fonctionnement de la société. La « sécurité sociale » n'est-elle pas au moins autant la « sécurité de la société » elle-même, que la garantie d'un minimum de bien-être pour les individus ? Chose certaine, ces mesures, justifiées par une prétendue situation « d'urgence nationale » d'après le gouvernement de l'époque, ont concordé avec l'amorce de toute une [298] série d'initiatives particulières qui accentuaient et accéléraient le processus déjà amorcé de transformation de la politique sociale canadienne.

LES POLITIQUES SOCIALES :
DES DÉVELOPPEMENTS MAJEURS…


Pour parler adéquatement de la dynamique étatique dans le domaine de la politique sociale, il m'apparaît indispensable de bien distinguer au départ entre le niveau de ce qu'on appelle usuellement « les politiques sociales » et le niveau de « la » politique sociale proprement dite. Des développements majeurs surviennent aux deux niveaux, au cours de la période, mais leurs implications ne sont pas exactement les mêmes.

« La » politique sociale, c'est évidemment l'approche globale, la stratégie d'ensemble plus ou moins explicite qui sous-tend ou inspire chacune des initiatives particulières d'un gouvernement donné, dans un contexte donné. « Les » politiques sociales par contre, ce sont les différents programmes ou services sociaux dans lesquels, à des degrés divers, s'incarne cette « politique sociale », précisément. La création de nouveaux programmes, les modifications apportées à certains programmes existants, ou leur élimination pure et simple, constituent donc normalement autant de manifestations concrètes de la politique sociale du moment.

Il n'est cependant pas toujours facile de percevoir « la » politique sociale sous-jacente à chacune des mesures sociales particulières, ne serait-ce que parce qu'aucune ne peut incarner cette politique sociale dans sa globalité et dans toutes ses dimensions. Chacune n'offre donc qu'un reflet partiel de la stratégie d'ensemble et ce n'est qu'à la longue que la cohérence des initiatives particulières pourra être clairement perçue. La politique sociale de l'État à un moment donné, est donc généralement plus facile à percevoir dans les énoncés de politique qui sont occasionnellement produits, tels les livres « verts » ou « blancs », ou encore dans certains rapports de commissions d'enquête, quoique même là un certain travail de décryptage soit toujours nécessaire. De toute façon, on ne dispose pas toujours de tels documents de référence.

Par ailleurs, quelle que soit « la » politique sociale dans laquelle les mesures particulières s'inscrivent, il n'est pas indifférent, pour les bénéficiaires potentiels que nous sommes par exemple de connaître l'évolution des programmes sociaux concrets, de savoir qu'il existe désormais tel type de protection sociale, là où il n'y avait rien auparavant, ou encore que les critères d'admissibilité de tel programme ont été élargis, ou au contraire rendus plus restrictifs... Les gouvernements n'ont donc pas entièrement tort, lorsqu'ils cherchent à valoriser leur « politique sociale » aux yeux des citoyens, de se contenter d'énumérer les nouveaux programmes que l'État a pu mettre en place sous leur administration et les « améliorations » apportées à tels autres, considérant les besoins de tel ou tel segment de la population. Ce faisant, ils ne [299] révèlent peut-être pas leur vraie politique sociale et ses objectifs fondamentaux, qui peuvent être de mieux contrôler la disponibilité pour le travail de tous les travailleurs potentiels plutôt que d'améliorer le bien-être des individus par exemple, comme les mesures particulières tendraient à le faire croire, mais il n'en reste pas moins que la connaissance de l'évolution des programmes et du « système » concrets ne sont pas sans intérêt, bien au contraire.

Si donc nous considérons ce qui se passe au niveau « des » politiques sociales au cours de la période 1963-1984, nous ne pouvons qu'être frappés par le nombre et surtout l'importance des mesures prises. Puisqu'il ne saurait être question ici de procéder à une analyse détaillée de tout ce qui a pu se passer, contentons-nous d'énumérer les développements les plus spectaculaires, aux seules fins de rafraîchir notre mémoire : c'est l'époque où 1) l'assurance maladie, telle que nous la connaissons aujourd'hui, est mise en place dans l'ensemble des provinces, non sans une vigoureuse impulsion du gouvernement central, bien que constitutionnellement ce soit un domaine de juridiction provinciale ; 2) le Régime d'assistance publique du Canada est adopté (1966), qui entraînera la disparition des anciens programmes dits « catégoriels » et, surtout, favorisera l'application d'une approche intégrée aux problèmes de l'aide sociale, telle que nous la connaissons aujourd'hui ; 3) la mise en place conjointe (1965) d'un régime d'assurance retraite pour les travailleurs canadiens (PPC/RRQ) ; 4) l'amorce, à partir de 1970, d'un processus de restructuration du régime d'assurance-chômage, restructuration qui aura pour effet, — cela deviendra particulièrement marqué à partir de 1975 — de changer la nature même de ce programme clé du système de sécurité sociale existant [1] ; 5) l'expérimentation, à partir de 1965, de la technique de la supplémentation du revenu grâce au nouveau programme de supplément de revenu garanti (SRG) pour les personnes âgées, une technique qui sera privilégiée dans le cadre de la nouvelle politique sociale déjà en gestation ; 6) l'amorce, à partir de 1973-1974, d'une révision en profondeur des allocations familiales et autres bénéfices pour les familles, qui aboutira, en 1978, à la substitution partielle d'un crédit d'impôt remboursable pour enfants à charge — une des formes que peut prendre la nouvelle technique de la supplémentation du revenu — aux anciennes allocations familiales.

Rappelons également que ces importants développements au niveau des mesures sociales ne se sont pas faits sans d'importantes restructurations administratives. À ce niveau, la création dans un premier temps (1966) d'un nouveau ministère de la Main-d'œuvre et de l'Immigration, à côté de l'ancien ministère du Travail, dans le but notamment de libérer l'ancien Service national [300] de placement — qui est transformé en Centres de main-d'œuvre par la même occasion — de la tutelle qu'exerçait sur lui la Commission d'assurance-chômage, puis l'intégration, en 1976-1977, de celle-ci au sein d'une nouvelle Commission de l'emploi et de l'immigration — ce qui a pour effet de placer désormais l'assurance-chômage sous la dépendance des services de main-d'œuvre — sont sans doute les développements les plus spectaculaires et les plus significatifs.

... non sans une certaine continuité

Ce qui frappe d'abord dans ces développements, c'est bien sûr le caractère novateur de certaines initiatives. Ainsi, le recours aux techniques de la supplémentation du revenu tend à accréditer l'idée souvent proclamée que le gouvernement de l'époque était résolument engagé dans la voie qui devait conduire à la mise en place d'un système de revenu annuel garanti au Canada [2].

À la réflexion cependant, cette nouvelle politique de « sécurité du revenu » qu'on entend substituer à l'ancienne politique dite « de sécurité sociale », héritée de la « révolution keynésienne » des années 1930, pourrait bien être moins généreuse qu'il n'y paraît. Par exemple, la nouvelle politique implique qu'on remplace, dans la mesure du possible, les anciens mécanismes de transfert propres à la sécurité sociale, notamment les prestations dites « universelles » telles la « Sécurité de la vieillesse » et les allocations familiales, par les nouveaux mécanismes de la supplémentation du revenu [3]. En principe, cela devrait permettre de donner plus à [301] ceux qui en ont le plus besoin, puisque la technique de la supplémentation du revenu permet d'aider chacun beaucoup plus précisément en fonction de ses besoins — dans la mesure où le niveau de revenu est un bon indicateur du niveau des besoins. En pratique cependant, on constate que dans le cadre de sa nouvelle politique sociale, l'État ne se propose pas tant de consacrer plus de ressources à la protection sociale, que de distribuer différemment ce qu'il y consacre déjà [4]. Pour pouvoir donner plus à certains, il donnera moins à d'autres : mais est-il évident que ces « autres » — pensons aux familles et aux personnes âgées — recevaient trop ?

D'autre part, la place prépondérante qu'on entend donner aux assurances sociales et le lien explicite qu'on établit entre celles-ci et les « revenus et épargnes individuels » permettent de constater qu'on se propose d'articuler beaucoup plus étroitement les programmes réformés avec les exigences du marché du travail. Concrètement, cela devrait se traduire par un resserrement du contrôle de la disponibilité pour le travail des bénéficiaires potentiels, par un resserrement de la discipline du travail donc, et, selon toute probabilité, par l'élimination de la liste des bénéficiaires d'un certain nombre de personnes qui étaient admissibles aux anciens programmes de sécurité sociale. En fait, l'insistance qui est mise sur l'impératif de « l'incitation au travail » est telle [5], qu'il devient vite apparent que la nouvelle politique sociale est une politique d'emploi avant d'être une politique de « lutte à la pauvreté ». D'ailleurs, le fait qu'après avoir exercé sa tutelle sur les services de placement, l'assurance-chômage ait été à son tour placée sous la tutelle des nouveaux services d'emploi constitue sans doute une des manifestations les plus éclatantes du renversement opéré par la nouvelle politique et du caractère désormais dominant de la préoccupation « emploi » [6].

[302]

Et pourtant, malgré le caractère radical de la transformation, on ne peut s'empêcher de discerner de nombreuses manifestations de continuité à travers tout le processus.

Ainsi, certaines initiatives majeures de cette période s'inscrivent parfaitement dans la logique propre à la « sécurité sociale » et n'ont donc que très peu à voir, sinon rien du tout, avec la nouvelle politique « de sécurité du revenu ». Tel est le cas par exemple de l'assurance santé et des PPC/RRQ, qui faisaient partie intégrante du système de sécurité sociale envisagé pour le Canada, dès les années 1940, même si ce n'était pas selon les modalités qui furent les leurs, lors de leur mise en place vers le milieu des années 1960. Ces mesures doivent donc être considérées comme une autre étape dans la réalisation de ce projet grandiose des années 1940, et non comme une manifestation de la mise en œuvre de la nouvelle politique sociale.

On doit noter cependant que dès le début des années 1970, on cherchera à mieux ajuster ces programmes aux objectifs de la nouvelle politique sociale. Ainsi, au même moment où on s'efforçait — sans succès il est vrai, en raison du pouvoir électoral des personnes âgées — de réduire l'importance de la Sécurité de la vieillesse (logique de la « sécurité sociale ») par rapport au Supplément de revenu garanti (logique de la « sécurité du revenu »), des amendements étaient apportés aux PPC/RRQ qui visaient à ne pas décourager la poursuite du travail salarié au-delà de 65 ans (logique de l'emploi). Cela représentait un changement d'attitude important puisque lorsque le programme avait été institué, on l'avait conçu de façon à abaisser progressivement l'âge « normal » de la retraite de 70 à 65 ans.

La démarche n'est pas aussi évidente au niveau de l'assurance-maladie, sans doute parce que le processus d'ajustement de ce programme à la nouvelle politique n'est pas encore vraiment engagé. Certains événements montrent bien cependant que ce programme, hérité de la période de la sécurité sociale, était aussi dans le collimateur des responsables étatiques de la politique sociale, et on peut supposer qu'il ne saura résister indéfiniment aux exigences de la nouvelle politique, quelle que soit la force respective des puissants groupes d'intérêt en présence. Ainsi, rappelons qu'en 1974, le ministre responsable, monsieur Marc Lalonde, rendait public un document de travail intitulé « Nouvelle perspective de la santé des Canadiens » : quel qu'ait pu être l'impact de cette publication, c'était déjà l'indication d'un désir de lancer un débat sur la question. Quelques années plus tard, le même ministre concluait avec les provinces, au nom du gouvernement central, les accords fiscaux de 1977 qui avaient pour conséquence, d'une part, de plafonner la contribution fédérale aux coûts du régime et, d'autre part, de confier aux provinces, en pratique, une pleine autonomie dans sa gestion. Connaissant le biais centralisateur de l'administration Trudeau, l'abandon de la tutelle que le ministère fédéral avait toujours exercé sur les provinces, pour ce programme comme pour tous les programmes à frais partagés, signifiait un changement d'attitude radical, qui pourrait peut-être [303] s'expliquer par le souci du gouvernement central de laisser aux provinces l'odieux de procéder aux ajustements souhaités. Chose certaine, on commença à discuter sérieusement de « tickets modérateurs » un peu partout au Canada — ce qui avait pour effet de remettre en question la gratuité totale des soins qui avait prévalu jusque-là — et dans certaines provinces, la pratique de la « surfacturation » commença à se généraliser. En 1984, une nouvelle Loi de la santé fédérale était adoptée qui redonnait au ministère fédéral son pouvoir de tutelle sur la gestion du programme par les provinces. Le ministre responsable de l'époque, madame Bégin, a justifié cette loi par le désir du gouvernement fédéral de préserver l'essence même du programme tel qu'il avait été conçu au départ à savoir, essentiellement l'universalité d'accès (« gratuité » des soins) et le caractère public de son organisation [7]. Assez étrangement cependant, si la loi de 1984 fermait la porte aux « tickets modérateurs », elle n'en faisait pas autant quant à la possibilité de privatiser les services de santé. On discute donc aujourd'hui, de plus en plus, de la possibilité d'introduire au Canada des « Organisations de services intégrés de santé » (OSIS), qui seraient en quelque sorte une réplique des « Health Maintenance Organization » (HMO) américaines [8]. Il est donc plus que légitime de se demander si l'objectif véritable du gouvernement Trudeau en 1984 n'était pas beaucoup plus de rétablir la tutelle du fédéral sur les provinces dans ce secteur, que de contrer le processus d'ajustement de ce programme aux exigences de la nouvelle politique.

Finalement, ce que démontrent ces faits, c'est que la période qui nous occupe ici en est une de transition dans le domaine de la politique sociale. La nouvelle politique sociale de l'État est assez bien définie, mais le changement de politique se concrétise progressivement dans les programmes, non sans résistance ni soubresauts. Tous ne se rallient pas inconditionnellement à la nouvelle politique et on peut parfois encore trouver des manifestations de l'ancienne approche.

CARACTÈRE STRUCTUREL
DE LA POLITIQUE SOCIALE


Il est cependant un autre niveau auquel cette « continuité » dont nous faisions état précédemment, se manifeste. En effet, un examen un peu attentif des tenants et aboutissants du processus de transformation de la politique sociale qui se produit pendant cette période, révèle rapidement que certains des développements qui sont [304] survenus alors que le Parti libéral du Canada était au pouvoir, avaient été conçus sinon amorcés avant même qu'il n'arrivât au pouvoir.

Ainsi, lors de mon analyse approfondie du processus de refonte de l'assurance-chômage qui aurait commencé en 1970, avec l'adoption d'une nouvelle Loi de l'assurance-chômage, j'ai pu découvrir que l'adoption du régime d'assistance publique du Canada, la création du ministère de la Main-d'œuvre qui devait permettre la séparation administrative du Service national de placement et de l'Assurance-chômage, et, plus fondamentalement, cette refonte même de l'assurance-chômage en 1970, faisaient suite à des recommandations précises du rapport Gill de 1962 [9] !

De même, lorsque les conservateurs ont succédé aux libéraux à la tête du gouvernement, cela n'a pas entraîné pour autant un redressement quelconque au niveau des orientations principales qu'on était en voie de donner à la politique sociale. D'un parti à l'autre, il y eut des différences d'accent beaucoup plus que de substance, en ce qui concerne la nouvelle politique sociale de l'État canadien.

Peut-être cette « continuité » s'explique-t-elle, en partie au moins, par les particularités de notre système parlementaire, qui conduisent d'une part au bipartisme et qui, d'autre part, ne permettent pas un grand écart idéologique entre les grands partis en présence [10]. Peut-être aussi cela est-il partiellement dû à la force d'inertie de la bureaucratie étatique, qui ne permet pas toujours au gouvernement de réaliser ce qu'il souhaitait en accédant au pouvoir.

Plus fondamentalement cependant, je crois que cette « continuité » de la politique sociale ou, plus exactement, de ses transformations, découle directement de la nature proprement structurelle de la politique sociale. On est en effet habitué de considérer les « problèmes sociaux » comme des problèmes individuels de bien-être. Corrélativement, les « politiques sociales » seraient, dans cette perspective, des mesures essentiellement humanitaires visant à alléger la misère de ceux qui en sont les victimes. Or, nos sociétés ont appris depuis longtemps déjà que cette façon de concevoir les politiques sociales est non seulement partielle, mais qu'elle contribue à masquer leur nature profonde. En effet, un problème devient « social » non pas tant en raison de la grande misère de ceux qui en sont les victimes, mais lorsque ceux-ci représentent une quelconque [305] menace pour l'ordre social lui-même : menace pour la paix sociale par exemple, ou encore pour le bon fonctionnement de l'économie... Cela permet de comprendre notamment que de graves problèmes de « bien-être » aient pu longtemps exister dans nos sociétés, sans pour autant être reconnus comme « problèmes sociaux » : ou bien ceux qui les éprouvaient n'étaient pas suffisamment forts pour en saisir la société, ou bien leur existence n'était pas de nature à perturber significativement le bon fonctionnement de l'ordre social existant.

Dans cette perspective proprement « sociale » — ou « sociétale » si on préfère, puisqu'à force d'être associé aux problèmes humanitaires, le qualificatif « social » a fini par perdre son sens premier pour prendre le sens d'« humanitaire » précisément — on constate que la finalité première et fondamentale de la politique sociale, ou des politiques sociales, est toujours de tenter d'atténuer, sinon d'éliminer, les effets néfastes de certaines des contradictions ou « dysfonctions » de notre système, l'allégement de la misère humaine constituant un moyen d'y arriver, beaucoup plus qu'une fin en soi. Ainsi que le disait, déjà en 1945, le ministre fédéral de la Santé nationale et du Bien-être social lors de la Conférence fédérale-provinciale du rétablissement (« reconstruction »), à laquelle le gouvernement fédéral devait dévoiler le plan de sécurité sociale qu'il entendait mettre en œuvre au Canada :

Le problème de la sécurité sociale se présente sous deux aspects. En premier lieu, on trouve le côté humanitaire ou social et, en second lieu, le côté économique ou financier. Nous avons été enclins, par tradition, à envisager ces deux aspects comme étant incompatibles. Récemment, nous en sommes venus à nous rendre compte qu'un vaste programme de sécurité sociale trouve sa justification non seulement au point de vue humanitaire mais en ce qu'il peut contribuer à la stabilité économique par le maintien de la production, du revenu et de l'embauchage et par une distribution équitable de la puissance d'achat [11].

 En termes plus généraux et sans trahir le sens de ce qui précède, on pourrait dire que la « sécurité sociale », c'est au moins autant la sécurité de l'ordre social existant, qu'un mécanisme de protection pour les victimes désignées des « risques sociaux ». De même, la politique sociale, avant de se traduire par un ensemble de mesures destinées à atténuer sinon à éliminer des problèmes particuliers et individuels de « bien-être, constitue une stratégie d'ensemble par laquelle une société donnée cherche à assurer son harmonie interne, sa cohésion, sa croissance et son épanouissement, sa reproduction, compte tenu de ses caractéristiques propres, des moyens matériels et des réserves humaines dont elle [306] dispose, des potentialités, limites et contradictions inhérentes à son système socio-économique...

DE LA SÉCURITÉ SOCIALE
À LA SÉCURITÉ DU REVENU


Si donc il n'est pas toujours évident que les « problèmes sociaux » qui affectent une société résultent des caractéristiques structurelles du système socio-économique qui sert de fondement à l'organisation sociale, la « politique sociale » elle n'en a pas moins toujours une finalité ou des préoccupations d'ordre structurel ou fondamental. Des préoccupations de cet ordre n'étant jamais simplement accidentelles ou conjoncturelles, on comprend que le simple changement de gouvernement ne suffise pas à modifier substantiellement les orientations de la politique sociale, à moins que le nouveau gouvernement ne soit « révolutionnaire » et n'hésite pas à modifier les fondements mêmes de l'organisation sociale. Dans le cas contraire, la marge de manœuvre dont il dispose au niveau de la politique sociale est très étroite, ce qui explique par exemple que des partis socio-démocrates, tels les partis socialistes de France ou du Portugal, ou encore des partis ayant un « préjugé favorable aux travailleurs », tel le Parti québécois au Québec, aient été contraints, malgré toutes les promesses antérieures et au risque de s'aliéner leur base électorale propre, de modifier radicalement leur politique sociale une fois arrivés au pouvoir, adoptant même souvent des mesures sociales plus sévères et restrictives que ce qu'avaient pu se permettre les gouvernements « bourgeois » qui les avaient précédés.

Ceci dit cependant, si la constatation de cette dimension structurelle de la politique sociale indique clairement le niveau auquel on devrait rechercher les explications de la réorientation substantielle de la politique sociale canadienne qui se produit pendant la période étudiée, elle ne nous dit rien sur ces causes précises qui nous permettraient de comprendre la forme qu'allait prendre la nouvelle politique sociale, laquelle favorise le recours à la technique de la supplémentation du revenu, comme nous l'avons déjà noté, et est particulièrement préoccupée par « l'incitation au travail » des bénéficiaires potentiels de la « sécurité du revenu ».

Plusieurs thèses ont été développées à propos de ce que d'aucuns ont appelé la « crise de l'État-providence » : crise « fiscale » de l'État ; crise de « légitimité » de la solidarité sociale construite artificiellement par l'État ; remise en question de l'interventionnisme et retour aux principes du libéralisme...

Je n'ai pas les moyens ici de rendre justice à chacune de ces thèses, non plus que de développer ma propre thèse. Je me contenterai d'évoquer quelques faits qui, sans fournir « d'explication », aideront sans doute à se faire une idée un peu plus précise de la nature et du sens de la transformation de la politique sociale qui est survenue depuis le début des années 1960 au Canada.

[307]

D'abord, rappelons que depuis la « révolution keynésienne » et la mise au point conséquente de la stratégie de sécurité sociale, la politique sociale avait pris une connotation nettement économique, ainsi que le rappelait par exemple la citation ci haut rapportée du ministre fédéral de la Santé nationale à la Conférence du rétablissement. C'est donc d'abord sur le terrain économique qu'on doit chercher l'explication de la remise en question de la stratégie de sécurité sociale d'inspiration keynésienne.

D'autre part, une caractéristique de la politique économique keynésienne consistait à rechercher l'équilibre de l'économie tout en réalisant le plein emploi, grâce à la régulation de la demande effective pour les biens de consommation et de production ; d'après Keynes en effet, la crise des années 1930 avait été en partie attribuable à une insuffisance de la demande solvable par rapport à la capacité de production des entreprises, ce qui aurait provoqué une accumulation de stocks, une diminution de l'activité productive, une augmentation du chômage, une diminution encore plus grande de la demande solvable, une accentuation du déséquilibre entre capacité productive et demande solvable et donc, un enfoncement progressif dans la crise plutôt qu'un retour à l'équilibre, ainsi que l'enseignait la théorique économique classique. Dans cette perspective, les mécanismes de transfert social étaient perçus comme un moyen d'effectuer la régulation nécessaire de la demande solvable et un programme comme l'assurance-chômage avait présumément l'avantage de faire une régulation automatique, la nature même du programme étant de constituer des réserves pendant les périodes de plein emploi (et donc de forte demande) pour les remettre proportionnellement en circulation pendant les périodes de ralentissement économique (et donc de plus faible demande, par suite du chômage accru). D'où la place centrale qu'occupait le régime d'assurance-chômage dans le système de sécurité sociale mis progressivement en place, à partir des années 1940.

Dans les faits, la théorie n'a pas fonctionné tel que prévu au Canada. Ainsi, à peine quelques années après que les mécanismes de la sécurité sociale eussent été appelés à jouer leur rôle de stimulation de la demande — soit à la fin des années 1950, moment auquel on assiste à un ralentissement de la croissance des dépenses militaires qui, jusque-là, avaient joué le rôle de stimulant — le principal élément du système de sécurité sociale, à savoir l'assurance-chômage, est presque acculé à la faillite. D'où la création du Comité Gill sur l'assurance-chômage, qui constate déjà en 1962 l'insuffisance des mécanismes de la sécurité sociale en ce qui concerne la stabilisation économique, et qui recommande à l'État canadien d'adopter une stratégie économique beaucoup plus extensive que ce qui avait été fait jusque-là ; cette nouvelle stratégie économique annonce déjà dans ses grandes lignes la nouvelle politique économique et sociale, qui ne deviendra manifeste cependant qu'à partir de 1970, à l'occasion de la « refonte » de l'assurance-chômage précisément.

En effet, on assista à une reprise de l'activité économique au cours des années 1960, et on a pu penser que malgré l'alerte donnée par la faillite [308] appréhendée de l'assurance-chômage, les mécanismes de sécurité sociale avaient somme toute bien joué leur rôle. L'approche keynésienne devait cependant être à nouveau mise à mal avec l'apparition du phénomène de la « stagflation » vers la fin des années 1960 : la théorie de la régulation keynésienne présume en effet qu'inflation et chômage évoluent inversement l'un par rapport à l'autre, alors qu'avec la « stagflation » on était témoin de hauts taux de chômage combinés avec des taux d'inflation qui ne cessaient de croître. D'autre part, on commençait aussi à percevoir un nouveau « problème social » : celui de la croissance du rôle économique de l'État, une évolution qui apparaissait de plus en plus en contradiction avec les fondements mêmes de l'économie de marché. Comme le notait en effet le Conseil économique du Canada dans son rapport annuel publié en 1973, en 1972, « près de 40% du produit national passait par les administrations publiques, soit sous forme d'achats de biens et services, soit sous forme de transferts. (...) Les dépenses des trois paliers de gouvernement qui représentaient 22% du PNB au début des années 50, se sont accrues graduellement mais de façon irrégulière pour atteindre près de 31% en 1966. Depuis, l'augmentation de leur part relative a progressé à un rythme extrêmement rapide. Alors qu'il a fallu 16 ans pour hausser la part des dépenses publiques de 22 à 31% ; six années seulement ont suffi pour la faire grimper de 31 à 39% » (p. 103).

Le rappel de ces quelques faits et paramètres ne nous informe évidemment pas sur le chemin précis qui a conduit à l'élaboration et à la mise au point de la nouvelle politique sociale. Celle-ci en effet n'a pas été arrêtée d'un seul coup, mais s'est précisée au fil des années, des essais et des erreurs, de même qu'en fonction des réactions qu'elle a suscitées. On pourrait même dire que le processus de sa mise en œuvre étant toujours en cours, elle est elle aussi toujours en cours de définition. Ce rappel cependant nous permet de mieux saisir la raison d'être de certains de ses traits caractéristiques : la réduction, dans toute la mesure possible, du rôle économique de l'État ; en conséquence, le recours à des techniques de transfert plus « efficaces » parce que mieux modulées sur les besoins, ce qui serait le cas des techniques de supplémentation du revenu notamment ; enfin, non pas un retrait total de l’État de l'économie ainsi que tend à le faire croire le discours « libéral » qui est souvent utilisé pour justifier la nouvelle politique sociale, mais plutôt une nouvelle façon pour l'État d'intervenir. Celle-ci est telle que l'État, plutôt que de « concurrencer » le capital privé, se met directement à son service : c'est dans ce dernier contexte qu'on devrait situer la dimension « stratégie d'emploi » qui caractérise la nouvelle politique sociale ; celle-ci ne se traduit pas uniquement par un resserrement du contrôle de la disponibilité pour le travail des bénéficiaires de la nouvelle sécurité du revenu, en effet, mais aussi par des programmes de subvention directe aux entreprises, sous la forme des programmes de création d'emploi ou de formation de la main-d'œuvre, par exemple.

[309]

CRISE DE LA POLITIQUE SOCIALE...
CRISE DE SOCIÉTÉ


Enfin, une fois reconnu le caractère foncièrement structurel de la politique sociale, on peut aussi plus facilement saisir le lien qui peut exister entre l'évolution de la politique sociale, au Canada, d'une part, et ces deux séismes majeurs qu'ont été, pour la société canadienne, la « crise d'octobre » 1970 et le recours conséquent à la Loi des mesures de guerre, ainsi que l'adoption de la Loi anti inflation en 1975, d'autre part.

En effet une caractéristique de la politique sociale consiste à assurer le bon fonctionnement de la société « en douceur », par opposition aux modes d'intervention directement répressifs dont dispose l'État pour maintenir l'ordre social établi. Ceux-ci sont sans doute très efficaces à court terme, parce que radicaux, mais ils présentent l'inconvénient majeur, à plus long terme, d'exacerber les tensions sociales qui ont été à l'origine de la crise, plutôt que de conduire à l'apparition d'un nouveau consensus social indispensable au bon fonctionnement de la société, dans la « paix sociale ». D'où l'avantage à long terme d'une politique sociale efficace, sur les méthodes ouvertement répressives ou autoritaires. Si donc l'État se voit contraint, dans un contexte donné, de recourir à de telles méthodes, on peut présumer que c'est en raison de déficiences ou de carences majeures de sa politique sociale antérieure. Chose certaine, il ne pourra recourir indéfiniment à de telles méthodes autoritaires, ou répressives, car à la longue, c'est sa légitimité même qui risque d'être contestée. Un gouvernement éclairé, qui rejette le modèle autoritaire, s'emploiera donc sans délai, dans de telles circonstances, à mettre au point une politique sociale mieux ajustée aux exigences du maintien de l'ordre socio-politique établi.

On ne saurait évidemment mettre en doute que ces deux événements marquants de la période étudiée auxquels nous avons déjà fait allusion, aient constitué des moments de crise politique majeure pour la société canadienne. Pour y faire face en effet, l’État canadien n'a pas hésité à utiliser les « grands moyens », puisque dans l'un et l'autre cas ce sont des caractéristiques fondamentales de l'ordre politique canadien qui ont été mises en veilleuse : en 1970, invoquant une situation « d'insurrection appréhendée », l'État central a en effet suspendu les libertés fondamentales des citoyens, rendu possible l'arrestation et la séquestration de centaines de citoyens québécois, et ajouté à l'intimidation de l'ensemble des citoyens québécois par l'intervention au Québec de l'armée canadienne ; en 1975, les initiatives gouvernementales ne furent certes pas aussi spectaculaires, mais c'est encore en invoquant une présumée situation « d'urgence nationale » que l'État central s'est permis de suspendre l'application d'un pan important de la Constitution canadienne — en vue d'intervenir dans un champ de compétence provinciale — tout en suspendant l'application de ces [310] principes fondamentaux des économies de marché que sont la liberté du commerce et la liberté du travail [12].

Certes, les racines de chacune de ces deux crises politiques majeures qu'a connues la société canadienne sont très différentes. Dans le cas de la « crise d'octobre », ces racines étaient foncièrement politiques, puisque cette crise fut en quelque sorte l'aboutissement de l'affrontement entre deux projets de société incompatibles : le projet de création d'une société québécoise « distincte » dirait-on aujourd'hui, et le projet d'une société canadienne dont le Québec devait être une partie intégrante et indifférenciée. D'ailleurs, compte tenu du rôle que les politiques sociales sont appelées à jouer dans la caractérisation de la « solidarité nationale » au sein des États-nations modernes [13], on ne s'étonnera pas qu'une bonne part de l'affrontement entre les États canadien et québécois, au cours des années 1960, ait porté sur leur rôle respectif dans le champ de la politique sociale. L'État québécois réclamait un retrait fédéral complet, tandis que l'État canadien souhaitait au contraire être reconnu comme maître d'œuvre, les provinces n'étant appelées qu'à jouer un rôle subalterne et complémentaire, au niveau de la gestion des services sociaux essentiellement [14]. En ce qui concerne la crise de 1975, je pense avoir démontré qu'outre les facteurs fondamentaux déjà identifiés — notamment la remise en question du rôle économique de l'État et l'option en faveur d'un nouveau mode d'intervention, « au service » du capital privé plutôt qu'« en concurrence » avec lui — la neutralisation par les travailleurs des initiatives prises en 1970 expliquerait aussi le recours momentané à des méthodes autoritaires [15]. Sa politique sociale ne produisant pas (ou plus) les effets attendus, l'État canadien n'aurait eu d'autre choix que de recourir à la méthode forte, en attendant de mettre au point de nouvelles modalités de mise en œuvre, présumément plus efficaces de la politique sociale.

[311]

Quoi qu'il en soit des causes de l'une et l'autre crises cependant, chacune fut suivie de développements assez intensifs au niveau des politiques sociales. Ainsi, après s'être affrontés pendant une bonne décennie à propos des politiques sociales, les gouvernements canadien et québécois s'engagèrent à partir de 1972 dans une période « coopérative » Ce nouveau « fédéralisme coopératif » dans le champ social se manifesta d'abord à propos des allocations familiales : le gouvernement fédéral n'abandonna pas son programme, comme l'aurait souhaité le Québec, mais accepta néanmoins de le moduler en fonction de certaines préférences provinciales. Le gouvernement québécois accepta pour sa part que ses propres allocations ne soient que des compléments aux prestations fédérales. Plus tard, en 1979, on constatera une étonnante complémentarité entre les politiques fédérale et québécoise, lors de l'introduction des crédits d'impôt remboursables pour enfants à charge, par le gouvernement fédéral, et la mise en place du supplément au revenu de travail, par le gouvernement québécois, pourtant officiellement « souverainiste ». On pourrait donc penser que la démonstration de force de 1970 avait produit les effets attendus, en ce qui concerne les rapports Québec-Canada.

Quant à l'année 1975, elle marque elle aussi un virage important de la politique sociale canadienne. Alors que de 1970 à 1975 on avait privilégié des méthodes « incitatives » de mise en œuvre de la nouvelle politique sociale, à partir de 1975 on n'hésitera pas à utiliser des moyens beaucoup plus directs et restrictifs à l'égard des travailleurs. Ainsi, plutôt que d'exercer une pression sur les travailleurs réguliers en attirant sur le marché du travail des travailleurs « marginaux », — mères de famille, jeunes, assistés sociaux — on s'attaqua directement aux travailleurs déjà présents sur le marché du travail en réduisant les bénéfices de l'assurance-chômage, ou en restreignant l'admissibilité de façon à rendre « plus intéressants » certains emplois moins bien rémunérés, et à décourager l'abandon volontaire d'emplois à certains égards insatisfaisants. En d'autres termes, les nouveaux objectifs de la politique sociale ne changeaient pas, mais ils devenaient beaucoup plus clairs et précis, tandis que les moyens d'y parvenir se faisaient plus directs et contraignants.

*  *  *

On voit donc que si la politique sociale canadienne a été profondément transformée au cours de la période étudiée, on aurait tort d'attribuer tout le mérite, ou au contraire tout le blâme, selon l'appréciation qu'on en fait, au seul Parti libéral du Canada. Certes, on ne saurait nier les responsabilités de celui-ci et de ses leaders. Ainsi, le recours à la Loi sur les mesures de guerre contre la société québécoise, en 1970, et dans une certaine mesure, l'adoption de la Loi anti-inflation en 1975, entache à jamais son dossier aux yeux de l'histoire et ce, d'autant plus gravement qu'il se prétend le défenseur des libertés individuelles et [312] de la libre entreprise. Mais les problèmes auxquels il était confronté étant d'ordre structurel, on est forcé de reconnaître qu'un autre parti et d'autres hommes au pouvoir n'auraient peut-être pas eu recours à des méthodes aussi brutales, notamment en ce qui concerne le Québec, mais auraient tout de même poursuivi les mêmes objectifs. L'étonnante continuité d'un gouvernement à l'autre, au plan de la politique sociale, et sans doute même au plan constitutionnel — le lac Meech venant compléter le rapatriement unilatéral de 1982, lequel s'inscrivait dans le prolongement du « règlement » de la crise d'octobre de 1970 — tend tout au moins à nous le faire croire. D'autre part, les transformations de la politique sociale révéleraient que le néo-libéralisme dont on se réclame souvent pour justifier la nouvelle politique sociale, loin de favoriser l'épanouissement des libertés individuelles, mènerait plutôt notre société vers un contrôle social toujours plus étroit, sinon vers l'autoritarisme. C'est peut-être là une autre manifestation du fonctionnement « à l'idéologie » de la politique sociale et du pouvoir de mystification des esprits qui en découle.



[1] Voir « De l'assurance-chômage à la garantie d'un revenu annuel... par l'emploi ou « Comment procéder à un détournement dans la plus stricte légalité », dans M. PELLETIER, De la sécurité sociale à la sécurité du revenu : Essais sur la politique économique et sociale contemporaine, Montréal, 1982, (M. Pelletier, éd.). p. 105-373.

[2] Voir par exemple, le Livre blanc publié par l'honorable John MUNRO, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, La sécurité du revenu au Canada, Ottawa, 1970, ou encore le Document de travail sur la sécurité sociale au Canada, publié par l'honorable Marc LALONDE, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, le 18 avril 1973, ainsi que la déclaration du même ministre à la Conférence fédérale-provinciale des 18 et 19 février 1975 : « Prochaines étapes importantes de la réforme du système de sécurité sociale au Canada ».

[3] Voir l'énoncé des implications pratiques de la nouvelle politique, dans le Livre blanc ci-haut mentionné : « Premièrement mise au point de la formule du revenu garanti pour en faire un instrument principal de lutte contre la pauvreté. Deuxièmement, par voie de conséquence, réforme des démo subventions, y compris l'établissement d'un nouveau régime de sécurité du revenu familial (en remplacement des allocations familiales existantes) et la modification de la Loi sur la sécurité de la vieillesse (en vue de geler les prestations de sécurité de la vieillesse à 80 $). Troisièmement, la consolidation et l'extension des assurances sociales (c'est-à-dire assurance chômage et RPC/RRQ) (lesquelles), alliées aux revenus et aux épargnes individuels, protégeront le gros de la population contre la pauvreté. Quatrièmement, diminution de l'importance accordée à l'assistance sociale en cit., p. 33.) Pour une analyse de cet énoncé, voir M. PELLETIER, op. cit., pp. 179 et suiv. insistant davantage sur le revenu garanti et l'assurance-sociale. » (op. cit, pp. 179 et suiv.

[4] Voir par exemple, M. Pelletier, op. cit., p. 67, note 2, pour des énoncés explicites à cet égard.

[5] Le Conseil économique du Canada, présentant les grandes lignes de la nouvelle stratégie, a dit euphémiquement, en 1968, que l'objectif était « d'aider les gens à s'aider eux-mêmes », Conseil économique du Canada, Défi posé par la croissance et le changement (Rapport annuel), 1968, pp. 149 et suiv. Pour une discussion détaillée, voir M. Pelletier, op. cit., pp. 173 et suiv.

[6] Ainsi qu'on pouvait le lire dans le Rapport du Groupe de travail sur l'assurance-chômage publié en juillet 1981 : « Le remaniement des caractéristiques du Régime en vue de lui faire jouer un plus grand rôle relativement à la réalisation des objectifs du marché du travail s'inscrit dans une suite de modifications conceptuelles qui ont été apportées presque sans interruption depuis 1975. » L'assurance-chômage dans les années 1980, Ottawa, Emploi et Immigration Canada, juillet 1981, p. 44.

[7] M. BÉGIN, L’assurance santé : Plaidoyer pour le modèle canadien, Montréal., Boréal, 1987, Voir également mon compte-rendu à paraître dans Politique, Revue de la société québécoise de science politique.

[8] Voir par exemple, « La greffe des HMO pourrait-elle réussir au Québec ? Le ministère a multiplié les études, mais seule l'expérimentation permettra d'en juger », dans Le Devoir, premier octobre 1988, p. A-11.

[9] Comité d'enquête relatif à la Loi sur l'assurance-chômage (Gill), Rapport, Ottawa, 1962. Voir l'analyse que je fais de cette question dans mon ouvrage précité aux pp. 147 et suiv. On cherchera en vain une quelconque référence à ce Rapport dans les livres blancs de 1970 où le gouvernement présentait sa nouvelle politique sociale (Livre blanc publié par l'honorable John MUNRO, op. cit., et L'assurance-chômage au cours des années 1970, livre blanc déposé par l'honorable Brice MACKASEY, ministre du Travail, Ottawa, 1970).

[10] À titre d'illustration de cette thèse, voir Y. Sénécal, « Les élections du 2 décembre : un bipartisme à écart idéologique réduit », dans Le Devoir, 16 janvier 1986, p. 7.

[11] Conférence fédérale-provinciale, Mémoire du Dominion et des provinces et délibérations de la conférence plénière, Ottawa, 1946, Edouard CLOUTIER, Imprimeur de sa très excellente majesté le roi, 1945, p. 91. Cité dans PELLETIER, 1982, p. 379.

[12] Le préambule de la Loi anti-inflation invoquait l'incompatibilité de l'actuel taux d'inflation avec l'intérêt général, ainsi que la gravité du problème national posé par sa réduction et son endiguement. Comme le notait le ministre des Finances de l'époque, Donald MACDONALD, quelques semaines avant son adoption : « Le type de contraintes auxquelles nous songeons n'a jamais eu son équivalent en période de paix. Nous nous engageons dans une ère d'intervention gouvernementale au sein de l'économie. Si vous ne trouvez pas cela aussi effrayant que moi, alors faites-le moi savoir ». Voir M. PELLETIER, De la sécurité sociale à la sécurité du revenu, op. cit., p. 408, note 152.

[13] Voir M. PELLETIER, « Dans le contexte social et politique : le maillon et la chaîne », dans Relations, numéro spécial : « Les chartes, l'individu et le libéralisme », mai 1987, n° 530, p. 115-118.

[14] Voir par exemple CANADA, Sécurité du revenu et services sociaux, document de travail du gouvernement canadien sur la Constitution, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1969.

[15] M. PELLETIER, De la sécurité sociale à la sécurité du revenu, op. cit., p. 279 et suiv.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 9 septembre 2019 19:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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