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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Radiographie d’une dictature. Haïti et Duvalier. (1973)
Préface de Juan Bosch


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Gérard PIERRE-CHARLES, Radiographie d’une dictature. Haïti et Duvalier. Montréal: Les Éditions Nouvelle Optique, 1973, 205 pp. Édition re-fondue et augmentée. Préface de Juan Bosch. Une édition numérique réalisée par Wood-Mark PIERRE, bénévole, étudiant en sociologie à la Faculté des sciences humaines de l'Université d'État d'Haïti et membre du Réseau des bénévoles des Classiques des sciences sociales en Haïti. [Autorisation formelle accordée par la direction du CRESFED le 11 juillet 2019 de diffuser ce livre, en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[iv]

Radiographie d’une dictature.
Haïti et Duvalier

Préface

HAÏTI, DUVALIER ET L'AMÉRIQUE.

Par Juan BOSCH

Le peuple Haïtien a à son actif une révolution phénoménale, la plus complexe des temps modernes, la seule qui fut à la fois une guerre sociale d'esclaves contre leurs maîtres, une guerre raciale de noirs contre blancs et mulâtres, une guerre civile des noirs et mulâtres du nord et de l'ouest contre les mulâtres et les noirs du sud ; une guerre internationale, contre les Espagnols et les Anglais et Une guerre d'indépendance d'une Colonie contre une Métropole. Cette guerre aux multiples aspects n’aurait pu se faire sans de grands leaders et l'accord résolu des masses ; Haïti put compter avec ces deux facteurs.

Les masses suivent leurs leaders quand ces derniers adoptent une attitude conséquente face aux nécessités et aux désirs de celles-ci ; aussi dans l'histoire de la révolution haïtienne - 1791-1803 - les leaders doivent-ils principalement attirer notre attention.

Comment Haïti a-t-elle pu donner au XVIIIème siècle des dirigeants aussi extraordinaires qu'un Toussaint Louverture, l'un des trois génies politiques de l'histoire des Amériques. Un Dessalines, un Christophe, un Pétion, qui, à l'exception de Pétion ne savaient ni lire ni écrire quand débuta la révolution ? Ce qui veut dire que les facultés naturelles de ces hommes dépassèrent leur état d'ignorance ; leur niveau de connaissance s'éleva de telle façon qu'ils occupèrent une place toute particulière dans l'histoire américaine. N'importe quel analphabète peut être un héros s'il en a le courage, mais il n’est pas facile pour un analphabète de se transformer à la fois en héros, leader de masses et homme politique de génie. Tel fut le cas de Toussaint Louverture.

Ce phénomène trouve son explication dans des conditions spécifiques propres au peuple Haïtien et on peut dire que les grandes personnalités historiques représentent à la fois ce qu'il y a de meilleur [v] et de pire chez ce peuple dont elles ont emprunté l'essence. Un peuple qui a façonné Toussaint Louverture est un peuple extraordinaire.

Et comment se fait-il, dans ce cas qu'Haïti se trouve aujourd'hui dans une pareille situation ? Comment expliquer que ce peuple supporte et dans une certaine mesure soutient la dictature de François Duvalier ?

La réponse à cette question est donnée dans ce livre de Gérard Pierre-Charles. Pierre-Charles explique les causes de la situation haïtienne à partir d'une base solide, une étude statistique socio-économique qu'il présente dès la première page ; dans un tableau sobre, il nous informe que le revenu per capita de son pays est de $63 dollars et que le budget du gouvernement est de $24 millions (dollars) par an pour une population de 5 millions d’habitants, ce qui revient à dire que la dépense publique annuelle n'atteint même pas $5. par habitant ; que la consommation annuelle d'électricité est de 24Kwh et celle de lait 7 litres per capita ; que la mortalité infantile atteint 204% ; l'espérance de vie 34 ans ; et que l'analphabétisme touche 92% d'adultes.

Quand il étudie Duvalier, principal bénéficiaire du régime qui maintient en Haïti cet état de choses, Pierre-Charles dit que « le caractère pathologique du phénomène Duvalier naît de la débilité fondamentale et de la déformation de l'infrastructure de la société haïtienne », et que le cas de Duvalier « peut bien correspondre à un degré déterminé de crises des sociétés pré-capitalistes soumises aux conséquences désastreuses de leurs structures internes et aux effets de la crise du système capitaliste mondial ».

En effet, c'est là, le nœud du problème actuel en Haïti, et de tant d'autres pays latino-américains qui se débattent dans des crises permanentes, bien qu'à des niveaux différents de celle dont souffre Haïti. Le monde capitaliste a évolué selon un schéma de développement que nos pays n’ont pas connu et ne peuvent connaître parce que leurs conditions de colonies plus ou moins évidentes ne leur ont pas permis de s'adapter aux facteurs sociaux qui dans d'autres pays – l'Europe et les États-Unis – ont constitué le moteur du développement. Nous pourrions illustrer cette situation en rappelant l'exemple du Mexique, le pays le plus avancé d'Amérique Latine qui fut précisément le seul à avoir fait une révolution qui porta au pouvoir la bourgeoisie nationale ; et encore, cette révolution eût lieu en 1910, c'est-à-dire 120 ans après la révolution française et 270 ans après le début de la révolution anglaise. Ce qui nous amène à dire en passant, que si la révolution mexicaine avait eu lieu en 1965, 1966 ou en 1967, elle aurait été écrasée par les forces du Pentagone, ou échouée comme celle de Bolivie, de par la conjoncture politique propre à l'Amérique Latine.

[vi]

La structure sociale, économique et politique qui maintient Haïti dans un état de pré-capitalisme est expliquée de façon magnifique par Gérard Pierre-Charles au chapitre VII de son livre. Tout ce chapitre doit être lu avec la plus grande attention par ceux qui s’intéressent non seulement au cas d'Haïti, mais aussi à celui plus général de l'Amérique Latine : ce que Pierre-Charles expose dans ce chapitre s'applique avec plus ou moins de force à bon nombre de nos pays, pour expliquer soit des phénomènes actuels, soit des phénomènes historiques, dont certains très récents. Pierre-Charles, qui est marxiste, ne s'est pas laissé abusé par le bavardage manichéiste d'un marxisme sous-développé qui durant des années et des années a posé le problème de nos pays en termes de bourgeoisie exploiteuse et de prolétariat révolutionnaire ; quand en Amérique Latine, à de rares exceptions près, il a eu et il y aura toujours dans une grande proportion des centres politico-économiques oligarchiques, des nations à prédominance petite-bourgeoise où le prolétariat représente seulement une fraction réduite de la population, tandis que dans une proportion égale ou supérieure on y rencontre des parasites, des chômeurs, et des gouvernements petits-bourgeois consacrés à la tâche sans avenir de transformer l'ordre oligarchique en ordre bourgeois par des voies pacifiques. Ils prétendent faire une omelette sans casser d'œufs. Ce fondement socio-économique du retard latino-américain explique un siècle et demi d'échecs dans l'entreprise d'établissement d'un système de démocratie représentative dans nos pays. La démocratie représentative est l'expression politique d'une société bourgeoise, et à de rares exceptions, la société en Amérique Latine n 'a pas réussi à s'organiser autour de la bourgeoisie.

L'oligarchie est un bloc formé par les propriétaires terriens, les commerçants, les agents impérialistes, le clergé, les petits bourgeois de la bureaucratie civile et des forces armées ; et les faibles bourgeoisies latino-américaines sont entraînées sur le terrain politique, par ce bloc puissant. Sur le plan sociologique, le noyau le plus nombreux, celui des commerçants de nos pays - composé d'un pourcentage très élevé d'étrangers - ne peut être considéré comme bourgeois mais comme pré-bourgeois ; ce noyau restera à l'intérieur du bloc oligarchique, et non du côté de la bourgeoisie, tant que celle-ci ne parviendra pas à substituer par une production nationale, l'emprise étrangère et tant que la base foncière » de l'oligarchie ne sera pas détruite, car ses importations dépendent des fournisseurs étrangers et ses exportations dépendent des propriétaires fonciers nationaux.

Le commerçant de l'Amérique Latine est, pour cette raison, un agent des intérêts étrangers et un allié naturel des propriétaires fonciers nationaux. Quand à la petite bourgeoisie de la bureaucratie civile et des forces armées, son but est de s'approprier le pouvoir politique pour acquérir les richesses et non pas pour transformer l'état [vii] de choses ; pour atteindre ce but, elle vit dans un état permanent d'aventurisme et est le ferment des coups d'état. Une bourgeoisie solidement établie, qui dominerait la vie sociale, économique et politique d'un pays Latino-américain ne patronnerait ni n'accepterait des coups d'état militaires, car la bourgeoisie a besoin d'une stabilité politique et sociale pour atteindre ses buts : gagner richesse et puissance : en revanche, l'oligarchie ne peut tolérer un régime dominé par la bourgeoisie, car celle-ci devrait nécessairement transformer les structures de base du système de « latifundio », comme cela se fit en France au XVIIIème siècle et au Mexique en 1935 ; elle devrait faire face au commerce en prenant le marché aux produits américains ; elle devrait obliger la petite bourgeoisie militaire et bureaucratique à se discipliner, à se soumettre à la stabilité bourgeoise, à être docile et à abandonner ses aspirations à conquérir des positions sociales et des richesses par des aventures politiques.

Dans un aucun pays d'Amérique Latine, on ne peut voir mieux qu'en Haïti, ce fondement politico-social du problème latino-américain, décrit de façon magistrale par Gérard Pierre-Charles.

Cette description est une prouesse de l'intelligence si on tient compte du fait qu'en Haïti aucune étude sociologique appropriée n'a été faite pour parvenir à une interprétation correcte des phénomènes socio-politiques ; je crois qu’on n'y a pas non plus mené à bien les recherches de fond, qui sont indispensables pour tirer des conclusions parce qu'il réunit une série de conditions qui font de lui un cas exceptionnel. Dans ce sens, Gérard Pierre-Charles répond à la tradition haïtienne et aux caractéristiques de son peuple, qui est profond, travailleur et sobre.

Mais ce livre, en plus des mérites que je viens de souligner, contient des pages véritablement pathétiques. Haïti n’est pas un pays qui se développe, mais un pays qui repasse par des étapes qu’ 'il avait dépassées il y a des années. Il engendre chaque jour, plus de problèmes que de moyens pour les résoudre. Haïti s'est tellement converti en un exemple de « société en régression », opposée au concept de « société en voie de développement » - que depuis 1963, j'ai appelé « haïtianisation » le processus qui a consisté pour un certain pays d'Amérique Latine à faire un bond dans leur développement pour se mettre ensuite à reculer.

Pierre-Charles pense avec raison que « le cas d'Haïti préfigure l'avenir des pays d'Amérique Latine et du Tiers-Monde qui n’ont pas réussi à se libérer des entraves féodales et rompre le carcan asphyxiant de la domination étrangère. Dans les conditions actuelles d'affaiblissement du système capitaliste mondial, la crise des structures internes dans les pays dépendants entraîne non seulement une aggravation de la misère des masses, mais aussi la violence déchaînée par les classes dirigeantes menacées. La République d'Haïti en est arrivée à cette étape ».

[viii]

Je serais d'accord avec cette proposition pour la majorité des pays d'Amérique Latine, mais je changerais le terme « féodales » pour « oligarchiques », parce que « féodales » n'est pas approprié à la situation latino-américaine ; et je serais également d'accord pour ce qui est de l'Amérique Latine dans son ensemble et dans ce cas sans le moindre changement avec la phrase qui se trouve à une autre page : « la situation socio-économique et politique d'Haïti, étant donné son degré de décomposition, porte en son sein les germes de sa propre transformation. » Ici, il n'est pas besoin ni de « subversion externe » ni d'intervention de « puissances étrangères ». « De même que du fumier naît la vie nouvelle, la crise sociale haïtienne engendre les éléments de sa solution ». N'a-t-on pas vu cette situation à Cuba, où il se produisit une révolution sans qu'interviennent ni la « subversion externe » ni les « puissances étrangères » ?

Comme dans ce livre, il est question de moi, à plusieurs reprises, et cela à cause des crises répétées sous le gouvernement Duvalier dans lesquelles se vit impliquée la République Dominicaine en 1963, il faudrait que je raconte maintenant comment le Pentagone organisa l'invasion du Général Léon Cantave, qui partit pour Haïti de la base nord-américaine de Ramey, à Porto-Rico et entra à Saint-Domingue à mon insu donc sans mon autorisation avec l'aide des chefs militaires dominicains, exécutant les ordres de la mission militaire yankee à Saint-Domingue ; et il faudrait que je raconte aussi comment cette mission militaire profita de la conjoncture de la défaite de Cantave en Haïti pour déclencher le coup d'état de 1963 contre le gouvernement que je présidais. Mais là n’est pas notre propos. Le livre de Gérard Pierre-Charles est une étude faite pour présenter l'actuelle Haïti aux yeux de l'Amérique, et non pour parler des confits dominico-haïtiens fomentés non en vue d'attaquer la dictature de Duvalier, mais pour en finir avec un régime démocratique qui refusait de se plier au Pentagone.

Le lecteur a ce livre entre les mains. Je lui demande d'y accorder la plus grande attention ; bien que l'action se passe en Haïti, les forces qu'on y décrit sont aussi celles qu’on trouve à la base du drame latino-américain.

BENIDORM, 11 février 1969.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 2 octobre 2019 14:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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