RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Salikoko Sangol MUFWENE, “L'émergence des parlers créoles et l'évolution des langues romanes: faits, mythes et idéologies.” In revue Études créoles, nouvelle série, vol. 1, no 1, 2015, 29 pp. [L’auteur nous a accordé le 9 mars 2016 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]


Salikoko Sangol MUFWENE

Frank J. McLoraine Distinguished Service Professor of linguistics
Department of Linguistics at the University of Chicago

L'émergence des parlers créoles
et l'évolution des langues romanes :
faits, mythes et idéologies
.” [1]

In revue Études créoles, nouvelle série, vol. 1, no 1, 2015, 29 pp.


Abstract
1. Introduction
2. Quelques objections exceptionnalistes
3. Des objections contre Faine, Posner, et Trask concernant l’interprétation des créoles français comme de nouveaux parlers romans
4. Quelques conséquences des ressemblances évolutives entre les parlers créoles et les langues romanes
Références

Abstract


In this article, I revisit two apparently conflicting positions about similarities between the emergence of French creoles and that of the Romance languages. According to Schlieben-Lange (1977), the Romance languages are outcomes of language contact and are creole-like, whereas Faine (1937), Hall (1958), Posner (1985), and Trask (1996) argue that French creoles may be considered as new Romance language varieties. I submit that the positions are reconcilable, insofar as both creoles and the Romance languages emerged under conditions of vernacular shift, by majority populations, to a colonial language ; the substrate languages appear to hâve exerted significant influence on the restructuring of the lexifier ; and the latter was likely quite diverse and was diverging structurally firom the metropolitan varieties by some sort of protracted basilectalization. On the other hand, the Romance languages appear to have diverged more extensively from their lexifier than the creoles have. However, thèse are not sufficient reasons for claiming that the Romance languages are also creoles. Whether or not French creoles should be considered new French dialects also depends on what their native speakers claim, not on what linguists think, based on mutual intelligibility. We learn instead that similar contact ecologies are likely to foster similar structural changes in the language being appropriated by an alloglot population. We must indeed bear in mind that the Romance languages emerged in endogenous settings and really after the collapse of the Western Roman Empire, whereas the creoles did in exogenous ones ; and we hâve no idea how they will evolve a thousand years from now, subject to unpredictable political and economic conditions.

1. Introduction

Dans cet article je revisite la thèse des ressemblances entre l'émergence des parlers créoles et celle des langues romanes, qui a été formulée de deux façons apparemment contraires, selon que l'on prend les parlers créoles ou les langues romanes comme référence pour la comparaison. [2] La première version est associée à Schlieben-Lange (1977), selon laquelle on pourrait rendre compte de l'émergence des langues romanes sur le modèle de celle des parlers créoles, parce qu'elles sont le produit de contacts de langues [et des influences substratiques que certaines langues celtiques auraient exercées sur le latin vulgaire, notamment en Gaule et en Ibérie]. Ayant formulé son hypothèse sous forme de question, Schlieben-Lange souligne aussi l'importance des ressemblances entre les écologies des changements de vernaculaires (dont les nouveaux parlers sont la conséquence), qui méritent autant d'attention que les similarités entre les processus de changements structurels qui caractérisent la divergence, par rapport à leur protolangue, de chacun de ces groupes de parlers.

L'autre version de la thèse est celle affirmée par Faine (1937), Hall (1958), Posner (1985), et Trask (1996). Selon ceux-ci, les créoles romans seraient de nouvelles variétés de langues romanes, parce qu'ils ont hérité de la plus grande partie de leur vocabulaire et une bonne partie de leur grammaire de leur langue de base, le français, bien qu'ils révèlent des influences des langues substratiques. Chaudenson (1979, 1989, 1992, 2001, 2003) précise que cette langue de base, identifiée comme « lexifier » par les créolistes anglophones, était une koïnè coloniale qui a émergé un peu plus tôt que les créoles eux-mêmes, à partir des français populaires emmenés de l'Europe par les colons. À vrai dire, elle a aussi continué à se façonner en parallèle avec les créoles, au fur et à mesure que la composition de la population des colons elle-même changeait, avec les nouveaux arrivants et le taux de mortalité. (J'ai exprimé ceci dans Mufwene 2001 comme « rate of population replacement » - 'taux de remplacement de la population' -pendant la croissance de la colonie.)

Comme cela a été signalé dès le début de cet article, les deux hypothèses ne sont sûrement pas identiques. Cependant, elles ont en commun le fait de reconnaître l'importance centrale de la langue dont la plus grande partie du vocabulaire est issue, le rôle qu'a joué le contact des langues sur la divergence structurelle des nouvelles variétés, et la supposition que le contact ne gêne pas la reconnaissance de l'apparentement génétique entre la protolangue, ou la langue importée dans le territoire pertinent, et les nouvelles variétés qui ont évolué d'elle.

Dans Mufwene (2005), j'ai émis des doutes sur le bien-fondé d'identifier les langues romanes comme des créoles ; et je maintiens cette position ici, tout en soulignant que Schlieben-Lange ne tire pas cette conclusion non plus. J'y souligne aussi le fait que les langues romanes sont des évolutions endogènes, [3] parce que les populations gauloises et ibériques se sont appropriées le latin dans leurs territoires, comme une langue importée. Comme dans Mufwene (2005), je voudrais aussi souligner le fait que la condition servile des producteurs des pari ers créoles n'est pertinente que pour expliquer comment les locuteurs des langues africaines sont entrés en contact avec les locuteurs des langues européennes, en dehors de l'Afrique continentale, ayant été transportés contre leur gré loin de chez eux. Autrement, le contact des langues lui-même procède de façon semblable, même si ce n'est pas exactement à l'identique, sauf dans les spécificités écologiques où il a eu lieu. De plus, les processus mentaux qui ont influencé l'émergence des créoles sont certainement comparables à ceux qui ont produit les langues romanes et bien d'autres variétés coloniales qui sont l'aboutissement de l'indigénisation d'une langue que des locuteurs alloglottes se sont appropriée (Mufwene 2009a). Il n'est donc pas nécessaire d'invoquer la « créolisation » [4] pour rendre compte des ressemblances entre l'émergence des créoles et celle d'autres langues. Ces remarques ne diminuent en rien la pertinence de la comparaison dont il est question dans cet article pour mieux comprendre la spéciation langagière, qui, à mon avis, ne peut être causée que par les migrations allopatriques (en supposant la variation dans la protolangue) et/ou par le contact de langues.

En accord avec Schlieben-Lange, j'argue ci-dessous que les ressemblances entre les parlers créoles et les langues romanes se retrouvent non seulement dans les processus de restructuration mais aussi dans les facteurs écologiques d'appropriation de la langue cible. Il s'agit dans les deux cas d'une grande majorité de locuteurs alloglottes adoptant comme vernaculaire une langue coloniale parlée de façons variées par des modèles constituant une minorité de locuteurs natifs et non-natifs. Du point de vue de la linguistique génétique, peu importe que les créoles soient typiquement des évolutions exogènes, alors que les langues romanes ont eu une naissance endogène. Le processus d'appropriation lui-même s'est déroulé aussi en deux phases ; la première étant celle du changement de vernaculaires (quand les alloglottes adoptaient la langue coloniale comme vernaculaire, urbain dans le cas des Gaulois et des Ibériens en particulier), alors que la seconde correspondait à l'évolution structurelle particulière de la langue de base chez ses nouveaux locuteurs, qui sont d'héritages linguistiques et culturels différents. [5]

Tout comme Chaudenson (1979ss), je postule aussi que la langue de base dans les colonies de plantations a évolué par basilectalisation, à partir des approximations linguistiques au départ plus fidèles, ou moins divergentes, par des alloglottes de la première phase de contacts des populations et des langues (la phase des colonies d'habitation), jusqu'aux approximations de plus en plus divergentes (celle des colonies de plantations), quand les locuteurs alloglottes étaient de plus en plus nombreux et avaient de moins en moins de contacts avec les locuteurs d'héritage de la langue ciblée. Dans le cas des créoles, comme dans celui des langues romanes, il s'agissait autant d'évolution par divergence que d'autonomisation normative des nouveaux parlers, comme l'observe aussi Chaudenson.

Il est aussi à relever que les deux perspectives sur les similarités évolutives entre langues romanes ont été saisies par des démarches différentes ; 1) Schlieben-Lange est partie des ressemblances de circonstances, à savoir le contact des langues, avec une majorité écrasante de populations dominées ou colonisées ayant changé de vernaculaires et aussi certaines similarités entre les processus de restructuration que l'appropriation a déclenchés ; 2) Faine, Posner et Trask quant à eux sont partis de la méthode comparée basée sur certaines ressemblances dans l'émergence des correspondances lexicales et phonétiques, pour arriver à la conclusion que les apparentements génétiques devaient être aussi semblables.

Ces observations sont pertinentes dans la mesure où il est important de savoir, comme l'a remarqué Hugo Schuchardt à la fin du XIXe siècle (voir aussi Ploog 2014), que le contact des langues est un facteur entraînant des changements structurels et une spéciation langagière plus communs qu'on ne tend à le reconnaître en linguistique historique. Le contact des langues est donc un facteur écologique qui en général, et pas seulement dans le cas des créoles et de l'acquisition d'une langue seconde, influence la nature des changements structurels dans une langue (Mufwene 2001, 2005, 2008). Bien que les enfants soient des agents de sélection fondamentaux (DeGraff 1999) dans le sort fait aux variantes présentes dans le « feature pool », il faut bien qu'il y ait des locuteurs non natifs dans l'écologie pertinente pour favoriser certaines variantes qui coïncident avec leurs habitudes linguistiques substratiques ou pour introduire de nouvelles variantes qui pourraient être retenues par d'autres locuteurs/apprenants. Dans les deux cas ces alloglottes peuvent amorcer des divergences dans la variété émergente.

L'approche écologique souligne l'importance de l'histoire des contacts entre les populations et entre les langues en question et aussi celle de la structure des populations à des étapes différentes du lieu des rencontres, dans le cas présent, les plantations dans les colonies de peuplement où des Africains étaient asservis. Dans le premier cas, il est utile de savoir à quelle période les changements en question paraissent avoir eu lieu et quels groupes de locuteurs alloglottes utilisaient la langue subissant des changements. Dans ce dernier cas, il est nécessaire de prendre en compte un certain nombre de facteurs importants, par exemple si la population était dans son ensemble intégrée ou ségréguée (la ségrégation favorisant la divergence) ; si les locuteurs que les apprenants ont perçus comme modèles étaient natifs ou non natifs (ce qui permet de voir aussi le rôle du principe fondateur) [6] ; s'ils étaient majoritairement non natifs, quelle(s) langue(s) parlaient-ils avant ; quelle était la proportion de la population des apprenants par rapport aux locuteurs modèles/ciblés (ce qui permet d'estimer la période critique de la spéciation) ; si les apprenants parlaient des langues typologiquement semblables ou différentes (ce qui permet d'apprécier le rôle de la congruence, soulignée par Corne 1999) ; quelle était la proportion des enfants (en tant qu'agents de sélection) pendant les phases critiques de l'émergence graduelle de la nouvelle variété ; etc. (Mufwene 2001, 2005, 2008).

La méthode comparée est utile parce qu'elle permet de mesurer la proportion des correspondances structurelles (phonémiques, lexicales, et morpho-syntactiques) entre la protolangue ou langue de base et la nouvelle variété, qu'elle soit reconnue comme langue nouvelle ou comme nouveau dialecte. Comme nous le rappellent d'ailleurs Meillet (1900), et Tremblay (2005), par exemple, il est aussi important de connaître l'histoire externe des langues en question, afin de pouvoir déterminer si les correspondances entre elles sont issues d'un ancêtre commun, proviennent des emprunts de l'une à l'autre (et pourraient même constituer un cas de convergence ou Sprachbund, Emeneau 1956), ou sont des homologies. Ainsi l'étude de l'émergence des créoles ne devrait pas être dissociée méthodologiquement de la linguistique génétique ou de la dialectologie historique. Je reviens à ce sujet ci-dessous.

2. Quelques objections exceptionnalistes

À ce jour une grande partie des chercheurs pratiquant la « créolistique génétique », si nous pouvons ainsi désigner la partie des études créoles qui se concentre sur l'émergence des nouveaux vernaculaires coloniaux qui nous concernent (Mufwene 2001), résistent aux hypothèses articulées ci-dessus. Us adhèrent encore à l'exceptionnalisme que dénoncent Mufwene (2001, 2008) et de façon encore plus élaborée DeGraff (2003, 2005) ainsi que Aboh (2015). Par exemple, selon Thomason & Kaufman (1988), il y aurait de bonnes raisons de rejeter l'affirmation selon laquelle les langues romanes ou l'anglais seraient des créoles, tout simplement parce que le contact des langues aurait joué un rôle plutôt secondaire ou marginal dans leur émergence, contrairement au cas des créoles. Les changements structurels qui rendent compte de la spéciation des langues romanes auraient pris bien plus de temps, plusieurs siècles, que dans le cas des créoles, pour lesquels la spéciation serait plutôt subite, en quelque deux générations à partir de leurs ancêtres pidgins. [7]

À voir des études récentes comme Bakker et al (2011) et Daval-Markussen & Bakker (2012), une bonne partie de la créolistique reste aussi exceptionnaliste qu'elle l'était à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, quand Hugo Schuchardt se distinguait de ses collègues en s'intéressant aux créoles et aux pidgins comme des évolutions langagières normales et que Louis Hjelmslev rappelait aux linguistes que toutes les langues sont mixtes dans une certaine mesure. C'est à peine si les créolistes en question, qui souscrivent ainsi au modèle de genèse uniparental, ne vont pas jusqu'à affirmer que les créoles ne sont pas des évolutions et/ou des langues naturelles. Comme l'affirment clairement Thomason & Kaufman (1988) et Thomason (2001), on ne pourrait pas les classer génétiquement, parce qu'ils n'auraient hérité de la langue de base que leur vocabulaire, alors que leur grammaire serait issue d'autres sources, notamment les langues substratiques. Je remets cette position en question ci-dessous.

Allant au-delà de la réflexion de Chaudenson (1992, 2001, 2003) en particulier, Aboh (2015) et Aboh & DeGraff (2015) démontrent que l'hypothèse de la relexification (Lefebvre 1998), qui est en accord avec la position exceptionnaliste (bien que Thomason 1993 ait des doutes sur la validité de cette hypothèse), a la grande faiblesse de ne pas montrer que les influences substratiques ne reflètent pas fidèlement les structures des langues sources, à part le fait qu'il y a bien des structures issues directement des langues de base. Par exemple, selon Aboh (2015), le créole haïtien exprime 1'habituel en utilisant le verbe sans marqueur de temps et ou d'aspect (et parfois avec un adverbe approprié pour l'habituel), alors que le gungbe utilise un marqueur explicite de 1'habituel avant le verbe. De même, dans la syntaxe nominale coordonnée, le gungbe attache la conjonction de coordination à la droite des (deux) noms alors que le créole haïtien positionne avek 'et' devant le deuxième nom conjoint ; [Marie [avek Paul]] mais pas *[[avek Marie] [avek Paul]] et surtout pas *[[Marie avek] [Paul (avek)]].

Pour montrer dans quelle mesure les créoles anglais avaient hérité une bonne partie de leurs grammaires de la langue de base, Mufwene (2001, 2005) attirait déjà l'attention sur le fait que les adjectifs et les articles, bien attestés dans les créoles en question, n'apparaissent pas beaucoup dans les langues substratiques africaines et que des structures telles que « preposition stranding » dans les créoles anglais ont été retenues de la langue de base. On dit donc di/da b(w)ay im kom yia wid 'le garçon avec lequel il/elle est venu(e)' tout comme the boy he/she came here with en anglais vernaculaire mais pas *'di/da b(w)ay im kom yia (with im).

Thomason & Kaufman (1988) affirment aussi que la méthode comparée ne serait pas applicable aux créoles, à cause de leur émergence à partir de contacts de langues. Cependant, il est évident que les langues romanes ne seraient pas nées si les locuteurs des langues celtiques ne s'étaient pas approprié le latin vulgaire comme vernaculaire, d'ailleurs diffusé largement par des locuteurs alloglottes (comme noté ci-dessus), au départ surtout dans les centres commerciaux (Landa 1997) qui sont les antécédents des centres urbains modernes des pays romans. D'ailleurs, Thomason & Kaufman paraissent avoir tiré leur conclusion a priori, avant même qu'ils n'aient appliqué la méthode comparée. Ils ne donnent aucune démonstration de leur position.

Récemment Bakker et al (2012) et Daval-Markussen & Bakker (2012) ont combiné la méthode comparée avec la méthode phylogénétique computationnelle pour mettre en évidence des apparentements plutôt typologiques et soutenir la thèse exceptionnaliste selon laquelle les créoles formeraient un groupe typologique à part des autres langues et séparé génétiquement de leurs langues de base. [8] Curieusement, peut-être en raison des données mal choisies, leur étude a l'inconvénient de projeter des relations improbables, qui croisent des apparentements des langues de base (par exemple entre les créoles anglais et français) qui sont remises en question par l'histoire de la colonisation et des contacts de langues qui en ont découlé. Ainsi, Bakker et al (2012 ; 28) présentent le ndjuka (à base lexicale anglaise), les créoles dominicains et haïtiens (à base lexicale française), et le tok pisin (à proprement parler un « expanded pidgin », mais à base lexicale anglaise) comme étant génétiquement ou typologiquement plus proches les uns des autres qu'ils ne le sont des autres créoles qui leur sont lexicalement et géographiquement les plus proches !

Quiconque connaît ces pari ers n'aurait aucune peine à percevoir que les créoles français de la zone américano-caraïbe et de l'Océan Indien sont typologiquement plus proches les uns des autres, qu'ils ne le sont du tok pisin ou, plus généralement, des « expanded pidgins » de l'Océanie. L'inverse est aussi vrai, s'agissant du tok pisin, qui reste un phénomène océanien. En tout cas, si le tok pisin paraît être apparenté typologiquement et/ou génétiquement aux créoles atlantiques, c'est parce que les auteurs se sont servis pour leur analyse comparée d'un groupe restreint de traits structurels qui différencient les créoles de leurs langues de base (selon l'idéologie de l’Atlas of pidgin and creole language structures, dir. par Michaelis et al. 2013) et qui sont plus convenables pour leur hypothèse plutôt que des traits représentatifs des systèmes des créoles comparés. Les traits représentatifs devraient évidemment aussi comprendre ceux partagés avec la langue de base, qui sont parfois plus nombreux, surtout dans le cas de ceux de la zone américano-caraïbe.

De même, selon l'analyse de Bakker et al. (2012), le créole de Tobago serait plus proche de celui de St. Kitts que de celui de Trinidad, voisin géographique du premier ; celui de la Barbade plus proche de celui d'Hawaii que de celui de la Jamaïque, qui est un parler de seconde génération (en nous inspirant de Chaudenson 1979, 2001) par rapport au premier. C'est par hasard qu'ils saisissent bien la proximité entre le krio et les pidgins du Nigeria et du Cameroun (19). [9] Le problème que soulève la démarche de Peter Bakker et de ses associés donne raison à Meillet (1900), et Tremblay (2005), qui ont souligné que la méthode comparée devait être complétée par l'histoire externe des langues en question avant de tirer des conclusions sur des apparentements génétiques.

Au contraire de l'étude de Bakker et al, un examen plus proche de l'histoire externe de l'émergence des langues romanes révèle davantage de ressemblances entre celles-ci et les parlers créoles. À part le rôle des locuteurs non natifs comme modèles pour les nouveaux apprenants, il faut souligner que c'est surtout après la chute de l'Empire Romain occidental que l'usage du latin vulgaire se répand comme vernaculaire, d'abord dans les centres commerciaux puis graduellement en milieu rural, où vivait la majorité des populations concernées jusqu'au moment de la colonisation des Amériques (y compris les îles ouest-Atlantiques) et celles de l'Océan Indien. [10]

Ce scénario est bien comparable à celui de l'émergence des créoles, si on ne tient pas compte de l'exogénéité des populations serviles. Les écologies de l'émergence des créoles et des langues romanes partagent surtout le fait que les apprenants de la langue coloniale sont majoritaires et ont un accès insuffisant et/ou irrégulier au modèle natif, et que les variétés ciblées sont non standard. Leurs énoncés sont ainsi donc plus sujets aux influences substratiques, bien que, dans le cas des créoles, on puisse supposer que celles-ci soient aussi davantage en compétition entre elles, étant donné les origines ethnolinguistiques diverses (génétiquement et typologiquement) des esclaves. Dans les deux cas, les nouvelles variétés indigénisées divergent au point que les locuteurs d'héritage de la langue cible, au moins ceux de la variété acrolectale métropolitaine, ont de la peine à les reconnaître comme leur langue. Dans certains cas, la divergence structurelle peut aussi être plus prononcée après que la langue de base et la plupart des locuteurs natifs et d'héritage ont disparu de la colonie, comme pour les créoles du Suriname, de Ste. Lucie et de la Dominique, tout comme pour les langues romanes aussi.

Si on tient compte du fait que Cicéron aurait trouvé le latin vulgaire des provinces assez difficile à comprendre, à cause de sa divergence d'avec le latin de Rome (Polomé 1983), on pourrait supposer que le latin vulgaire s'est indigénisé dans un temps aussi bref que les créoles, en moins de deux siècles. Les changements structurels qui ont eu lieu par la suite, durant plus d'un millénaire, seraient des évolutions normales reflétant les processus d'autorégulation (Chaudenson 1992) semblables à ceux qu'ont subies d'autres langues européennes, dont l'anglais, pendant qu'elles se répandaient sur les territoires où elles sont parlées maintenant et entraient en contact avec d'autres langues.

Il est évident que le contact prolongé avec les substrats celtiques en milieu rural a déclenché et/ou accentué la divergence structurelle des variétés néolatines par rapport au latin vulgaire. Il faut aussi tenir compte du rôle du superstrat germanique (en particulier le francique) dans ce qui deviendra le français, et celui de l'arabe dans ce qui deviendra le castillan ou le catalan. Cependant, ni le contexte de ces contacts ultérieurs ni même la nature des pressions exercées sur les locuteurs alloglottes pour qu'ils changent de vernaculaires n'était le/la même que dans les centres commerciaux de l'ancien Empire ou sur les plantations esclavagistes, où les langues substratiques étaient multiples et où la langue coloniale s'est imposée dès le début. Dans le cas des langues romanes, l'homogénéité relative du milieu rural entourant les centres urbains et l'influence substratique qu'elle a exercée sur la variété néolatine correspondante rendent partiellement compte des différences structurelles entre les nouveaux vernaculaires locaux ou régionaux, par exemple entre le castillan et le catalan ou entre la langue d'oc et la langue d'oïl. [11]

Les mécanismes d'autorégulation auxquels fait allusion Chaudenson (1992, 2001, 2003) rendent compte de la façon dont les changements ont eu lieu, produisant finalement plus de régularités et de simplicité morphologiques. Comme les mécanismes paraissent semblables, Chaudenson a eu raison d'affirmer que les processus de restructuration qui ont produit les créoles seraient la continuation de cette autorégulation du système hérité (avec modification) du latin vulgaire tardif. Il observe, par exemple, la simplification de la flexion verbale pour le nombre et la personne (dans les différents temps grammaticaux), ainsi que celle de l'accord en genre et en nombre (par exemple entre le nom-tête et l'adjectif), qui finissent par disparaître dans les créoles français.

L'évolution linguistique et langagière étant fondamentalement un processus local (déclenché par l'interaction de facteurs écologiques divers), on ne doit pas être surpris par le fait que le latin vulgaire se soit transformé en une multitude de variétés néolatines coloniales (ou provinciales, par rapport à Rome), qui par la suite entrèrent en compétition les unes avec les autres. De façon similaire, la même langue de base a donné naissance à des créoles différents, selon le mélange local des langues substratiques et/ou apparemment l'ordre dans lequel la présence de certaines de celles-ci est devenue particulièrement importante dans une (partie de la) colonie ou une autre. [12] Ainsi les créoles français varient d'une colonie à une autre, ou d'une partie de la colonie à une autre (voir Fattier 2000 dans le cas du créole haïtien), tout comme les variétés néolatines en France, dont la plupart ont été déplacées/remplacées par le français de Paris (voir Vigouroux & Mufwene 2014a).

Il est important de souligner les points suivants dans les explications développées dans cet article :

1) Nous devons nous rappeler que les langues romanes se sont développées à partir du latin vulgaire tardif, descendant de celui parlé par les légionnaires (en majorité non Romains) et par les marchands. De ce point de vue, elles ont des origines semblables aux créoles, dont la langue de base était une variété populaire koïnèisante coloniale.

2) Il apparaît aussi que le latin se serait diffusé bien après le départ des Romains de l'Empire occidental où ils ont laissé un héritage culturel indigénisé comme modèle. Cet état des choses aurait créé une situation de contact de langues plus semblable à celles où les créoles historiques (autour de l'Atlantique et dans l'Océan Indien) ont émergé, compte tenu du fait que c'était une koinè coloniale qui était ciblée par les populations serviles alloglottes plutôt qu'une variété métropolitaine spécifique. Celle-ci était ensuite modifiée par les esclaves non créoles, qui n'en avaient pas une compétence native. Chaudenson (1979, 1992, 2001, 2003) a décrit avec justesse la chaîne des modifications subies par la langue cible en termes d'« approximations des approximations ». De surcroît, dans les pays romans comme dans les territoires créolophones actuels, cette émergence des variétés néolatines et des créoles était une autre facette des changements de vernaculaires, donc de la mort graduelle de ceux qu'avaient parlés les autochtones européens avant la colonisation romaine et les esclaves avant leur arrivée dans les colonies.

3) À l'observation selon laquelle l'évolution des langues romanes était endogène, alors que celle des créoles était exogène, je réponds que cette différence est pertinente seulement dans la mesure où on pourrait arguer de l'influence substratique plus forte dans le cas des langues romanes due au fait des langues celtiques typologiquement plus semblables. Mais on se rappellera aussi le rôle qu'ont joué les langues superstratiques/adstratiques comme le francique et l'arabe, qui auraient contribué à différencier davantage les ou certaines variétés néolatines gauloises de leurs contreparties ibériques. [13]

On devrait aussi expliquer pourquoi ces variétés néolatines étaient si nombreuses et différentes entre elles. On ne devrait pas oublier que l'état actuel des langues romanes, qui a diminué le nombre des variétés néolatines est la conséquence non d'une convergence entre elles mais plutôt des pressions de standardisation de la part des institutions gouvernementales et scolaires qui ont promu une variété particulière aux dépens d'autres (surtout des vernaculaires ruraux dénigrés comme « patois ») et de la stigmatisation de ces dernières (voir, par exemple, Nadeau & Barlow 2011). Dans certains cas, les académies ont introduit des imitations de structures latines contraires aux évolutions naturelles qu'ont connues les « patois ». C'est un peu comme si on forçait les créolophones à parler un « créole de soie » (voir Valdman 1991 et ce volume) qu'on essaierait de refranciser sur le modèle du français standard, bien éloigné structurellement et historiquement des koïnès non standards à partir desquelles les créoles français ont évolué.

4) Nous devons nous rappeler que sans la prise en compte du facteur contact de langues, la méthode comparée traditionnelle ne peut expliquer ce qui déclenche les changements qui aboutissent à la spéciation langagière. Il est en effet incertain que les langues indo-européennes (IE) parlées au XIXe siècle, au moment où commençaient la méthode comparée et la reconstruction de l'indo-européen, existaient déjà il y a à peu près 6000 ans, quand commençait la dispersion du proto-indo-européen (PIE). La plupart d'entre elles, si ce n'est toutes, doivent avoir été le résultat du contact du PIE avec des langues non IE ou des contacts tardifs entre langues IE, comme dans le cas des langues romanes et de l'anglais. Dans ce dernier cas, certaines langues germaniques de l'Europe continentale sont entrées en contact entre elles et avec des langues celtiques en Angleterre.

Tout ceci souligne l'importance des observations de Meillet (1900) et de Tremblay (2005), selon lesquelles, sans connaître l'histoire externe d'une langue, c'est-à-dire celle de ses locuteurs, on ne sait pas a priori si on doit attribuer les correspondances que montre la méthode comparée (i) à l'héritage à partir d'un ancêtre commun, (ii) à des homologies, (iii) ou plutôt aux emprunts aux mêmes langues. On pourrait même supposer l'influence exercée en parallèle par une langue commune avec laquelle les langues comparées auraient été en contact. Par exemple, le castillan, le catalan, et le portugais pourraient bien refléter des influences communes de l'arabe qui ont peu à voir avec le latin, dont l'article défini el/al et des mots tels que sukkar 'sucre', qutn 'coton', et al-kuhūl 'alcool'.

Le refus d'appliquer la méthode comparée aux créoles paraît ignorer le fait que les choses ne sont pas aussi clairement tranchées dans la reconstruction du PIE. H y a aussi des cas où la créolistique génétique pourrait bien inspirer la linguistique génétique, surtout si on prend en compte la variation à partir de laquelle la sélection a déterminé l'émergence des créoles. Par exemple, la loi de Grimm pourrait être comprise non pas nécessairement comme une chaîne des mutations de la forme [bh, dh, gh] > [b, d, g] > [p, t, k] > [f, 0, h] mais plutôt comme des situations où les variantes [b, d, g] étaient dans certains cas favorisées par rapport aux variantes [bh, dh, gh] et ainsi de suite. Ceci serait plus semblable au fait que souvent, dans le cas des créoles, la sélection a favorisé certaines variantes par rapport à d'autres, comme [mwε] par rapport à [mwa] 'moi', va aller par rapport à irai/ira pour l'expression du FUTUR, les pronoms personnels toniques par rapport aux pronoms atones (ou des combinaisons des deux formes pour la même personne et le même nombre), le pluriel postposé (par exemple, [nom yø] 'les hommes') par rapport à la construction où le pluriel est antéposé [lεz?m] ou [z?m]), etc.

On pourrait même supposer que certaines des variantes qui distinguent les langues IE les unes des autres auraient pu être sélectionnées sous l'influence de certaines langues pré-IE avec lesquelles le PIE ou certaines des langues IE sont entrées en contact. C'est-à-dire que, certaines, si ce n'est toutes les langues IE modernes, sont la conséquence des contacts entre le PIE et des langues pré-IE qui constituaient leurs substrats. Donc, comme on le voit souvent dans le cas des créoles et d'autres langues modernes, les variantes ont dû coexister avant que l'une ou certaines d'entre elles disparaisse(nt). Le contact pourrait précisément avoir été le facteur principal défavorisant la/les variante-s disparue-s.

La manière dont le contact des langues peut compliquer les correspondances génétiques peut être illustrée par des mots tels que brotherly et fraternal en anglais, le premier indiquant son alignement germanique alors que le second suggérerait un alignement roman ou italique à quiconque ne le reconnaîtrait pas comme un emprunt tardif. Il en serait de même de fatherly et paternal, motherly et maternal, head et chief/capital, etc. On pourrait ajouter à cette liste des cas plus complexes tels que foot et pédicure, qui est plus proche de pied en français < pes/pedis en Latin, ou ear et aural, auricular plus proches de oreille en français < auricula en latin, ou hand et manual plus proche de main en français < manus en latin. Pour ceux qui s'intéressent à la grammaire comme étant aussi pertinente aux apparentements génétiques, [14] notons que le Pied-piping en anglais, utilisé particulièrement dans le dialecte standard et écrit, reflète aussi l'influence du latin et du français, au moins par congruence. La construction John had his hands in his pockets (au lieu de *John had the hands in the pockets) 'Jean avait les mains dans les poches' refléterait une influence celtique, car l'allemand a une construction plus proche du français et d'autres langues IE continentales, sans le possessif (Vennemann 2001). La construction du passif avec be + participe passé pourrait aussi être une influence française.

3. Des objections
contre Faine, Posner, et Trask
concernant l'interprétation des créoles français
comme de nouveaux parlers romans


Comme je l'observe ci-dessus je ne fais que soutenir à l'aide d'arguments plus modernes une thèse plus ancienne soutenue par Jules Faine (1937), Rebecca Posner (1985, 1996), et L. R. Trask (1996). Depuis Polomé (1983), les linguistes répètent souvent les objections suivantes, que je remets en question :

1) Contrairement à l'émergence des langues romanes européennes, il y aurait eu rupture dans la transmission des langues de base dans les plantations ; 2) Les créoles seraient une preuve du contact des langues à l'extrême ; leurs grammaires seraient issues de sources autres que la langue de base, dont ils n'auraient hérité que le vocabulaire ; et 3) Les créoles ne seraient pas apparentés génétiquement à leurs langues de base, parce que leurs grammaires divergent de celles-ci (en conséquence des raisons précédentes !) et ils ne sont pas intelligibles aux locuteurs de celles-ci !

Il ne manque pas de contre-arguments à toutes ces objections. Pour commencer, s'il y a eu rupture dans la transmission de la langue européenne, identifiée jusqu'ici comme « langue de base », comment peut-on expliquer que certains créoles comme le gullah aux États-Unis et le créole jamaïcain partagent jusqu'à plus de 90% de leur vocabulaire avec cette dernière ? Une raison souvent invoquée pour soutenir l'hypothèse de la rupture de transmission est l'institution de la ségrégation raciale dans les plantations où les esclaves étaient devenus la majorité démographique s'élevant souvent jusqu'à 80% (selon la littérature créolistique). [15] Est-il alors justifié de supposer que la ségrégation raciale dans les plantations aurait mis fin à la transmission normale de la langue cible par des Créoles (partiellement) de souche africaine qui vivaient désormais ensemble avec les esclaves bossales et la parlaient comme langue maternelle ? Est-il requis qu'une langue soit transmise seulement par ses locuteurs d'héritage, dans ce cas des colons européens, pour considérer la transmission comme ininterrompue ? Ce critère n'aurait-il pas pu être utilisé aussi contre les langues romanes, qui sont bien le résultat de la transmission du latin vulgaire par des locuteurs non natifs dont les légionnaires de l'armée romaine et la classe dominante romanisée et latinisée de chaque région ? Et que dirait-on des variétés indigénisées des langues européennes parlées aujourd'hui dans les anciennes colonies d'exploitation d'Afrique et d'Asie, qui sont transmises principalement par des locuteurs non européens ? Ou, pour maintenir le biais racial dans ce genre de raisonnement, faut-il aussi désavouer ces variétés indigénisées comme n'ayant pas de connexion génétique avec la protolangue européenne correspondante ? [16]

Quant à la deuxième objection, dans les conditions d'apprentissage non guidé, est-il possible que l'apprenant ne saisisse de la langue cible que son vocabulaire et ne fasse aucunement attention à la façon dont les mots sont utilisés, même si on ne doit pas s'attendre à ce qu'il/elle saisisse fidèlement tous les détails de la grammaire de la langue en question ? Une telle pratique ne serait-elle pas contraire à la supposition normale et naturelle qu'une autre langue a non seulement un vocabulaire différent mais probablement une grammaire différente aussi ? Autrement comment pourrait-on expliquer le fait qu'il y ait eu des continua créoles dès les débuts de la phase des plantations et que certains locuteurs aient été reconnus par des colons comme parlant des approximations fidèles de la langue cible ? Comment pourrait-on aussi expliquer que les témoins coloniaux tels que le Père Jean Mongin et le Père Jean-Baptiste Labat aient rapporté au XVIIe et au XVIIIe siècles que les esclaves apprenaient relativement bien le français et que certains Français auraient pu apprendre cette langue métropolitaine auprès de ceux-là ?

J'ai démontré dans Mufwene (1994), dans le cas du gullah, que l'hypothèse de la décréolisation, à proprement parler celle de débasilectalisation, n'est pas corroborée par l'histoire des sociétés créoles. Comme l'affirme Chaudenson (1979, 2001, 2003) et comme l'avait suggéré Alleyne (1971) avant lui, les créoles semblent avoir commencé avec des approximations plus fidèles des langues européennes. Les basilectes seraient des évolutions tardives, qui confirment d'ailleurs ce que l'on peut aussi remarquer dans le cas des langues romanes ; dès que la population des nouveaux locuteurs se retrouve isolée des locuteurs d'héritage, la divergence de la langue cible ou de la langue de base a tendance à s'accroître.

Dans le cas des langues romanes, l'histoire est compliquée par l'intervention des académiciens pendant le processus de standardisation, mentionnée ci-dessus, car ils ont aussi introduit des structures contraires à l'évolution naturelle de la langue telle que pratiquée par les locuteurs. En effet, il ne s'est pas agi seulement de standardiser l'écriture de la langue mais aussi de remplacer des expressions telles que blasphémer la fortune par blasphémer contre la fortune, ou l'expression quoy que mon amour ait sur moy de pouvoir par quelque pouvoir que mon amour ait sur moy, mais aussi d'introduire plusieurs temps du subjonctif (abandonnés aujourd'hui), ainsi que ne + subjonctif dans des constructions telles que avoir peur et craindre (par exemple craindre qu'il ne vienne) (voir Kibbee 2014). On pourrait certainement ajouter la réintroduction de l'accord grammatical entre l'adjectif et le nom-tête en genre et en nombre ; la double négation ne... pas (au lieu de pas seulement, comme dans le parler vernaculaire) ; l'inversion du pronom sujet et du verbe dans, par exemple, où vas-tu et viens-tu (et même dans Marie vient-elle ?).

Quoi qu'il en soit, en dépit des changements évidents dans la grammaire de chaque créole par rapport à sa langue de base, il y a un certain nombre de propriétés grammaticales qui viennent clairement de celle-ci. On pourrait citer, par exemple les articles et les adjectifs (tant leur forme que leur distribution syntaxique), qui ne sont pas des traits typiques des langues substratiques africaines. Dans le cas des créoles anglais, on devrait aussi noter la structure des propositions relatives et le phénomène de « preposition stranding », tous deux hérités de la langue de base, tout en nous rappelant que cette dernière était typiquement une variété vernaculaire, non standard. Ainsi, on doit dire dans un créole anglophone ; di/da b(w)ay Bill kom yia wid 'le garçon avec lequel Bill est venu ici', mais pas di/da b(w)ay wid we Bill kom yia (qui serait acrolectal, approximant l'anglais scolaire) et surtout pas *di b(w)ay Bill kom yia wid im.

C'est ainsi que Chaudenson peut invoquer plusieurs structures des « français populaires » pour rendre compte des origines des marqueurs de temps et d'aspect dans les créoles français, bien que, comme il le reconnaît dans Chaudenson (2001), les langues substratiques aient influencé la façon dont celles-ci sont intégrées (avec modification) dans la grammaire créole. À ce sujet, voir aussi Aboh (2015) sur l'hybridation dans les grammaires du créole haïtien, du sranan, et du saramaccan (ou samaka, en parler local). Pour ajouter un argument contre l'exceptionnalisme créole, il y a raison de se demander si les structures créoles sont plus divergentes de celles de leurs langues de base et plus influencées par les langues substratiques que les langues romanes par rapport au latin vulgaire.

J'ai suggéré ci-dessus que l'hypothèse inverse est tout aussi, si ce n'est plus, probable. Comme nous le rappelle entre autres Perret (1998), les langues romanes ont introduit des articles, alors que le latin n'en avait pas ; elles marquent le temps avec des constructions périphrastiques, alors que le latin le faisait par des flexions verbales ; et les distinctions temporelles ne sont plus identiques. Les langues romanes ont aussi réduit les distinctions de genre de trois à deux (supprimant le neutre, sans oublier que les nouvelles distinctions ne reflètent pas fidèlement celles du latin), et ce sont les articles qui marquent le genre maintenant (surtout au singulier). En tout cas, les langues romanes ont perdu les classes des déclinaisons nominales avec les cas ; l'ordre des mots et des constituants dans leurs énoncés est devenu plus rigide qu'en latin (où la fonction grammaticale était marquée par le cas) ; les propositions subordonnées finies sont maintenant introduites par un complémentiseur {que en français) au lieu d'être marquées par l'infinitif (qui variait aussi selon le temps et le nombre), etc. On pourrait probablement affirmer que la morphosyntaxe des langues romanes est plus pauvre, et donc plus divergente, par rapport au latin tardif que celle des créoles romans par rapport à leur langue de base, car la morphosyntaxe, par exemple, des français populaires introduits dans les colonies était déjà bien appauvrie.  Tout comme pour les créoles, on pourrait soupçonner l'influence des langues substratiques et/ou superstratiques/adstratiques (comme le francique dans le cas du français ou l'arabe dans le cas de l'espagnol) dans ces changements, par exemple en ce qui concerne la forme de l'article défini (cité ci-dessus). [17] Mais il est fort possible que la variation interne dans la langue de base, différente du latin classique, ait favorisé l'appauvrissement dans les lieux de contact, tout comme dans le cas des créoles, même si dans ce dernier cas la langue de base avait déjà bien moins de flexions qu'en latin vulgaire.

Pour ceux qui soutiennent que l'évolution des créoles a été plus rapide que celle des langues romanes, on pourrait faire remarquer que la divergence du latin dans les provinces de l'Empire Romain paraît avoir commencé assez tôt. Rappelons que, selon l'Empereur Cicéron, la qualité du latin parlé dans les provinces déviait déjà de celui de Rome (Polomé 1983), bien qu'on puisse aussi arguer qu'une telle opinion était semblable à celle des voyageurs européens dans les colonies au XVIIIe et au XIXe siècles.

Le temps démontrera, longtemps après nous, le sort de la vitalité des parlers créoles et ce à quoi leurs structures ressembleront. Le parallélisme évolutif sera d'autant plus important que dans le cas des parlers créoles, les langues substratiques ne sont plus parlées dans les territoires créolophones, tout comme les langues celtiques ont généralement disparu (à une ou deux exceptions près) des territoires romans européens. Si les créoles sont admis comme média d'enseignement, il reste à savoir si l'école les modifiera dans la direction de l'acrolecte, comme les académiciens ont essayé de le faire pour les langues romanes, ou s'ils suivront une évolution naturelle, sans manipulations des tendances en cours, par des académiciens. Les écrivains français comme Pierre de Ronsard et François Rabelais n'avaient-ils pas d'ailleurs innové dans ce même sens ?

Quant à la troisième objection, nous devons tenir compte des remarques formulées plus haut sur l'application de la méthode comparée. Elle est basée sur la supposition (depuis longtemps remise en question par Hugo Schuchardt et Louis Hjelmslev) que l'apparentement génétique des langues doit être conçu sur le modèle uniparental. Les linguistes ont singulièrement confondu le résultat taxinomique des correspondances produites par la méthode comparée (et représenté par une graphique arborescente) avec les processus évolutifs produisant ces correspondances, car celles-ci n'excluent pas le contact des langues. Cette remarque est tout à fait évidente dans le cas des langues romanes et même dans l'émergence et l'évolution de l'anglais. Toutes ces histoires sont marquées par des contacts de langues. Pourtant personne n'a nié la descendance des langues romanes à partir du latin et leur regroupement dans la branche italique des langues IE, ni la classification génétique de l'anglais dans la branche ouest-germanique (donc comme langue-sœur de, par exemple, l'allemand et le néerlandais). Refuser aux créoles leur apparentement génétique aux langues IE montre qu'on les traite différemment des autres langues, commençant d'ailleurs avec l'idée reçue du XIXe siècle, selon laquelle l'hybridation affecte la pureté d'une langue, qu'on peut alors désavouer comme bâtarde et donc rejeter de la famille. La position des linguistes est d'autant plus bizarre que plusieurs locuteurs créolophones non intellectuels affirment souvent parler la même langue de base européenne. [18]

Il n'y a pas de doute que le multilinguisme social dans les grandes plantations du Nouveau Monde et de l'Océan Indien a été extrême, surtout si on ne tient pas compte de la périodisation dans le peuplement des colonies. Cependant, bien qu'elle complexifie le scénario de l'émergence des créoles, la périodisation rend en effet plus réaliste notre conceptualisation du développement des écologies où les Africains sont entrés en contact avec les Européens dont ils se sont appropriés le nouveau vernaculaire, qu'ils ont modifié pendant le processus. Tous les colons n'étaient pas originaires des mêmes endroits dans la métropole ; parfois certains propriétaires et surtout des engagés ne venaient même pas de cette métropole. Ajoutons à cela qu'ils ne sont pas arrivés dans la colonie tous en même temps non plus. Même en tenant compte du principe fondateur (voir note 6), tous ces facteurs pouvaient bien avoir affecté la nature toujours variable de la langue ciblée par les esclaves, qui eux non plus ne sont pas tous arrivés en même temps, comme l'a toujours suggéré la distinction entre ESCLAVES CRÉOLES, ESCLAVES ACCLIMATÉS (« seasoned slaves » en anglais), et esclaves bossales. Cette dernière distinction nous apprend à justifier pourquoi, on devrait faire plus attention à certains groupes qui ne sont pas nécessairement arrivés plus tôt mais qui paraissent avoir eu une masse critique plus importante au moment où le processus de basilectalisation semble avoir été en plein essor.

En complément du PRINCIPE FONDATEUR, la PÉRIODISATION permet d'expliquer dans quelle mesure des populations arrivées à des moments différents avec des masses critiques différentes ont pu influencer les traits morphosyntaxiques d'un créole de façons différentes. La différence pourrait même consister en certaines variantes introduites dans le système, quand la structure de population les favorisait, par exemple lorsque les nouveaux originaires d'une partie de l'Afrique se sont trouvés concentrés dans une partie de la colonie et non pas dans une autre. Ceci pourrait expliquer l'émergence des pari ers considérés plus proches des créoles dans les xilombos du Brésil (Mello 2014) où dans certaines parties de Cuba où l'industrie sucrière est devenue très importante tard au XIXe siècle (Schwegler 2006). Rien de tout ceci n'implique que ces variétés devraient être aussi appelées créoles, car l'attribution du label reste historique, reposant sur des critères non linguistiques (Mufwene 2000).

Notons aussi que, comme je l'observe dans Mufwene (2004, 2008), la question du multilinguisme social (ce que certains préfèrent appeler « plurilinguisme ») se pose différemment pour Hawaï. Cet archipel a été colonisé sur un modèle différent de celui, par exemple, des îles antillaises et de l'Océan indien, qui constituent le prototype historique du concept parler créole. Les engagés, surtout asiatiques, n'étaient pas d'origines aussi multiples que les esclaves de la zone américano-caraïbe et de l'Océan Indien ; les engagés japonais, chinois, coréens, et enfin philippins (parlant surtout le tagalog) sont arrivés à Hawaï à des périodes différentes au XIXe siècle, après l'abolition de l'esclavage ; et ils étaient aussi logés dans des « maisons » différentes. Ainsi ils ont pu continuer à parler leurs langues respectives entre eux et au sein de leurs familles (une fois qu'ils ont pu les faire venir) ; et ils recevaient des instructions non pas directement de leur propriétaire américain mais de leur contremaître, qui leur parlait dans leur propre langue (Mufwene 2004, 2008).

Les esclaves des zones américano-caraïbes et de l'Océan Indien n'ont, quant à eux, pas eu l'opportunité de former de petites communautés dans lesquelles ils pouvaient continuer à se servir de leur langue d'héritage comme vernaculaire et comme langue de travail. [19] Leurs descendants ont complètement perdu les traces de leurs origines ethnolinguistiques, alors que ceux des engagés d'Hawaï peuvent jusqu'à ce jour s'identifier par leurs origines (sauf ceux qui descendent de familles mixtes), bien que la plupart parlent maintenant anglais ou le créole anglais local, qu'ils préfèrent identifier comme « pidgin ».

Ainsi, étant donné cette différence dans la structure des populations et ses conséquences pour l'identification ethnolinguistique, on ne devrait pas être surpris qu'à Hawaï le créole ait émergé dans les villes (Roberts 1998, 2004), où les engagés avaient des résidences moins ségréguées et interagissaient plus fréquemment entre groupes ethniques, plus ou moins comme dans les plantations de la zone américano-caraïbe et de l'Océan indien. Le pidgin quant à lui (dans le sens où l'entendent les linguistes) a émergé dans les plantations, où les interactions inter-ethniques sont restées moins fréquentes et la pression pour apprendre l'anglais était moins forte.

Il est tout de même curieux que la variété qui a émergé à Hawaï, comme d'ailleurs celle née au Guyana à partir du néerlandais, le berbice dutch, soient caractérisées de « créoles », car dans les deux cas le multilinguisme social s'opérait à petite échelle. Le berbice dutch, aujourd'hui disparu, a émergé principalement de la rencontre entre le néerlandais et l'ijo (Kouwenberg 1994). Si les conditions de contacts qui ont produit les créoles paraissent bien diverses, il nous reste encore beaucoup à apprendre sur le multilinguisme social qui a produit les langues romanes dans les centres commerciaux et urbains, surtout après le départ des Romains qui ont abandonné les colonies de l'Empire occidental pour protéger Rome contre les envahisseurs germaniques. Au lieu de se précipiter à identifier les langues romanes comme des créoles, il nous faudrait porter davantage attention, dans les cas qui nous concernent, au fait que les populations ont changé de vernaculaires, s'appropriant la langue des colonisateurs et la modifiant graduellement au point où certains ont trouvé utile, pour des raisons variées, de les considérer comme des langues différentes de leurs protolangues. [20]

En résumé, du point de vue de l'écologie ou de l'histoire externe et de celui des changements structurels ayant produit autant les langues romanes que les parlers créoles, on ne peut nier les ressemblances évolutives entre eux, bien que les premières soient endogènes alors que les derniers sont exogènes. Cela est d'autant plus évident que beaucoup de changements structurels ayant conduit à la spéciation des langues romanes, à partir du latin vulgaire, ont eu lieu pendant les deux premiers siècles après la chute de l'Empire romain occidental, les siècles suivants n'ayant fait qu'amplifier la divergence. Les siècles suivants ont en effet rendu les langues romanes structurellement beaucoup plus distantes de leur protolangue latine que les parlers créoles de leurs langues de base, bien qu'une comparaison quantifiée des divergences pour les créoles et pour la première phase des variétés néolatines reste difficile à entreprendre.

4. Quelques conséquences
des ressemblances évolutives
entre les parlers créoles et les langues romanes


Ayant conclu que les ressemblances évolutives entre les parlers créoles et les langues romanes n'impliquent pas qu'on doive aussi appeler ces dernières créoles, nous pouvons néanmoins nous intéresser aux critères qui font que certains vernaculaires coloniaux sont identifiés comme « créoles ». Comme je l'ai démontré ci-dessus, nous ne pouvons pas continuer à prétendre qu'il y a eu rupture dans la transmission des langues de base aux populations non européennes qui se les ont appropriées comme vernaculaires. À supposer que les créoles aient eu des antécédents pidgins, ceux-ci ne seraient pas la preuve d'une rupture dans la transmission des langues de base. Ils attesteraient seulement de l'acquisition imparfaite marquée par des modifications extrêmes.

J'ai cependant démontré dans Mufwene (2014a) que les créoles et les pidgins sont des évolutions parallèles et complémentaires dans des environnements de contacts différents, les premiers s'étant développés dans des colonies de plantations, où rien ne porte à croire que la transmission ait été interrompue, alors que les derniers sont les produits ultimes des colonies de négoce. Dans les deux cas, les créoles et les pidgins sont l'aboutissement de la basilectalisation de la langue cible ; et les pidgins ont probablement émergé plus tard que les créoles, contrairement à l'idée reçue. Ce scénario rend l'émergence des créoles plus semblable à celle des langues romanes, car les Gaulois et les Ibériens acquéraient le latin vulgaire dans des conditions où ils avaient de moins en moins de contacts avec les Romains ou plus du tout. Les deux contextes ont favorisé l'influence substratique (et superstratique/adstratique dans le cas des langues romanes), ce qui a accru la divergence par rapport à leurs protolangues. Dans les deux cas, l'émergence de nouvelles variétés peut être caractérisée comme l'indigénisation de la langue coloniale chez des locuteurs alloglottes (Mufwene 2009a).

Il nous incombe alors d'articuler comment les créoles, comme produits historiques de la colonisation des territoires non européens entre le XVIIe et le XIXe siècles, se distinguent d'un point de vue évolutif des parlers non créoles. Pour revenir un peu à l'hypothèse de l'émergence des créoles à partir des ancêtres pidgins, il apparaît même que les pidgins seraient plutôt une particularité de la colonisation britannique à partir de la fin du XVIIIe siècle. Les débuts des « expanded pidgins » du Nigeria et du Cameroun, par exemple, semblent être des formations tardives, au XIXe siècle, à partir du krio de Sierra Leone, qui a été introduit dans ces territoires par des missionnaires et par des auxiliaires coloniaux et qui a été modifié ensuite par des indigènes qui l'ont adopté comme lingua fiança (Mufwene 2015). Les pidgins du Pacifique se seraient développés plus sûrement au XIXe siècle. La seule relation génétique pertinente entre créoles et pidgins est donc celle qui les relie à leur protolangue commune européenne (par exemple l'anglais ou le français), car on ne peut pas nier qu'ils ont évolué à partir des langues européennes, qu'on les reconnaisse ou non comme de nouvelles variétés de celles-ci.

Nous ne pouvons nier ce que l'histoire atteste, à savoir que les « expanded pidgins », comme le tok pisin et ceux du Nigeria et du Cameroun, ont émergé à partir de la complexification des pidgins. Ces derniers étaient en effet des variétés aux structures très réduites issues de situations de contacts sporadiques entre des locuteurs de la langue cible et des indigènes qui s'en sont servi pour communiquer avec eux (surtout pendant le négoce). Ils ont émergé tardivement parce que, selon l'histoire de la colonisation du négoce, les partenaires dans ces entreprises globalisées se sont servis d'interprètes formés par immersion en Europe dans le cas des non Européens et dans les territoires de négoce dans le cas des Européens (Mufwene 2014a).

Cependant, il n'est pas évident qu'il y ait des explications aussi claires pour les créoles. Si on les associe aux plantations de canne à sucre et de riz, on risque d'oublier des différences importantes dans la composition de leur main d'œuvre et leurs modes de recrutement ; des engagés relativement indigènes recrutés dans les plantations du Pacifique et des esclaves africains emmenés contre leur gré dans des colonies exogènes de la zone américano-caraïbe et de l'Océan Indien. On risque ainsi de confondre des histoires et des évolutions bien différentes. Si les « expanded pidgins » du Pacifique ont émergé par la complexification des pidgins aux structures bien appauvries, les créoles se sont développés quant à eux par un réalignement typologique (plutôt que par simplification suivie de re-complexification, pace McWhorter 1998, 2001, 2012) surtout d'une morphosyntaxe fusionnelle à une morphosyntaxe isolante. Je remets aussi en question la valeur explicative de simplification, sur laquelle se fonde McWhorter (2012) pour rendre compte de l'émergence des créoles, dans Mufwene (2014b) ; elle décrit seulement l'aboutissement de quelques changements structurels. Elle n'explique rien en termes de cause à effet. En effet, la relation des « expanded pidgins » avec les créoles est comparable à celle d'une bouteille qu'on dirait partiellement vide à celle d'une bouteille qu'on identifierait comme partiellement pleine. C'est l'histoire de leur émergence qui nous permet de les différencier.

Il y a beaucoup d'autres raisons d'être plus prudents et méticuleux dans nos analyses, comme l'atteste le cas du Brésil. Lancé un siècle plus tôt que les colonies antillaises dans la culture de la canne à sucre et ayant eu beaucoup plus d'esclaves, il n'a produit aucun créole, contrairement aux Antilles Néerlandaises et au Cap Vert, qui n'ont pas eu de plantations. Dans Mufwene (2001, 2008), j'ai proposé qu'on tienne compte de la vitesse de remplacement de la population servile, mais ce critère ne paraît pas s'appliquer aux nouveaux vernaculaires comme ceux de Korlai ou de Macao qu'on caractérise aussi de « créoles ». Ceux-ci se sont développés dans des forts de négoce portugais où une partie de la population indigène est venue vivre avec les colons-marchands, s'est christianisée et s'est européanisée en quelque sorte en adoptant aussi la langue portugaise.

Il est évident que le nouveau vernaculaire, qui distingue leurs locuteurs des autres populations indigènes, a été influencé par les langues d'héritage de ces derniers. Cependant, les particularités qui les distinguent du portugais européen ne sont pas nécessairement celles que partagent les créoles de l'Atlantique et de l'Océan Indien, qui ont façonné notre stéréotype des structures des créoles. Par exemple, dans le vernaculaire portugais de Macao, la proposition relative précède le nom-tête et le marqueur sa, glosé comme génitif, suit le nom-possesseur (Baxter & Bastos 2012). Les deux particularités sont semblables aux constructions correspondantes du chinois, le marqueur sa étant à peu près la traduction du connecteur de en mandarin.

La même question de classification se pose aussi pour les variétés de l'espagnol, nées aux Philippines dans des conditions semblables aux vernaculaires de Korlai et de Macao, qu'on caractérise aussi de « créoles ». On est porté à croire que ce qui justifie la désignation des vernaculaires portugais et espagnols asiatiques comme créoles est l'étendue de l'influence substratique. C'est donc pour cette même raison que certains ont suggéré que l'anglais et les langues romanes seraient des créoles. N'est-ce pas enlever au terme créole son utilité historique associée à un style de colonisation européenne particulier, surtout au XVIIe et au XVIIIe siècles ? Les ressemblances entre certains phénomènes qui en ont découlé impliquent-elles nécessairement qu'on doive identifier tous ces nouveaux vernaculaires du même nom dont l'usage originel est politique et raciste (Mufwene 2000) ?

Nous devons en effet tenir compte du fait que les esclaves sont restés minoritaires par rapport à la population totale au Brésil et étaient dans une certaine mesure intégrés dans celle-ci, bien que leur nombre soit beaucoup plus élevé que celui des esclaves dans les autres colonies de peuplement du Nouveau Monde. Nous pouvons peut-être aussi considérer de confondre la nature des petites colonies de négoce portugaises et espagnoles en Asie avec celle des colonies de peuplement autour de l'Atlantique et dans l'Océan Indien. Il apparaît alors que la grande disproportion entre locuteurs alloglottes et locuteurs d'héritage des langues européennes est le critère principal pour identifier tous ces nouveaux vernaculaires comme créoles.

Comme je le souligne dans Mufwene (2001), l'apprentissage non guidé qui a produit les créoles à partir des koïnès parlées par les colons européens est un facteur crucial qui les distingue des anglais indigénisés et des français d'Afrique, qui eux ont émergé de variétés scolaires, bien que ceux-ci se soient développés aussi dans des colonies où les populations non européennes constituent une majorité écrasante. On soupçonne même que les colonies de peuplement espagnoles n'ont pas produit de créoles, en raison du fait que les Espagnols dispensaient l'enseignement de leur langue et du catéchisme à l'école et que, si ces colonies ont instauré une ségrégation raciale, elle n'était pas semblable à celle qui a eu lieu dans les colonies atlantiques où ont émergé des créoles historiques. Je suis alors porté à conclure que le cas du Brésil suggère une autre raison à cette évolution différentielle ; la différence dans la structure des populations rend compte de l'absence des créoles dans les colonies ibériques du Nouveau Monde.

Cette exception des colonies ibériques du Nouveau Monde n'empêche pas qu'on se concentre sur les créoles historiques, ceux identifiés comme tels par l'histoire plutôt que par les linguistes, pour comparer leur émergence à celle des langues romanes, afin de mieux comprendre les conditions, surtout écologiques, de la spéciation langagière en général.

Références

Aboh, Enoch O. (2015) The Emergence of Hybrid Grammars : Language Contact and Change. Cambridge : Cambridge University Press.

Aboh, Enoch O. & DeGraff, Michel (2015) « A null theory of creolization based on universal grammar » in Handbook of Universal Grammar, dir. par Ian Roberts. Oxford : Oxford University Press.

Alleyne, Mervyn C.  (1971) « Acculturation and the cultural matrix of creolization » in Pidginization and creolization of language, dir. par Dell Hymes, 169-86. Cambridge : Cambridge University Press.

Alleyne, Mervyn C. (1980) Comparative Afro-American : an historical comparative study of English-based Afro-American dialects of the new world, Ann Arbor : Karoma.

Bakker, Peter & Daval-Markussen, Aymeric & Parkvall, Mikael & Plag, Ingo (2011) « Creoles are typologically distinct from noncreoles », Journal of Pidgin and Creole Languages, 26(l), pp. 5-42.

Baxter, Alan N. & Bastos, Augusta (2012) « A closer look at the post-nominal genitive in Asian Creole Portuguese », in Ibero-Asian creoles, dir. par Hugo C. Cardoso, Alan N. Baxter & Mario Pinharanda Nunes, 47-80. Amsterdam : John Benjamins.

Chaudenson, Robert (1979) Les créoles français, Paris : Fernand Nathan.

Chaudenson, Robert (1989) Créoles et enseignement du français, Paris : L'Harmattan.

Chaudenson, Robert (1990) « Du mauvais usage du comparatisme ; le cas des études créoles », Travaux du Cercle Linguistique d’Aix-en-Provence,  8, pp. 123-58.

Chaudenson, Robert (1992) Des îles, des hommes, des langues, Paris : L'Harmattan.

Chaudenson, Robert (2001) Creolization of language and culture, London ; Routledge.

Chaudenson, Robert   (2003)  La  créolisation : théorie, applications, implications, Paris : L'Harmattan.

Corne, Chris (1999) From French to Creole : The development of new vernaculars in the French colonial world, London : University of Westminster Press.

Daval-Markussen, Aymeric & Bakker, Peter (2012) « Explorations in creole research with phylogenetic tools », in Miriam Butt, Sheelagh Carpendale & Gerald Penn (éds.), Visualization of Linguistic Patterns and Uncovering Language History from Multilingual Resources, Proceedings of the European Association of Computational Linguistics, 2012, Joint Workshop, 89-97. Stroudsburg PA : Association for Computational Linguistics.

DeGraff, Michel (1999) « Creolization, language change, and language acquisition : A prolegomenon », in Language creation and language change : Creolization, diachrony, and development, dir par Michel DeGraff, 1-46. Cambridge, MA ; MIT Press.

DeGraff, Michel (2003) « Against creole exceptionalism. Discussion note », Language, 79, pp. 391-410.

DeGraff, Michel (2005) « Linguists' most dangerous myth : The fallacy of Creole exceptionalism », Language in Society, 34, pp. 533-591.

Emeneau, Murray (1956) « India as a Linguistic Area », Language 32, pp. 3-16.

Faine, Jules (1937) Philologie créole ; études historiques et étymologiques sur la langue créole d'Haïti, Port-au-Prince ; Imprimerie de l’État.

Fattier, Dominique (2000) Contribution à l'étude de la genèse d'un créole : L'Atlas Linguistique d'Haïti, cartes et commentaires, Villeneuve d'Ascq ; Presses Universitaires du Septentrion.

Goodman, Morris (1993) « African substratum : Some cautionary words », in Africanisms in Afro-American language varieties, dir. par Salikoko S. Mufwene, 64-73. Athens : University of Georgia Press.

Hall, Robert A., Jr. (1958) « Creole languages and genetic relationships », Word, 14, pp. 367-373.

Irvine, Alison (2004) « A good command of the English language ; Phonological variation in the Jamaican acrolect » Journal of Pidgin and Creole Languages, 19, pp. 41-76.

Kibbee, Douglas A. (2014) « L'hégémonie du français, l'hégémonie d'un certain français ; statut et corpus de la langue française dans l'histoire de l'Hexagone », in Colonisation, globalisation et vitalité du français, dir. par Salikoko S. Mufwene & Cécile B. Vigouroux, 351-376. Paris : Odile Jacob.

Klingler, Thomas A. (2003) If I could turn my tongue like that : The creole language of Pointe Coupée Parish, Louisiana. Bâton Rouge : Louisiana State University Press.

Kouwenberg, Silvia (1994) Agrammar of Berbice Dutch Creole. Berlin : Mouton De Gruyter.

Labat, Jean Baptiste (1722) Nouveau voyage aux Isles de l’Amérique. Paris : J.B. Delespine.

Landa, Manuel de (1997) One thousand years of nonlinear history. New York : Zone Books.

Lefebvre, Claire (1998) Creole genesis and the acquisition of grammar : The case of Haitian Creole. Cambridge : Cambridge University Press.

McWhorter, John H. (1998) « Identifying the creole prototype ; Vindicating a typological class », Language, 74, pp. 788-818.

McWhorter, John H. (2001) « The world's simplest grammars are Creole grammars », Linguistic Typology, 502, pp. 125-166.

McWhorter, John (2012) « Case closed ? Testing the feature pool hypothesis. Guest column » Journal of Pidgin and Creole Languages, 27, pp. 171-182.

Meillet, Antoine (1900) « Note sur une difficulté générale de la grammaire comparée », Reprinted in Linguistique historique et linguistique générale, 36-43. Genève ; Slatkine, and Paris : Champion (1982).

Mello, Heliana (2014) « African descendants' rural vernacular Portuguese and its contribution to understanding the development of Brazilian Portuguese », in Iberian imperialism and language evolution in Latin America, dir. Par Salikoko S. Mufwene, 168-185. Chicago : University of Chicago Press.

Michaelis, Susanne Maria & Maurer, Philippe & Haspelmath, Martin & Huber, Magnus (éds.) (2013) Atlas of pidgin and creole language structures. Oxford ; Oxford University Press.

Mongin, R.P. Jean (1679) « Lettres du R.P. Mongin ; L'évangélisation des esclaves au XVIIe siècle », Présentées par Marcel  Chatillon, Bulletin de la Société d'Histoire de la Guadeloupe, 61-62. (1984).

Mufwene, Salikoko S. (1994) « On decreolization ; The case of Gullah », in Language, loyalty, and identity in creole situations, dir. par Marcyliena Morgan, 63-99. Los Angeles : Center for Afro-American Studies.

Mufwene, Salikoko S. (1996) « The Founder Principle in creole genesis », Diachronica, 13, pp. 83-134.

Mufwene, Salikoko S. (1997) « Jargons, pidgins, creoles, and koinés ; What are they ? », in The structure and status of pidgins and creoles, dir. par Arthur K. Spears & Donald Winford, 35-70. Amsterdam : Benjamins.

Mufwene, Salikoko S. (2000) « Creolization is a social, not a structural, process », in Degrees of restructuring in creole languages, dir. par Ingrid Neumann-Holzschuh & Edgar W. Schneider, 65-84. Amsterdam : Benjamins.

Mufwene, Salikoko S. (2001) The ecology of language évolution. Cambridge ; Cambridge University Press.

Mufwene,  Salikoko S.  (2004) « A Multilingualism in linguistic history ;  Creolization and indigenization », in Handbook of bilingualism, dir. par Tej Bhatia and William Richie, 460-488. Malden, MA : Blackwell.

Mufwene, Salikoko S. (2005) Créoles, écologie sociale, évolution linguistique. Paris : L'Harmattan.

Mufwene, Salikoko S. (2008) Language evolution ; contact, competition and change. London : Continuum Press.

Mufwene, Salikoko S. (2009a) « The indigenization of English in North America », in World Englishes ;  Problems,  properties,  prospects. Selected Papers from the 13th IAWE Conference, dir. par Thomas Hoffmann & Lucia Siebers, 353-368. Amsterdam : Benjamins.

Mufwene, Salikoko S. (2009b) Compte-rendu de Creolization : History, ethnography, theory, dir. par Charles Stewart. Journal of Anthropological Research, 65, pp. 105-109.

Mufwene, Salikoko S. (2014a) « Globalisation économique mondiale des XVIIe-XVIIIe siècles, émergence des créoles, et vitalité langagière », in Langues créoles, mondialisation et éducation, dir. par Arnaud Carpooran, 23-79. Vacoas, Mauritius : Éditions le Printemps.

Mufwene, Salikoko S. (2014b) « The case was never closed ; McWhorter misinterprets the ecological approach to the emergence of creoles », Journal of Pidgin and Creole Languages, 29, pp. 151-171.

Mufwene, Salikoko S. (2015) « The emergence of African American English ; Monogenetic or polygenetic ? Under how much substrate influence ? », in The Oxford handbook of African American language, dir. par Sonja Lanehart, Lisa Green, & Jennifer Bloomquist, pp. 57-84. Oxford University Press.

Nadeau, Jean-Benoît & Julie Barlow (2011) Le Français, quelle histoire !, Paris, Éditions SW Télémaque.

Perret, Michèle (1998) Introduction à l'histoire de la langue française. Paris ; Armand Colin.

Ploog, Katja (2014) « Le « Negerportugiesisch » de H. Schuchardt et la dynamique des langues », Communication au 14e Colloque du Comité International  des Études Créoles, Université d'Aix-en-Provence, 29-31 octobre.

Polomé, Edgar (1983) « The linguistic situation in western provinces of the Roman Empire », Principat, 29, pp. 509-553.

Posner, Rebecca (1985) « Creolization as typological change ; Some examples from Romance syntax », Diachronica, 2, pp. 167-88.

Posner, Rebecca (1996) The Romance languages, Cambridge ; Cambridge University Press.

Roberts, Sarah J. (1998) « The role of diffusion in the genesis of Hawaiian Créole », Language, 74, pp. 1-39.

Roberts, Sarah J. (2004) The emergence of Hawai'i Créole English in the early 20th century : The sociohistorical context of creole genesis. Thèse de doctorat, Stanford University.

Schlieben-Lange, Brigitte (1977) « L'origine des langues romanes ; un cas de créolisation ? », in Langues en contact pidgins créoles Languages in contact, dir. par Jürgen Meisel, 81-101. Tübingen : Gunter Narr.

Schwegler, Armin (2006) « Bozal Spanish ; Captivating new évidence from a contemporary source (Afro-Cuban "Palo Monte") », in Studies in Contact Linguistics ; Essays in Honor of Glenn G. Gilbert, dir. par Linda L. Thornburg & Janet Fuller, 71-101. New York ; Peter Lang.

Stewart, Charles (éd.) (2007) Creolization ; History, ethnography, theory. Walnut Creek, CA ; Left Coast Press.

Thomason, Sarah G. (1993) « On identifying the sources of créole structures. A discussion of Singler's and Lefebvre's papers », in Africanisms in Afro-American language varieties, dir. par Salikoko S. Mufwene, 280-295. Athens ; University of Georgia Press.

Thomason, Sarah G. (2001) Language contact : An introduction. Washington, DC ; Georgetown University Press.

Thomason, Sarah G. & Terrence Kaufman (1988) Language contact, creolization, and genetic linguistics, Berkeley ; University of California Press.

Trask, Robert Lawrence (1996) Historical linguistics, London ; Arnold.

Tremblay, Xavier (2005) « Grammaire comparée et grammaire historique ; quelle réalité est reconstruite par la grammaire comparée ? », in Aryas, Aryens et Iraniens en Asie Centrale, dir. par Gérard Fussman, Jeans Kellens, Henri-Paul Francfort, & Xavier Tremblay, 33-180. Paris ; Edition-Diffusion de Boccard.

Valdman, Albert (1991) « Decreolization or language contact in Haïti », in Development and structures of créole languages ; Essays in honor of Derek Bickerton, dir. par Francis Byrne & Thom Huebner, 75-88. Amsterdam ; John Benjamins.

Vennemann, Théo (2001) « Atlantis Semitica ; Structural contact features in Celtic and English », in Historical Linguistics 1999 : Selected papers from the l4th International Conference on Historical Linguistics, Vancouver, 9-13 August 1999, dir. par Laurel Brinton, 351-369. Amsterdam : John Benjamins.

Vigouroux, Cécile B. (2015) « Genre, heteroglossic performances and new identity : Stand-up comedy in French modern society », Language in Society, 44, pp. 243-272.

Vigouroux, Cécile B. & Mufwene, Salikoko S. (2014) « Globalisation et vitalité du français ; vieux débats, nouvelles perspectives », in Colonisation, globalisation et vitalité du français, dir. par Salikoko S. Mufwene & Cécile B. Vigouroux, 9-46. Paris ; Odile Jacob.

Warner-Lewis, Maureen (1996) Trinidad Yoruba ; From mother tongue to memory. Tuscaloosa ; University of Alabama Press.

Yapko, Kofi (2009) « Complexity revised ; Pichi (Equatorial Guinea) and Spanish in contact », in Simplicity and Complexity in Creoles and Pidgins, dir. par Nicholas Faraclas & Thomas B. Klein, 184-216. London (UK) and Colombo (Sri Lanka) : Battlebridge Publications.



[1] Je tiens à remercier Cécile B. Vigouroux pour ses commentaires, surtout sur le style de cet article. J'assume seul la responsabilité de son contenu, surtout pour toutes les faiblesses qu'il pourrait contenir aux yeux du lecteur ou de la lectrice.

[2] J'éviterai l'usage du terme langue créole tout simplement parce qu'il a beaucoup contribué, à mon avis, à biaiser le débat sur le sujet développé ici, surtout de la part de ceux qui supposent a priori que ces vernaculaires ont émergé d'une façon différente des langues considérées (plus) naturelles, comme le français ou les langues romanes en général. Pour les positions que je développe ci-dessous, il n'est pas pertinent de déterminer si les vernaculaires créoles sont des langues séparées, ou des dialectes, de leurs langues de base. Après tout, cette décision ne revient pas aux linguistes mais à leurs locuteurs ; elle varie d'ailleurs d'un groupe ou d'une population à l'autre. Je focalise ici sur les processus et les écologies de leur émergence.

[3] J'ai emprunté cet usage à Chaudenson (1979, 1989), qui distingue les « expanded pidgins » de l'Afrique de l'Ouest et du Pacifique (qu'on confondait alors avec les créoles) des créoles atlantiques et de l'Océan Indien. Il qualifiait les premiers de « créoles endogènes », pour lesquels les locuteurs des langues substratiques sont restés plus ou moins sur leurs territoires (où des langues indigènes et substratiques semblables sont parlées), mais les seconds de « créoles exogènes », pour lesquels les locuteurs des « langues de base » européennes (langues cibles) et ceux des langues substratiques sont entrés en contact dans des territoires étrangers aux deux groupes.

[4] J'utilise ce terme ici pour plus de commodité, car je maintiens, comme dans Mufwene (1997, 2000, 2001), qu'il n'y a pas de processus de restructuration systémique unique aux créoles pas plus qu'il n'y a de traits structurels spécifiques aux créoles (contrairement à McWhorter 1998). Quant au terme indigénisation, je l'utilise dans le sens où les locuteurs adaptent la langue ciblée à leurs habitudes linguistiques substratiques et à leurs besoins de communication, qui requièrent parfois des interprétations et/ou reformulations différentes de celles des locuteurs natifs.

[5] Tout comme Chaudenson (1990) et Goodman (1993), notons à ce propos que l'influence des langues autres que la protolangue, ou la langue de base, est caractérisée de « substratique » non pas à cause de l'ordre d'arrivée dans le lieu de contacts (villes provinciales romaines ou plantations dans les colonies européennes) mais en raison de l'ordre d'acquisition des langues par les populations concernées. Le statut substratique des langues apparaît aussi être la conséquence du statut social des locuteurs, contrairement à son usage originel en romanistique. Voir aussi Mufwene (2005).

[6] Comme je l'explique dans Mufwene (1996, 2001), le principe fondateur s'applique aux populations qui développent la colonie les premières. Il s'applique autant aux colons qu'aux esclaves, car toutes les deux populations influencent la façon dont la langue cible a de fortes chances de se restructurer. Il s'avère que dans les colonies françaises de peuplement, les premiers colons étaient typiquement des patoisants ou des locuteurs des français populaires (voir, par exemple, Chaudenson 1979-2003). Dans le cas des esclaves, il faut déterminer les origines ethnolinguistiques des tout premiers pour s'imaginer dans quelle mesure leurs langues substratiques auraient pu influencer leurs approximations de la langue cible. Pour des raisons pratiques, il conviendra typiquement aux colons qui arrivent plus tard d'adopter des structures employées par ceux qui sont arrivés plus tôt, bien qu'ils puissent introduire de nouvelles variantes, surtout s'ils sont bien plus nombreux ou linguistiquement plus homogènes, ou encore s'ils ont un statut socio-économique supérieur. Les esclaves bossales (nés en Afrique) quant à eux suivent l'exemple des esclaves créoles (nés dans la colonie) ou des esclaves acclimatés (des bossales déjà acculturés), bien que, comme des apprenants de langue seconde, ils introduisent aussi de nouvelles variantes xenolectales et contribuent à la divergence structurale du créole qu'ils façonnent. Toutefois, cela dépend du modèle ciblé, quelle que soit l'importance de l'influence substratique (voir ci-dessous). Comme je le montre ci-dessous, on peut remarquer cette influence particulièrement dans la prononciation conservatrice de beaucoup de mots et par des formes ou structures qui ont été cooptées pour des fonctions grammaticales (partiellement) nouvelles.

En extrapolant le principe fondateur, on peut prétendre que les populations qui sont arrivées plus tôt tendent à influencer la restructuration de la langue de base par des modifications qu'elles ont déjà introduites qui peuvent être apprises surtout par les enfants créoles, conçus ici comme des agents importants de sélection des divers traits dans le « feature pool ». Beaucoup de ces sélections sont encore utilisées à ce jour. Dans le cas des langues romanes, la contrepartie des colons et esclaves fondateurs est constituée par les fondateurs des centres commerciaux qui deviendront des centres urbains, langues romanes à partir desquelles les variétés du latin vulgaire des provinces de l'Empire Romain occidental se répandront vers les milieux ruraux, longtemps après la chute de l'Empire (voir ci-dessous).

[7] Je reviens sur le bien-fondé de cette hypothèse de la genèse des créoles ci-dessous.

[8] Puisqu'il y a, par exemple, des langues isolantes qui ne sont pas des créoles, ou des langues sans tons qui tombent dans la même catégorie, il devrait être question de typologie globale (à l'instar de McWhorter 1998), qui regroupe plusieurs paramètres typologiques ensemble. Autrement, on pourrait montrer plus facilement, comme avec ces deux exemples, que les affirmations des exceptionnalistes ne sont pas correctes.

[9] Comme je le montre dans Mufwene (2015), ces pidgins du Nigeria et du Cameroun paraissent être des évolutions du krio, tout comme le pichi de la Guinée Equatoriale (Yapko 2009), contrairement à l'idée reçue selon laquelle ils auraient évolué dès les tous premiers contacts entre Anglais et Africains en Afrique de l'Ouest au XVIIe siècle. Je montre aussi dans Mufwene (2014a) qu'en général les pidgins n'auraient pas émergé avant la fin du XVIIIe siècle, donc plus ou moins en même temps, si ce n'est un peu plus tard, que les créoles de l'Atlantique et de l'Océan Indien. La colonisation et la traite esclavagiste ont reposé très longtemps sur le rôle d'interface joué par les interprètes.

[10] II n'est pas évident que le mot patois soit utilisé seulement en référence aux français populaires dans l'histoire coloniale. Il est bien possible que l'Abbé Grégoire et des missionnaires comme le Révérend Père Jean Mongin (1679) aient aussi fait référence aux langues celtiques semblables au breton. En effet, le premier se plaint du fait que beaucoup de citoyens français ne parlent pas encore la langue nationale et le second observe que beaucoup de Français dans les colonies pourraient apprendre leur langue nationale auprès des esclaves. Le latin prendra des siècles à se substituer aux langues celtiques dans l'ancien Empire Romain occidental, et les variétés néolatines elles-mêmes se verront graduellement évincées par le français de Paris (Vigouroux & Mufwene 2014 et les références qui y sont citées).

[11] Bien que je ne sois pas d'avis que les créoles ont émergé d'antécédents pidgins (Mufwene 2014a), cette interprétation de l'histoire rend l'évolution des variétés néolatines en milieu rural comparable aussi à celle des « expanded pidgins » qui se sont répandus dans les milieux ruraux du Pacifique en particulier, à partir des centres urbains où ils servaient déjà de vernaculaires. Cependant, parce que les créoles ont généralement émergé dans les grandes plantations (sauf à Hawaï, où le créole a émergé en ville), il va de soi qu'ils se sont aussi répandus à partir de celles-ci en milieu urbain, après l'abolition de l'esclavage, et dans les autres parties de l'espace rural (Mufwene 2005).

[12] Ceci expliquerait pourquoi certains créolistes ont privilégié, selon l'histoire de chaque colonie, l'influence substratique de certaines langues africaines, telle que l'ewe-fon dans le cas d'Haïti et du Suriname (par ex., Lefebvre 1998, Aboh 2015), ou plus généralement les langues kwa pour les créoles de l'Atlantique (Alleyne 1980). La période où une langue ou un groupe de langues aurait exercé une influence critique n'est pas nécessairement celle de la population fondatrice, si la structure de population ne favorisait pas particulièrement la divergence. Ainsi, la population servile la plus importante pendant la phase d'habitation peut ne pas avoir amorcé la divergence, parce qu'elle était peu nombreuse et intégrée dans la structure socioéconomique coloniale (Chaudenson 1979ss). La SÉGRÉGATION raciale reste un facteur très déterminant.

[13] Étant donné l'évolution plus longue des langues romanes, ne serait-il pas utile de chercher à déterminer si elles n'ont pas divergé davantage du latin vulgaire que les créoles romans de leurs langues de base ? Ou peut-être le latin vulgaire tardif avait-il déjà divergé d'une façon aussi importante du latin vulgaire de Rome que les créoles de leurs langues de base ?

[14] Cette raison est fréquemment invoquée dans le cas des créoles contre leur apparentement génétique aux langues européennes correspondantes, même s'il n'est pas évident que des comparaisons des structures grammaticales aient été appliquées au XIXe siècle et même pendant une bonne partie du XXe siècle. Les correspondances phonémiques et morphologiques, résultats des comparaisons lexicales, sont restées la pierre angulaire de la méthode comparée dans la pratique de la linguistique génétique.

[15] Les chiffres documentés varient d'une colonie à une autre, comme je montre, par exemple, dans Mufwene (2001, chapitre 2). La disproportion ne paraît pas avoir été aussi importante en Caroline du Sud et à la Barbade. Nous verrons ci-dessous qu'il y a suffisamment de raisons de se douter que les créolistes tiennent vraiment compte de cette stipulation, étant donné les questions que soulève la classification de certains vernaculaires qui ne sont même pas associés aux plantations dans la catégorie CRÉOLE.

[16] L'excuse pourrait être que parce que les variétés indigénisées (donc africanisées ou asiatisées) sont moins divergentes parce que l'école, où les langues coloniales européennes sont enseignées, est un outil important de la transmission. On oublierait alors que ces variétés sont parfois considérées inintelligibles aux locuteurs natifs des variétés métropolitaines. Voir Vigoureux (2015) pour une idée de l'exoticisation des français d'Afrique.

[17] Malheureusement,  ces  langues  substratiques  ont  généralement disparu,  nous  laissant maintenant  dans  la spéculation pure et simple. Des preuves indirectes pourraient provenir de l'étude des langues comme le breton.

[18] Cette question est maintenant absorbée par des idéologies politiques parfois contradictoires dans les territoires créolophones. Souvent sous l'influence des linguistes, des institutions politiques qualifient les créoles parlés chez eux de langues nationales ou régionales. Par exemple, à l'Ile Maurice et dans les DOM-TOM de la France, le créole est bien distingué du français (en dépit du continuum entre les deux), contrairement à l'idéologie de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), qui compte les pays majoritairement créolophones (tels qu'Haïti et la Dominique) comme des territoires francophones. Aussi, avec le nouveau système CAPES, la France elle-même reconnaît désormais les parlers créoles comme des « langues régionales », sans remettre en question l'idéologie de l'OIF. De même Irvine (2004) attire notre attention sur le fait que les services de tourisme en Jamaïque affirment dans certaines publications que tous les Jamaïcains ne parlent qu'une seule langue, l'anglais, alors que dans d'autres ils font référence à une autre langue locale, le patwa (la désignation locale pour le créole), qui est parlé par les personnes moins scolarisées. Je rappelle que tous les arguments de cet article ont affaire à l'apparentement génétique des parlers créoles par rapport à leurs langues de base et n'aident ni l'une ni l'autre partie dans ces contradictions politiques. C'est l'équivalent de reconnaître l'occitan et le catalan comme génétiquement apparentés au français et à l'espagnol, respectivement, et en même temps de les considérer comme des langues séparées de ces derniers.

[19] On pourrait vouloir citer comme contre-exemple la population « yorouba de Trinidad » (Warner-Lewis 1996) et des communautés semblables qui se sont formées au XIXe siècle, dont celles étudiées par Schwegler (2006) et Mello (2014). Mais notons surtout dans le cas de Trinidad qu'il s'agit d'engagés emmenés après l'abolition de l'esclavage. D'ailleurs, comme les engagés indiens venus au même moment, ils ont fini par perdre le yorouba, même si, contrairement aux Indiens, ils ne peuvent plus se distinguer des autres Noirs de l'Ile. Il n'est pas évident non plus que leurs contreparties du Brésil et de Cuba (par exemple, les locuteurs du kikongo et du kimbundu) soient jusqu'ici capables de s'identifier selon leurs origines ethnolinguistiques.

[20] Du point de vue de la linguistique génétique, on pourrait uniformément considérer les langues romanes comme des variétés néolatines et les créoles français, portugais, et espagnols comme de nouveaux parlers romans (Faine 1937, Hall 1958, Posner 1985, Trask 1996). Les raisons pour les dénommer comme il est de coutume aujourd'hui paraissent être nationalistes dans le premier cas et racistes dans le second (Mufwene 2001). Les colons, fiers de s'identifier comme Créoles pour réclamer le droit d'administrer les colonies eux-mêmes plutôt que les « Zoreils » métropolitains, ne voulaient cependant pas être confondus avec les esclaves ou les populations indigènes, ce qui les aurait autrement contraints à partager le même statut politique (Mufwene 2009b, résumant certaines des positions de Stewart 2007). Selon eux-mêmes, ils continuent à parler la même langue venue de la métropole, même si leur variété est évidemment différente et manifeste des ressemblances avec celle identifiée comme créole (voir Klingler 2003).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 9 mars 2016 19:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref