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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Robert K. Merton (1965), “Structure sociale, anomie et déviance.” In DÉVIANCE ET CRIMINALITÉ, pp. 132-165. Textes réunis par Denis Szabo. Paris: Librairie Armand Colin, 1970, 378 pp. Collection “U/U2”. [Autorisation formelle accordée par M. Denis Szabo, le 25 mai 2005, de diffuser la totalité de ses publications en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales].

[132]

Déviance et criminalité.

Structure sociale,
anomie et déviance
.”

par
Robert K. MERTON

Récemment encore les théories psychologiques et sociologiques tendaient à attribuer le mauvais fonctionnement des structures sociales à l’insuffisance du contrôle social sur les instincts biologiques de l’homme. L’image que cette doctrine donne des relations entre l’homme et la société est aussi claire que contestable : au commencement il y a les impulsions biologiques de l’homme qui cherchent à se satisfaire pleinement ; et puis, il y a l’ordre social qui est essentiellement un appareil destiné à gouverner les impulsions, à coordonner les tensions, et qui pousse l’homme à « renoncer à la satisfaction de ses instincts » comme dirait Freud [1]. Le comportement conforme à la structure sociale résulte d’un calcul utilitaire ou d’un conditionnement irraisonné.

Ces conceptions ont été bouleversées par les récents progrès accomplis par les sciences sociales. D’une part, il n’est plus aussi évident que les impulsions biologiques soient perpétuellement en guerre avec les contraintes sociales. D’autre part le comportement déviant (contraire aux modèles de conduites prescrits) a de plus en plus été étudié dans des perspectives proprement sociologiques. Car le [133] rôle attribué aux impulsions biologiques n’explique pas pourquoi la fréquence du comportement varie avec les structures sociales ni pourquoi les déviations ne prennent pas la même forme dans toutes les sociétés. Aujourd’hui encore, il nous reste beaucoup à apprendre sur la façon dont les structures font de l’infraction aux codes sociaux une réponse « normale » (à laquelle on peut s’attendre) de la part des individus  [2].

Dans cet essai, nous voudrions poser les bases d’une analyse des sources sociales et culturelles de la déviance. Notre but est essentiellement de chercher à découvrir comment des structures sociales peuvent, dans des cas déterminés, pousser certains individus à adopter un comportement déviant au lieu d’une conduite conformiste. Si nous pouvons situer les groupes qui sont particulièrement sensibles à ce genre de pressions, nous nous attendrons à trouver chez eux une grande proportion de déviance, non que les individus appartenant à ces groupes aient des tendances biologiques particulières, mais parce Qu'un tel comportement correspond à la situation sociale dans laquelle ils se trouvent. Nous nous plaçons dans une perspective sociologique. Ce sont les variations de la proportion de comportement déviant qui nous intéressent [3]. Si notre recherche est couronnée de succès, il apparaîtra que certaines formes de comportement déviant sont aussi normales psychologiquement que le comportement conformiste, ce qui remettra en question l’identité entre déviance et anormalité psychologique.

[134]

Normes et objectifs culturels

Deux éléments confondus dans la réalité doivent être distingués par l’analyse. Le premier est constitué par les buts, les intentions et les intérêts définis par la civilisation : ce sont les objectifs légitimes, proposés par la société à ses membres. Ces objectifs sont plus ou moins intégrés dans une hiérarchie de valeurs. Les objectifs les plus appréciés sont en rapport avec des sentiments et des aspirations. Ils concernent les choses « qui en valent la peine ». Ils constituent en partie ce que Linton a appelé designs for group living (modèles pour la vie en société). Certains de ces objectifs culturels sont en relation avec les tendances biologiques mais ils ne sont pas déterminés par elles.

Le second élément de la structure sociale est une définition et un contrôle des moyens « légitimes » pour atteindre ces buts. Ces moyens réglés par la société ne sont pas nécessairement des règles techniques d’efficacité. Car, hors des conduites permises, on trouve de nombreux procédés, comme la violence, la fraude, la puissance, qui, d’un point de vue individuel, peuvent sembler plus efficaces que les autres. Parfois certaines de ces procédures défendues seraient d’une grande efficacité, même pour le groupe ; par exemple, les tabous qui interdisent certaines expériences médicales (la vivisection) et l’analyse sociologique des normes « sacrées », sont dus à des sentiments liés à des valeurs. Les sociologues décrivent souvent ce genre de contrôles en expliquant qu’ils font partie des « mœurs » ou qu’ils opèrent par l’intermédiaire des institutions. Ces affirmations elliptiques sont assurément vraies, mais trop générales. Il faut distinguer toute une gamme de contrôles : certains types de comportements sont nettement prescrits, d’autres préférés, d’autres tolérés et d’autres proscrits. On ne peut évidemment savoir comment les contrôles sociaux agissent si l’on ne tient pas compte de ces variations.

En outre, lorsque nous disons que les objectifs et les normes agissent de concert pour déterminer les pratiques [135] les plus répandues, cela ne veut pas dire qu'il y ait entre eux un rapport constant. L’accent mis par la culture sur certains objets varie indépendamment de l’accent mis sur les moyens institutionnalises. Il peut y avoir une insistance toute particulière, parfois pratiquement exclusive, sur certains objectifs tandis que les moyens prescrits par les institutions pour les atteindre sont relativement moins pressants. Ce genre de cas-limites peut se présenter lorsque la hiérarchie des procédures que l’individu est autorisé à choisir est soumise à des normes techniques plutôt qu’à des normes institutionnelles. Tous les moyens sont bons pour atteindre le but dont l’importance est capitale. Il s’agit, dans ce cas extrême, d’un type de société mal intégrée. Autre cas extrême, des activités considérées à l’origine comme un moyen n'ont plus d’autre but qu’elles-mêmes : le but vers lequel elles tendaient à l’origine est oublié et le respect des conduites prescrites est devenu rituel [4]. La pure conformité aux règles devient la valeur essentielle. Pendant un certain temps, la stabilité du système social sera donc assurée, mais aux dépens de sa souplesse. En effet, la société limitant d’une façon sévère le choix des comportements permis, il sera difficile pour la société de s’adapter à de nouvelles conditions. On a affaire à une société liée à la tradition, une société « sacrée » et « néophobe ». Entre ces deux extrêmes se situent les sociétés qui, dans l’ensemble, maintiennent l’équilibre entre leur attachement aux objectifs culturels et leur attachement aux pratiques institutionnalisées ; il s’agit de sociétés relativement stables et bien intégrées mais capables de changer.

L’équilibre entre ces deux aspects de la structure sociale est maintenu aussi longtemps que les individus peuvent obtenir des satisfactions provenant à la fois de la réalisation des objectifs et de l’utilisation des moyens socialement [136] acceptés. On peut tirer des satisfactions continuelles de la participation à un ordre compétitif aussi bien que de l’élimination des compétiteurs, lorsqu’il faut défendre l’ordre lui-même. Si seule l’issue de la compétition importe, ceux qui sont continuellement battus peuvent, et on le comprend, vouloir changer les règles du jeu. Les sacrifices qu’entraîne, en certains cas (toujours, comme le voudrait Freud), la conformité aux normes doivent recevoir une compensation sur le plan social. Dans un système compétitif la distribution des statuts doit être organisée de manière qu’il y ait pour chaque position, à l’intérieur de la hiérarchie sociale, des stimulants qui incitent l’individu à accepter les obligations correspondantes. Sinon, comme nous allons le voir, on verra se multiplier les comportements déviants.

Parmi les différents types de sociétés où les objectifs et les moyens varient indépendamment les uns des autres, considérons d’abord une société ou l’on accorde plus d importance à certains objectifs qu’aux procédures correspondantes. Afin d’éviter les méprises, il est nécessaire d’apporter sur ce point quelques précisions. Il n’y a pas de société sans normes gouvernant les conduites. Mais les usages, les mœurs et les contrôles institutionnels peuvent être plus ou moins congruents avec les valeurs fondamentales. La société peut amener les individus à concentrer leur force de conviction et d’émotion sur les objectifs qu’elle approuve, sans les inciter à défendre avec la même force les méthodes prescrites pour parvenir à ces fins. Dans ce cas beaucoup d’individus soumettront leur conduite aux exigences de l’efficacité technique [5] : la procédure la plus efficace, qu’elle [137] soit légitime ou non, sera en général préférée à la conduite prescrite par les institutions. Au fur et à mesure que cet état d’esprit s’accentue, la société devient de plus en plus instable et présente des phénomènes toujours plus nombreux de ce que Durkheim a appelé « anomie » (ou absence de normes). [6]

Quelques faits banals permettent de se faire aisément une idée de ce processus qui conduit une société à l’anomie. Dans les compétitions sportives par exemple, lorsqu’il s’agit de « gagner » plus que de « gagner selon les règles du jeu », l’usage de moyens illégitimes, mais efficaces, est implicitement récompensé. Il arrive par exemple que le champion de l’équipe adverse soit mystérieusement frappé à mort, que le lutteur neutralise son adversaire par des moyens ingénieux mais illicites : les élèves d’une université subventionnent de prétendus « étudiants » qui font plus de sport que d’études. De même, un joueur de poker peut satisfaire son désir de gagner en réussissant à se donner quatre as ou, si le culte du succès est vraiment florissant, à mêler habilement les cartes comme dans une réussite. L’impression de léger malaise qu’il ressent dans ce dernier cas et le caractère subreptice des délits publics montrent bien que les règles du jeu sont connues par celui qui les enfreint. Mais l’importance exagérée accordée au succès amène à se désintéresser des règles [7].

[138]

Ce qui est visible dans les compétitions sportives ou les jeux à l’échelle d’un microcosme existe aussi dans le macrocosme social. Ce processus d’exaltation des fins entraîne une démoralisation (au sens littéral du mot) [8]. C’est le cas en particulier de la civilisation américaine contemporaine. Il serait enfantin d'affirmer que la richesse n’est qu’un symbole de succès, mais il le serait tout autant de nier que les Américains lui assignent un rang élevé dans leur échelle de valeurs. L’argent a, dans une large mesure, été consacré comme une valeur en soi en dehors de son pouvoir d’acquisition ou de l’usage que l’on peut en faire pour rehausser son pouvoir personnel. L’argent a toutes les qualités nécessaires pour devenir un symbole de prestige. Il possède en effet, comme Simmel l’a souligné, un haut degré d’abstraction et d’impersonnalité. Quelle que soit la manière dont on l’a acquis, par la fraude ou selon les règles, il peut servir à acheter les mêmes biens et les mêmes services. Le caractère anonyme des sociétés urbaines s’ajoutant à ces qualités particulières de l’argent, des richesses peuvent s’accumuler sans que la collectivité dans laquelle vit le ploutocrate connaisse l’origine de sa richesse ; ou, si elle la connaît, elle peut l’oublier.

En outre le rêve des Américains ne prend jamais fin. Car le « succès financier » est sans limite. Selon l'enquête de H.F. Clarke, à tous les niveaux, les Américains désirent juste vingt-cinq pour cent de plus que leur revenu actuel, mais, évidemment, ce « juste un petit peu plus » se renouvelle une fois l’augmentation obtenue. Dans ces étalons toujours changeants il n’y a pas de point fixe, ou plutôt il y en a toujours un, « juste au-dessus ». L’observateur d’une [139] collectivité dans laquelle les salaires annuels en six chiffres ne sont pas rares nous rapporte ces mots angoissés d’une victime du Rêve américain : « Dans cette ville, je suis socialement handicapé parce que je gagne seulement mille dollars par semaine. C’est pénible » [9]. Dire que le succès financier fait partie de la civilisation américaine c’est constater simplement que les Américains sont bombardés de tous côtés par des préceptes selon lesquels on a le droit et même le devoir de se proposer ce but, en dépit de toutes les frustrations. De prestigieux représentants de la société viennent renforcer ce sentiment. La famille, l’école et le travail, principaux agents formateurs de la personnalité et de la mentalité américaines, fournissent les stimulants nécessaires pour tendre vers un objectif qui échappe sans cesse.

Comme nous allons le voir maintenant, les parents servent de courroies de transmission aux valeurs et aux buts des groupes auxquels ils appartiennent, notamment leur classe sociale, ou celle à laquelle ils s'identifient. L’école a sans doute le rôle le plus important dans la formation de la personnalité et des idéaux américains. Or beaucoup de manuels enseignent implicitement ou explicitement que « l’intelligence vient de l’éducation et par conséquent la réussite professionnelle et la richesse » [10]. Les extraits suivants, tirés parmi beaucoup d’autres d’un journal d’affaires (le Nation’s Business), expriment les valeurs des hommes d’affaires :

Le document.
Interprétation sociologique.

(Nation’s Business,
tome XXVII, n° 8, p. 7)

« Il faut être né pour ce genre de poste, mon petit, ou être bien pistonné. »

(peut-être due à l’expérience de nombreuses frustrations) et selon laquelle il est inutile de

[140]

conserver l’espoir d’atteindre un but inaccessible. Elle met en doute la légitimité de la structure sociale qui ne met pas ce but à la portée de tous.

C’est une vieille façon d’endormir l’ambition.

La contre-attaque affirme comme valeur culturelle la fidélité aux aspirations, la volonté de ne pas perdre son « ambition ».

Avant de te laisser séduire par ce raisonnement interroge ces hommes-là :

Cette phrase exprime clairement la fonction de la liste des « réussites » qui va suivre. Ces hommes-là sont des témoignages vivants du fait que la structure sociale permet aux aspirations de se réaliser, si seulement on en est capable. Par conséquent, si l’on n’atteint pas son but, cela prouve seulement une insuffisance personnelle. Il faut donc s’en prendre à soi-même, en cas d’échec, et non à la structure sociale qui donne à tous des chances égales.

Elser R. Jones, président de la Wells Fago and Co., dont l’enfance fut pauvre et qui dut abandonner très tôt l’école pour gagner sa vie.

Prototype I de réussite : Il est permis à tout le monde d’avoir les mêmes ambitions élevées, car même partant de très bas, un talent véritable peut arriver au plus haut. On doit conserver toutes ses ambitions.

Franck C. Bail, le roi des

fruits en conserves (Mason), qui voyagea de Buffalo à Muncie en Indiana, dans un fourgon avec le cheval de son frère George, pour aller installer un petit commerce, est devenu le plus grand dans son genre.

Prototype II : Quels que soient les résultats actuels de nos efforts, l’avenir reste plein de promesses ; car l’homme ordinaire peut devenir roi : quand bien même la récompense de nos efforts paraîtrait sans cesse différée, elle finira

[141]

par nous être accordée et notre entreprise sera « la plus grande dans son genre ».

J. L. Bevan, président des Chemins de fer Illinois Central, à douze ans était coursier au bureau des marchandises de la Nouvelle-Orléans.

Prototype III : Si les tendances de notre économie semblent, pour un temps, offrir peu de perspectives aux petites entreprises, il reste toujours la possibilité de faire carrière dans les bureaucraties géantes des entreprises privées. Si l’on ne peut plus être roi dans le royaume qu’on s’est créé, on peut devenir au moins président dans l’une des démocraties économiques. La situation présente ne compte pas. Que l’on soit garçon de bureau ou commis, il faut toujours viser plus haut.


De divers côtés s’exercent une pression en faveur de l’ambition. La littérature qui nous y exhorte est immense. Au risque de paraître blessant pour les autres, citons seulement quelques ouvrages : les discours du Révérend Russel H. Conwell dans Acres of Diamonds, écoutés et lus par des milliers d’Américains, ainsi que le livre qu’il a écrit ensuite : The New Day ou Fresh Opportunities : a book for young men ; le fameux Message to Garcia lancé par Elbert Hubbard. Dans ses innombrables œuvres, Orison Swett Marden révéla d'abord aux Américains « le secret du succès » dans un livre très apprécié par les directeurs des lycées, puis il leur expliqua comment « se pousser en avant » dans un livre dont le président McKinley a fait l’éloge ; enfin les démocrates ne trouvèrent rien à redire à ce que « chaque homme soit un Roi » : le mythe de l’homme du commun parvenu à la royauté économique fait partie intégrante de la civilisation américaine et trouve peut-être son expression définitive dans la phrase d’un homme qui savait de quoi il parlait, Andrew Carnegie :

[142]

« Soyez roi dans vos rêves. Dites-vous : ma place est au sommet » [11].

Inversement, on insiste aussi sur la faute qui consiste à renoncer à ses ambitions. On met en garde les Américains contre la honte d'être un quitter (un lâcheur, qui « laisse tomber »). Dans le dictionnaire de la jeunesse américaine, le mot échec n’existe pas : on ne doit pas abandonner, on ne doit pas cesser de lutter, on ne doit pas limiter son ambition ; viser trop bas est un crime mais non échouer.

Ainsi la civilisation nous somme d’accepter les trois axiomes suivants : premièrement, tous doivent tendre à atteindre les buts les plus élevés, car ceux-ci sont à la portée de tous ; deuxièmement, l’échec apparent et momentané n’est qu’un stimulant vers le succès final ; et troisièmement, le véritable échec consiste à restreindre ses ambitions. En termes de psychologie, le premier axiome représente un renforcement symbolique et secondaire des stimulants de l'ambition ; le second y ajoute un autre stimulus pour empêcher que l’individu cesse de répondre au stimulant ; et le troisième fournit une force de motivation croissante capable de répondre à une absence perpétuelle de récompense. En termes de sociologie ces axiomes s’expriment ainsi : le premier est une réduction de la capacité critique à l’égard de la structure sociale et de ses effets ; le second renforce la structure de pouvoir en poussant les individus situés en bas de l’échelle sociale à ne pas s’identifier avec leurs congénères mais avec ceux qui sont en haut de l’échelle ; le troisième est une incitation à se conformer aux injonctions culturelles pour se sentir membre de la société.

[143]

Types d'adaptation individuelle

Considérons ici cinq genres d’adaptation que nous présenterons dans le tableau suivant où le signe + signifie « acceptation », le signe — « refus » et le signe + « refus des principales valeurs et introduction de valeurs nouvelles » :


TYPOLOGIE DES MODES
D’ADAPTATION INDIVIDUELLE
[12]

Modes d’adaptation

Buts

Moyens

I

Conformisme

+

+

II

Innovation

+

-

III

Ritualisme

-

+

IV

Évasion

-

-

V

Rébellion [13]

+

+

-

-


[144]

Avant de montrer comment la structure sociale agit sur les individus dans un sens ou dans l’autre, il est nécessaire de préciser que les individus peuvent passer de l’un à l’autre dans leurs différentes sphères d’activités sociales. Ces catégories se réfèrent au comportement de l’individu en fonction de son rôle dans une situation donnée, et non à sa personnalité : ce sont des types de réactions plus ou moins favorables et non des modes d’organisation de la personnalité. Nous concentrerons l’analyse sur l'activité économique au sens large (production, échange, distribution et consommation des biens et des services) dans notre société compétitive où la richesse a pris un caractère hautement symbolique.

Conformisme

Dans la mesure où une société est stable, ce premier type d’adaptation (conformité à la fois aux buts et aux moyens) est le plus répandu. S’il n’en était pas ainsi, la stabilité et la continuité de la société ne pourraient être maintenues. Le tissu d’attentes dont est constitué tout ordre social est maintenu grâce à un comportement modal conforme aux schémas culturels établis, qui cependant peuvent se modifier d’un siècle à l’autre. C’est bien parce que le comportement des individus est modelé sur les [145] valeurs fondamentales de la société que l’on peut parler d’une masse d’hommes comme d’une « société ». Sans un fond de valeurs communes à un groupe d’individus il peut y avoir des relations sociales, des échanges désordonnés entre les hommes, mais pas de sociétés. Ainsi, lorsqu’en 1960 on parle d’une « société des nations », c’est une image rhétorique, ou, même, un objectif imaginaire, mais sûrement pas une réalité sociologique.

Innovation

La grande importance que la civilisation accorde au succès invite les individus à utiliser des moyens interdits mais souvent efficaces pour arriver ne serait-ce qu’à un simulacre de réussite : richesse et pouvoir. Cette réaction a lieu lorsque l'individu a accepté le but prescrit mais n’a pas fait siennes les normes sociales et les procédures coutumières.

L’individu tendu vers un but est prêt à prendre des risques, quelle que soit sa position dans la société ; mais on peut se demander dans quels cas la structure sociale, par sa nature même, prédispose les individus à adopter un comportement déviant. Chez les individus d’un niveau économique élevé, il n’est pas rare que la pression en faveur de l’innovation rende imprécise la distinction entre les pratiques régulières et irrégulières. Comme Veblen l’a fait remarquer : « Dans certains cas il est difficile, parfois impossible jusqu’au jugement du tribunal, de dire s’il s’agit d’une habileté commerciale digne d’éloges ou d’une malhonnêteté qui mérite la prison. » L’histoire des grandes fortunes américaines est celle d’individus tendus vers des innovations d’une légitimité douteuse. L’admiration que les gens éprouvent malgré eux pour ces hommes malins et habiles (smart), et qui réussissent, s’exprime souvent en privé et même en public : c’est le produit d’une civilisation dans laquelle la fin sacro-sainte justifie les moyens. Ce n’est pas nouveau, Charles Dickens notait déjà :

[146]

L’action smart dissimule, sous une apparence dorée, escroqueries, trahisons, détournements de fonds publics et privés. Elle permet au fripon de tenir, au milieu de la société la plus respectable, la tête haute, cette tête qui mériterait la corde [...] La valeur d'une mauvaise spéculation, d’une banqueroute ou d’un gredin prospère n’est pas estimée d’après la règle d’or : « Agis comme tu voudrais qu’on agisse avec toi », mais suivant des considérations d’élégance [...] Combien de fois n’ai-je pas eu, avec un interlocuteur, le dialogue suivant : « N’est-il pas très regrettable qu’un homme comme Un Tel soit en train de devenir fabuleusement riche en agissant de la façon la plus infâme et la plus odieuse, et qu’en dépit de tous les crimes dont il s'est rendu coupable, il soit toléré et même encouragé par vos compatriotes ? C’est une calamité publique, ne trouvez-vous pas ? — Si, monsieur. — C’est un menteur reconnu, n’est-ce pas ? — Oui, monsieur. — N’a-t-il pas été souffleté, roué et mis au cachot ? — Si, monsieur. — N'est-il pas sans honneur, sans dignité et sans moralité ? — Si, monsieur. — Alors, quels peuvent bien être ses mérites ? — Eh bien, monsieur, il est smart ».

Dans cette satire de la société américaine, les Américains ne le cèdent en rien aux observateurs étrangers. Artemus Ward fait remarquer que toute satisfaction est relative puisque « le bonheur en ce monde consiste, presque toujours, à posséder ce que d’autres ne peuvent avoir. » Ces hommes d’esprit font ressortir la fonction sociale de l’humour comme Freud dans sa monographie sur « le mot esprit et ses relations avec l’inconscient » : l’humour sert d’arme pour attaquer ce qui est grand, digne, et puissant, ce qui est protégé par la société contre le dénigrement. Mais peut-être est-ce avec Ambrose Bierce que l’on est le plus près de la vérité. Dans son essai sur Le Crime et ses correctifs, Bierce décrit la manière dont l’heureux fripon acquiert une légitimité sociale et il dissèque les contradictions entre valeurs et relations sociales. « Le bon Américain est, en général, assez dur à l’égard de la malhonnêteté mais il compense cette sévérité par une aimable tolérance à l’égard des hommes malhonnêtes. » Il exige seulement de les connaître personnellement. Nous « dénonçons tous les bandits avec une violence remarquable, si nous n’avons pas l’honneur de les connaître. Si nous les connaissons, alors c’est différent, à moins qu’ils sentent encore le taudis [147] ou la prison. Nous les savons coupables, mais nous les fréquentons, nous leur serrons la main, nous buvons avec eux et, s’ils ont l’heur d’être riches, ou d’avoir quelque autre forme de grandeur, nous les invitons chez nous et considérons comme un honneur de les fréquenter. Entendons-nous bien, nous n’approuvons pas leurs méthodes ; et c’est pour eux une punition suffisante. Qu’un coquin puisse se moquer de ce que pense de lui la personne qui le traite de façon civile et amicale, c’est une idée qui semble venir d’un humoriste. Elle aurait certainement fait fortune sur une scène de vaudeville [...]. On peut sourire à un coquin (la plupart d’entre nous le font plusieurs fois par jour) à condition de ne pas savoir qu’il Test et de ne pas l’avoir dit ; si on le sait, c’est être hypocrite. On volera les Américains tant qu’ils garderont cette attitude ; tant qu’ils seront tolérants à l’égard des escrocs qui réussissent ; tant que l’ingénuité américaine tracera une ligne de démarcation imaginaire entre le côté public d’un homme et son côté privé — le côté commercial et le côté personnel. Pour tout dire les Américains seront volés tant qu’ils mériteront de l’être » [14].

[148]

Vivant à l’époque où les chevaliers d’industrie [robber barons] florissaient, Bierce signalait ce que l’on appellera plus tard les « crimes en col blanc ». Sutherland a prouvé en s’appuyant sur plusieurs enquêtes que cette forme de criminalité existait surtout chez les hommes d’affaires. Il note en outre que beaucoup de ces criminels ne sont pas poursuivis parce que leurs crimes n’ont pas été découverts ou, s’ils l’ont été, à cause de la position de l'homme d’affaires, de la tendance des autorités à ne pas vouloir le punir et de la forme relativement inorganisée que prend le ressentiment du public à l’égard des « criminels en col blanc ».  [15] D’une enquête effectuée auprès de 1 700 individus environ de la classe moyenne supérieure, il résulte que le « record du crime » a été battu de loin par les gens les plus « respectables » : 99 % des enquêtés ont avoué qu’ils avaient commis au moins une des quarante-neuf infractions prévues par la loi pénale de l’État de New York, chacune de ces infractions étant suffisamment sérieuse pour entraîner une peine maximale d’une année de prison ; le nombre moyen des délits commis à l’âge adulte (en excluant ceux commis avant seize ans) était de dix-huit pour les hommes et de onze pour les femmes ; 64 % des hommes et 29 % des femmes reconnaissaient leur culpabilité pour avoir commis au moins un délit capable d’entraîner selon la loi de New York la privation de tous les droits civiques. L’explication de ces faits nous est donnée par un ministre coupable de fausses déclarations au sujet d’une vente qu’il avait faite ; il s’en excuse en disant : « J’ai d’abord essayé de dire la vérité, mais cela ne réussit pas toujours. » À la lumière de ces résultats, l’auteur conclut modestement : « Les actes qui constituent un crime selon la loi sont beaucoup plus nombreux que ceux qui sont officiellement [149] connus. Le comportement illégal, loin d’être anormal, est, en réalité, un phénomène très commun » [16].

Les statistiques officielles sur la criminalité font régulièrement apparaître une plus grande proportion de crimes dans les couches les plus basses ; elles sont loin d’être complètes et sûres. Cependant, d'après notre analyse, les plus fortes pressions en faveur de la déviance s’exercent certainement sur les couches sociales inférieures. Plusieurs recherches ont montré que certaines formes du vice et du crime constituent une réaction « normale » à une situation dans laquelle les individus se trouvent dans la quasi impossibilité d'employer des moyens légitimes et traditionnels qui leur permettraient de réaliser la réussite financière que la civilisation leur présente comme un but désirable. Les possibilités professionnelles de ces individus sont en général limitées aux emplois les moins nobles. Etant donné le mépris des Américains pour le travail manuel — mépris qui est uniformément partagé par toutes les classes sociales [17]... et le peu d'espoir qu’il y a à ce niveau de s’élever socialement, il est normal que l’on tende à adopter un comportement déviant. Le revenu et les promesses de puissance que peuvent apporter à l’individu le vice organisé, les rackets et les crimes sont sans commune mesure avec sa situation actuelle [18]. Bien que notre idéologie des [150] classes ouvertes et de la mobilité sociale persiste à le nier [19][20], pour ceux qui sont situés au plus bas niveau de la structure sociale, la civilisation impose des exigences contradictoires. D’une part on leur demande d’orienter leur conduite vers la richesse (« Tout homme doit être roi ») et d’autre part on leur en refuse les moyens légaux. La conséquence de cette incohérence est une proportion élevée de comportements déviants. Dans ce contexte, Al Capone représente le triomphe de l’intelligence amorale sur les « échecs » dus à une conduite morale dans une société où les canaux qui assurent la mobilité sociale sont fermés ou trop étroits, et où tous les individus sont invités à concourir pour obtenir le grand prix de la réussite économique et sociale [21].

Nous touchons ici un point d’une extrême importance ; ce n’est pas seulement le manque de possibilités ou l’estime exagérée pour le succès financier qui provoquent une haute [151] fréquence de comportements déviants. Une structure de classes plus rigides, une société organisée suivant des castes limiterait peut-être les possibilités des individus défavorisés beaucoup plus que ne le fait la structure actuelle de la société américaine. Mais dans celle-ci les buts sont censés transcender l’ordre des classes alors que l’organisation sociale actuelle laisse en fait subsister des différences entre les classes dans les possibilités d'atteindre ces buts. Dans cet état de choses, la vertu cardinale, l’ambition est à l’origine du vice cardinal américain, le comportement déviant.

Cette analyse théorique peut nous aider à expliquer les rapports variables existant entre le crime et la pauvreté [22].  La « pauvreté » n’est pas tout à fait la même partout.

Certaines statistiques, qui n’ont pas encore été poussées, suggèrent que la pauvreté est moins étroitement liée à la criminalité dans l’Europe du Sud-Est, qu'aux États-Unis. Les chances du pauvre, du point de vue économique, semblent bien moins grandes dans cette partie de l’Europe qu’aux États-Unis, de sorte que ni la pauvreté ni les conséquences qu’elle peut avoir sur les possibilités de l’individu n’expliquent une telle différence. Mais si nous considérons ensemble ces trois facteurs (pauvreté, possibilités limitées et buts culturels) nous avons une base d’explication suffisante. Dans le Sud-Est de l’Europe, la structure de classes s’accompagne d’une différenciation des symboles de succès suivant les classes.

Les victimes de cette contradiction, dont nous souffrons aux États-Unis, entre l’ambition d’être riche et les obstacles sociaux ne sont pas toujours conscientes des racines sociales de leur contrariété. Certes, elles sentent en général [152] que les récompenses sociales ne sont pas accordées en fonction de la valeur individuelle. Mais elles ne voient pas toujours comment cela se fait. Ceux qui en découvrent l’origine sociale peuvent devenir étrangers à cette structure et adopter le mode d’adaptation V (la rébellion). Mais d’autres, et il semble que ce soit la grande majorité, peuvent attribuer leurs difficultés à des causes mystiques et non sociales. Comme l’a fait remarquer Gilbert Murray : « Le terrain le plus propice à la superstition est la société dans laquelle la fortune semble indépendante des mérites et des efforts. Dans une société stable et bien gouvernée, il faut que les individus inclinent à penser que l’Apprenti Vertueux et Industrieux réussira dans la vie, tandis que l’Apprenti Méchant et Fainéant échoueront. Dans ce genre de société, les hommes tendent à mettre l’accent sur des rapports de causalité rationnels ou visibles. Mais, [dans une société qui souffre d’anomie] [...] les vertus ordinaires de diligence, d'honnêteté et de gentillesse semblent peu rentables » [23]. C’est dans cette dernière que les individus mettent l’accent sur le rôle de la Fortune, de la Chance, du Sort.

En fait, il n’est pas rare que les hommes qui sont « arrivés » et ceux qui au contraire n’ont pas « réussi » du tout attribuent, les uns comme les autres, leur succès ou leur insuccès à la chance. C’est ainsi que Julius Rosenwald, homme heureux en affaires, a déclaré que 95 % des grandes fortunes étaient « dues à la chance » [24]. Dans un important journal d’affaires, l’auteur d’un éditorial qui citait tous les bénéfices que la société tire de la richesse individuelle, a jugé nécessaire d’ajouter une phrase sur le rôle de la chance dans la formation des grandes fortunes : « Lorsqu’un homme accumule quelques millions grâce à de sages investissements et, reconnaissons-le, souvent grâce [153] à la chance, il ne retire rien, pour autant, aux autres membres de la société » [25]. D’une façon identique le travailleur explique sa situation économique en termes de chance : « Le travailleur voit tout autour de lui des hommes capables et expérimentés sans travail. Si lui-même travaille, il se sent favorisé par le sort. S’il tombe en chômage, il est victime d’un sort cruel. Il ne peut découvrir qu’un lien ténu entre la valeur personnelle et ses conséquences » [26].

Mais cette référence à la chance et au sort a une fonction différente selon qu’elle est faite par un homme qui a réussi, ou non. Pour l’homme arrivé, il s’agit d’exprimer une modestie « désarmante ». Il est très loin de vouloir dire, en fait, qu’il n’a pas mérité sa fortune. Sur le plan sociologique, la doctrine de la chance invoquée par l’homme arrivé a une double fonction : d’une part elle explique que la récompense ne corresponde pas toujours au mérite et d’autre part elle prévient toute critique éventuelle à l’égard de la structure sociale qui permet cette contradiction. Car si le succès est une question de chance, s’il relève de l’aveugle nature des choses, s’il « souffle où il veut », il ne saurait être contrôlé et ne dépend pas de la structure sociale.

Pour les infortunés et en particulier pour ceux d’entre eux qui voient leurs mérites et leurs efforts mal récompensés, la doctrine de la chance leur permet de conserver leur estime de soi. Elle peut aussi avoir une dysfonction, en affaiblissant la motivation qui pousse l’individu à fournir [154] un effort soutenu [27] Sociologiquement la doctrine peut, comme Blakke l’a laissé entendre [28], refléter un manque de compréhension du système social et économique, et elle peut être dysfonctionnelle dans la mesure où elle élimine les raisons de s’employer à changer la structure dans le sens d'une plus grande équité. Cette tendance à compter sur la chance et à prendre des risques explique peut-être en partie l’intérêt pour le jeu (activité défendue, tout au plus tolérée) dans certaines couches sociales, notamment les plus basses et les plus élevées [29].

Parmi ceux qui n’appliquent pas la doctrine de la chance, le cynique résout la contradiction en affirmant : « Ce n’est pas ce que l’on connaît, mais qui l’on connaît, qui importe dans la vie. »

Ritualisme

Le mode d’adaptation ritualiste suppose que l’on abandonne le sublime idéal de la réussite financière et de l’ascension rapide, et qu’on le rabaisse au point où les aspirations peuvent être satisfaites. Mais, tout en refusant de « chercher à dominer le monde », on continue cependant à obéir sans le vouloir aux normes sociales. Ce serait chicaner sur le sens des mots que de se demander si ce mode d’adaptation représente un véritable comportement déviant. En effet, en accord avec les institutions, ce [155] comportement n’est généralement pas considéré comme un problème social. Les amis intimes de personnes qui adoptent cette attitude le regrettent pour eux : « Le vieux Jonesy est sur une voie de garage ». Mais, qu’il s’agisse d’un comportement déviant ou conformiste, il s’écarte en tout cas visiblement du modèle culturel selon lequel les hommes ont le devoir de chercher à s’élever dans la hiérarchie sociale. Cette forme d’adaptation est surtout répandue dans une société où la position sociale de chacun dépend en grande partie de sa réussite Car la compétition incessante provoque l’anxiété, qu’on soulage en réduisant ses aspirations [30] La peur suscite l’inaction ou, plus précisément, rend l’action routinière [31].

Le syndrome du ritualisme social nous est familier et il est en même temps instructif. Il implique une philosophie de la vie dont on trouve l’expression dans une série de clichés : « Moi, je ne veux pas m’aventurer », « je ne prends pas de risques », « je me contente de ce que j’ai », « ne vise pas trop haut et tu ne seras pas déçu. » Sous toutes ces conceptions il y a l’idée que les hautes ambitions font courir des dangers et amènent des déceptions, tandis que des aspirations plus modestes procurent satisfaction et sécurité. Cette attitude est implicite par exemple chez l’ouvrier qui a bien soin de régler son rendement de façon qu’il se maintienne dans des limites constantes, car il craint d’être « remarqué » et que « quelque chose lui arrive » [32]. C’est aussi le point de vue de l’employé terrorisé ou du bureaucrate zélé qui se trouve au guichet d’une banque ou au bureau de réception d’une entreprise de travaux publics [33]. [156] C’est, en somme, le mode d’adaptation de ceux qui cherchent une porte de sortie individuelle pour échapper aux périls et aux frustrations liés à l’ambition. Ils renoncent aux buts mais se raccrochent avec d’autant plus de force aux routines rassurantes et aux normes coutumières.

Si nous pouvions nous attendre à ce que le mode d’adaptation « innovation » se manifeste surtout dans la classe la moins favorisée de la société américaine en raison des frustrations dont elle souffre, la forme d’adaptation III par contre devrait être très répandue dans la classe moyenne inférieure. Car c’est dans cette classe que les parents exercent sur leurs enfants une pression constante pour qu’ils respectent les commandements moraux de la société, et l’effort pour s’élever socialement y a moins de chance d’être couronné de succès que dans la classe moyenne supérieure. Cet apprentissage sévère fait souvent peser sur l’individu une grande anxiété et produit donc un terrain propice au ritualisme [34][35].

[157]

Les individus aux prises avec les contradictions de la société peuvent passer d’un type d’adaptation à l’autre. Par exemple des ritualistes qui se conforment scrupuleusement aux règles peuvent atteindre un tel degré d'habileté en matière de règlements qu’ils deviennent des virtuoses de la bureaucratie. D’autres font preuve d’un conformisme exagéré parce qu’ils se sentent coupables d’avoir dans le passé adopté un comportement d’innovation non conforme aux règles. Quant au passage de l’adaptation ritualiste à certaines formes dramatiques d’adaptation illicite, on en trouve de nombreux exemples dans l’histoire des cas cliniques : des explosions inattendues chez un individu suivant souvent de longues périodes de comportement excessivement conformiste. [36] Mais quoique les mécanismes psychodynamiques de ce genre aient été assez bien identifiés et liés aux systèmes d’éducation et de socialisation, une [158] recherche sociologique beaucoup plus étendue expliquerait pourquoi ces schémas sont plus fréquents dans certaines couches sociales que dans d’autres.

Évasion

Ce mode d’adaptation est probablement le plus rare. ÀA proprement parler, les personnes qui l’emploient sont dans mais non pas de la société : sociologiquement ce sont de véritables étrangers. Etant donné qu’elles ne partagent pas l’ensemble des valeurs communes, elles ne peuvent être comprises parmi les membres de la société, en tant que celle-ci se distingue de la population. Cette catégorie rassemble des malades mentaux, des hallucinés, des parias, des exilés, des errants, des vagabonds, des clochards, des ivrognes chroniques, des drogués, etc. [37] : ils ont abandonné les buts prescrits et n'agissent pas selon les normes. Cela ne veut pas dire que, dans certains cas, l’origine de leur forme d’adaptation ne puisse pas se trouver précisément dans la structure sociale qu’ils ont rejetée, ni que le fait même de leur présence ne pose pas de problèmes aux autres membres de la société.

Cette forme d’adaptation apparaît lorsque les buts et les pratiques ont, les uns et les autres, été pleinement assimilés par les individus qui y ont attaché une très grande valeur, mais en vain, car les moyens accessibles se sont révélés improductifs. Il en résulte un conflit : l’obligation morale, que l’individu a faite sienne, de recourir à des voies institutionnelles s’oppose aux pressions en faveur des [159] moyens illicites mais efficaces. L’ordre compétitif se maintient et l’individu trop faible s’en évade, des mécanismes d’évasion tels que le défaitisme, le quiétisme et la résignation lui permettant « d’échapper » aux exigences de la société. Si l’individu résout son conflit en abandonnant à la fois les buts et les moyens, l’évasion est complète, le conflit est éliminé et l’individu devient un asocial.

Dans la vie publique et officielle, ce genre de comportement déviant est violemment condamné par les tenants de la société et des traditions. Grâce au comportement conformiste, les rouages du système social continuent à tourner ; le comportement innovateur, lui, est « Smart » et actif, le ritualiste respecte au moins les « mœurs ». Au contraire, l’évadé est improductif, n’est pas habile et ne se conduit pas comme il faut. Il n’est pas aisé pour la société d’accepter ce refus de ses valeurs, car ce serait remettre ces valeurs en question. Ceux qui ont renoncé à chercher le succès se voient poursuivis jusque dans leurs retraites par une société qui insiste pour que tous ses membres persévèrent dans la lutte pour leur réussite. [38]

L’homme qui adopte ce comportement déviant est condamné dans la vie réelle mais il peut trouver des compensations dans la vie de l’imagination. Ainsi Kardiner a pu soutenir que ce genre de personnages a un rôle dans le folklore contemporain et dans la culture populaire, car il renforce « la morale et l’estime de soi en dormant le spectacle de l’homme qui rejette les idéaux de son temps et exprime son mépris pour eux ». Le prototype de ce personnage au cinéma est naturellement Chariot : « Il est Monsieur Personne, parfaitement conscient de son insignifiance, toujours en butte à un monde déconcertant et fou dans lequel il n’a pas de place et dont il s’évade constamment, par une fainéantise satisfaite. Il est libéré de tout conflit car il a abandonné la recherche de la sécurité et du prestige, et se résigne à n’avoir aucune prétention à la vertu ou à la distinction. C’est toujours par accident qu’il entre en contact avec le monde. Il rencontre le mal [160]

et voit le faible et le désarmé attaqués par le fort contre lequel ils ne peuvent lutter. Et pourtant, malgré lui, il se fait le défenseur de l’innocent et de l’opprimé, grâce à une ruse simple et insolente qui lui fait découvrir la faiblesse du méchant. Il reste toujours humble, pauvre et solitaire mais méprisant à l’égard de ce monde incompréhensible. Il représente donc l’homme de notre temps déchiré entre la crainte d’être écrasé s'il participe à la lutte et celle de tomber dans une résignation sans espoir en refusant la lutte. Le vagabond de Charlot est d’un grand réconfort car il triomphe des forces pernicieuses liguées contre lui et il fait sentir que fuir les ambitions sociales est le résultat d’un choix et non pas le signe d’un échec ». [39] Ce mode d’adaptation est plus individuel que collectif. Dans certains cas cependant ceux qui l'adoptent se réunissent avec d’autres pour former des groupes ayant en commun une même subculture.

Rébellion

Ce type d’adaptation rejette les individus hors de la structure sociale et les pousse à tenter d’en faire une nouvelle. Cela suppose que les individus soient étrangers aux buts et aux moyens de la société où ils vivent, qui leur paraissent purement arbitraires, sans autorité ni légitimité. Dans notre société, des mouvements organisés pour la rébellion visent à introduire une structure sociale dans laquelle il y aurait une correspondance plus étroite entre le mérite, l'effort et la récompense sociale.

Mais avant d’examiner ce mode d’adaptation, il convient de le distinguer d’une réaction qui lui ressemble apparemment, mais qui est essentiellement différente : le ressentiment. Introduit par Nietzsche qui lui attribuait un sens technique particulier, la notion de ressentiment a été [161]

reprise par Max Scheler. [40] Ce sentiment complexe est formé de trois éléments : le premier se compose de sentiments diffus de haine, d'envie et d’hostilité ; le second est la sensation d’être impuissant à exprimer de façon active ces sentiments ; et le troisième est l’expérience sans cesse renouvelée de cette hostilité impuissante [41]. Ce qui distingue essentiellement le ressentiment de la rébellion est que le premier ne tend pas vers un véritable changement des valeurs. Le renard de la fable ne dit pas qu’il éprouve du dégoût pour tous les raisins, il dit simplement que ces raisins-là sont trop verts. Dans la rébellion au contraire la frustration mène à une prise de position contre les valeurs autrefois reconnues. Le renard rebelle affirmerait que même les raisins doux sont mauvais. Ces deux sentiments sont différents mais les mouvements de rébellion peuvent attirer à eux les aigris et les mécontents.

Lorsque les institutions sont considérées comme un obstacle à la réalisation des buts légitimes, on peut s’attendre à voir certains individus se rebeller. Pour qu'il y ait une action politique organisée, il ne suffit pas que la structure sociale ne paraisse plus légitime, il faut que la légitimité soit transférée à de nouveaux groupes entraînés par [162] un mythe nouveau [42]. La double fonction du mythe est, d’une part de rechercher dans la structure sociale l’origine des frustrations collectives, et d’autre part, d’esquisser une autre structure dans laquelle l’homme de mérite ne sera pas frustré. Les conservateurs soutiennent au contraire que l’origine de la frustration collective ne doit en aucun cas être recherchée dans la structure de la société et que ces frustrations sont dans la nature des choses, qu’elles existent dans n’importe quel système : « Le chômage périodique et les crises financières ne peuvent être éliminées par la législation ; c’est exactement comme une personne qui se sent bien un jour et mal le jour suivant » [43]. La doctrine de l’inévitable peut aussi céder la place à celle de l’ajustement progressif et partiel : « Quelques changements ici et là et les choses iront aussi bien que possible. » Ou encore c’est la faute de l’individu : celui-ci est un raté puisque « chacun, dans ce pays, reçoit ce qui lui revient ».

Les mythes de la rébellion et du conservatisme tendent tous deux à « monopoliser l’imagination », cherchant à définir la situation de manière à pousser le frustré vers le mode d’adaptation V ou à l’en détourner. Parmi les rebelles, le renégat s’attire la plus grande hostilité des conservateurs [44]. Et pourtant on a bien souvent remarqué que c’était justement les membres des classes montantes plutôt que ceux des classes les plus basses qui organisent les mécontents et les rebelles et les unissent dans des groupes révolutionnaires.

La structure sociale que nous avons examinée provoque une tension vers l’anomie et vers le comportement déviant : un tel ordre social incite les individus à surpasser leurs rivaux. Tant que les sentiments qui servent de base à ce système compétitif trouvent leur satisfaction dans l’activité quotidienne et pas seulement dans le résultat final, [163] le choix des moyens se fera dans l’ensemble conformément aux procédures institutionnelles ; si au contraire l’intérêt se concentre sur l’issue de la compétition, l’effondrement de la structure régulatrice risque de s’ensuivre.

Nous nous sommes efforcé, dans la présente analyse, de suggérer quelles étaient les couches sociales les plus sensibles aux pressions poussant à la déviance et nous avons mis en évidence certains des mécanismes qui permettent à ces pressions de s’exercer. Afin de simplifier le problème, nous avons choisi le succès financier comme étant le but culturel le plus important ; mais il existe naturellement d’autres buts que nous pourrions étudier de la même manière. Dans le domaine intellectuel et artistique, par exemple, nous trouvons des schémas de carrières qui n’apportent pas de grandes satisfactions financières.

Il nous reste à ajouter quelques mots sur le rôle joué par la famille dans la formation du comportement déviant. La famille est la « courroie de transmission » la plus importante des normes culturelles de génération en génération. Mais on a généralement négligé de préciser que la famille transmet la civilisation d’une classe sociale et donc d’une petite partie de la société. En outre la socialisation ne se limite pas à l'éducation volontairement donnée ; il existe aussi une socialisation inconsciente. En dehors des conseils, récompenses et punitions que les parents donnent directement, l’enfant est influencé par les schémas de comportement quotidien et les conversations à bâtons rompus. Il arrive couramment que les enfants découvrent et assimilent des normes et des valeurs implicites qui n’ont pas été présentées comme des règles qui s’imposent. [45]

La projection des ambitions des parents sur l’enfant est aussi un élément très important. Beaucoup de parents qui ont subi des « échecs » personnels et qui n’ont pas bien « réussi » peuvent chercher à atteindre les buts valorisés [164] par la société à travers leurs enfants. L'influence peut venir de la mère ou du père [46]. Dans une recherche récente sur les H.L.M. nous avons trouvé parmi les Noirs et les Blancs d’un niveau professionnel peu élevé, une proportion appréciable de parents qui désiraient pour leurs enfants une profession libérale [47]. Si les recherches ultérieures viennent confirmer ces résultats ce sera d’une grande conséquence pour le problème qui nous intéresse. Or, ce sont justement les parents « ratés » et « frustrés » qui sont les moins capables de fournir à leurs enfants les moyens de réussir et ce sont eux qui exercent sur leurs enfants une grande pression en faveur de la réussite et les incitent ainsi au comportement déviant.


Social theory and social structures, New York, Free Press, 1949. Traduction de Henri Mendras, in Eléments de théorie et de méthode sociologiques, Paris, Plon, 1965, pp. 167-191.

[165]

Dans la première moitié du XIXe siècle, le crime hante la vie morale, intellectuelle, culturelle, sociale et économique d’un Paris où les classes laborieuses sont vécues, par l’opinion bourgeoise, comme des classes dangereuses. Le crime y est à la fois représentation mythique et manifestation réelle d’un conflit social.



[1] Cf. par exemple, S. Freud, La Civilisation et ses mécontents (passim et p. 63 en particulier), et Ernest Jones, Social Aspects of Psychoanalysis XVIII (Londres, 1924). Si la conception freudienne est une variante de la doctrine du « péché originel », alors la doctrine que nous proposons ici est celle du « péché socialement dérivé ».

[2] « Normal » signifie ici une réponse à des conditions sociales déterminées, qui est psychologiquement prévisible, sinon approuvée culturellement. Cette façon de voir n’exclut naturellement pas le rôle des particularités biologiques et personnelles dans la détermination de l’incidence du comportement déviant. Simplement ce problème-là n’est pas celui qui nous intéresse ici. James S. Plant donne au mot « normal » la même signification que moi lorsqu’il parle des « réactions normales des gens normaux placés dans des conditions anormales ». Cf. son livre Personality and the Cultural Pattern (New York, 1937), p. 248.

[3] Ce point de vue a été décrit très exactement par Edward Sapir, « Why cultural anthropology needs the psychiatrist », Psychiatry, I (1938),

[4] Ce ritualisme peut être associé à une mythologie qui rationalise ces pratiques mais la tendance qui domine est bien la tendance à la conformité strictement rituelle, sans considération de la mythologie. Le ritualisme est à son plus haut point lorsque les individus ne font même pas appel à ce genre de justifications.

[5] Dans ce contexte, on comprend la justesse de l’interprétation que Elton Mayo a faite du titre du livre fameux de Tawney : « Actually the problem is not that of the sickness of acquisitive society, it is that of the acquisitiveness of a sick society » (Human Problems of an Industrial Civilization, p. 153). Mayo examine le processus par lequel la richesse devient le symbole fondamental de la réussite sociale et montre qu’à l’origine il y a l’état d’anomie. En ce qui me concerne je considère ici les conséquences de l’estime que les individus portent au succès financier devenu le but, dans une société qui n'a pas adapté sa structure aux implications de cette estime. Une analyse exhaustive devrait examiner simultanément les deux processus.

[6] L'histoire du mot « anomie » ressuscité par Durkheim et apparu, d'abord, à la fin du XVIIe siècle, pourrait faire l'objet d'une étude particulière pour une personne qui s'intéresserait à la filiation historique des idées. Comme le mot « climat d’opinion » qui fit, trois siècles après avoir été fabriqué par Joseph Glanvill, son entrée glorieuse à l'Académie et dans la politique, grâce à A.N. Whitehead, le mot « anomie » (ou anomia) n’est que depuis peu devenu d'un usage courant, après avoir été réintroduit par Durkheim. Pourquoi cette résonance dans la société contemporaine ? Comme modèle remarquable du genre de recherche requis par des questions de cet ordre, voir : « Milieu and Ambiance : an esay in historical semantics », Philosophy and Phenomenological Research, II (1942), 1-42, 169-218.

[7] Il semble peu probable que les normes culturelles, une fois intériorisées, puissent être complètement éliminées. Leur résidu, si petit qu'il soit, entraîne des tensions et des conflits, à l’intérieur de la personnalité, et ceux-ci prennent une forme en quelque sorte ambivalente. Le rejet manifeste des normes institutionnelles s’accompagnera d’un maintien latent de leurs correspondants émotionnels. Des sentiments de culpabilité, un sens du péché, des tourments de conscience, exprimeront cette tension qui ne trouve pas de soulagement. Un attachement symbolique aux valeurs verbalement rejetées ou une rationalisation justifiant le rejet de ces valeurs peuvent être une expression plus subtile de ces tensions.

[8] De « nombreux » groupes, mais non pas tous les groupes non intégrés, pour la raison que nous avons donnée auparavant. Dans les groupes où l’estime va aux moyens institutionnels nous trouverons normalement une attitude ritualiste plutôt qu’une véritable anomie.

[9] Léo C. ROSTEN, Hollywood (New York, 1940), 40.

[10] Malcom S. Maclean, Scholars, Workers and Gentlemen (Harvard University Press, 1938), 29.

[11] Cf. A. W. Griswold, The American Cult of Success (Yale University doctoral dissertation, 1933), R.O. Carlson, Personality Schools : a Sociological Analysis (Columbia University Master's Essay, 1948).

[12] Nous ne manquons pas de typologies, en ce qui concerne les réactions des individus aux frustrations. Freud, dans son livre La Civilisation et ses mécontents nous en fournit une ; dérivant de celle-ci, mais offrant souvent des différences importantes, d'autres classifications nous sont offertes dans Karen Horney : Neurotic Personality of Our Time (New York, 1937) ; S. Rosenzweig : « The experimental mesurement of types of reaction to frustration », in H.A. Murray, et al., Exploration in Personality (New York, 1938), 585-99, et dans les œuvres de John Dollard, Harold Lasswell, Abram Kardiner, Erich Fromm. Mais, surtout lorsqu'il s'agit de typologies strictement freudiennes, ces auteurs se placent dans une perspective individuelle, sans considérer la situation de l'individu à l'intérieur de la structure sociale. K. Horney, par exemple, bien qu’elle s’intéresse d’une façon cohérente à la culture, n'examine pas l'effet spécifique de cette culture sur les paysans, les ouvriers, les hommes d’affaires, les individus des différentes classes, les membres des divers groupes ethniques, etc. Aussi le rôle des « incohérences de la culture » n'est-il pas défini par rapport aux effets de ces cohérences sur les groupes diversement placés par rapport à la structure sociale. La culture apparaît comme une sorte de drap qui couvre de façon identique tous les membres de la société, sans que l’on tienne compte des différences idiosyncratiques de son contexte vivant et historique. À l’origine de notre typologie nous trouvons au contraire l’idée que ces types de réactions se vérifient avec une fréquence plus ou moins grande dans l’un ou l’autre des sous-groupes de notre société, car les membres de ces groupes ou couches sociales sont soumis chacun d’une façon différente aux stimulants culturels et aux freins sociaux. L’on reconnaîtra la même orientation sociologique dans les ouvrages de Dollard et, d'une manière moins systématique, dans ceux de Fromm, de Kardiner et de Lasswell. Pour la ligne générale, voir la note 2 de la p. 133.

[13] Cette cinquième sorte de réactions se situe sur un plan différent. Elle représente une réaction transitoire, qui cherche à institutionnaliser des buts et des moyens nouveaux et les proposer aux autres membres de la société. Il s’agit donc d'efforts pour changer la structure sociale et culturelle existante plutôt que d’adaptation à cette structure.

[14] . Les remarques de Dickens sont tirées de ses American Notes (dans l'édition, par exemple, qui a été publiée à Boston : Books, 1940), p. 218. II serait grand temps de faire une analyse sociologique qui serait la contrepartie exacte, quoique nécessairement moins importante, de l’analyse psychologique faite par Freud de « l'esprit » tendancieux et des esprits tendancieux. La thèse de doctorat de Jeannette Tandy, bien que n'ayant pas un caractère proprement sociologique, nous fournit un point de départ : Crackerbox philosophers : American Humor and Satire (New York, Columbia University Press, 1925). Dans le chapitre V de son « Intellectual America » (New York, Macmillan, 1941) — dont le titre véritable est The Intelligentsia — Oscar Cargill fait quelques observations judicieuses sur le rôle des maîtres d’humour américain du XIXe siècle, mais elles ne tiennent qu'une toute petite place dans ce livre qui traite de la « marche des idées américaines ». L'essai de Bierce dont j'ai tiré la citation ci- dessus se trouve dans The Collected Works of Ambrose Bierce (New York et Washington, The Neale Publishing Company, 1912), volume XI, 187-198. Je suis loin de partager le jugement sévère et très contestable de Cargill sur Bierce. Il semble que ce soit moins un jugement qu’un de ces « préjugés » dont Bierce lui-même dit qu'ils ne sont qu’une opinion vague, sans fondement apparent.

[15] E. H. Sutherland, « White collar criminality », op. cit. ; « Crime and business », Annals, American Academy of Political and Social Science, CCXVII (1941), 112-118 ; « Is « white collar crime » crime ? » American Sociological Review, X (1945), 132-139 ; Marshall, B. Clinard, The Black Market : A study of White Collar Crime (New York, Rinehart and C°, 1952) ; Donald R. Cressey, Other People’s Money : A study in the Social Psychology of Embezzlement (Glencoe, The Free Press, 1953).

[16] James S. Wallerstein et Clement J. Wyle, « Our law-abiding law-breakers », Probation, avril 1947.

[17] National Opinion on Occupations (National Opinion Research Center avril 1947). Cette enquête à l'échelle nationale sur la façon dont les gens apprécient et hiérarchisent 90 professions différentes fournit une série de données empiriques importantes. Il est significatif que, malgré une légère tendance de certains groupes à placer leurs propres professions et celles qui leur sont liées plus haut que ne le font les autres groupes, la hiérarchie des professions est semblable dans toutes les catégories professionnelles. La topographie culturelle des sociétés contemporaines nécessiterait d’autres recherches de ce genre. Cf. l’étude comparative du prestige dont sont entourées les professions les plus importantes dans six pays industrialisés : Alex Inkbi.es et Peter H. Rossi, « National comparisons of occupational prestige », American Journal of Sociology, LXI (1956), 329-339.

[18] Cf. Joseph D. LOHMAN, « The participant observer in community studies », American Sociological Review, II (1937), 890-898, et William F. Whyte, Street Corner Society (Chicago, 1943). Remarquons ce que Whyte conclut : « Il est difficile à l’homme de Cornerville d’accéder à l’échelle (du succès) même tout à fait en bas [...]. Il est italien et les Italiens sont tenus comme les plus indésirables des émigrants par la classe élevée [...]. La société détient les récompenses attrayantes (argent, biens) pour l’homme « qui a réussi ». Pour la plupart des gens de Cornerville ces récompenses ne sont accessibles qu’à travers le monde de la pègre et de la politique » (273-274).

[19] De nombreuses études ont prouvé que la pyramide de l’éducation est faite de telle sorte qu’une proportion importante de jeunes indéniablement doués mais désavantagés par leur situation économique ne peut recevoir d’éducation supérieure. Cette caractéristique de notre structure de classes a été notée, non sans effroi, par Vanneva Bush dans son rapport officiel : Science : The Endless Frontier. Voir aussi : Who shall be educated ? de W. L. WARNER RJ. HAVIGHURST et M.B. LOEB, New York, 1944

[20] Le rôle historique changeant de cette idéologie serait un sujet d'étude digne d’intérêt.

[21] À cet égard, le rôle des Noirs est un problème presque aussi théorique que pratique. L'on a constaté en effet que de larges secteurs de la population noire ont assimilé les valeurs de cette caste dominante : succès financier et avancement social, tout en « s’adaptant de façon réaliste » au « fait » qu’il est à peu près impossible de s’élever socialement en dehors de la caste dominante. Cf. Dollard, Caste and Classes in a Southern Town. RA. Warner, New Haven Negroes, New Haven, 1940, p. 234. Donald Young, American Minority Peoples, p. 581. Voir aussi l'exposé qui va suivre dans ce chapitre.

[22] Ce schéma analytique peut aider à résoudre certaines des contradictions apparentes qui existent dans les rapports entre le crime et le statut économique du criminel qui ont été relevées par P. A. Sorokin. Lorsqu’il note par exemple : « Ce n’est pas partout et toujours que le plus grand pourcentage de criminalité se retrouve chez les pauvres [...] Beaucoup de pays pauvres ont un taux de criminalité moins important que les pays plus riches [...] Le progrès économique dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe n’a pas provoqué une régression du crime. »

[23] Gilbert Murray, Five Stages of Greek Religion (New York, 1925), 164-65. Le chapitre sur « The Failure of Nerve » dont ce passage est tiré doit être considéré comme une des analyses sociologiques les plus raffinées et les plus perspicaces de notre temps.

[24] Cf. une interview citée dans Gustavus Meyers, History of the great American Fortunes, New York, 1937, p. 706.

[25] Nations Business, XXVII, n° 9, pp. 8-9.

[26] E. W. Bakke, The Unemployed Man, New York, 1934, p. 14. Bakke fait allusion aux origines structurelles de la croyance au sort qui est répandue chez les ouvriers : « There is a mesure of hopelessness in the situation when a man knows that most of his good and ill fortune is out of his own control and depends on luck. » (C'est moi qui souligne). Dans la mesure où il doit se soumettre aux décisions parfois imprévisibles de la direction l'ouvrier est au sujet de son emploi dans un état d'insécurité et d'anxiété : c’est là un autre terrain propice à la croyance en la destinée, au hasard et à la chance. Il serait intéressant de savoir si de telles croyances diminuent lorsque des organisations de travailleurs diminuent leur dépendance.

[27] .Dans un cas extrême cette situation peut inciter à une attitude de résignation et à une activité routinière (Adaptation III) ou une passivité fataliste (Adaptation IV).

[28] BAKKE, op. cit., p. 14, où il suggère que « le travailleur en connaît moins sur les procédés qui lui apporteraient une chance de succès que les hommes d'affaires ou les professions libérales. Il y a par conséquent plus de raisons pour que les événements lui semblent avoir un rapport avec la chance ».

[29] Cf. R. A. WARNER, New Haven Negroes, and Harold F. GOSNELL, Negro Politicians, Chicago, 1935, 123-125. Ces deux ouvrages tentent d'expliquer le grand intérêt que les Noirs les plus défavorisés éprouvent pour le « jeu des nombres ».

[30] Voir par exemple : H. S. Sullivan, « Modem conceptions of psychiatry », Psychiatry, III, 1940, 111-112 ; Margaret Mead, And Keep Your Powder Dry, New York, 1942, chap. vii ; Merton, Fiske et Curtis, Mass Persuasion, 59-60.

[31] « The fear of action » de P. Janet dans le Journal of Abnormal Psychology, XVI (1921), 150-160 et l'extraordinaire analyse de F. L. Wells, « Social maladjustments : adaptive régression » (op. cit.), qui concerne de très près le genre d'adaptation examiné ici.

[32] F. J. Roethlisberger et W. J. Dickson, Management and the Worker, chap. xviii et p. 531, et sur le thème plus général, les remarques toujours perspicaces de Gilbert Murray (op. cit., 138-139).

[33] Voir les chapitres suivants.

[34] Voir, par exemple, Children of Bondage, Washington, 1940, d'Allison Davis et de John Dollard, au chapitre XII, « Child Training and Class », qui traite des patterns de socialisation des classes moyennes et inférieures de la population noire dans l'extrême Sud, patterns qui peuvent être appliqués, avec de légères modifications, à la population blanche. Voir aussi dans l’American Journal of Sociology, LII, 1946, 190-192, l'article intitulé « Child-rearing and social status » de M. C. Erickson ; « Social class and color differences in child-rearing » de Allison Davis et R. J. Havighurst, dans l’American Sociological Review, II, 1946, 698-710.

[35] Cette hypothèse demande encore à être confirmée par des preuves empiriques. Des efforts dans ce sens ont été faits avec les expériences du « niveau d'aspiration » qui ont pour but de découvrir les éléments déterminants de la formation des buts et des modifications qui se produisent dans les activités spécifiques, réglées par l’expérience. Mais il y a une sérieuse difficulté, qui n'a pas encore été surmontée, à tirer des conclusions à partir d'une expérience de laboratoire dans laquelle l'observateur lui-même se trouve en partie impliqué. (Quelle expérience de laboratoire peut reproduire, par exemple, les réprimandes d'une Xanthippe moderne « Ce qu’il vous manque à vous, c'est l'ambition ; un homme qui se respecte, à votre place, s'en irait et ferait quelque chose » ?) Parmi les études qui ont été entreprises et qui ont un intérêt précis, quoique limité, il faut retenir surtout R. Gould, « Some sociological déterminants of goal strivings », Journal of Social Psychology, XII, 1941, 461-473 ; L. F. Festinger, Wish, expectation and group standards as factors in- fluencing level of aspiration », Journal of Abnormal and Social Psychology, XXXVII, 1942, 184-200. Pour un résumé des recherches, voir Kurt Lewin et al., « Level of Aspiration », dans Personality and the Behaviour Disorders de J. Mc Hunt, ed., New York, 1944, I, chap. X.

L'idée du « succès » conçu comme un rapport entre l'aspiration et la réalisation, que les expériences du « niveau d'aspiration » tentent de circonscrire systématiquement, a naturellement une longue histoire. Gilber Murray (op. cit., pp. 138-139) remarque qu'elle a été très répandue chez les penseurs grecs du IVe siècle. Et, dans son Sartor Resartus, Carlyle déclare que le « bonheur » (satisfaction) peut être représenté par une fraction dont le numérateur symbolise la réalisation et le dénominateur l’aspiration. William James reprend à peu près la même idée dans The Principles of Psychology, New York, 1902, I, p. 310.Voir aussi l'ouvrage déjà cité de F. L. Wells, p. 879, et P. A. Sorokin, Social and Cultural Dynamics, III, pp. 61-164. La question critique est celle-ci : est-ce que cette réalité intime peut être soumise à une expérimentation rigoureuse dans laquelle la situation artificiellement recréée en laboratoire parvient à reproduire fidèlement les aspects importants de la situation dans sa réalité ou bien vaut-il mieux observer attentivement le comportement routinier des individus dans le contexte même de leur vie quotidienne ?

[36] Dans une nouvelle, The Bitter Box, New York, 1964, Eleanor Clark a décrit ce processus avec beaucoup de sensibilité. Nous pouvons citer un passage de Erich Fromm, tiré de Escape from Freedom, New York, 1941, pp. 185-206, sans être d’accord sur son concept de « spontaneity » et sur la « man's inhérent tendency toward self-development ». Il nous donne un exemple de bonne formulation sociologique pp. 293-294, de formulation douteuse pp. 287-288.

[37] Il s’agit évidemment d'une façon de parler très elliptique. Ces individus peuvent conserver un certain sens des valeurs qui appartiennent à leurs groupes particuliers ou, parfois, aux valeurs de la société traditionnelle elle-même. Autrement dit, ils peuvent adopter d’autres modes d'adaptation. Mais il est facile de reconnaître le mode d’adaptation IV. La description du comportement et des attitudes du clochard, par Nels Anderson, par exemple, se situe dans le cadre de notre schéma analytique. Voir The Hobo (Chicago, 1923), 93-98, et l'ensemble de l’ouvrage.

[38] H. W. ZORBAUGH, The Gold Coast and the Slum, Chicago, 1929, p. 108.

[39] Abram Kardiner, The Psychological Frontiers of Society, New York, 1945, 369-70.

[40] L’Homme du ressentiment de Max Scheler (Paris, s. d.). Cet essai a été publié pour la première fois en 1912, puis revu et complété, il a été inclus dans les Abhandlungen und Aufsatze de Scheler et ensuite dans Vom Umsturz der Werte (1919). C'est ce dernier texte qui a servi pour la traduction en français. Il a eu une influence considérable sur des cercles intellectuels très divers. Pour un compte rendu, bien équilibré et de grande qualité, de cet essai de Scheler, voir V. J. McGill, « Scheler’s theory of sympathy and love », dans Philosophy and Phenomenological Research, II (1942), 273-291. McGill dénonce certaines limites de la théorie de Scheler et certains préjugés de l’auteur ; il montre comment Scheler annonce, d'une certaine façon, les conceptions nazies et il insiste sur la position antidémocratique de Scheler tout en mettant en lumière les intuitions, parfois très brillantes, qui font le mérite de cet essai. Un autre compte rendu critique de la théorie de Scheler nous est fourni par Svend Ranulf, dans Moral Indignation and Middle Class Psychology : A Sociological Study, Copenhagen, 1938, 199-204.

[41] Scheler, op. cit., 55-56. Le mot ressentiment ne trouve pas de traduction exacte en anglais ; son correspondant allemand serait Groll.

[42] George S. Pettee, The Process of Revolution, New York, 1958, 8-24 ; voir en particulier le passage sur le « monopoly of the imagination ».

[43] R.S. et H.M. Lynd, Middletown in Transition, New York, 1937, p. 408 : une illustration du mythe conservateur.

[44] Voir les observations judicieuses de Georg Simmel, dans Soziologie, Leipzig, 1908, 276-277.

[45] W. Stern, Psychology of Early Childhood, New York, 1924, p. 166, note le fait de telles erreurs (ex. « drinked » pour « drank ») mais il n'en tire aucune conclusion en ce qui concerne la découverte des paradigmes implicites.

[46] H. A. Murray et al., Explorations in Personnality, p. 307.

[47] Cf. Patterns of Social Life, une étude de l’organisation des communautés planifiées, faite par R. K. Merton, Patricia S. West et M. Jahoda.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 novembre 2019 9:37
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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