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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Michael Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d'histoire du marxisme. (1973)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Michael Löwy, Dialectique et révolution. Essai de sociologie et d'histoire du marxisme. Paris: Les Éditions Anthropos, 1973, 239 pp. [Livre diffusé en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation formelle de l'auteur accordée le 23 décembre 2018.]

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Introduction

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Dialectique et révolution

Un spectre hante le sommeil de l'orthodoxie : le « gauchisme théorique ». Par ce terme on désigne depuis quelque temps le courant politique et philosophique représenté, entre autres, par Rosa Luxemburg, Karl Korsch, Georg Lukács et Antonio Gramsci. Or, ce qui caractérise ce courant et l'oppose à l'opportunisme théorique des épigones, n'est pas le « gauchisme » mais la dialectique révolutionnaire, la fidélité au caractère critique et négatif de la méthode de Marx et à sa philosophie de la praxis.

Les essais rassemblés dans ce volume abordent quelques-uns des thèmes centraux de la problématique de la tendance dialectique-révolutionnaire, thèmes qui sont d'ailleurs l'objet privilégié de l'attaque des courants non-dialectiques qui se réclament du marxisme, de la pseudo-orthodoxie de la IIe Internationale jusqu'au structuralisme contemporain :

1) Le rapport Marx/Hegel. Pour Althusser, le dépassement de Hegel par Marx « n'est nullement une "Aufhebung" au sens hégélien », mais purement et simplement « un dépassement de l'illusion vers la réalité », ou plutôt « une dissipation de l'illusion » (Pour Marx, Maspero, Paris, 1965, p. 75). Le pauvre Hegel, réduit à la triste condition d'« illusion à dissiper », n'est-il devenu à nouveau le chien crevé dont se moque la philosophie établie ? [10] Marx, par contre, soulignait en 1858 que la lecture de la Logique de Hegel lui avait rendu « grand service (grossen Dienst) dans la méthode d'élaboration » de ses écrits économiques. (Cf. lettre de Marx à Engels, 14/1/1858 in Ausgewahlte Briefe, Dietz Verlag Berlin, 1953, p. 121.) Il n'est pas étonnant, par conséquent, qu'Althusser trouve partout dans le Capital « des traces d'influence hégélienne », ce qui, pour lui, « suppose, à la limite, qu'on ré-écrive la section I du Capital » ! (Avertissement in Le Capital. Flammarion, Paris, 1969, p. 22.) On voit donc où se situe IV erreur » de Lukács et Korsch : plutôt que de « ré-écrire » le Capital, ils ont essayé de le comprendre et d'en dégager la méthode dialectique.

Nous avons essayé, dans notre travail sur Lénine de suggérer quelques-uns des « grands services » que la lecture (critique) de la Logique de Hegel a rendu au dirigeant du parti bolchevik, parce que l'œuvre de Lénine montre de façon particulièrement lumineuse le lien entre dialectique (matérialiste) et révolution.

2) L'humanisme révolutionnaire, et en particulier la signification humaine du socialisme ; problème décisif dans la vision du monde de Marx, et dont l'actualité est de plus en plus grande de nos jours, dans la mesure où le développement des forces productives dans le capitalisme contemporain attire l'attention des mouvements révolutionnaires vers les problèmes qualitatifs de la vie sociale : dans la mesure aussi où dans les pays du « socialisme bureaucratique » la révolte contre les déformations staliniennes assume la forme d'un humanisme, parfois confus et naïf, mais authentiquement socialiste ; dans la mesure enfin où dans des régions du dit « Tiers Monde », comme l'Amérique latine, des fractions significatives de la jeune intelligentsia adhérent à l'avant-garde marxiste (adhésion payé fréquemment par la vie) au nom de certains « idéaux » humanistes révolutionnaires (parfois en contradiction avec leurs intérêts matériels immédiats), dont les écrits sur l'« homme nouveau » du Che sont l'expression la plus cohérente.

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3) L'historicisme dialectique, sans lequel on ne peut rien comprendre à la méthode du Capital, ni à ce qui distingue Marx de l'économie politique bourgeoise. Nous avons essayé de montrer l'opposition entre cette dialectique historiciste et la conception évolutionniste, linéaire mécanique, de l'histoire, dans la pensée politique de Marx (par exemple à propos de la Révolution espagnole), de Lénine, Rosa Luxemburg et Guevara. Il s'agit de la possibilité (niée par l'évolutionnisme pré-dialectique) de sauts, ruptures dans la succession, raccourcis, télescopages et fusions contradictoires dans le déroulement des étapes du processus historique — possibilité qui constitue le nœud méthodologique de la théorie marxiste de la révolution permanente.

4) La catégorie de la totalité, dont le règne, selon Lukács, est le porteur du principe révolutionnaire dans la science, et dont nous essayons de saisir le rôle dans le « tournant méthodologique » de Lénine et dans le marxisme de Rosa Luxemburg, dans ce qui les oppose à l'idéologie pré-dialectique d'un Plekhanov ou d'un Bernstein.

5) Le dépassement (Aufhebung) des oppositions figées par la pensée métaphysique : sujet et objet dans les sciences sociales, économie et idéologie religieuse dans le processus historique (Marx contre Weber), déterminisme et liberté (Rosa contre Kautsky), révolution socialiste et révolution démocratique (Lénine contre un certain « vieux bolchevisme »).

6) Le point de vue de classe du prolétariat, qui définit la science et l'humanisme marxistes comme une science et un humanisme de classe, et qui les conduit à rejeter le positivisme et le moralisme abstrait (néo-kantien) dans leur prétention à fonder une connaissance scientifique et/ou une éthique « au-dessus de la mêlée ».

Il est évident que ces divers thèmes sont étroitement solidaires et leur rapport réciproque constitue la trame même de la pensée dialectique révolutionnaire.

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La dialectique dans la pensée de Marx est critique et révolutionnaire parce qu'elle saisit chaque figure sociale comme éphémère et transitoire, destinée à être dépassée par le processus, le mouvement perpétuel de l'histoire. Elle se distingue de la dialectique hégélienne : a) par son matérialisme ; b) par le refus de tout absolu, de toute immobilisation conservatrice, de tout figement du présent, de toute « fin de l'histoire » et c) par le rôle attribué à la conscience, qui n'est pas comme chez Hegel une « chouette de Minerve » qui vient toujours post festum, mais qui se manifeste dans l'action historique elle-même, dans l'action révolutionnaire libératrice. Elle se distingue d'autre part de l'idéologie utopiste dans toutes ses variantes, par son réalisme dialectique, c'est-à-dire par le fait que son projet révolutionnaire n'est pas un « devoir être » abstraitement posé en face de l'état de chose existant, mais si fondé sur les tendances concrètes de la réalité elle-même. (Ce en quoi elle partage la critique de Hegel à Kant et Fichte. Cf. Lukács "Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik", Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung XII, Leipzig, 1926, pp. 116-130.) Enfin, la théorie de la révolution de Marx est dialectique parce qu'elle refuse le dilemme métaphysique « conditions objectives » (ou « circonstances ») versus « conditions subjectives » (ou « conscience »), en saisissant leur unité contradictoire dans la praxis révolutionnaire du prolétariat.

L'idéologie hégémonique dans la IIe Internationale videra la pensée marxiste de son contenu dialectique. Avec une remarquable lucidité Bernstein, le père du révisionnisme, avait souligné le lien profond entre la dialectique et la révolution chez Marx ; d'où sa rage contre la dialectique « élément perfide de la doctrine marxiste », ce piège », « jeu dangereux qui mène aux aventures révolutionnaires et les justifie », source du « blanquisme » de Marx (« blanquisme » étant pour Bernstein synonyme de voie violente vers le socialisme) et de ses rechutes dans le « révolutionnarisme » [13] (« révolutionnariste » étant pour Bernstein tout écrit proclamant que la révolution prolétarienne est à l'ordre du jour). Pour Bernstein, la dialectique, de source hégélienne, en affirmant la nécessité de pousser les contradictions jusqu'au bout, et la possibilité de sauts catastrophiques dans le processus historique, est le fondement méthodologique de l'« erreur » révolutionnaire de Marx : « ce qui devrait demander des générations pour se réaliser fût considéré à la lumière de la philosophie de l’évolution par et dans les contradictions comme le résultat immédiat d'une révolution politique... » (Cf. Pierre Angel, E. Bernstein et l'évolution du socialisme allemand, Didier, 1961, pp. 198-204.)

Quant aux « marxistes orthodoxes » Kautsky et Plekhanov, leur pensée représente, dans une large mesure (comme nous essayons de le montrer dans les articles où nous les confrontons avec Rosa Luxemburg et avec Lénine) un retour au matérialisme mécaniste du XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une forme de pensée fondamentalement métaphysique et pré-dialectique. La dialectique marxiste ne survivra, de la mort d'Engels à 1914 qu'« à l'œuvre » dans les écrits politiques de la gauche révolutionnaire de la IIe Internationale : Rosa Luxemburg, Trotsky, Lénine. Elle ne réapparaîtra en tant que pensée philosophique que dans les Cahiers de Lénine en 1914 ; mais il s'agit encore de notes marginales restées inédites jusqu'à 1929. Le courant dialectique révolutionnaire ne va éclore au grand jour que dans le sillon de la grande vague qui souleva l'Europe après 1917. Ce seront les écrits, articles, livres et essais de Lukács, Korsch et Gramsci, expression idéologique du nouveau « printemps des peuples » de 1917-1923, et correspondant philosophique de la pensée politique des bolcheviks et du Comintern. Le sommet théorique de cette période est atteint par Lukács dans Histoire et Conscience de Classe (1923), qui malgré ses défauts, erreurs idéalistes et tentations hégéliennes, représente probablement la plus grande œuvre de philosophie marxiste du XXe siècle, précisément [14] parce qu'elle a su, plus que tout autre, restituer à la méthode matérialiste historique sa dimension révolutionnaire. Après la stabilisation du capitalisme mondial et l'essor du stalinisme en U.R.S.S. et dans l'Internationale, la dialectique marxiste sera progressivement marginalisée, excommuniée et étouffée ; son dernier refuge sera paradoxalement la geôle italienne où Gramsci, prisonnier du fascisme, écrira de 1929 à 1934 les célèbres Cahiers de Prison, ultime éclat du grand essor de la philosophie révolutionnaire inspirée par la Révolution d'Octobre. Avec Gramsci la dialectique révolutionnaire revient à sont état de 1914 : notes secrètes dans un cahier, qui ne seront connues que par la postérité. Bientôt il sera « minuit dans le siècle » : Lukács reniera ses œuvres de jeunesse et les vieux bolcheviks (à l'exception de Trotsky) renient leur passé devant Vishinsky. C'est, à l'intérieur du camp marxiste, l'hégémonie totale du stalinisme, la stérilisation de la pensée théorique, le retour à une forme de matérialisme vulgaire aux antipodes de la méthode de Marx. Ce n'est qu'à partir des années 60, avec la crise du stalinisme et le nouveau essor révolutionnaire (la lutte des Vietnamiens, mai 1968), qu'on assiste à une « résurrection » partielle du courant dialectique-révolutionnaire, à la réapparition de ce fameux « gauchisme théorique » qu'on croyait définitivement purgé. Les principales manifestations de ce renouveau du marxisme seront :

a) La réédition de certains auteurs « classiques » : Lukács, Korsch, Gramsci, Rosa Luxemburg, Trotsky et la redécouverte d'autres moins connus (Jakubowsky) ;

b) L'apparition d'une pensée dialectique-révolutionnaire dans les pays du Tiers Monde (Guevara), en Europe occidentale (E. Mandel) et orientale (Karl Kosik, la revue Praxis), qui dans le terrain de la théorie politique, économique et philosophique développe un marxisme véritablement « créateur » ;

c) Les travaux de certains sociologues ou philosophes, qui malgré leurs limitations politiques, présentent le plus [15] grand intérêt méthodologique : L. Goldmann, H. Marcuse, etc.

Cette renaissance de la dialectique se fait nécessairement en conflit avec le dernier avatar du matérialisme métaphysique, le structuralisme, dont l'hégémonie sur la vie universitaire et intellectuelle (en échelle non seulement française mais même mondiale) ne commence à être mis en question que depuis 1968. La polémique idéologique avec le structuralo-marxisme est aujourd'hui aussi indispensable à l'affirmation d'un courant dialectique-révolutionnaire, que la critique méthodologique de Kautsky l'était à l'époque de Lukács et Korsch. Ceci dit, au-delà de la polémique, la tâche de la pensée dialectique de nos jours est la même que dans les années 20 : être l'expression et l'instrument du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

Paris, janvier 1973.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 23 janvier 2019 13:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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