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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Guy Rocher. Le savant et le politique. (2014)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Violaine LEMAY et Karim BENYEKHLEF, Guy Rocher. Le savant et le politique. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2014, 244 pp. Collection “Libre accès”. [Le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, M. Patrick Poirier, nous a accordé, le 16 décembre 2019, son autorisation pour la diffusion en libre accès à tous de ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Guy Rocher. Le savant et le politique.

Avant-propos

Ainsi que l'évoque Andrée Lajoie dans son texte, Guy Rocher a été chercheur au Centre de recherche en droit public (CRDP) dès 1979. Pendant plus de trente ans, il a été partie prenante d'une institution portée par l'interdisciplinarité, et qui a fêté ses cinquante ans en 2012. À cette occasion, on a rappelé le cheminement intellectuel d'un centre né au début de la Révolution tranquille.

Pour la petite histoire, Paul Gérin-Lajoie, alors ministre de la Jeunesse, reçoit en 1961, à son domicile d'Outremont, la visite de Mgr Irénée Lussier, recteur de l'Université de Montréal de 1955 à 1965, qui lui présente le budget de son établissement. Le ministre Gérin-Lajoie ajoute la somme de 50 000 dollars au budget présenté par le recteur Lussier afin que l'Université de Montréal crée un centre de recherche en droit public. Il pressent que le droit constitutionnel, notamment, est appelé à jouer un rôle important dans le Québec moderne. Ce sera la création, le 26 février 1962, de l'Institut de recherche en droit public qui deviendra, dès 1971, le CRDP. L'institut devient le premier centre universitaire de recherche en droit au Québec et au Canada et le tout premier centre de recherche de l'Université de Montréal.

Lors de son inauguration, Paul Gérin-Lajoie affirme que « l'Université n'a de comptes à rendre qu'à la vérité ». Une assertion que Guy Rocher a faite sienne tout au long de sa carrière universitaire. Rocher le chercheur a trouvé au CRDP un climat [8] intellectuel qui a contribué à ses réflexions sur les rapports entre le droit et la sociologie. Il ne s'agit pas tant de savoir qui étudie qui dans ce rapport scientifique dialectique que de situer le droit dans un champ pluraliste qui a tôt fait de constituer une des armatures intellectuelles du Centre. La posture intellectuelle de Rocher ne l'a pas empêché, ainsi que l'attestent les diverses contributions du présent ouvrage, de prendre parti et de s'engager dans la voie politique. Si cet engagement a parfois pris la forme d'une implication professionnelle directe, comme lorsqu'il a exercé les fonctions de sous-ministre de Camille Laurin dès 1977, il a surtout été caractérisé par une participation intellectuelle nourrie aux débats et aux polémiques qui ont animé les sociétés québécoise et canadienne des quarante dernières années. À ce titre, le CRDP aura constitué un lieu privilégié pour observer les mutations de ces sociétés dans le dernier quart de siècle. En effet, on note rétrospectivement que plusieurs thématiques étudiées au Centre ont recoupé les débats et les interrogations de la société civile et des politiques. Par exemple, les thèmes de la gouvernance autochtone, de l'identité culturelle, de l'exploitation de l'eau, du système de santé, du pluralisme culturel et normatif, de la génétique et de l'émergence des normes dans des environnements technologiques ont occupé les chercheurs, et en particulier Guy Rocher, alors qu'ils constituent ou ont constitué des points de contention et de débat au sein de notre société.

Les engagements intellectuels et politiques de Guy Rocher posent la question inévitable de la tension entre la pensée et l'action. L'image de l'intellectuel engagé, telle qu'elle est illustrée au XXe siècle par Jean-Paul Sartre, se signale à nous avec tous les errements, les méprises et les erreurs qui ont accompagné ses réflexions. La Cité n'est pas le lieu de la pure idéation. Et, comme l'écrit Michel Winock, « une double tentation saisit l'homme de l'esprit. Ou rester dans le monde de la pureté idéelle, qui est celui du langage - mais au risque de s'isoler et de rester sans prise sur [9] le monde. Ou accepter trop bien les impératifs de l'univers politique, choisir son camp, devenir partisan, savoir se taire ou parler toujours à bon escient - au risque cette fois de n'être plus qu'un auxiliaire de police ou un fonctionnaire des espérances en suspens, un gestionnaire plus ou moins zélé du pouvoir [...] [1]. » La figure de l'intellectuel organique, ainsi définie par Antonio Gramsci, se dessine, à savoir celle de l'intellectuel qui justifie « la classe dominante dans ses pouvoirs en produisant l'idéologie de sa domination [2] ». À cette figure s'oppose, un peu schématiquement, celle de l'intellectuel critique dont la posture est à contre-courant des pouvoirs, résolument en opposition à la doxa, mais aussi, parfois, habitée par une idéologie prométhéenne d'un nouvel homme, d'un nouvel âge. On connaît les dangereuses et mortelles dérives auxquelles ont donné lieu les grandes religions séculières du xxe siècle. Mais c'est sans doute là une vision binaire et élémentaire qui appartient peut-être plus à ce xxe siècle marqué par une lutte épique entre des idéologies mortifères et un idéal démocratique pétri de contradictions et de bonnes intentions.

L'intellectuel, aujourd'hui, écrit Pierre Nora, « n'est plus sacerdotal ». Il « s'est puissamment laïcisé, son prophétisme a changé de style ». Le contexte d'exercice de l'intellectuel contemporain s'est beaucoup transformé depuis l'après-guerre. Nora signale à juste titre que l'« investissement scientifique » a complètement immergé l'intellectuel « dans un large réseau d'équipes et de crédits [3] ». Cette immersion dans des réseaux subventionnés de recherche soulève du même coup la question de l'expertise de l'intellectuel. Dans un monde scientifique aujourd'hui catégorisé et saucissonné, cette expertise n'est plus [10] totale ou globale [4] ; si jamais elle le fut, elle devient parcellaire et hyperspécialisée. Ce cantonnement de l'activité intellectuelle, exacerbée par une bureaucratisation de la recherche, aurait comme conséquence de restreindre la portée du discours de l'intellectuel et de congédier la figure de l'intellectuel oracle. Tant mieux, diraient certains. Pourtant, rien n'est moins sûr. Les sociétés contemporaines occidentales, préoccupées par leur complexité et leurs mutations incessantes, font une part belle à l'opinion de l'expert, sollicité à tout propos pour éclairer les politiques dans un monde qui, s'il apparaît moins idéologique, n'en est pas moins à la recherche d'un oracle laïque revêtu des oripeaux non pas de la doctrine, mais de la science. Nimbé de l'aura scientifique, l'expert devient, dans un monde fasciné par les technologies et subjugué par la science, un nouvel oracle. Une certaine forme de scientisme s'impose comme nouvelle idéologie. En effet, il est clair qu'un discours ne devient pas neutre parce qu'il est scientifique : « [L]a neutralité de la science, quand elle est posée comme valeur première, construit et sert l'idéologie de la science, à savoir l'idéologie de l'opérationnel [5]. » Rocher a-t-il su démarquer son engagement politique de son action scientifique ? Il reviendra au lecteur d'en juger. Une séparation nette et tranchée relève de l'illusion et d'une certaine naïveté. La question n'est pas tant de savoir si un savant peut être un politique, que de déterminer s'il abdique toute liberté intellectuelle lorsque son engagement le porte loin du confort [11] de l'université. Les contributeurs de cet ouvrage démontrent ici la pertinence de la réflexion de Guy Rocher dans les débats scientifiques et politiques de notre temps et la liberté de ce dernier dans sa participation à ceux-ci. Son cheminement illustre d'ailleurs le dépassement de la vision binaire selon laquelle la réflexion exclut l'action. Il est possible de participer à l'action politique de sa communauté, puis de revenir à ses « chères études » sans que l'une soit dénaturée par l'autre. Yvon Leclerc, contributeur au présent ouvrage, a connu le Rocher politique et cite ce dernier dans son texte : « [C]hez moi, la pratique de la sociologie a été marquée par un va-et-vient presque incessant entre ce que j'appellerai, d'une part, la pratique de l'action et, d'autre part, la pratique de l'interprétation. » La sociologie serait-elle plus encline à effectuer ces passages que les autres sciences humaines et sociales ? L'importance du terrain nous invite à le croire, même si la sociologie n'est pas exempte des travers des autres disciplines. Le texte de Leclerc éclaire l'engagement politique de Rocher en signalant la patte du sociologue dans l'élaboration de certaines grandes politiques du gouvernement québécois (loi 101, droits d'auteur, politiques culturelles, etc.). Loin des débats homériques et clivants des années d'avant et d'après-guerre, la tension entre le politique et le savant se résout avantageusement en l'occurrence par la démonstration de l'apport inestimable de la science dans la conception des politiques d'un État québécois en pleine affirmation de son identité et de sa liberté. Le contexte historique explique peut-être cette heureuse résolution. En effet, l'action de Rocher s'est déployée dans un monde démocratique, paisible et prospère. L'arrière-plan historique n'est plus encombré par la montée des extrémismes, des radicalités idéologiques mortifères et d'une démesure nationaliste.

Le CDRP aura offert à Guy Rocher un cadre qui lui aura permis de revenir à la réflexion intellectuelle tout en maintenant une parole politique. Ce cadre, c'est aussi celui du « travail [12] quotidien et anonyme » de l'intellectuel, « comme éducateur », qui « paraît devoir être reconnu comme le véritable contre-pouvoir, à la fois critique et organique, au sein de la société démocratique [6] ». Paisiblement, discrètement, le travail scientifique de Rocher s'est accompli au CRDP en prise avec les sujets du moment. Je m'en voudrais de terminer sans évoquer les générations de jeunes chercheurs qui sont passées par le Centre et ont pu bénéficier, d'une manière ou d'une autre, de ses enseignements. On peut dire sans se tromper que c'est là le principal héritage du savant. Et ces générations peuvent sans doute faire sienne l'action de Rocher, parce que « la seule chose que nous pouvons, que nous devons savoir, c'est que l'aménagement du monde, l'aménagement de la société et la conduite de notre vie sont notre affaire, que c'est nous qui leur donnons un sens ; [le sens] que, ensemble, les hommes veulent leur donner et que chacun de nous, sous sa responsabilité et par son choix, décide de donner à sa propre vie [7] ». Rocher, avec d'autres bien sûr, a contribué à défricher le chemin qui conduit à un Québec moderne et sûr de ses choix.

Karim Benyekhlef
Montréal, février 2014


[1] Michel Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 759.

[2] Ibid., p. 772.

[3] Pierre Nora, « Que peuvent les intellectuels ? », Le Débat, n° 1, 1980, cité dans Winock, op. cit., p. 760.

[4] Sartre définit l'intellectuel : « Originellement, donc, l'ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d'hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l'intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leurs domaines et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d'une conception globale et dogmatique (vague ou précise, moraliste ou marxiste) de l'homme » (Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 13 [souligné par nous]).

[5] Véronique Le Ru, « Scientisme », dans Michel Blay (dir.), Grand Dictionnaire de la philosophie, Paris, Larousse-CNRS Éditions, 2003, p. 950.

[6] Michel Winock, op. cit., p. 773.

[7] Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 616.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 18 décembre 2019 13:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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