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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean LECA, “Individualisme et citoyenneté.” in ouvrage sous la direction de Pierre Birnbaum et Jean LECA, Sur l’individualisme. Théories et méthodes, chapitre 7, pp. 159-210. Paris7 : Les Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. Nouvelle édition, (2e édition), 1991, 379 pp. Première édition, 1986. [M. Jean Leca nous a accordé le 3 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[159]

Individualisme et citoyenneté.”

Par Jean LECA

Dans son dernier ouvrage, Michel Foucault distingue ainsi les trois acceptions habituelles du terme « individualisme » :

L’attitude individualiste, caractérisée par la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépendance qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient et aux institutions dont il relève.

La valorisation de la vie privée, c’est-à-dire l’importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux.

L’intensité des rapports à soi, c’est-à-dire des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut [1].

La première acception qui renvoie au problème des droits et obligations politiques et à l’individu comme citoyen sera l’objet de ce texte. Les deux autres ne seront évoquées que dans la mesure où elles sont pertinentes pour le problème.

On ne s’étendra pas pour l’instant sur le statut et les attributs de ce mot fourre-tout d’« individualisme » dont Max Weber observait qu’il recouvrait « les notions les plus hétérogènes que l’on puisse imaginer » [2]. On se contentera de la définition très pratique proposée par Foucault, en la modernisant quelque peu. L’individualisme ne peut pas sans déformation, ou qualifications très précises, être réservé aux seules sociétés occidentales issues de la Réforme, de la Renaissance, des Lumières et du capitalisme, mais il est de fait que c’est à partir de la configuration matérielle et culturelle dessinée dans ces [160] sociétés que le problème conjoint de l’individualisme sociologique et de la légitimation de l’État a été posé [3]. Cette configuration n’est sans doute pas aussi systématique, unitaire et cohérente qu’une lecture hâtive de l’œuvre en cours de Louis Dumont donnerait à le penser. Ce dernier vise d’ailleurs les « conceptions prédominantes » plus que les pratiques sociales, et il prend soin de montrer la variété des unes et des autres [4]. Avec cette nuance, on rappellera sa distinction cardinale entre deux grandes « aperceptions » : le « holisme » qui « valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain » et P« individualisme » qui « valorise l’individu, comme être moral, indépendant et autonome et essentiellement non social [5] et ainsi néglige ou subordonne la réalité sociale ». Cet individu non social en principe est social en fait : il vit en société « dans le monde » par opposition au renonçant indien qui devient un individu en quittant la société proprement dite. Le « holisme » est lié à la notion de « hiérarchie », opposition entre un tout et un élément de ce tout, distinction à l’intérieur d’une identité, englobement du contraire. Il est aussi lié aux « idées-valeurs » où il est impossible de séparer idées et valeurs. L’« individualisme » renvoie, d’une part, à la notion de « conflit » entre parties opposées et égales ne pouvant être réduites a priori à une unité englobante ; d’autre part, à la ségrégation de la valeur et de l’idée [6].

[161]

Ici se pose le problème, classique dans la théorie politique contemporaine, du passage de l’individu au citoyen. Il pourrait s’énoncer simplement ainsi : « Un ordre socio-politique fondé sur son acceptation par les individus et continuellement jugé par eux est-il vraiment possible et comment ? [7] » Trois questions en découlent : 1. Qu’est-ce qui fonde l’obligation politique, quelles sont ses limites ? Corollairement, qu’est-ce qui pousse les individus à participer aux affaires de la cité dans un esprit d’intérêt public, « civique » ? 2. Comment déterminer l’extension de la citoyenneté ? Les conditions d’accès des individus au statut de citoyen peuvent conduire à différents types de communautés politiques (de propriétaires, de contribuables, de nationaux, de membres d’une même ethnie ou d’une même religion, de résidents territoriaux) quelle que soit leur nationalité [8] ; 3. Comment déterminer la compréhension de la citoyenneté ? La nature et la portée des droits et des obligations attachés à ce statut peuvent varier considérablement [9]. Par exemple, l’appartenance à une religion permet-elle d’échapper à une loi de droit public, telle que le service militaire [10], l’appartenance à une ethnie supposée justifie-t-elle une application différentielle de la loi pénale, les droits du citoyen et plus largement de l’« homme » englobent-ils le droit à sa propre reproduction [11] ? L’individualisme est au centre de chaque question.

[162]

L’obligation politique est évidemment ce qui a retenu le plus l’attention de la théorie politique, car elle paraît préalable aux deux autres, plus urgente et plus englobante : l’obligation pèse aussi sur ceux qui ne sont que des citoyens passifs non encore bénéficiaires de franchises politiques. En fait, les trois questions sont liées, non seulement pour une théorie philosophique, mais pour la sociologie politique : la façon dont la communauté citoyenne est conçue ainsi que les droits qui y sont attachés réagissent sur l’obligation vis-à-vis du gouvernement et la légitimité de celui-ci. Ces conceptions ne dépendent pas de la (bonne) volonté des législateurs et des autres acteurs, elles sont elles-mêmes socialement et politiquement fabriquées. Les problèmes soulevés ne sont donc pas seulement des problèmes de théorie normative ou logique, ils dépendent de la façon dont s’est constitué le capital cognitif disponible dans une société ; à ce titre ils sont ouverts à l’enquête empirique.

Avant de les cerner plus précisément, il convient de donner quelques indications supplémentaires sur le concept de citoyenneté relativement peu familier à la science politique française [12].

CONSTRUCTION DU CONCEPT
DE CITOYENNETÉ


La principale difficulté à parler proprement de « citoyenneté » provient sans doute du flou qui s’attache au terme, du fait de la variété des dimensions spatiales et fonctionnelles qu’on lui affecte (par exemple, citoyenneté familiale, d’entreprise, de quartier, « du monde ») et des situations empiriques qu’il désigne (statut juridique [163] définissant des droits et obligations, eux-mêmes divers, « privés » et « publics », ensemble de rôles spécifiés, traits d’attitudes et de comportements). La gêne provient surtout du statut du concept lui-même, toujours suspecté de désigner à la fois une réalité et un idéal souhaité : parler de citoyenneté serait faire œuvre de théoricien normatif ou de réformateur social, dénonçant ceux qui s’éloignent du modèle idéal et proposant les formes d’éducation, de « correction » (et de sanctions) qu’il conviendrait de leur appliquer. Cette démarche existe, il est vrai [13]. Elle n’est d’ailleurs pas plus « scandaleuse » que celle de la « sociologie critique » qu’on situe, parfois à tort, dans un autre camp idéologique. Mais elle n’est pas la seule possible. Nous ne saurions approuver la thèse selon laquelle seuls les juristes pourraient empiriquement parler de la citoyenneté pour recenser les attributs du citoyen formellement posés par la loi ou construits par la jurisprudence, les philosophes de leur côté en parlant logiquement et normativement pour indiquer aux hommes ce qu’ils pourraient faire s’ils voulaient être raisonnables et la science politique devant s’en tenir à l’étude des illusions plus ou moins fondées que les hommes se fabriquent quand ils se représentent la citoyenneté. Or, s’il y a une « citoyenneté pour soi », il y a également une « citoyenneté en soi ». Le repérage de ces catégories d’analyse de l’univers socio-politique (et bien entendu de ses représentations) n’est pas plus (ni moins) délicat que celui de « l’appartenance de classe » ou de « l’identité partisane », voire de « l’ethnicité » qui n’expose pas, en général, aux mêmes soupçons.

Arthur Stinchcombe s’est essayé à définir la « citoyenneté d’une personne dans le système normatif d’un groupe » comme « la proportion des problèmes de vie de cette personne qui sont résolus sur la base de ce système normatif » [14]. En d’autres termes, la citoyenneté d’une personne est le degré auquel elle peut contrôler son propre destin en agissant à l’intérieur de ce groupe. Elle dépend du degré auquel la personne est sujet du groupe, multiplié par le degré d’influence ou de représentation qu’elle a dans le gouvernement du groupe. Malgré les apparences, la dimension publique et politique de [164] la citoyenneté comme statut et rôle relevant d’une communauté englobante (dans le langage de Durkheim) n’est pas oubliée : le degré d’assujettissement au groupe dépend, en effet, du degré auquel le groupe possède des institutions pour résoudre les problèmes de ce groupe (sa « plénitude institutionnelle », institutional completeness), multiplié par le degré auquel une personne éprouve ces problèmes. La « plénitude institutionnelle » est précisément ce qui donne au groupe sa dimension englobante, « politique ». Elle est le produit de trois facteurs : le « domaine écologique agrégé » d’un ensemble de personnes, le « domaine écologique » des institutions du groupe, le nombre de secteurs que les institutions du groupe régulent [15].

La construction de Stinchcombe pose des problèmes délicats qu’on se bornera pour l’instant à mentionner. Elle donne à la citoyenneté une dimension purement instrumentale (contractualiste) dépendant du self interest de l’acteur, ce qui n’est pas gênant dans la mesure où ce self interest n’est affecté d’aucune connotation particulière (individualiste ou utilitariste : « résoudre ses problèmes » ne veut pas dire les résoudre conformément à l’individualisme de marché). Plus discutable est la conception du loyalisme « civique » comme un produit de la citoyenneté [16], un output possible. La dimension « privée » paraît excessivement soulignée, le « citoyen loyal » se rapprochant du « client fidèle ».

En gros, cependant, Stinchcombe retrouve de façon étonnamment fidèle les traits fondamentaux de la citoyenneté classique. Dans son propre langage, qui a le mérite de dégager le concept de tous les traits relevant des codes culturels le colorant différemment selon les sociétés. Seuls demeurent les traits culturels fondamentaux sans lesquels le concept lui-même disparaît.

[165]

La liaison participation-assujettissement

Le premier caractère est la liaison entre la participation au « gouvernement » et l’assujettissement à celui-ci (le couple « sujet-influence ou représentation »). Le citoyen d’Aristote se définit, en plus de l’exercice de la fonction militaire, par la capacité effective d’exercer les deux fonctions de magistrat dans l’ordre judiciaire et de membre des assemblées délibérantes, fonctions auxquelles il est appelé par élection ou tirage au sort, continûment ou pour une période limitée. Tous les citoyens ont également ce droit ; la participation (methexis) devient condition de réalisation de la communauté politique. Bien entendu, la cité grecque ne connaît nullement un « peuple souverain », ni probablement le concept de souveraineté, encore moins celui de représentation, tous les spécialistes le répètent à l’envi, et à juste titre [17]. La communauté y est finalisée (tout comme l’individu) et dépend d’un ordre philosophique préalable, également légal et physique. Pour Zénon, la citoyenneté est l’apanage du sage, capable de conduite autonome, c’est-à-dire d’intérioriser l’exigence de la loi universelle. Certes, « nul homme n’est esclave par nature », rappelle Philon, mais enfin il y a tout de même bon nombre d’insensés et d’esclaves, par la loi ou par accident… [18]. Nous ne sommes pas dans le Second Traité sur le gouvernement civil (et la notion de trust) et encore moins dans le suffrage universel et dans la démocratie sans telos. Il y a cependant un noyau commun dans l’idée aristotélicienne que les citoyens partagent la vie civique, sont tour à tour gouvernants et gouvernés, et ont une part légalement et pratiquement garantie dans la formation et la conduite du gouvernement (que ce « gouvernement » soit efficace et influence réellement la vie concrète des individus – et lesquels ? et dans quel sens ? – est une autre histoire). La citoyenneté n’est pas un attribut universel de la vie en société mais une forme spécifique de division du travail politique née de l’incorporation des classes inférieures (quels que soient les principes [166] de constitution de la stratification sociale et les modes d’identification de ces classes) dans l’activité politique [19]. Elle n’existe pas quand la séparation entre gouvernants et sujets est totale et permanente. Comme l’indique Morris Janowitz : « Par définition, la citoyenneté repose sur un équilibre ou plutôt sur une inter-action d’obligations et de droits… [C’est] un modèle et un équilibre approximatif entre droits et obligations afin de rendre possible le processus de partage du gouvernement et de l’assujettissement [20]. »

La « non-citoyenneté » n’est pas seulement une « corruption » ou une déviation de la citoyenneté, comme si celle-ci était la seule forme raisonnable et rationnelle de vie sociale et de gouvernement. Les divers modes de domination « traditionnels » que le monde arabe a connus sur la longue période permettent de le souligner. Le leadership tribal d’Ibn Khaldoun est, à certains égards, le contraire idéal de la citoyenneté : seuls ceux qui n’acceptent pas d’être dominés peuvent dominer, seuls ceux qui ont un esprit de corps (açabiya) assez fort pour refuser tout assujettissement peuvent légitimement assujettir ; c’est le refus d’être dominé qui fonde la domination. Quand la tribu forte de son esprit de corps et de la prédication dont elle est porteuse (dawa) prend la ville, siège de la « civilisation », le gouvernement repose sur le lien tribal et est séparé de la société urbaine « bénéficiaire » du gouvernement [21]. Dans le modèle patrimonial ottoman, bel exemple de système impérial, la dynastie se constitue une élite administrative [167] recrutée individuellement parmi les esclaves, des non-musulmans, ou membres des classes modestes amenés et élevés au palais [22]. Le gouvernement ne s’applique pas à des citoyens appelés à y participer mais à des sujets auxquels est due la justice exprimée par le « cercle de l’équité : « Celui qui gouverne n’aurait pas de pouvoir sans soldats, pas de soldats sans argent, pas d’argent sans le bien-être de ses sujets, pas de sujets sans justice. [23] »

La séparation appartenance
citoyenne-appartenance sociale


La séparation entre l’appartenance citoyenne et l’appartenance aux groupes sociaux auxquels on adhère plus immédiatement du fait de la prescription des rôles qu’ils imposent (et qui sont plus ou moins aisément intériorisés) est le second trait de la citoyenneté. Celle-ci constitue une « société civile » [24] distincte des communautés familiales, lignagères ou seigneuriales, définissant un autre « domaine écologique » caractérisé par la prétention à la plénitude institutionnelle. L’analyse wébérienne de la cité occidentale médiévale en fournit une illustration dont la pertinence sociologique demeure entière [25]. La principale originalité de la cité médiévale est sa structure associationnelle (Verbandscharakter), sa constitution en « corporation » à laquelle l’individu est rattaché (par serment quelquefois) au-delà (ou séparément) de ses liens avec sa corporation professionnelle, sa guilde ou sa tribu. L’habitant de la ville a un statut spécial de citadin (citoyen), à partir du moment où la cité devient une « commune » et où existe une association (une personnalité juridique) représentant la commune des bourgeois en tant que telle, différente des associations dotées du pouvoir de traiter les problèmes particuliers de leurs membres.

Le trait distinctif dé la cité occidentale n’est pas la combinaison d’un marché, d’une forteresse et d’un droit foncier propre, différent du droit des terres agraires, mais probablement d’un droit des personnes propre constituant ceux à qui il s’applique en un groupe de [168] statut juridiquement autonome. Toute cité est formée d’immigrants venant d’un système rural aux statuts rigides : la cité médiévale, et c’est son originalité « révolutionnaire », s’engagea dans une politique statutaire consciente pour dissoudre les liens prescrits par les statuts seigneuriaux. Stadtluft macht frei, « l’air de la ville rend libre » : par ce dicton d’Europe centrale et nordique, le maître d’un esclave ou d’un serf perdait le droit de le réclamer au bout d’un certain délai. De nouveaux groupes de statut se constituaient, créant une autre stratification sociale, distincte de la stratification non urbaine et maintenant ainsi la spécificité de la ville en tant qu’unité politique.

Weber mentionne également la faiblesse des liens religieux propres à un lignage, un clan ou une caste. L’exclusivisme rituel n’empêcha pas la constitution des cités en communautés religieuses de bourgeois « individuels » (chefs de maison), ce qui en fit des « fondations séculières », même si le culte partagé était encore la condition nécessaire de la citoyenneté [26]. L’intérêt économique des bourgeois à faire de la cité une association institutionnalisée (anstaltsmässige Vergesellschaftung), autonome et autocéphale, ne fut pas mis en échec par les barrières magiques ou religieuses séparant les clans, non plus que par une administration rationnelle représentant une association plus vaste. Ainsi purent se développer les coniurationes italiennes, d’associations purement personnelles et temporaires en associations politiques permanentes, et, modèle moins achevé et différent, les confratenitates d’Allemagne du Nord.

Pourquoi un tel type de cités ne se développa-t-il pas dans le monde musulman dont la religion abstraite se prêtait encore mieux à l’apparition de liens citoyens ? Weber fournit une explication assez proche de celle d’Ibn Khaldoun : l’absence d’autonomie militaire des cités due à la présence d’autres centres de pouvoir plus efficaces, ayant déjà occupé l’espace de la force physique. Il n’insiste pas sur la force militaire des tribus (sur laquelle il n’a apparemment pas de documentation) mais seulement sur celle de l’armée royale recrutée grâce aux ressources d’une bureaucratie puissante nécessitée par la politique d’irrigation. Le soldat recruté autoritairement et financé par le Magasin royal est différent du citadin qui n’est pas un soldat. En Occident, au contraire, les forces militaires sont équipées par les communautés qui les soutiennent, armées de chevaliers ou milices bourgeoises. Du fait de cette autonomie militaire, le roi doit négocier [169] avec ceux dont il demande l’appui militaire ou financier. Les bourgeois européens peuvent développer des communes autonomes, les bourgeois arabes doivent négocier la protection du monarque, de ses mercenaires ou d’une tribu.

La recherche récente sur les villes arabes n’a pas en gros infirmé l’intuition wébérienne [27]. Certes, il existe des cités de « marchands-citoyens » à côté de la cite religieuse et de la cité bureaucratique, mais elles ne donnent pas naissance à des communes. Certes, la ville présente nombre de traits de la cité occidentale : cosmopolitisme dû à la commune appartenance au territoire de l’Islam, mobilité sociale relative, existence d’une « opinion publique musulmane » sur ce qui est le bien et le mal, orientée par une commune référence à la loi religieuse [28], tout cela facilite l’apparition de rôles distincts de ceux qui sont prescrits par les groupes primaires et les liens du sang. Quant aux relations patrons-clients et à la domination des familles de notables, elles ne sont pas réservées aux villes musulmanes [29]. L’essentiel, souligné fortement par Lapidus, est que la cité n’est pas un lieu de référence ni d’allégeance politiques [30]. Il n’y a ni structure institutionnelle commune, ni organisation de bourgeois libres définis d’abord par leur appartenance à la cité. Celle-ci n’a pas de statut juridique distinct reconnu par le leadership dynastique, statut d’ailleurs difficilement concevable dans le droit musulman classique reconnaissant d’abord la personnalité juridique des personnes physiques et des personnes morales qui en sont l’extension naturelle (la famille essentiellement) [31]. L’armée y constitue une garnison indépendante des citadins, tirant à l’occasion un pouvoir supplémentaire sur la ville de son [170] contrôle de l’économie agraire [32]. La ville musulmane ne se développe pas dans un contexte féodal où elle aurait pu constituer un centre de pouvoir autonome négociant avec les autres pouvoirs. Elle est le siège du gouvernement (ce que suggère le terme Medina, lieu où la justice – din – est rendue, et où le gouvernement assure la sécurité) qui tire sa force d’autre chose que de la ville, comme Ibn Khaldoun l’a établi. En l’absence de personnalité autonome, les intérêts urbains ne se constituent pas en groupes susceptibles d’imposer en tant que tels aux dynasties et à leurs garnisons une limitation « constitutionnelle » de leurs pouvoirs. La ville constitue un système politique intermittent manifesté surtout contre la menace extérieure née de la crainte du « pillage » tribal [33]. Elle est segmentée en groupes s’identifiant parfois par leur résidence dans des quartiers séparés, fermés physiquement les uns aux autres surtout quand ils ont des identités « tribales » ou religieuses différentes [34] ou par leur appartenance à des « gangs » urbains, ou des çoff au Maghreb, toujours en lutte contre un pouvoir perçu comme prédateur et injuste, mais pratiquement jamais au nom d’une identité citadine autonome [35]. Les mouvements sociaux y dessinent assez bien le modèle de la « participation oppositionnelle » (adversary participation) que les modernes avocats des mouvements urbains célèbrent contre la participation « consensuelle » ou « coopérative », du fait qu’ils renforcent la solidarité et l’intransigeance des groupes de quartiers et pressent leurs leaders de devenir moins « opportunistes » (en fait moins portés à la négociation et à la délibération institutionnalisées) [36]. Seules les élites religieuses lettrées (ulama) et leurs écoles constituent des lieux socialement et religieusement centraux, regroupant des recrues de tous les quartiers et de [171] toutes les classes de la population autour d’une loi et d’une autorité judiciaire communes, partageant des « services communs » d’éducation et d’entraide. À partir du XIe siècle, les ulama apparaissent comme des élites politiques et sociales (et non seulement religieuses) indépendants de l’empire, remplissant les fonctions des anciennes classes d’administrateurs et de propriétaires, avant de retomber sous le pouvoir d’organisations extérieures comme dans la période mamelouk. Mais une école ne domine pas la cité. En fait, il existe plusieurs écoles, dont les limites dépassent celles de la cité, et coexistent, dans des conflits parfois violents, au sein de celle-ci. Elles n’ont ni pouvoir fiscal, ni force militaire, ni compétence territoriale et ne peuvent être (pas plus que les loges confrériques) un substitut à la communauté politique urbaine. L’appartenance à une école ou à une loge n’est pas une citoyenneté.

Cette longue incursion dans les cités occidentales et musulmanes nous permet de saisir que la citoyenneté n’est pas une catégorie idéale née de la pensée des « grands auteurs », elle est aussi un élément de configurations sociales spécifiées, ce qui permet de placer dans son contexte le troisième élément, la « citoyenneté pour soi ».

La « citoyenneté pour soi »

La « citoyenneté pour soi », consciente d’elle-même (que Stinch-combe nomme trop généralement « loyalisme »), est fréquemment regroupée sous le terme, lui aussi trop général, de « civisme ». Inversement, elle est parfois saturée d’un si grand nombre d’attributs qu’on sç demande si on a affaire à une notion empirique utile ou au songe d’un professeur d’instruction civique [37]. D’autres, plus sobres, souffrent de leur limitation de la citoyenneté à sa conception libérale moderne [38] [172] ou de sa liaison avec la « construction nationale » où le citoyen moderne est avant tout un loyal adepte de l’administration légale rationnelle [39].

On peut cependant se risquer à proposer trois traits. La croyance en l’intelligibilité du monde politique par tout citoyen est logiquement liée au premier caractère de la citoyenneté : il est impossible de combiner assujettissement et gouvernement, la situation, réelle, de gouverné et, imaginaire, de gouvernant, si l’on est dépourvu d’une carte cognitive percevant le « système » comme un mécanisme (causal ou finalisé) connaissable et maîtrisable, au moins en partie, ou à certains de ces niveaux. La vision d’une partie cachée, hors de la portée du commun des mortels, dont seuls les initiés peuvent connaître la magie, en d’autre termes la perception du monde politique comme une « conspiration » maîtrisée par des élites cachées, en est l’exact opposé, partagé par les idéologies populistes (de la périphérie), et élitistes (du centre). Schumpeter a argué, non sans de bonnes raisons, qu’en fait le citoyen se comporte précisément selon ces modes du fait de son aptitude beaucoup plus médiocre à comprendre les affaires publiques que ses affaires personnelles, ce qui détruit la thèse de la rationalité des choix démocratiques [40]. Mais il s’agit en réalité d’une thèse différente : dire que les citoyens ne sont pas (toujours, ou pas souvent) « intelligents » ne revient pas à nier l’intelligibilité comme une condition logique de la citoyenneté. C’est justement parce que l’intelligibilité est tenue pour un pré-requis, un horizon mental, que le citoyen peut dire que « ces choses sont trop compliquées » ou céder, comme le dit Schumpeter « à des préjugés et impulsions extrarationnels ou irrationnels ». Il serait impossible de qualifier ainsi ces préjugés et impulsions si l’on ne tenait pas la rationalité et l’intelligibilité comme possibles. Il ne s’ensuit pour autant ni qu’il n’y ait qu’un seul choix intelligent possible ni que les choix démocratiques soient nécessairement rationnels.

L’intelligibilité peut s’appliquer en effet à deux objets : les affaires collectives globales, les affaires collectives privées. Le premier est [173] surtout souligné par les analystes de la « démocratie antique », tel Moses Finley et, dans le monde moderne, par les théoriciens de la « démocratie participative ». Les tenants de la « démocratie libérale » insisteront plutôt sur la capacité du citoyen de comprendre ses propres affaires (comme le fait l’individualiste « tocquevillien »). La différence n’est pas mince mais cette version « faible » suppose aussi une capacité d’intelligence minimale de la relation entre « privé » et « public » et de la fabrication du second par la maîtrise du premier [41].

On peut objecter à cette première identification qu’il n’y a pas de relation évidente entre intelligibilité présumée et citoyenneté : on peut avoir de la scène politique une vision d’absurde ou du moins d’irréalité et cependant participer activement à telle cause humanitaire générale (par exemple Amnesty international) ou à tel single issue group (le sauvetage des bébés phoques ou le rétablissement du privilège des bouilleurs de cru). En fait, les deux cas ne sont pas semblables : l’engagement pour une cause humanitaire générale manifeste une (prétention à l’) intelligence certaine, mais aussi une appréhension différente des problèmes importants et du domaine écologique de leur traitement. Elle ne contredit la citoyenneté que si elle rejette en même temps toute autre forme de comportement. Quant au single issue group, poussé à l’extrême, il n’a rien à voir avec la citoyenneté puisqu’il ne considère rien dehors de son domaine exclusif : son rapport (douteux) avec l’intelligence politique est donc sans pertinence.

Le second trait de la « citoyenneté pour soi » est l’empathie, la capacité (toujours limitée par le jeu politique même, qui est combat dans un débat) de se mettre à la place des autres citoyens, afin de saisir non pas leurs stratégies [42] et leurs structures de préférences, mais leurs intérêts et leurs justifications. Poussé à limite ce trait devient absurde qui ferait du citoyen quelqu’un qui comprend tout et ne choisit rien, ou un dieu en qui s’incarne la Raison universelle, seul apte à se gouverner démocratiquement. Empathie ne signifie ni compréhension parfaite, ni sympathie, mais la capacité de concevoir des rôles différents du sien propre et de s’y ajuster. Sa formule ne serait pas : « Si j’étais à sa place, il est probable que je ferais la [174] même chose » [43] (formule de « l’empathie scientifique »… qui est tout autant celle du pilote de bombardier mitraillé par la DCA ennemie) mais : « Je peux modifier mon comportement pour parvenir à un minimum d’arrangement provisoire. » L’empathie autorise la négociation et la délibération. Elle joue également entre « haut » et « bas », gouvernants et gouvernés, et est facilitée quand les conditions matérielles de la vie du citoyen le prédisposent à se mettre à la place du gouvernant : si suffisamment d’autonomie lui est reconnue pour prendre des « décisions politiques » (non seulement le vote ou la pétition de la politique officielle, mais la participation non politiquement contrôlée ni pré-orientée aux activités collectives), l’expérience du dirigeant ne lui sera pas complètement étrangère et le citoyen pourra se mettre en imagination à la place du dirigeant : « Parce qu’il est capable d’agir ainsi et que souvent il le fait », note Michael Walzer, « il s’engage dans ce que j’appellerais … la prise de décision anticipative et rétrospective… Une prise de décision à-la-place-de précède et suit la prise de décision véritable [44]. » Il est douteux cependant que cela vaille pour les « décisions historiques » où l’homme d’État engage une fois pour toutes le destin collectif au coût maximal [45]. Toutes les décisions politiques ne se ramènent pas au choix entre une bibliothèque municipale et la subvention d’une équipe professionnelle de football.

La civilité, dernier trait de la citoyenneté, permet de gérer la tension entre la différenciation sociale et l’appartenance commune. Elle est évidemment connotée à l’empathie, mais elle dénote des situations différentes : l’empathie renvoie au choix collectif, la civilité à la reconnaissance interindividuelle ; comme son nom l’indique, elle est « civile », l’empathie est plus « civique » [46]. Lloyd Fallers en a fait une analyse entièrement actuelle : il la définit comme « une reconnaissance tolérante et généreuse d’un attachement commun à l’ordre social, et d’une responsabilité commune envers lui, en dépit de la [175] diversité » [47]. La civilité dépérit quand les identités collectives (quelles qu’en soient les sources et les codes) se défient mutuellement, non seulement dans leur expression politique « officielle », dans le débat, le vote ou la manifestation, mais dans toutes les circonstances de la vie quotidienne :

Alors les actes les plus routiniers peuvent se charger d’une signification plus large. Un chant, un événement sportif, un vêtement ou une cloche d’église peuvent inciter au conflit, la voiture familiale devient un panneau à slogans. Les citoyens en viennent à se considérer avec prudence et à exiger trop de la civilité des autres. La rencontre quotidienne avec un voisin ou un compagnon de travail devient difficile et âpre, une négociation continuelle de nouveaux contrats sociaux. L’usage commun de la place publique est compromis ; l’insulte, ou même la violence est tapie derrière tout faux pas ou malentendu.

Tels sont les ingrédients favorisant ce que ceux qui en sont préservés par leur classe sociale ou leur position de pouvoir appellent avec condescendance « l’idéologie sécuritaire ». Celle-ci tourne le dos à la civilité parce que ses supports se sentent eux-mêmes menacés par l’incivilité. Elle se nourrit du sentiment que la sécurité est compromise par des « délinquants » se justifiant à leurs propres yeux par une revanche individuelle et collective sur les « dominants » (selon le cas et les lieux, les « Blancs », les « impérialistes », les « chrétiens », les « bourgeois », etc.) [48] ; de même que les pillages suivent les émeutes, les agressions ou les viols peuvent précéder les émeutes de ghetto, ce ne sont après tout que les formes extrêmes du « terrorisme de contact » où le port d’un vêtement ou d’une coiffure est conçu pour agresser l’autre dans son identité et mettre en cause le système d’inégalité dont il est le bénéficiaire (réel ou supposé) [49]. Avec la destruction de la civilité, tout contact renvoie à l’opposition expressive d’identités non négociables. La citoyenneté éclate en guerre, sinon de tous contre tous, du moins de « minorités » contre « majorités » que l’on s’efforce dans l’État moderne d’occulter vertueusement à grands coups d’animation sociale ou culturelle, et de programmes de lutte contre la pauvreté ou les retards scolaires, alors que dans la cité [176] musulmane classique on aurait plus simplement fermé les portes des quartiers, laissant à chaque communauté le soin d’avoir ses propres « programmes de réhabilitation ».

La civilité, essentielle à la citoyenneté, peut en effet être mieux assurée, paradoxalement, quand celle-ci n’existe pas : dans la Crète ottomane de La liberté ou la mort de Kazantzakis, le métropolite grec et le pacha turc pouvaient avoir des relations sociales courtoises, Nouri Bey et le capitaine Michaelis devenir frères de sang. Mais avec la montée du nationalisme, un incident dans un café ou un flirt interethnique illicite pouvaient briser les liens personnels et provoquer un bain de sang. En fait, ceci n’a rien de paradoxal : quand des « ethnies » sont culturellement trop séparées et éventuellement trop inégales économiquement et politiquement, la civilité ne peut être assez forte pour les englober comme citoyens d’une même unité politique ; au contraire, la lutte pour la citoyenneté détruit la civilité, et celle-ci n’est épargnée que par le maintien de chaque communauté avec ses propres lois et sa propre organisation sociale, selon le modèle du millet ottoman, jusqu’à ce que le nationalisme parvienne à constituer des cités politiques culturellement assez homogènes, ou du moins avec des élites culturellement assez homogènes, pour que la civilité redevienne possible… jusqu’au prochain avatar du pluralisme culturel qui demandera plus encore à la civilité des citoyens [50].

« Intelligibilité – empathie – civilité ». Ces termes ne couvrent cependant pas de façon satisfaisante la « citoyenneté pour soi ». Celle-ci ne peut jamais être complètement captée par des attributs que l’on pourrait placer sur une échelle d’attitudes univoques, dans la mesure où elle est toujours une combinaison instable d’éléments contradictoires [51] (ou complémentaires), se déployant sur différents axes. Comme sentiment d’appartenance, la citoyenneté se déplace sur trois axes : un axe « particulier-général » pour exprimer l’orientation envers le groupe global, la « communauté politique », territorialement repérable, et envers d’autres groupes plus « particuliers » (le groupe d’intérêts, la classe, l’association professionnelle) ou plus « universels » (Église, umma, Internationale révolutionnaire) ; un axe « communauté-société » [177] (ou communalisation-sociation dans les termes wébériens qui expriment mieux des processus d’affiliation) pour exprimer l’appartenance à des groupes plus « charnels », plus « prescriptifs », comprenant plus de registres de l’existence (la famille, les communautés de face-à-face, les classes, les sectes) et à des groupes plus volatiles, plus contractuels, ne fonctionnant en général que sur un registre (le marché, quelquefois la relation de travail, la relation de clientèle ou la relation à un groupe politique non communautaire) ; un axe « haut-bas » pour exprimer l’appartenance aux communautés locales (la commune, le comité), régionales (l’État membre d’un État fédéral, la région), nationales, supranationales (s’il y a lieu). Comme sentiment d’engagement, la citoyenneté se déplace aussi sur trois axes. L’axe « public-privé » allant du pur « civique » (« il faut donner sa vie pour la patrie ») au pur « civil » (« il faut s’occuper de sa famille et de ses amis ») ; l’axe « conformité-autonomie » allant du conformisme (« ne pas faire d’histoires », Stay out of trouble) à « l’individualisme » (« suivre sa conscience », « tout critiquer sans égard pour les préjugés ») ; l’axe « revendication de droits-reconnaissance d’obligations » avec en ce dernier cas le problème supplémentaire de l’objet de cette orientation : la cité comme société (pacte d’association) ou comme État (trust of government), ce qui est une façon de poser le problème de la « désobéissance civile » [52].

On ne saurait se contenter de la banalité selon laquelle la « citoyenneté pour soi » se répartit équitablement sur les trois premiers axes et se situe approximativement au milieu des trois derniers, ce qui fait du citoyen un parfait middle of the road-man. Il y a quelques chances pour que cette image émerge avec quelques variations mineures de n’importe quelle enquête par entretiens conduite dans une démocratie occidentale, mais elle ne donnera aucune idée de la variété des attitudes ni de la présence ou l’absence de syndromes (groupes d’attitudes allant ensemble) [53]. Elle ne sera guère plus utile que l’image diffusée par l’instruction civique. On peut, en revanche, faire l’hypothèse purement abstraite que les positions sur les différents axes d’appartenance et d’engagement permettent de repérer plusieurs degrés de citoyenneté [178] et plusieurs types de citoyennetés. Sans les élaborer tous, exercice d’ailleurs vain comme toute classification abstraite à prétention exhaustive, on peut en donner quelques exemples.

Types de citoyennetés

– La citoyenneté militante (militaire) avec appartenance exclusive à la cité sur tous les axes d’appartenance et communalisation de l’appartenance à la cité, et, sur les axes d’engagement, engagement public déférent, obligation dominante envers la cité comme État, peut s’opposer à la citoyenneté civile avec appartenance non exclusive à la cité, engagement public modéré et autonome, obligation dominante envers la cité comme société, combiné avec la méfiance envers les conventions sociales. L’« humanisme civique » de la Renaissance, sous la plume de l’un de ses thuriféraires, caricature la première : « Tu ne sais pas combien est doux l’amor patriæ : si cela était utile à la protection ou l’expansion de la patrie, ce ne serait ni un fardeau, ni une difficulté, ni un crime de planter la hache dans la tête de son père, d’écraser ses frères, d’arracher par l’épée l’enfant prématuré du ventre de sa propre femme. [54] » Cet intéressant personnage est encore au-delà du prêcheur par devoir, objet de l’aversion de Thoreau : « L’erreur la plus vaste et la plus répandue requiert la vertu la plus désintéressée pour la soutenir. Ceux qui tout en désapprouvant le gouvernement dans son régime et ses décisions lui apportent leur allégeance et le soutiennent sont sans doute ses soutiens les plus consciencieux, et de ce fait bien souvent les plus sérieux obstacles à toute réforme. [55] » Au contraire, pour la citoyenneté civile, le gouvernement est vu avec méfiance car il est l’obstacle à l’épanouissement de la conscience, selon la formule d’Emerson : « Les hommes de bien ne doivent pas obéir trop bien aux lois », ajoutant : « la liberté sauvage développe une conscience de fer. Le défaut de liberté, en renforçant la loi et le décorum, abrutit la conscience. Moins il y aura de gouvernement, mieux ce sera – moins il y aura de loi et moins on s’abandonnera au pouvoir » car « la loi n’est qu’un memorandum » [179] pour la conscience morale [56]. Là est le point extrême de la citoyenneté civile. Il suffit que la méfiance envers les conventions l’emporte sur toute obligation envers un groupe (quel qu’il soit) pour que l’appartenance s’évanouisse et que la citoyenneté civile cède à la marginalisation isolée, de même qu’il suffit que l’obligation envers la cité comme État devienne exclusive (voir l’État comme une « cause » qu’il convient de mettre au-dessus de tout, right or wrong) pour que la citoyenneté militante provoque une dépersonnalisation totalisante. Psychologiquement, il n’est d’ailleurs pas absurde d’imaginer que l’exacerbation de la marginalité envers la cité se résolve dans la dépersonnalisation au bénéfice d’une autre cité ou d’un autre groupe d’appartenance exigeant jusqu’au suicide collectif [57].

– Un autre couple possible oppose la citoyenneté participante (appartenance forte sur tous les axes avec un pic pour la cité politique, celle-ci étant communalisée, engagement public fortement dominant, autonome ou déférent selon les choix conservateurs ou oppositionnels, reconnaissance d’obligations comme un moyen normal de revendiquer les droits) à la citoyenneté privée (appartenance forte aux pôles « particulier », « bas » et « sociation » avec une possible exception pour la famille, engagement privé plutôt déférent, sens de l’obligation envers l’État comme permettant l’exercice de son activité privée). Est-ce un effet de « l’individualisme » contemporain ? L’opposition « militant (militaire)-civil » a tendance à être rabattue sur l’opposition « participant-privé », comme si le participant devait ignorer tout comportement civil, et comme si le civil devait être dépourvu de toute orientation participante. Il est vrai que, de même que le civil peut se retourner en marginalité, le privé peut se transformer en citoyenneté passive (appartenance faible sur tous les axes, engagement plutôt privé totalement déférent, sens du droit que l’État doit reconnaître) et en citoyenneté négative (extension de la précédente où l’engagement exclusivement [180] privé se combine avec un sens aigu de l’autonomie) [58]. La citoyenneté participante peut se développer en citoyenneté de contestation si l’appartenance à la cité politique décline au bénéfice des autres points des axes d’appartenance (par exemple vers le plus « universel » et/ou le plus « particulier », vers le plus « haut » et/ou le plus « bas » [59]) et si l’engagement public est faible vis-à-vis des symboles du régime en place et fort vis-à-vis des symboles de remplacement, tout en restant fortement autonome. Le bout de la chaîne est la citoyenneté de substitution qui n’est que la citoyenneté participante orientée vers une autre cité politique que celle dont on fait partie. À la différence de notre précédent couple où la marginalité peut être conductive à la citoyenneté militante, il n’est guère plausible psychologiquement que la citoyenneté négative se résolve dans la citoyenneté de substitution (sauf les cas de conversion comme ceux des surréalistes français passés au Parti communiste), mais il est, en revanche, sociologiquement plausible que la possibilité de celle-ci soit un obstacle important au développement dans des groupes d’un syndrome de citoyenneté négative.

De telles fabulations d’amateur n’ont d’intérêt que si elles sont liées à la question des conditions d’existence de telle ou telle catégorie, et en particulier de leur relation avec l’individualisme. Nous rencontrons ici le paradigme dominant de la science politique contemporaine.

INDIVIDUALISME ET CITOYENNETÉ :
LE PARADIGME DOMINANT


Il semble en général entendu que l’individualisme est fortement corrélé à la citoyenneté au point que l’individu moderne et le citoyen moderne ne semblent former qu’une seule et même unité juridique et sociologique. On soutient, par ailleurs, que l’individualisme conduit à (ou est un symptôme de) la « crise de la citoyenneté », notamment dans sa dimension de légitimation du gouvernement et de reconnaissance de l’obligation politique. Les idées directrices en seraient les [181] suivantes : l’individualisme en tant que manifestation de la valeur en soi de l’individu, quelles que soient ses racines et ses affiliations, porte à l’extension de la citoyenneté à tous ceux qui vivent sur un territoire donné ; en tant que revendication de l’individu à la maîtrise de l’ensemble de son comportement, notamment dans ses dimensions culturelles et privées, il conduit à affecter à la citoyenneté un nombre croissant de droits plus étendus et à accroître la « compréhension » de celle-ci ; la combinaison de ces deux exigences et du développement des mécanismes « impersonnels », tels le marché mondial, la division internationale du travail et les grandes organisations [60], produit un sentiment d’impuissance menant au déclin du civisme : la perte de l’intelligence et de la maîtrise (même illusoire) des mécanismes collectifs rend insupportables les limites matérielles à la satisfaction des demandes (qui ne sont plus limitées normativement par l’intériorisation « communautaire » de la structure sociale). De ce fait, la « satisfaction anticipée » de ses propres demandes (en fait l’acceptation qu’elles ne soient pas – ou pas toujours – satisfaites), qui est l’un des effets de la participation civique, disparaît. Le « démocrate amateur » se replie sur la marginalité ou sur la pression dirigée vers la satisfaction d’une demande considérée comme prioritaire et exclusive des autres (et de celles des autres) [61]. Plus la citoyenneté est exigée, moins elle est perçue comme efficace, plus elle est exercée sélectivement : les frontières du politique se déplacent et s’élargissent et son contenu se modifie : de vision du destin de la cité, le politique devient système de médiation des demandes sociales les plus variées, le privé l’emporte sur le public comme but de l’activité citoyenne, mais le public l’emporte sur le privé comme mode d’allocation de ressources [62].

Nous reprendrons la construction du paradigme pour en serrer de plus près les éléments et montrer que ce qui est perçu comme « corruption » et « crise » provient de ce qu’individualisme et citoyenneté, bien qu’historiquement et socialement assimilés, appartiennent aussi à [182] deux ensembles logiques (ou systématiques) différents : c’est cette combinaison « incohérente » qui a fait la société politique occidentale dans son identité et lui a donné sa cohérence.

Les thèses de l’identification
individualisme-citoyenneté


Elles peuvent être distinguées sous trois rubriques qui ne se recouvrent pas : une thèse historique, une thèse (idéo)logique, une thèse sociologique.

a. La thèse historique. La croissance de « l’individu » a été si fortement identifiée à celle du « citoyen » par la thèse historique que la relation individualisme-citoyenneté paraît tautologique. Laissons de côté la cité grecque, « l’individualisme ionien » et Hannah Arendt. Le développement de l’individu au Moyen Âge féodal a été caractérisé par Walter Ullmann comme le passage du « sujet » au « citoyen » [63]. Il montre combien le corporatisme médiéval empêche de voir en l’individu physique quelqu’un doté de droits autonomes et indépendants dans la sphère publique, lui accordant le droit de participer au gouvernement [64]. Membre de la corporation et de l’Église comme Corps du Christ, le fidelis est assujetti à la loi qui lui est donnée, non à celle qu’il fait. Le schéma politique est donc celui d’une « théorie descendante » du gouvernement. La foi, non le consentement, est l’ingrédient fondamental de la loi. Les individus physiques sont ordonnés hiérarchiquement et sont « confiés » (entrusted) comme un mineur est confié à son tuteur, au gouvernement du roi qui n’est pas dérivé du peuple comme somme d’individus mais de la divinité, d’où l’importance d’être « roi par la grâce de Dieu » [65].

Telle est la thèse médiévale « abstraite » : elle sera contredite par la « thèse pratique », au moins en ce qui concerne la place de l’individu [183] comme catégorie, c’est-à-dire comme citoyen [66]. La « partie basse » de la périphérie villageoise de la société, quantité négligeable du point de vue du gouvernement, tenait pour acquis à l’individu les droits que la thèse descendante lui déniait : les villageois agissaient, pour ainsi dire, comme des citoyens complets élisant leurs « fonctionnaires » locaux. Les villes bénéficiaient d’un self-govemment et permettaient le franchissement des barrières hiérarchiques (Stadtluft macht frei, comme on l’a déjà noté). Le droit coutumier était fondé sur l’activité des individus de bas statut, considérés théoriquement comme idiota, c’est-à-dire dépourvus de la scientia nécessaire [67]. Surtout, le système féodal lui-même conduisait à l’idée d’individu puis de citoyen : en impliquant la réciprocité des obligations, ce qu’exprimait la diffidatio, répudiation du lien par le vassal si le seigneur ne remplissait pas sa part du contrat, le lien féodal concernait le seigneur comme une personne individuelle et non comme le titulaire d’un charisme institutionnel, tel le pape ou le roi. L’article 39 de la Grande Charte en découla, document féodal où les relations seigneur-vassal furent transposées aux relations non politiques, et la liberté, la sécurité et la liberté de l’individu furent déclarées inviolables [68]. L’Angleterre féodale du XIVe siècle redonnait ainsi vigueur à l’axiome cicéronien du consensus utentium. Voluntas populi dat jura : cette maxime était gravée sur une médaille lors du couronnement d’Édouard III. S’il ne faut pas confondre la communauté féodale et le populus constitué d’individus comme citoyens, la pratique féodale, par un classique effet non voulu, donnait réalité et signification à la [184] maxime d’Ulpien. Les droits et devoirs d’un membre de là communauté féodale devaient ultérieurement se transférer sur les droits et devoirs naturels de l’individu citoyen dont la Déclaration de Virginie de 1776 est l’exemple achevé. Il reste à Ullmann à montrer dans la « thèse humaniste » les liaisons avec la théorie du droit naturel, et avec l’aristotélisme politique du XIVe siècle différenciant le fidelis sujet religieux du surnaturel, et le civis animal politique, relevant du naturel chez Thomas d’Aquin. Le voyage s’achève avec l’humana civilitas de Dante, inspirée d’Aristote et distinguée de la christianitas, et avec l’universitas civium de Marsile de Padoue dotée du pouvoir d’édicter des lois humaines, seules à pouvoir être appelées « lois » parce que seules elles peuvent recevoir le consentement (à la différence des lois divines). Marsile est probablement le plus « moderne » des théoriciens mentionnés : il pose la liberté d’interprétation de la Bible par l’individu, évoquant, peut-être à tort, l’individualisme de la Réforme, l’universalité de la citoyenneté, sans égard pour la différence de capacité et de scientia, l’égalité des citoyens sans égard pour « l’inégalité naturelle » des hommes, et la règle de la majorité entre citoyens ne relevant pas du même statut.

La thèse d’Ullmann est intrigante car elle relie, au niveau des structures de pensée comme représentations sociales, ce que l’histoire des idées distingue et sépare [69]. Elle fonde l’individu citoyen sur la féodalité et non sur son contraire, l’État monarchique, ce que fera la thèse (idéo)logique. Malgré sa virtuosité, elle ne convainc pas tout à fait quand elle intègre dans le mouvement individualisant né du monde féodal l’État territorial de Marsile de Padoue, avec son roi unique, son corps de fonctionnaires (y compris les clercs), son peuple de citoyens atomisés. La rupture avec le corporatisme médiéval est trop claire. Plus soucieux des mouvements lents perçus par les acteurs (et les historiens) que des ruptures proclamées, il ne définit peut-être pas assez précisément « l’individualisme » et « l’État » médiéval. Son travail reste pour nous fondamental à plusieurs titres : il nous aide à mieux spécifier un individualisme européen (public, fondé sur la féodalité et sur la séparation des ordres du religieux et du politique) et un individualisme arabo-musulman (privé, fondé sur le contexte tribal et patrimonial et sur la liaison des ordres religieux et politique au moins à titre d’horizon utopique) ; il éclaire la distinction entre plusieurs types de citoyenneté, celle qui est continuité et expansion [185] des communes féodales, comme en Grande-Bretagne, et celle qui est rupture et rejet de la monarchie et des privilèges comme en France [70] ; enfin, et peut-être surtout, il indique comment une « citoyenneté individualiste » ne se fonde pas sur un individu isolé mais sur un système communal. Là est la principale différence avec la thèse (idéo)logique.

b. La thèse (idéo)logique. Celle-ci, mieux connue, identifie dans une large mesure l’individu au citoyen moderne, mais à partir de l’État souverain et non de la féodalité. Ici encore la thèse paraît tautologique. L’intérêt et la volonté dissociés de toute appartenance sociale (de communauté ou de corporation) sont les seules sources de la légitimité de l’État ; c’est donc en tant que citoyen que l’individu apparaît dès qu’il s’agit de fonder l’obligation politique : si celle-ci ne peut être fondée que sur la volonté et non sur quelque entité qui la dépasse (le Cosmos, Dieu, un « peuple élu », une organisation hiérarchique), il s’ensuit qu’il est du même coup nécessairement citoyen membre de la « société civile », au sens de Locke par exemple [71].

Sur ce point, la tradition républicaine française n’est pas foncièrement différente. En revanche, « l’ordre civil exclut en toute rigueur l’ordre politique » [72], il désigne dans la langue du droit ce qui s’oppose à « public » et à « criminel ». Mais il reste aussi chargé de sa valeur étymologique romaine : « qui concerne les citoyens ». Si l’on a distingué droits « civils » et droits « politiques », l’on en arrivera précisément à l’idée que si l’homme a des droits en tant qu’être social, [186] c’est justement parce qu’il est – en puissance et en fait – aussi un citoyen [73].

Constitutif de l’État, l’individu citoyen est aussi constitué par lui puisque seule l’égalité devant la loi commune permet de le libérer abstraitement des réseaux de solidarité et de domination « particuliers ». Pas d’identité individuelle sans souveraineté de l’État : l’identité de l’individu naît de sa sujétion commune et égale à un souverain. Là où existe un holisme hiérarchique il n’y a ni État, ni individu [74]. Ces derniers ont d’ailleurs des propriétés homologues : l’État est créateur de droit (et de droits) nouveau(x) [75] ; souverain, il se sépare des « états » (stande) ; de même « l’individualisme » manifeste un changement dans les relations de « soi » avec ses propres rôles, le « moi » abstrait ne se réduit jamais aux rôles prescrits par la structure sociale, dès lors sa volonté est moralement souveraine et créatrice. Il n’est donc pas étonnant de voir les théories individualistes de l’obligation politique (les théories « ascendantes » dans le sens d’Ullmann, « mécaniques » dans le sens de Weldon, ou « extrinsèques » dans le sens de Quinton [76] être aussi des théories de l’État souverain, cependant que les théories holistes « descendantes », « organiques » ou « intrinsèques » sont des théories de la totalité socio-politique où l’État n’émerge pas en tant que tel.

[187]

c. La thèse sociologique. Cette thèse est tout aussi classique. Elle a pour père direct Durkheim et pour parrain Merton. Avec Durkheim, nous sommes apparemment loin du climat de la thèse (idéo)logique quand celle-ci s’inspire de la théorie contractualiste : il ne reconnaît pas en tant que concept fondateur l’individu d’Hobbes ou de Locke ni même de Rousseau (pour ne pas parler de Bentham). La table rase normative de Hobbes, qui fait fi des pré-conditions morales (non contractuelles) de la société civile, lui est aussi étrangère que la table rase épistémologique de Locke ou de Rousseau qui, ignorant le caractère social a priori des catégories de la connaissance, rend toute connaissance de la société imaginaire. C’est à ses yeux la société elle-même qui est « l’état de nature », mais différenciée analytiquement de l’ordre juridique et du gouvernement de l’« état civil » [77]. Sa thèse pourrait s’énoncer ainsi : la citoyenneté est nécessaire à l’individualisme pour que celui-ci ne disparaisse pas dans le conformisme étouffant des groupes secondaires (les corporations), eux-mêmes indispensables pour empêcher l’anomie résultant de l’atomisation des individus face à l’État. Elle combine apparemment deux thèses incompatibles : une thèse proprement sociologique et une thèse politique normative. La thèse sociologique fait de la croissance de la division complexe du travail la source de l’individualisme : la conscience collective devient plus abstraite et permissive, l’individu n’a plus d’identité solidement prescrite par ses groupes d’appartenance, il en devient plus libre et plus angoissé [78]. Rien jusqu’ici ne le prédispose à la citoyenneté.

Intervient alors la thèse politique normative : les « groupes secondaires », notamment professionnels, en fournissant à l’individu physique ses normes sociales intériorisées, ne l’abandonnent pas devant l’État dans l’isolement qui pousse à l’anarchie ou à la servitude. Mais pour que l’individu individualisé par la division du travail ne soit pas opprimé par ses groupes corporatifs, il faut que ceux-ci ne puissent pas se rendre maîtres de leurs membres et les façonner à leur gré.

Il faut donc qu’il y ait en dessus de tous ces pouvoirs locaux, familiers, en un mot secondaires, un pouvoir général qui fasse la loi à tous, qui rappelle [188] à chacun d’eux qu’il est, non pas te tout mais une partie du tout, et qu’il ne doit pas retenir pour soi ce qui, en principe, appartient au tout. Le seul moyen de prévenir ce particularisme collectif et les conséquences qu’il implique pour l’individu, c’est qu’un organe spécial ait pour charge de représenter auprès de ces collectivités particulières, la collectivité totale, ses droits et ses intérêts. Et ces droits et intérêts se confondent avec ceux de l’individu. Voilà comment la fonction essentielle de l’État est de libérer les personnalités individuelles. Par cela seul qu’il contient les sociétés élémentaires qu’il comprend, il les empêche d’exercer sur l’individu l’influence compressive qu’elles exerceraient autrement. Son intervention dans les différents systèmes de la vie collective n’a donc rien par elle-même de tyrannique ; tout au contraire, elle a pour objet et pour effet d’alléger des tyrannies existantes. Mais, dira-t-on, ne peut-il devenir despotique à son tour ? Oui, sans doute, à condition que rien ne le contrebalance [79].

Certes, l’État aussi peut devenir « niveleur » et « compressif » d’autant plus aisément qu’il est plus artificiel, plus grand, plus loin des intérêts divers : la diversité individuelle ne se fera plus jour et l’État sera d’autant plus ressenti comme extérieur puisqu’il n’« enveloppe » pas, ne façonne pas l’individu à son image, mais fait violence en dénaturant. « Mais la conclusion qui se dégage de cette remarque, c’est simplement que la force collective qu’est l’État, pour être libératrice de l’individu, a besoin elle-même de contrepoids ; elle doit être contenue par d’autres forces collectives, à savoir par les groupes secondaires. S’il n’est pas bien qu’ils soient seuls, il faut qu’ils soient. Et c’est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés individuelles. »

Il n’est pas évident que les deux thèses de Durkheim soient de statuts aussi différents que Reinhard Bendix l’a affirmé. L’appel au corporatisme est moins un vœu que la constatation qu’une société composée d’individus atomisés en face d’un État hypertrophié est une « véritable monstruosité sociologique » [80], c’est-à-dire une impossibilité pour la sociologie. Quant à l’appel à l’État et à la citoyenneté contre les tyrannies du corporatisme, on peut aussi l’interpréter comme un effet de la division du travail et de l’individualisation qui accroissent la capacité des individus citoyens de modifier leurs caractères sociaux (psychologiques et moraux) grâce à leur participation à l’action de [189] l’État dans l’intérêt de la justice [81]. L’individualisme est bien sociologiquement lié à la citoyenneté.

Les travaux de Merton et de ceux qu’il a influencés sont à première vue moins pertinents pour la théorie politique dans la mesure où le problème de l’obligation politique les préoccupe peu. Ils pointent cependant, par implication, vers une affinité entre l’individualisme et la citoyenneté. Tout aussi intéressé que Durkheim par la structure sociale en tant que pré-condition de la perception de son identité par l’individu, Merton est beaucoup moins sensible à l’effet d’une structure complexe de sociation sur Panomie et l’aliénation. Celles-ci ne sont pas causalement liées à celle-là. Bien plutôt la multiplicité des rôles que l’individu est amené à tenir l’expose à des obligations contradictoires, et la variété de ses attributs sociaux non reliés les uns aux autres par un seul statut rigide (classiquement être juif, américain, membre d’une université, né en Europe, démocrate, etc.) l’oblige à faire des choix incertains pour lesquels il n’existe pas de modèle traditionnel, mais tout cela développe aussi l’empathie, le sens de la relativité, la flexibilité, la propension à ne pas tenir les règles pour absolues, à les juger par lui-même, à adopter un langage universaliste élaboré, pour se faire comprendre de ceux dont on n’est pas le « familier » (à la différence du langage particulariste et codé employé dans une Gemeinschaft[82]. Dessiner le portrait de cet « individualiste », c’est dessiner un même coup le portrait (trop ?) idéal du citoyen, au moins dans ce que nous avons appelé la « citoyenneté civile ». L’individu achevé évoque le citoyen parfait, tout comme le citoyen parfaitement civique évoque l’individu complet [83].

La corruption de la citoyenneté
par l’individualisme


Le thème de la destruction de la vie en commun par l’individualisme est contemporain de l’apparition même du mot en langue française. Dans les familles « traditionalistes », chez Joseph de Maistre comme [190] chez Lamennais, l’individualisme atomise, fragmente et corrode tout groupe social, et transforme l’individu en « souverain juge de tout » [84]. Individualisme est connoté ici à « anarchie » parce qu’il s’oppose à « société ». Dans la famille « sociale » à laquelle Lamennais appartient aussi, chez Pierre Leroux, Constantin Pecqueur ou chez les activistes comme Blanqui, l’individualisme renvoie à l’état de nature hobbesien, recréé par l’économie capitaliste ; il fait des hommes des loups rapaces, il extermine l’individu physique. Individualisme est ici connoté à l’exploitation et au marché et s’oppose à « association », « socialisme » ou « fraternité » [85].

Une critique « traditionaliste »

La critique traditionaliste ne nous concerne pas directement en première analyse, dans la mesure où elle n’oppose pas individualisme à citoyenneté puisqu’elle les rejette tous deux en les assimilant. Telle est la position de Cochin dans sa rage froide :

En France, la catastrophe révolutionnaire a fait descendre le sentiment national, de degré en degré, du loyalisme personnel, du loyalisme d’autrefois qui donnait tout sans jamais compter, qui servait lui-même sans dénoncer les autres, au solidarisme légal, au syndicalisme social qui va par principe au plus offrant, qui n’avance rien sur gages, qui compte et réclame toujours et ne donne jamais, et fait de la France une société d’actionnaires, un socialisme d’intérêts économiques, de la nation un syndicat d’égoïsmes. C’est le règne du citoyen, de l’homme social par définition, le règne de l’unité, de l’indivisibilité, comme disaient nos jacobins [86].

Cependant la critique traditionaliste de Cochin est de grande importance, car elle permet d’éclairer le paradigme dominant dans la mesure même où elle s’en écarte en apparence. Celui-ci voit en général dans l’individualisme une menace contre le civisme et la citoyenneté participante. [191] Cochin y voit, au contraire, le développement d’une participation étouffante qui détruit la liberté personnelle (que le paradigme dominant appellerait « civile »). Comme le citoyen de Rousseau, moi totalement autonome et membre d’un social totalement unifié, le citoyen de Cochin est libre dans ses opinions et producteur-produit d’un « nouveau consensus autour d’un social déifié et constamment réaffirmé » [87]. Mais, alors que le citoyen participant de Rousseau a, ou devrait avoir, dépouillé par calcul individuel rationnel son « amour propre » pour ne viser que le général, le participant militant, chez Cochin, fonctionne dans une logique exactement inverse ; c’est le calcul tout aussi rationnel mais égoïste de l’homme social qui fonde sa participation active. Cochin raisonne ainsi : la solidarité est fondée en principe sur l’esprit de justice qui porte chacun à payer sa dette, « mais toute dette est une créance et c’est en tant que créance que la solidarité devient effective. Il est urgent de surveiller le voisin pour n’avoir pas à porter sa charge et facile, en cas de fraude, de déclencher contre lui tout le poids du ressentiment collectif : le cri contre l’égoïsme “ qui s’engraisse des sueurs du peuple ” est toujours entendu. Le ressort de cette union-là est l’intérêt et non le devoir de chacun, la surveillance et non la conscience, la contrainte et la peur, non l’enthousiasme et l’amour » [88]. La citoyenneté militante est le résultat de l’individualisme, car celui-ci fonctionne à l’intérêt, c’est-à-dire au ressentiment et à l’envie.

Mais cette proposition surprenante (qui ne surprendrait d’ailleurs pas un Zinoviev…) en recouvre une autre, bien plus importante, qui prend la forme d’une aporie : le social au sens de Cochin, c’est-à-dire un social entièrement conscient de lui-même à travers l’individu moralement et cognitivement souverain, ne peut pas fonder de vie commune, par conséquent la citoyenneté ne peut pas se fonder sur le seul contrat interindividuel, sauf à devenir son contraire, l’assujettissement matériel et intellectuel :

une orthodoxie s’appuie sur un dogme, suppose un credo. La société n’en a pas, puisqu’elle remplace précisément la foi, le loyalisme, par le contrat et la solidarité. Ce n’est pas à tel article de ses programmes qu’elle doit son unité, c’est à la surveillance et à l’argument de solidarité. Elle a toute la [192] raideur des orthodoxies sans la foi qui la fonde, l’unité extérieure et matérielle sans l’unité intérieure et morale [89].

Dépouillons Cochin de son langage spiritualiste, et traduisons le en termes « durkheimiens », en risquant consciemment le contresens au niveau des opinions de chacun. Si l’inconscient social d’une collectivité est conçu comme inconscient et, de ce fait, soupçonné, le « despotisme de la société » devient intolérable puisqu’il ne constitue plus « l’atmosphère qui pèse sur les épaules de l’individu » [90]. Le divin peut être (sociologiquement) du « social camouflé » : il cesse de remplir sa fonction d’identification personnelle, dès qu’il est nommé comme tel. Le dévoilement généralisé, le « désenchantement du monde » conduisent aux troubles de la personnalité, individuelle ou collective, et à la fuite dans la recherche de la conformité [91].

Le dilemme de la théorie démocratique

Débat trop « français » qui ne prend pas en compte d’autres formes de citoyenneté et d’individualisme que celles du jacobinisme ? C’est certain. Plate mouture du conservatisme éternel ? (« Revêtons-nous de nos préjugés, ils nous tiennent chaud. ») C’est possible, mais le problème est que, justement, cette phrase est rendue possible par le fait que les préjugés ne « collent plus à la peau » et qu’ils sont dès lors devenus une « idéologie ». Nous y voyons plutôt tout le débat du fondement de l’obligation politique à partir du moment où les croyances traditionnelles ont été noyées sur les « eaux glacées du calcul égoïste ». Peut-il y avoir autorité sans identité tenue pour [193] acquise, « donnée », « incorporée » et non externe, révisable [92] ? Peut-on faire des frères sans Père, des croyants sans Coran fondateur (et non social), des membres d’une tribu sans lignage, des confréries sans Saint fondateur ? De même, peut-il y avoir des citoyens sans autre fondement que l’individualisme possessif ou plus largement « social » ? Le dilemme habituel de la théorie démocratique moderne peut, en effet, être présenté de la façon suivante : ou bien la citoyenneté démocratique est rationnellement fondée sur l’intérêt (même « bien compris » ou « éclairé ») de chaque individu et, en ce cas, comment échapper à la conclusion que cet intérêt conduit à une « culture de sujets » orientée vers les outputs, ce qui mène à la dégénérescence de l’esprit public qui « de plus en plus substitue des intérêts particuliers aux sentiments, aux opinions, aux idées communes » [93] ? Ou bien elle est une « culture de participation » orientée vers les inputs, mais ce loyalisme civique doit trouver sa source ailleurs que dans l’intérêt individuel, porté naturellement, au plan des comportements, à la stratégie du « passager clandestin » d’Olson, au vote clientélaire ou au corporatisme social selon les cas de figure, et, au plan des structures, à l’exploitation impersonnelle du marché du travail. La citoyenneté démocratique n’a dès lors plus de fondement sociologique : qu’est-ce qui peut pousser à la démocratie participative là où un autoritarisme paternaliste et/ou un « familialisme amoral » [94] apparaissent plus efficaces ? Notons que le dilemme reste formellement le même si l’on introduit dans le schéma démocratique non pas l’individualisme utilitariste et quantitatif du marché orienté vers la comparabilité, mais l’individualisme qualitatif du romantisme allemand orienté vers l’incomparabilité et l’incommensurabilité des individus. Comme Simmel l’a observé, « cet individualisme (la liberté y étant réduite à son sens purement intérieur) évolue aisément en tendance antilibérale » [95]. Pour des raisons substantiellement opposées à celles de l’individualisme des Lumières ou de l’utilitarisme, l’individualisme [194] romantique fait partie du dilemme de la citoyenneté : le premier ne peut la fonder que sur une « unité mécanique » d’individus atomisés et indistincts, la seconde sur une unité organique d’individus auxquels la totalité assigne à chacun sa place, ce qui retrouve les théories « descendantes » ou « holistes » dans un contexte individualiste.

Un individualisme conscient de lui-même et constituant un Zeitgeist ne peut donc donner à la citoyenneté qu’un fondement moraliste et volontariste, dont la version contemporaine est l’appel un peu usagé au « projet de société », laïcisation du « supplément d’âme ». Lindsay, auteur il y a plus de quarante ans d’un remarquable ouvrage consacré à L’État démocratique moderne, posait bien le problème d’une légitimité dévoilée : il montrait combien la théorie du droit divin monarchique, en transférant le devoir religieux d’obéir, de la loi et de l’Église, au monarque, maintenait l’autorité de Dieu au bénéfice du Souverain absolu, tout en se donnant toujours comme autorité religieuse. Il remarquait que cette formule présentait l’avantage de légitimer mieux le gouvernement que le calcul rationnel des avantages individuels ; celui-ci ne peut produire la stabilité et l’obéissance universelle qu’une société politique demande. « L’égoïsme individuel raisonné ne suffit pas … un sens de l’intérêt doit être traduit en un sens de l’obligation. [96] »

Il est plusieurs réponses à ce dilemme. La première est que rien ne peut, dans ce contexte précis, fonder sociologiquement la citoyenneté [97]. Stirner le prouve négativement par l’absurde de sa propre position. Il conçoit l’individualisme comme une attitude utilitaire et amorale où le moi ne sacrifie rien au bien-être de la « société humaine ». Il l’utilise seulement. Mais pour être à même de le faire, il doit faire de la société sa propriété et sa créature, c’est-à-dire l’annihiler et mettre à sa place « l’union des égoïstes » [98]. Le citoyen [195] est impossible dans cette conception … et d’ailleurs aussi bien l’individu de Stirner puisqu’il faudra bien, pour qu’il trouve son profit et que son égoïsme ne soit pas frustré, que d’autres ne se comportent pas comme lui, c’est-à-dire soient égoïstes d’une façon différente : pas de « passager clandestin » sans un bateau que d’autres font marcher. Certes « l’union des égoïstes » peut fonctionner, mais seulement pour la production de biens individuels ou de biens collectifs exclusifs, or la citoyenneté est engagée entre autres dans la production de biens collectifs inclusifs [99]. L’individualisme de Stirner l’exclut donc en toute hypothèse. C’est pourquoi, à ses yeux, la Révolution française n’a pas émancipé l’individu mais seulement le citoyen, non pas l’homme réel, mais juste un exemplaire de l’espèce humaine, le genre du citoyen : c’est seulement comme tel, et non en tant qu’homme qu’il a été libéré. Dès lors, ce n’est pas l’individu qui est l’agent historique, seulement la nation.

Marx dit apparemment à peu près le contraire : c’est l’individu qui a été « libéré » sous la forme du bourgeois (et de son envers nécessaire, le travailleur vendant sa force de travail sur un marché), mais cet individualisme exclut tout autant la citoyenneté [100]. Dans la société bourgeoise, « l’individu » et le « citoyen » entretiennent une relation nécessaire, en ce sens que l’un ne pourrait exister sans l’autre, et antagoniste. Homo economicus et homo politicus sont radicalement séparés. Le premier est supposé se comporter conformément à ses besoins et intérêts égoïstes, le second selon des critères universels, qui se manifestent par exemple par l’émancipation politique des Juifs, preuve de la séparation de l’État et de la religion et du triomphe de la citoyenneté. Mais l’homme a ainsi une double vie, céleste et terrestre, non seulement en pensée mais en réalité : il mène la vie universelle de l’espèce (l’« être générique ») en tant que membre de la communauté politique, en opposition à sa vie matérielle d’individu privé où il traite les autres hommes comme moyens, se réduit lui-même à un moyen et devient le jouet de puissances étrangères [101]. [196] L’individualité réelle [102] est détruite des deux côtés : dans la « société civile », où l’individu apparaît réel à lui-même et aux autres, il est un phénomène illusoire, dans l’« État » où il apparaît comme membre de l’espèce, il n’est qu’un membre imaginaire, d’une souveraineté imaginée, détourné de sa vie individuelle réelle et doté d’une universalité non réelle.

On pourrait observer que, pour Marx, c’est seulement l’individualisme bourgeois qui entretient avec la citoyenneté cette relation de constitution-négation, et que l’individualité réelle pleinement réalisée l’accomplira totalement. Quand l’individu réel aura récupéré en lui-même le citoyen abstrait, quand il sera devenu, dans sa vie quotidienne et son travail, un homme universel (c’est-à-dire non séparé de l’espèce) et qu’il aura été rendu capable par la vie matérielle de reconnaître et d’exercer ses propres pouvoirs comme pouvoirs sociaux, non séparés du pouvoir politique, alors seulement son « émancipation humaine » sera complète [103]. Mais en ce cas, non seulement il ne s’agit plus du même « individualisme » mais la notion de « citoyenneté » et même celle de « politique » changent de sens, voire disparaissent. Marx fait ici un saut dans l’inconnu (anticipé), de même que Cochin faisait un saut (rétrospectif) dans ce qui n’était déjà plus connu (parce que déjà plus vécu) : ils ne peuvent qu’imaginer, ou se remémorer, ce qui les conduit à une sociologie critique de leur objet actuel, mais ne peut fonder une sociologie positive d’autre chose (« l’émancipation humaine » de Marx, la « société réelle » de Cochin). On a, certes, eu depuis quelques informations sur « l’émancipation humaine » léniniste-staliniste, mais cet « autre chose » est une « autre histoire » qui a peut-être quelque chose à voir avec l’individualisme (si l’on en croit Zinoviev et Louis Dumont) mais certainement rien avec la citoyenneté ni d’ailleurs avec « l’individualité réelle ».

La thèse négative (ou de la non-solution du dilemme) est très forte. Il n’est nullement besoin d’adhérer au marxisme en tant que système global (et en particulier à son mépris du droit politique) pour le reconnaître. Même si l’on considère que l’émancipation politique du citoyen n’est pas seulement « formelle », et est précisément ce qui [197] permet à l’individu réel de n’être dissous ni dans le marché ni dans quelque communauté romantique (ou nié par un État total), la situation empirique que la thèse repère n’en fait pas moins problème. Elle peut être illustrée directement par des « preuves » compatibles avec la construction elle-même, mais aussi indirectement par des preuves « incongrues » qui ne cadrent pas avec la construction, mais éclairent différemment le problème qu’elle a posé.

Les preuves « compatibles » (au moins en partie) sont apportées d’abord par la micro-sociologie et l’étude des comportements. Le « bourgeois » de Sombart en fournit des exemples. Voici « un des initiateurs du grand capitalisme allemand » dont « la seule ambition… en entreprenant la construction de chemins de fer, était de gagner assez d’argent pour pouvoir acheter une propriété assez importante, [s’]y retirer des affaires et, à l’occasion, solliciter un mandat de député pour [se] consacrer entièrement à l’activité parlementaire », et qui, « poussé par les circonstances », « élargissait de plus en plus le champ de [ses] activités, [s’]éloignant de plus en plus de [son] plan primitif, et ne songeant plus qu’à réaliser [ses] idées pour le plus grand bien des travailleurs, [a] fini par se consacrer entièrement à [ses] affaires ». Le docteur Strousberg est certes ici plus « wébérien » que « marxien », mais la description de ce type d’homme « isolé » pour qui « la patrie devient… une terre étrangère, une terre d’exil », pour qui « nature, art, littérature, État, amis, tout disparaît… dans un mystérieux néant » parce qu’« il n’a plus le “ temps ” de s’occuper de tout cela » [104], est un redoutable témoignage de la force « incivique » de la « société civile ».

L’homme ordinaire est tout aussi divisé : Marcel Waline a rappelé qu’après l’instauration du service militaire obligatoire, en 1872, « la bourgeoisie et malheureusement les intellectuels (sic) ont réussi à se faire octroyer des privilèges sous la forme notamment du volontariat d’un an. Lorsqu’en 1889, ces privilèges furent enfin supprimés, il y eut une véritable explosion d’antimilitarisme chez les intellectuels » [105], et de citer aussi les exemples de résistance à la fiscalité [106] pour conclure [198] que « l’esprit individualiste a permis la méconnaissance des intérêts nationaux les plus sérieux ». Force de la « société civile » ou sens de l’étrangeté et de l’extranéité de l’État qui relèverait moins de l’individualisme que de comportements « traditionnels » dont les révoltes fiscales des pays arabes au XIXe siècle fournissent de bons exemples, en Tunisie entre autres ? Les résistances à la citoyenneté ne sont pas toutes « civiles » ou « individualistes », mais il n’est pas interdit de ranger la France bourgeoise dans les sociétés civiles. A fortiori, les États-Unis : les interviews approfondies de Robert Lane, fort antérieures aux crises du Vietnam et à l’explosion de la société permissive, sont d’autant plus frappantes qu’elles ont été réalisées auprès de bons citoyens, blancs, de classe moyenne ou ouvrière, piliers consciencieux de leurs communautés locales, un gibier idéal pour la sociologie de Merton. Lane n’en relève pas moins un conflit et une ambiguïté de rôles entre le citoyen civique et l’homme cherchant à mener sa vie privée, ce qui produit un sentiment de malaise et de culpabilité pour environ un tiers des interrogés, le point essentiel étant que « le champ vague et peu structuré impliqué par le concept de citoyenneté porte à une palette de sentiments de culpabilité, dont chacun reflète un problème plus fondamental auquel le “ coupable ” est confronté dans d’autres domaines de sa vie » [107]. Les observations de Lane peuvent être interprétées en deux sens à notre avis non contradictoires : classiquement, on dira que l’individu peu intégré dans la « société civile » a des chances d’être également un citoyen « tendu », mais on peut observer aussi que l’abstraction même de la vie du citoyen rend ce rôle plus vulnérable aux tensions qui affectent l’individu dans sa vie « privée ».

Il n’est pas nécessaire de recourir aux thèses de Ronald Inglehart sur la « révolution silencieuse » des valeurs post-matérialistes [108], aux développements de Christopher Lasch sur la « culture du narcissisme » [109], au besoin accru de « transparence », d’autonomie, de richesse active, d’enracinement au détriment de l’appartenance à des entités larges et abstraites comme « la France », au développement [199] des courants « expression personnelle », « moindre attachement à l’ordre », « moindre différenciation des sexes », complaisamment mis en valeur par la Cofremca [110], pour penser que le point souligné par Marx n’était somme toute pas si mal vu. Au vrai, les thèses d’Inglehart apparaissent à première vue directement contraires à la construction de Marx (mais pas à celle de Stirner) puisqu’elles affectent à l’individualisme post-matérialiste les valeurs à peu près inverses de celles de l’individualisme de la société industrielle : hédonisme au lieu d’égoïsme puritain, dénigrement au lieu de culte de la science, quête de la vie communautaire au lieu de compétition farouche, souci de la qualité de la vie au lieu de l’expansion et de la consommation. Mais à supposer que ces thèses soient fondées [111], elles font apparaître une nouvelle « société civile » qui accentue encore le fossé entre l’individu (ex-bourgeois devenu cadre-intellectuel) devenu de plus en plus concret (et illusoire) et le citoyen devenu de plus en plus abstrait. Elles sont d’exemplaires « preuves incongrues ».

Les thèses macro-sociologiques allant dans le même sens sont trop nombreuses pour être utilement recensées. Rappelons seulement le thème classique du dualisme, ou de la disjonction, entre les royaumes de la « constellation des intérêts » et de « l’ordre moral de l’autorité », pour paraphraser Weber. Ce dernier avait identifié, dans le capitalisme moderne, le développement d’une éthique de la responsabilité permettant de motiver les individus dans la vie économique (selon le modèle du « bourgeois » de Sombart) mais n’avait pas repéré de ressource culturelle comparable pour fournir une motivation à la rationalité politique de la citoyenneté, dans la mesure où l’État se différenciait culturellement de la nation [112]. Daniel Bell, dans un contexte [200] de capitalisme avancé et d’économie fortement publique, a argué que la « société occidentale manque à la fois de civitas, la volonté spontanée de consentir des sacrifices à un bien public, et d’une philosophie politique qui justifie les normes réglant les priorités et les allocations dans la société » [113]. En termes parsoniens [114], on pourrait avancer que la « communauté sociétale », c’est-à-dire les engagements moraux partagés qui permettent à une société de définir ses critères d’appartenance et de soutenir les activités politiques et économiques essentielles à son maintien, désormais fondée sur les valeurs instrumentales du self-interest, ne peut plus soutenir la polité (polity, l’organisation collective pour la poursuite de buts) au moment où elle en a le plus besoin. Mais ces remarques générales sont moins pertinentes que les analyses de James Coleman venant d’un tout autre point de l’univers sociologique.

James Coleman, analysant le développement des corporate persons, acteurs impersonnels qui ne sont pas la prolongation des individus physiques, mais seulement l’agrégation de rôles spécialisés que les individus doivent tenir, souligne que l’individualisme est exacerbé par les nouvelles structures d’influence nées du marketing commercial : « Les intérêts qui sont le plus aisément développés et renforcés par la publicité sont des intérêts hédonistes. Il est particulièrement facile de convaincre une personne de dépenser de l’argent pour elle-même. » Il remarque que le terme « devoir » a pratiquement disparu de l’usage courant car, dans une structure sociale composée de nouveaux acteurs impersonnels, seuls les « devoirs de la fonction » sont pertinents, jamais les devoirs envers une autre personne [115]. Les ressources de la citoyenneté, l’empathie et la civilité envers ses « concitoyens » (et non seulement les membres de sa « bande ») en sont affectées, ce qui ne peut qu’accentuer son caractère abstrait et imaginaire. Dans une fascinante réflexion sur l’éducation des enfants, il rappelle que la famille, l’un des seuls acteurs impersonnels existant encore qui soit la prolongation d’individus physiques, était dans le passé une structure globale de reproduction physique, économique et sociale : elle prescrivait [201] des rôles personnalisés, constituait une communauté et une unité de production ou de placement professionnel. Tout ceci est assez classique depuis Le Play. Les conséquences sont plus inattendues : dans la famille traditionnelle, l’enfant est, en termes économiques, un « bien privé », un investissement dont profiteront les parents dans leur vieillesse [116]. Ce n’est plus le cas : l’enfant n’est plus un bien privé dont on prend soin, c’est un obstacle aux rôles que les parents doivent tenir dans les organisations et les professions impersonnalisées. Il devient un « bien public », et « comme pour tout bien public, la question fondamentale qui se pose est : Qui en paiera le coût ? c’est-à-dire qui prendra la responsabilité d’élever des enfants et d’investir des ressources en eux ? On doit répondre de plus en plus “ personne ”, quand les parents voient de moins en moins d’intérêt à faire un tel investissement [117], et qu’il n’existe pas d’acteur autre que la famille, au-dessous de l’État, dont l’intérêt justifierait un investissement » [118].

Reste à l’État à intervenir, comme pour les malades et les vieux. Pour ce faire, il a besoin d’argent … et de citoyens contribuables. Mais ceux-ci sont de plus en plus abstraits pour la raison même qui fait que les individus en ont de plus en plus besoin. Cette raison est simple : l’individu individualiste de la société civile externalise les coûts et internalise les gains, non parce qu’il est plus égoïste que son cousin « holiste », mais parce que c’est la stratégie raisonnable de l’individualisme possessif. On ne voit pas pourquoi la maxime « socialiser les pertes, privatiser les profits » devrait être le monopole des seuls entrepreneurs « privés ». Entrepreneurs publics et individus [202] ordinaires ne fonctionnent pas autrement [119]. Il faut admettre, pour cela, que les principes fondamentaux de l’individualisme possessif n’ont pas été substantiellement modifiés ; or, des huit principes de Macpherson, seul le sixième (« les terres et autres ressources sont la propriété aliénable d’individus ») a été modifié, et les second, troisième et huitième (« il n’existe pas de distribution autoritaire des rétributions du travail » ; « il existe une distribution et un respect autoritaires des contrats » ; « certains individus ont davantage d’énergie, de compétence ou de possessions que d’autres ») ont été contestés et érodés, sans disparaître pour autant. Chacun est un propriétaire conscient et intelligent de ses propres capacités et désirs dans un jeu où le « système » impersonnel est de plus en plus important (que l’on en joue le jeu ou que l’on « triche », de l’évasion fiscale à la « fauche » du supermarché), et la communauté politique de plus en plus soupçonnée et donc dévoilée. Plus on est « aliéné » de la communauté politique, plus on est un « joueur » dans la société civile, et l’on a d’autant plus besoin du civisme … des autres que l’on a moins de besoin de le pratiquer pour soi. Stirner n’est pas si désuet, après tout, jusque dans son raisonnement par l’absurde. Le citoyen imaginairement universel reste une nécessité pour l’individu de la société civile (ici l’opposition de Marx « tient » toujours) mais l’individu a scié sa propre branche en « dévoilant » le citoyen et le privant de sa base communautaire « universelle », du fait de sa réduction à un consommateur sur un marché politique.

Il existe une façon légèrement différente de raconter l’histoire en s’appuyant sur la thèse (également marxienne, mais que Marx n’a pas utilisée de cette façon) selon laquelle les justifications explicites sont différentes (parce que ignorantes) des déterminants non perçus des [203] institutions sociales. Fred Hirsch a soutenu que les succès du marché et de l’individu de la société civile étaient dus non à l’individualisme calculateur comme le pensait Marx, mais à son contraire : un ethos social antérieur au marché. Respect de la vérité, confiance, autorestriction, sens de l’obligation, toutes ces « vertus sociales » enracinées dans les croyances religieuses ont joué un rôle dans le fonctionnement d’une économie individualiste contractuelle [120]. Mais la religion occidentale est « désenchantée », elle est devenue affaire « privée », soumise au jugement rationnel de la Zweckrationalität, c’est-à-dire, dans des termes wébériens, instrumentalisée, ou, dans ceux de Cochin, « socialisée » [121], ce qui mine son rôle d’ethos social. Le marché voit donc ses fondations morales ébranlées alors que ses normes de comportement (le self interest) ont atteint une quasi-hégémonie. Il est possible que la même aventure soit arrivée à la citoyenneté : officiellement fondée sur le contrat entre individus « rationnels » et « universels », elle était peut-être fondée réellement sur l’élément « pré-contractuel » des communautés ethniques et religieuses transféré sur l’État, ce qui permettrait le fonctionnement du jeu des « opinions » [122]. Au fur et à mesure que les normes explicites de la citoyenneté gagnent (en se modelant d’ailleurs sur les normes de l’individualisme de marché par l’idée « d’accès libre » à la communauté politique et aux biens qu’elle offre, de « l’opinion » comme expression de la demande, du vote comme stratégie et réponse à l’offre électorale), ses fondements sociaux s’érodent, et ceci au moment où elle est de plus en plus nécessaire au fonctionnement de la société civile, privée de son ethos social. La citoyenneté n’est pas seulement indispensable à la société bourgeoise pour maintenir l’abstraction d’une universalité non réelle et légitimer la domination de classe sous couvert de l’État, comme l’avait soutenu Marx. Elle l’est encore davantage à l’État-providence pour soutenir la société civile en accroissant les droits sociaux des individus et en orientant les actions de ceux-ci vers les besoins de la communauté [123]. Le paradoxe est qu’une citoyenneté [204] à qui on assigne explicitement cette fin de prothèse de la société individualiste ne peut qu’en être plus « désenchantée ». Le processus de désenchantement de la société rend ainsi nécessaire un enchantement du citoyen tout en contribuant en même temps à le détruire.

Les solutions du dilemme
et leurs insuffisances


Eppur, si muove … au moins pour un temps. L’État keynésien et l’État-providence se sont développés sur une combinaison de la société civile et de la citoyenneté dont rien ne prouve qu’elle ait épuisé ses effets [124]. Il y a donc d’autres réponses au dilemme. Nous en évoquerons deux : l’alchimie de la communauté des petits groupes ; l’effet de prédisposition résultant des possibilités ouvertes aux stratégies individuelles.

La première a été présentée par Saint-Just :

La patrie n’est pas le sol, elle est la communauté des affections qui fait que chacun combattant pour le salut et la liberté de ce qui lui est cher, la patrie se trouve défendue. Si chacun sort de sa chaumière un fusil à la main, la patrie est bientôt sauvée. Chacun combat pour ce qu’il aime : voilà ce qui s’appelle parler de bonne foi. Combattre pour tous n’est que la conséquence [125].

Nous sommes évidemment dans le style romain du citoyen laboureur, que renforce l’image pastorale de la chaumière. Notons cependant que la formule pourrait s’appliquer intégralement à la mobilisation d’un ghetto contre la police dans une métropole ou une banlieue contemporaines. La citoyenneté active se nourrit ici de l’amour de chacun pour ses proches (ceux qui lui ressemblent. Saint-Just oublie d’ajouter « … et du ressentiment contre ceux qui ne lui ressemblent pas »), la mobilisation civique (« combattre pour tous ») « n’en est que la conséquence ». Cela n’empêche pas Saint-Just de [205] prôner un renforcement de cette disposition civique en proposant le service militaire obligatoire des jeunes [126], mais le fondement en est l’attachement aux « petites patries ». Au lieu de se retirer paisiblement avec sa famille et ses amis, comme son symétrique tocquevillien, l’individualiste de Saint-Just prend avec lui sa famille (en âge de combattre) et sort son fusil à la main. Le premier fait du commerce, le second la guerre, mais là n’est pas vraiment la différence. La citoyenneté de Saint-Just est possible parce que l’individu est membre d’une communauté de communautés, ce qui permet de voir dans cette « société » (le peuple), en termes durkheimiens, « une entité morale ou plutôt éthique » [127]. L’élément « pré-contractuel » est maintenu, non pas par un effet de retard anachronique (la survivance des éléments traditionnels holistes dans un contexte individualiste), mais par un transfert synchronique sur un nouvel objet. Mais une communauté peut-elle être fondée seulement sur une loyauté « d’hommes libres sous la loi commune », selon les termes de Marshall (Saint-Just ajouterait « vertueux ») ou bien suppose-t-elle une entité pré-existante ? Un problème symétrique se pose pour la thèse individualiste de Stinchcombe [128]. La plénitude institutionnelle du groupe, la superposition des domaines écologiques de l’individu et du groupe et la possibilité de résoudre les problèmes individuels dans le cadre du groupe prédisposent l’individu au loyalisme, c’est-à-dire à l’identification de son intérêt à celui du groupe et, par conséquent, au sacrifice de son intérêt individuel au bénéfice de l’intérêt du groupe. Chaque individu pris isolément peut être tenté de devenir « passager clandestin », mais la composition des volontés individuelles produit probablement une identification au groupe si ce dernier satisfait aux trois conditions requises. Le loyalisme est un output du fonctionnement du groupe, mais il devient ainsi un input dans le système, provenant non de chaque individu, mais de l’identité collective du groupe, produisant cette incitation supplémentaire requise par Olson pour que l’action collective soit menée (ou non entravée par un trop grand degré de passivité).

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Malgré son éloignement apparent de celles qui ont en reçu officiellement le label, la construction de Stinchcombe pourrait être rangée dans les thèses « procédurales » : c’est la validité d’une procédure (en l’espèce les trois conditions requises) qui constitue la base de l’obligation politique et prédispose les individus à ne pas s’enfermer dans le retrait ou la sécession violente. Bien entendu, cette procédure n’est pas fondée directement sur le self-interest des « nouveaux contractualistes » [129] ; elle est médiatisée par l’existence d’un mécanisme de communication et d’unification culturelle qui fait du groupe autre chose qu’un agrégat d’individus isolés et du loyalisme autre chose que le produit d’un contrat synallagmatique (« Je te soutiens parce que tu – le groupe – me rends service »). Il demeure que la procédure gouverne. Mais il peut y avoir différentes procédures pour différents problèmes selon les positions de l’individu dans la structure sociale : il peut être à la fois aliéné ou exclu politiquement tout en « réussissant » économiquement. Il donnera alors son loyalisme à un groupe (la « Nation algérienne » par exemple) tout en « résolvant [une partie de] ses problèmes » dans le cadre du groupe auquel on a retiré son loyalisme (en achetant des biens en « France » ou en choisissant d’aller s’y établir ou d’y envoyer ses enfants faire leurs études). Ce sont certes des stratégies sous contraintes (comme la plupart des stratégies), productrices « d’incohérences de statut », mais celles-ci sont nécessaires pour combiner l’honneur du style de vie et l’intérêt de l’acteur économique. De ce fait, le loyalisme lui-même ne sera pas toujours le résultat des trois conditions requises mais une prédisposition à trouver que sur un problème (celui de l’identité politique) tel groupe remplit ces conditions, même si sur un autre problème (celui des chances économiques), il ne les remplit pas aussi bien. Il est donc possible que « plus une personne voit ses problèmes de vie résolus dans le cadre de l’ordre institutionnel créé par le système politique, plus le système sera identifié dans l’esprit de cette personne avec sa propre vie » [130], mais la façon dont la personne jugera que ses problèmes sont « résolus » peut dépendre à son tour de son identification préalable au groupe, ce qui n’est pas un problème de procédure mais d’affinité de style de vie et d’intériorisation de normes substantielles qui vont [207] définir un type de rationalité [131]. Ainsi, la citoyenneté acceptée et loyale peut être le résultat non d’un succès dans la conduite de ses intérêts individuels mais d’un affaiblissement des barrières de statut et d’une plus grande communication des styles de vie, ce qui modifie les conditions de calcul.

Il n’apparaît donc pas possible de résoudre logiquement le dilemme à partir de l’individualisme ni, par conséquent, de fonder la citoyenneté dans une société fonctionnant sur la base de l’individualisme. La crise actuelle de la citoyenneté n’est peut-être que la suite d’une longue histoire commencée avec l’apparition de l’individu moderne. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que la citoyenneté soit demeurée abstraite et creuse ni que l’individualisme soit purement et simplement autodestructeur. Il se peut qu’un dilemme logiquement indépassable soit aussi sociologiquement nécessaire au fonctionnement d’une société : la combinaison de deux principes contradictoires, l’individu privé, calculateur optimisant sur un marché, producteur et produit d’un nouveau type d’inégalité de classe, et l’individu, participant à une communauté de droits, égal aux autres, échangeant droits et obligations pour le bien public et investissant du loyalisme dans la cité, est peut-être le ressort non logique des sociétés contemporaines. L’individu de la « théorie économique de la politique » (economics of politics) et celui de la « théorie politique de l’économie » (political economy) font partie d’une même société mais non d’un même « système » et c’est pourquoi le citoyen n’est pas que l’abstraction nécessaire, faussement générique, de l’individu-bourgeois. Leur tension même, née de l’appartenance à deux systèmes différents, fonde la société démocratique, toujours traversée par le principe civil, libéral et inégalitariste, et le principe civique, interventionniste et égalitariste [132]. [208] L’extension actuelle du principe civil est manifeste : l’interventionnisme n’est plus justifié dans les démocraties occidentales comme lors des débuts de l’État keynésien par la nécessaire politisation de l’économie dans l’intérêt de la justice sociale, encore moins par l’extension de la citoyenneté à l’industrie et la lutte contre « l’usage privé de l’argent public », mais par le soutien de l’État aux demandes d’autonomie individuelle [133]. Il est vrai que celles-ci sont plus facilement légitimées quand elles émanent de personnes privées dans le domaine des mœurs et de l’environnement, et de groupes ethniques dans le domaine culturel, que d’entrepreneurs dans le domaine économique. Mais une nouvelle tendance apparaît, née de l’observation selon laquelle le principe civique et son corollaire, l’intervention de la puissance publique, produisent des effets tout aussi inégalitaires que le marché compétitif. On fera alors appel au marché non seulement pour améliorer l’efficience des services publics, mais aussi pour redonner le sens des responsabilités et des obligations « civiques » à des citoyens devenus passifs et négatifs et à des fonctionnaires redevenus « patrimoniaux ». Paradoxe intrigant où l’on demande à l’individualisme de marché de ranimer un civisme défaillant, nouvelle variation sur les rapports de l’éthique puritaine et du capitalisme [134].

Ces intéressants développements sociaux et idéologiques ne sauraient cependant faire oublier que si l’individualisme de marché peut, à la rigueur, être fondé sur un individu libre de toute attache sociale et de toute communauté [135] et ainsi fonctionner comme un mécanisme auto-entretenu, il n’en est pas de même pour la citoyenneté : l’individu citoyen en est l’agent et le but, il ne peut ou être le fondement social (ni, de ce fait, l’acteur souverain), que ce soit par la magie du volontarisme créateur de communauté chez Rousseau ou Saint-Just, ou par le jeu subtil des stratégies de maîtrise de sa vie de [209] Stinchcombe. Les « structures de médiation » réclamées par les réformateurs sociaux de tous camps idéologiques pour remplir l’espace entre l’individu isolé et les organisations [136] sont l’aveu de cette simple vérité sociologique : sans communauté de quelque sorte, pas de citoyenneté, car une « communauté politique » n’est pas une sommation d’individus.

Nous avons ainsi développé et précisé le paradigme dominant des relations entre l’individualisme et la citoyenneté, mais une partie du chemin seulement a été faite. Nous avons tenu, pour la commodité de l’exposé, l’individualisme : 1. pour une notion relativement précise et univoque, 2. caractéristique de la modernité occidentale. Les deux propositions ne sont pas aussi incontestables qu’elles en ont l’air et doivent être discutées de plus près à la lumière de la documentation historique. Seule cette enquête permettra d’affiner les relations des individualismes et des citoyennetés que nous avons distinguées et de mieux isoler les éléments sociaux précontractuels qui gouvernent les sociétés individualistes. Le présent travail n’est donc qu’un ensemble de prolégomènes nécessaires à une enquête plus vaste.

Jean LECA

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[1] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité ; t. III, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

[2] Weber (Max), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1965, p. 122.

[3] II sera essentiellement question ici de l’individualisme sociologique pris comme attribut de l’objet étudié, à la fois les pratiques, les normes et les reconstructions générales systématisées (les « théories individualistes ») ou les cultures diffuses (Zeitgeist), ce qui englobe aussi l’individualisme politique. Il ne sera fait qu’exceptionnellement allusion à l’individualisme méthodologique, attribut de la démarche du chercheur. Nous ne sommes pas aussi convaincu que Raymond Boudon et François Bourricaud que « l’individualisme méthodologique et l’individualisme tout court entretiennent le même rapport que le chien constellation céleste et le chien animal aboyant, c’est-à-dire aucun rapport » (Dictionnaire critique de la sociologie, 1re éd., Paris, PUF, 1982. Voir Individualisme, p. 289). Il existe probablement une connexion entre l’individualisme méthodologique comme méthode et l’individualisme sociologique comme climat favorable à cette méthode, bien que le climat individualiste ne commande pas obligatoirement le choix de l’individualisme méthodologique. Surtout, l’individualisme méthodologique est plus naturellement en affinité avec certains aspects de l’individualisme sociologique, et il est au moins plausible qu’ils appartiennent à la même vue du monde. (Cf. I.ukes (Steven), Individualism, Oxford, Blackwell, 1974, p, 141.)

[4] Dumont (Louis), Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983, p. 68.

[5] Je dirais plutôt : un individu-sujet distancié par rapport à ses rôles sociaux auxquels il ne se réduit pas (ce qui permet justement la conception du « rôle ») et entre lesquels il pense choisir consciemment sur la base de ses intérêts et de ses opinions, et sous des contraintes « extérieures » à lui.

[6] Dumont (Louis), op. cit., p. 264-265 et passim, en particulier p. 222-263 (sur la valeur).

[7] Eisenstadt (S.M.), « The basic characteristics of politicat modernization » in Eisenstadt (S.M.) éd., Political sociology, New York, Basic Books, 1971, p. 339.

[8] Tel est, par exemple, le thème du débat « citoyenneté sans nationalité » à propos des collectivités immigrées en France. J’ai tenté de fournir une esquisse d’explication de cette revendication dans « Questions sur la citoyenneté », Projet, 171-172, 1983.

[9] L’essai classique de T.H. Marshall traite de la séquence d’extension des droits du citoyen, des droits civils aux droits politiques, enfin aux droits sociaux (Marshall (T.H.), « Citizenship and social class » in Class, citizenship and social development, Chicago, University of Chicago Press, 1977, 1re éd., 1963, p. 72-134).

[10] L’étude des décisions de justice aux États-Unis montre le changement progressif de statut de la religion, de fondement de la communauté citoyenne et des obligations qui s’y rattachent, à la justification du droit individuel des membres des « minorités religieuses à recevoir le même traitement que les membres de la majorité », voire à bénéficier d’un « privilège » (une loi privée s’écartant de la réglementation adoptée en matière séculière) tant que leurs pratiques ne constituent pas un danger « clair et actuel » pour la loi et l’ordre, Burkholder (John), « The law knows no heresy : marginal religious movements and the Courts » ; Pfeffcr (Leo), « The légitimation of marginal religions in the United States » in Leone (M.), Zaretsky (I.) éd., Religious movements in contemporary American Society, Princeton, Princeton University Press, 1974).

[11] Le 20 mars 1985, devant le Conseil de l’Europe, dans le cadre de la conférence européenne des droits de l’homme, le garde des Sceaux français a déclaré que « le droit de tout être humain de donner la vie » implique sa « liberté de choisir les moyens par lesquels il pourra donner la vie », ce qui entraîne la mise à disposition des techniques de procréation artificielle pour tout être humain (au moins de sexe féminin), célibataire ou marié, vivant seul ou en couple, réputé libre de son corps et de ses choix. On ne s’étonnera pas de trouver dans la revue Jésuite Études l’une des rares critiques de cette « philosophie individualiste » de l’individu souverain, accordant la primauté absolue aux « préférences individuelles par rapport au bien social, et notamment celui des enfants ». (Verspieren (Patrick), « Un droit à l’enfant ? », Études, mai 1985, p. 623-628, souligne dans le texte). La dérégulation croissante des relations interpersonnelles et la prétention à la régulation croissante des relations économiques de travail, relevées entre autres par Daniel Bell, constituent un des intéressants puzzles sociologiques de ce temps.

[12] Exception faite de Georges Burdeau dont la distinction du « citoyen » et de « l’homme situé » est centrale pour sa théorie de la démocratie. Il demeure que, depuis trente ans, deux études seulement ont été directement consacrées aux attitudes civiques : Lapierre (J.W.), Noizet (G.), Recherche sur le civisme des jeunes à la fin de la IVe République, Gap, Ophrys, 1961 ; Grawitz (Madeleine), Élèves et enseignants face à l’instruction civique, Paris, Bordas, 1980.

[13] Par exemple Lane (Robert E.), « Good citizenship : the pursuit of self-interest » in Political man, New York, Free Press, 1972, p. 299-318 ; Sennett (Richard), The fall of public man, New York, Knopf, 1977 (traduction française sous un titre moins pertinent : Les tyrannies de l’intimité).

[14] Stinchcombe (Arthur), « Social structure and politics » in Greenstein (Fred), Polsby (Nelson) éd., Hanbook of Political Science, 2, Macropolitical theory, New York, Addison-Wesley, 1975, p. 602.

[15] Ibid., p. 605. « Le terme de “ domaine écologique ” (ecological range) désigne la dimension spatiale et sociale dans laquelle un ensemble de personnes rencontrent leurs problèmes. Le “ domaine écologique d’une personne ” est l’ensemble des relations sociales à l’intérieur desquelles la plupart des problèmes de cette personne se posent et trouvent leur solution » (ibid., p. 602).

[16] « L’hypothèse centrale… est que la loyauté d’une personne vis-à-vis d’un groupe dépend du degré auquel la personne peut contrôler son propre destin par son action dans le groupe, c’est-à-dire par son degré de citoyenneté dans le groupe » (ibid., p. 605).

[17] Voir aussi les précises communications de Bescond (Lucien), « Remarques sur la conception aristotélicienne de la citoyenneté », et Dumont (Jean-Paul), « Le citoyen-roi dans la République de Zénon » in Cahiers de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 4, 1983 (Actes du colloque, Souveraineté et citoyenneté). Jean Baechler résume ainsi l’opinion commune : « Pour les anciens, le citoyen était partie d’un tout, pour les modernes, il est un tout qui s’agrège en un tout super-ordonné » (Démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 402).

[18] Sur la liaison avec le nominalisme et sur le concept de citoyen-roi comme un concept analogique déduit de l’ordre cosmique, voir les remarques de Jean-Paul Dumont (op. cit., p. 42-45).

[19] Finley (Moses I.), L’invention de la politique, Paris, Flammarion, 1985.

[20] Janowitz (Morris), « Observations on the sociology of citizenship : obligations and rights », Social Forces, 59 (l), septembre 1980, p. 3. Les conditions d’établissement de cet équilibre sont évidemment variables, voire fondamentalement incompatibles. Reconnaître et supporter une obligation permet-il seul d’exercer des droits (« Pas de représentation sans taxation » pour inverser une formule connue) ou bien l’exercice des droits constitue-t-il l’apprentissage d’un sens de l’obligation ? Stinchcombe, en faisant dépendre le loyalisme du pouvoir de contrôle, se situe dans le camp de John Stuart Mill. Pour ce dernier, confier des droits politiques (par exemple le droit de vote) aux classes populaires, renforce la citoyenneté active, et ainsi le sens de l’obligation, en permettant à l’ouvrier de dépasser l’horizon étroit de son usine, ce qui l’ouvre aux rapports avec des citoyens différents de ceux avec qui il est en rapport quotidien et en fait un membre conscient d’une communauté. C’est un moyen de cultiver l’esprit public, l’intelligence politique et le sens de la responsabilité personnelle (Mill (John Stuart), Three essays : On Liberty, Representative Government, the Subjection of Women, éd. par Richard Wollheim, Londres, Oxford University Press, 1975).

[21] Cf. Gellner (Ernest), Muslim society, Londres, Cambridge University Press, 1981. Que la tribu n’ait pas le concept de citoyenneté ne l’empêche pas d’être souvent plus égalitaire que la cité. Citoyenneté et égalité sociale sont deux concepts complètement distincts : dans une certaine perspective, la citoyenneté n’a de sens que si elle est l’arme des pauvres contre les riches, ou un moyen pour ceux-ci de s’assurer la conformité des seconds.

[22] Gellner (Ernest), op. cit., p. 73. Voir aussi Lewis (Bernard), The emergence of modern Turkey, Oxford, Oxford University Press, 1968.

[23] Itzkowitz (Norman), Ottoman Empire and islamic tradition, New York, Knopf, 1972.

[24] « Société civile » au sens des théoriciens du contrat social (Hobbes et Locke), c’est-à-dire société « politique » soumise à la loi.

[25] Weber (Max), Economy and Society (Gunther Roth et Claus Wittich éd.), vol. II, Berkeley, University of California Press, 1978, p. 1212-1265, notamment p. 1238-1239.

[26] Ibid., p. 1247. Cf. l’analyse de Bendix (Reinhard), Max Weber : an intellectual portrait, Londres, Methuen, 1966, p. 77-78.

[27] Lapidus (Ira), Muslim cities in the later Middle Ages, Londres, Cambridge University Press, 1984 (1re édition 1967) ; Lapidus (Ira) éd., Middle Eastem cities, Berkeley, Univcrsity of California Press, 1969 ; Hodgson (Marshall), The venture of Islam, Chicago, University of Chicago Press, 1974, vol. II, p. 105-135 ; Brown (Léon Cari) éd., From Medina to Metropolis. Heritage and change in the Near Eastem city, Princeton, Darwin Press, 1973 ; Seurat (Michel), « La ville arabe orientale entre J. Weulersse et I. Lapidus » in Politiques urbaines dans le monde arabe, Lyon, Maison de l’Orient, Presses universitaires de Lyon, 1984.

[28] Sur tous ces points, voir Hodgson (Marshall), op. cit., p. 107, 108, 117, 120.

[29] Voir Finley (Moses L), « Autorité et patronage » in L’invention de la politique, op. cit.

[30] Évidemment, l’analyse se nuance et se diversifie dès que l’on descend à l’étude fine et compréhensive d’un cas. Cf. par exemple Thieck (Jean-Pierre), « Décentralisation ottomane et affirmation urbaine à Alep à la fin du XVIIIe siècle » in Mouvements communautaires et espaces urbains au Machreq, CERMOC (diffusion Librairie orientale), Beyrouth, 1985 (diffusion Paris Sindbad), p. 117-168. Mais, même dans ces cas, le tableau général demeure.

[31] Hodgson (Marshall), op. cit., vol. I, p. 344.

[32] Ibid., vol. II, p. 109.

[33] Lapidus (Ira), « Muslim cities and islamic societies » in Lapidus (Ira) éd., Middle Eastern cities, op. cit., p. 47-74, ainsi que les commentaires de Shlomo Goitein, Nadav Safran et Clement H. Moore, p. 74-79.

[34] Hodgson (Marshall), op. cit., p. 116 ; Lapidus (Ira), op. cit., p. 49 et 512. Sur l’identité de quartier dans un contexte de guerre civile et de ville perçue comme dominée par un pouvoir étranger, cf. Seurat (Michel), « Le quartier de Bâh Tebbané à Tripoli (Liban) : étude d’un “ asabiyya ” urbaine » in Mouvements communautaires…, op. cit., p. 45-86.

[35] L’essentiel n’est pas l’existence de factions, mais l’orientation et l’identité de ces factions : celles qui sont segmentées ou transversales ne permettent pas l’intégration des individus dans la communauté citadine, celles qui sont citadines et citoyennes (guildes ou groupements de marchands et d’artisans) sont faibles et ne représentent que rarement les intérêts autonomes de leurs membres (Lapidus (I.), op. cit., p. 49).

[36] Austin (David), « Residential participation : political mobilization or organizational co-optation ? », Public administration Review, septembre 1972, p. 409-420 ; Smith (Michael Peter), The city and social theory, Oxford, Blackwell, 1980, p. 275 et suiv.

[37] Par exemple Mcrriam (Charles E.), The making of cititens, Chicago, University of Chicago Press, 1931, p. 1-26, qui recense (sans rire) les qualités suivantes mentionnées dans « presque tous les pays » comme nécessaires à la citoyenneté : patriotisme et loyalisme, obéissance aux lois, respect pour le gouvernement et les fonctionnaires, reconnaissance des obligations de la rie politique, un degré minimum de maîtrise de soi, capacité de réponse aux besoins de la communauté en période de tension, honnêteté dans les relations sociales, connaissance et approbation de l’idéologie fondamentale du régime et critiques de celle-ci gardée dans de justes limites, et souvent… une croyance spéciale dans les qualités de son peuple comparé aux autres. Ce n’est plus du songe, c’est du délire.

[38] Par exemple Roelofs (Mark) (The tension of citizenship, New York, Rinehart, 1957, p. 1-30) relève trois attitudes fondamentales : fierté de participer aux événements publics (« tradition grecque ») ; défiance envers l’autorité et insistance sur le droit à une vie privée (« tradition romano-chrétienne ») ; loyauté et acceptation du sacrifice pour le bien commun (« tradition hébraïque »). Pourquoi ne pas mentionner l’individualisme libéral du marché comme source tout aussi importante de la seconde attitude ?

[39] Par exemple, Alex Inkeles et son « syndrome » de la « citoyenneté moderne » : Inkeles (Alex), « Participant citizenship in six developing countries », American Political Science Review, 62, (4), décembre 1969, p. 1112-1123.

[40] Schumpeter (Joseph), Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1969, p. 344-359. En vérité, Schumpeter critique non pas une, mais trois thèses : 1. l’idée que les désirs de citoyens individuels constituent des données parfaitement définies et indépendantes ; 2. l’idée que les décisions politiques démocratiques (atteintes par le processus électoral) plaisent au plus grand nombre ; 3. l’idée que le citoyen garde le « sens des réalités » quand « il se mêle de politique ».

[41] Cf. Wood (Ellen Meisksins), Mind and politics, Berkeley, University of California Press, 1972, p. 158-161.

[42] Ce qui est la base de tout comportement stratégique ou « héresthétique » qui n’a pas à s’embarrasser de l’argument rhétorique (portant sur les convictions). Ce comportement « universel » dépasse la citoyenneté (cf. Riker (William)), « Political theory and the art of heresthetics » in Finifter (Ada) éd., Political science, Washigton D.C., American Political Science Association, 1983, p. 47-68.

[43] Boudon (Raymond), Bourricaud (François), op. cit. ; voir « Action », p. 5.

[44] Walzer (Michael), « Political decision-making and policical éducation » in Richter (M.) éd., Political theory and political education, Princeton, Princeton Univcrstty Press, 1980, p. 159, cité par Finley (M.), op. cit., p. 57.

[45] Aron (Raymond), Études politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 192.

[46] Sur la distinction du civil et du civique en langage moderne, voir Kelly (George Armstrong), « Who needs a theory of citizenship ? », Daedalus, 1979, p. 21-36. Le « civil » est plus orienté vers l’individu privé, il a une dimension passive mettant l’accent sur la sécurité et les droits ; le civique est orienté vers la solidarité publique posée comme une obligation initiale, il a une dimension plus participative.

[47] Fallers (Lloyd), The social anthropology of the Nation-State, Chicago, Aldine, 1974, p. 3-7.

[48] II n’est donc pas étonnant que cette idéologie soit plus répandue chez ceux qui vivent eux-mêmes en « ghetto », dans une communauté culturelle limitée ou fermée, ou dans le ghetto de leur isolement individuel.

[49] Goffman (Erving), « The interaction order », American Sociological Review, 48, (1), février 1983, p. 1-17, notamment p. 9-13.

[50] Fallers (Lloyd), op. cit., p. 5-6.

[51] Ce qui a été perçu par Mark Roelofs, op. cit., et surtout documenté à partir d’entretiens non directifs par Robert E. Lane, « The tense citizen and the casua] patriot : rôle confusion in American politics » in Political man, op. cit., p. 227-298. Notre construction est cependant différente et fort loin d’une dimensionnalisation. Le terme « axe » est ici métaphorique.

[52] Cf. Walzer (Michaël), Obligations : Essays on disobedience, war and citizenship, Cambridge, Harvard University Press, 1970, notamment p. 16-17, et la critique de Kelly (G. Armstrong), op. cit.

[53] Lane (Robert E.), op. cit., p. 280 à propos de l’image de référence suivante : homme moral, bon père de famille, bon membre de sa communauté locale ou sociale, bon membre de la communauté politique.

[54] Ce joli morceau d’éloquence, dû à l’« humaniste » Salutati, est cité par Kantorowicz (E.), The king’s two bodies, Princeton, Princeton University Press, 1967, p. 245. Avec quelques modifications de forme dans le choix du mot mis au génitif, la phrase garde toute son actualité.

[55] Thoreau (Henry David), « Civil disobedience » (1849) in Walden and civil disobedience, New York, Rinehart and Wintson, 1948, p. 288.

[56] Emerson (Ralph Waldo), « Politics » (1941) in The complete essays and other writings, New York, Modern, Library, 1950, respectivement p. 427, 431 et 423.

[57] Cette possibilité psychologique n’est évidemment pas une continuité logique. Toute la pensée des « individualistes » américains du XIXe siècle est bâtie contre une telle dérive. Il paraît d’autre part excessif de qualifier ces derniers « d’anarchistes » (au moins absolus à la manière européenne) ; pour eux, si le gouvernement est d’une telle nature qu’il vous demande d’être un agent d’injustice envers un autre, alors « je dis, brisez la loi » (Thoreau). Tout adepte inconditionnel de l’éthique de la conviction n’est pas ipso facto anarchiste. Voir Kateb (George), « Democratic individuality and the claims of politics », Political theory, 12 (3), août 1984, p. 331-360.

[58] L’expression est employée par Kelly (George Armstrong), op. cit., p. 32, pour désigner l’attitude de personnes liées à l’État pour leur subsistance et leur protection, à la manière des clients (c’est-à-dire demandant des droits « sociaux » et non pas seulement « civils »), mais fondamentalement non engagés dans les affaires et les problèmes publics.

[59] On peut se sentir appartenir davantage à la fois à son groupe d’atelier (vers le particulier) et à la umma (vers l’universel), à son village (vers le bas) et à une Internationale syndicale ou politique (vers le haut).

[60] La meilleure présentation synthétique de la notion de « corporate person » et de son influence sur les relations entre individus physiques me paraît celle de Coleman (James S.), The asymetric society, Syracuse, Syracuse University Press, 1982.

[61] Wilson (James Q.), The amateur democrat, Chicago, University of Chicago Press, 1966.

[62] Cf. par exemple Shils (Edward), « On the governability of modern societies », Notes et documents (Institut international Jacques-Maritain, Rome), juillet-septembre 1984, p. 39-59, notamment p. 49. « L’action volontaire privée qui tendait auparavant à stimuler plus d’activités privées vise maintenant principalement à aiguillonner le gouvernement vers plus d’action ».

[63] Ullmann (Walter), The individual and Society in the Middle Ages, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1966.

[64] Ibid., p. 6. Le thème est traité de façon similaire par De Lagarde (Georges), « Individualisme et corporatisme du Moyen Âge » in L’organisation corporative du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime, recueil de travaux d’histoire et de philosophie, 2e série, t. 44, Louvain, 1937, p. 3-59 ; Gierke (Otto von), Les théories politiques du Moyen Âge, Paris, Sirey, 1914. Traduction partielle de Deutsches Genossenschaftrecht, 1891.

[65] Ibid., p. 18-19. Comparer avec le trust de Locke où c’est le gouvernement qui est confie au roi par le peuple d’individus pour qu’il en use au bénéfice de ce dernier, ce qu’Ullmann appelle une « théorie ascendante » et Weldon une théorie « mécanique » du gouvernement : Weldon (T.D.), States and morals, Londres, J. Murray, 1947.

[66] Ullmann prend, en effet, soin de signaler que si la « thèse abstraite » ne concevait pas le concept moderne de l’individu sujet de droits propres, autonomes et indépendants, « par la vertu de son caractère collectiviste et nomocratique, elle a néanmoins fermement implanté dans l’esprit occidental l’idée de suprématie de la loi, non en dépit mais – et le paradoxe n’est qu’apparent – à cause de l’absence de toute thèse de droits autonomes de l’individu » (ibid., p. 49-50).

[67] Ullmann assimile par trop les oppositions « haut » (loi) – « bas » (coutume) et « théorie descendante » (holiste) – « théorie ascendante » (individualisme). La coutume locale ne prouve pas l’existence d’un individu comme titulaire de droits propres ; comme les femmes et les jeunes le savent, c’est assez souvent le contraire… Il demeure exact que la coutume oppose une barrière à la loi ascendante, mais pas toujours au bénéfice des individus. Pour une interprétation de l’histoire anglaise à partir d’une monarchie puissante fondant les droits civils de l’individu non sur la coutume locale, mais sur la « common law of the land », cf. Marshall (T.H.), op. cit., p. 79-80. Dans le même sens, Barret-Kriegel (Blandine), L’État et les esclaves, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 106 et suiv.

[68] Painter (Sidney), The reign of King John, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1949, p. 326-327 ; Ullmann (Walter), op. cit., p. 75 et suiv., pour toutes les précautions à prendre pour ne pas projeter dans la Grande Charte l’esprit démocratique moderne.

[69] Voir la même démarche chez Strayer (Joseph), Les origines médiévales de l’État moderne, Paris, Payot, 1978, consacré au sujet symétrique de l’émergence de l’État.

[70] Acton (Lord Edward), « Nationality » in Parsons (Talcott), Shils (Edward), Naegele (Kaspar), Pitts (Jesse R.) éd., Theories of Society, New York, Free Press, 1961, p. 392-404, notamment p. 400. Nisbet (Robert), « Citizenship : two traditions », Social Research, février 1974, p. 612-637.

[71] C.B. Macpherson s’est fait naturellement un devoir de noter que cette proposition de Locke va nécessairement de pair avec l’affirmation contraire. Ceux qui n’ont pas de propriété ne sont pas membres de la société civile à part entière ; ayant donné leur consentement tacite, ils sont obligés par la loi et sont citoyens en tant que sujets ; seuls les propriétaires sont citoyens à part entière. Mais cette deuxième proposition n’empêche pas la première, ce qui conduit à une contradiction logique ; elle n’affirme pas l’identité de principe entre l’individu et le citoyen, mais réserve la citoyenneté à une catégorie d’individus seulement. Macpherson en tire des conséquences radicales sur l’impuissance de l’individualisme des propriétaires à fonder la citoyenneté moderne (dont un des symptômes est que le mot « citoyen » ne figure même pas dans l’index de son livre). Macpherson (C.B.), The political theory of possessive individualism. Hobbes to Locke, Londres, Oxford University Press, 1977 (1re éd. 1962), p. 248 et suiv. Trad. franc. Paris, Gallimard, 1971.

[72] Nicolet (Claude), L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1982, p. 330.

[73] Ibid., p. 331. Dans l’interprétation de Rousseau que donne Claude Nicolet, bon connaisseur (et représentant) de la tradition républicaine, « Société (c’est-à-dire sociation d’individus) et citoyenneté sont en principe confondues car le lien social… n’est concevable que par et dans la liberté, une liberté qui doit donc être garantie par un lien ou un “ contrat ” politique », ibid.

[74] Siedentop (Larry), « Political theory and ideology : the case of the state » in Miller (David), Siedentop (Larry) éd., The nature of political theory, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 53-73.

[75] L’est-il seul ? On trouve ici toute la controverse entre les « positivistes » allemands (Jellinek) ou français (Carré de Malberg) et les Anglo-Saxons où la « common law » est fondamentale et où le droit ne provient pas seulement du jus positum par l’État. L’opposition n’est pas toujours aussi tranchée : Marcel Waline reconnaissait à la fois la souveraineté de l’État (et sa soumission au droit sur la base de l’auto-limitation de Jellinek) et la formation concomitante de coutumes (Waline (Marcel), L’individualisme et le droit, Paris, Domat-Montchrestien, 1945, p. 404 et suiv. et 304 et suiv.).

[76] Cf. supra, p. 182, note 3, et Quinton (Anthony) éd., Political philosophy, Londres, Oxford University Press, 1967, Introduction. Notons que ces trois classifications ne sont pas complètement superposables : Ullmann aurait quelques réticences à ranger Burkc dans ses théories « descendantes », alors que Quinton le place dans ses théories « intrinsèques ». Ullmann est en effet peu convaincu de la relation nécessaire entre « État » et « individu ». On prendra aussi garde aux termes : les théories « organiques » de Weldon n’ont rien à voir avec la solidarité organique de Durkheim, mais pratiquement avec son contraire sur un autre registre (cf. l’observation de Louis Dumont, op. cit., 1983, p. 69, note). En revanche, Quinton dissocie la catégorie « organique » de Weldon en deux sous-catégories : « intrinsèque » (Burke), « organique » (Hegel) pour désigner par cette dernière une théorie fondant l’obligation sur un individu pleinement moralisé et non pas utilitaire.

[77] Durkheim (Émile), Montesquieu et Rousseau, Paris, Rivière, 1953, p. 14-198. Nous nous inspirons ici de l’analyse de Reinhard Bendix qui, sur ce point, ne nous paraît pas avoir pris une ride depuis un quart de siècle (Bendix (Reinhard), « Social stratification and the political community », Archives européennes de sociologie, I, 2, 1960).

[78] Durkheim (Émile), De la division du travail social, Paris, PUF, 1967, p. 352-353.

[79] Durkheim (Émile), Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, « Cinquième leçon. Morale civique (suite). Rapports de l’État et de l’individu », Paris, PUF, 1950, p. 76-78, souligné par nous.

[80] Durkheim (Émile), De la division du travail…, op. cit., préface de la 2e éd., p. XXX ».

[81] Ibid., p. 379-382.

[82] Merton (Robert K.), « Continuities in the theory of reference group behavior » in Social theory and social structure, New York, Free Press, 1968, p. 422-440. Cf. surtout Coser (Rose Laub), « The complexity of roles as a seedbed of individual autonomy » in Coser (Lewis A.) éd., The idea of social structure, Papers in honor of Robert K. Merton, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1975, p. 237-263.

[83] Comparer par exemple avec les qualités du citoyen selon Merriam (supra, p. 171, note 1) et celles de l’individu démocratique, selon Baechler, éthiquement individualiste, politiquement autonome, psychiquement individué (Baechler (Jean), op. cit., p. 202-204).

[84] Brunetière (Ferdinand), « Après le procès », La Revue des deux mondes, LXVII, 13 mars 1898, p. 445. Plaidoyer antidreyfusard éloquent auquel Durkheim répondra.

[85] On ne trouve pas cette opposition-condamnation chez Fourier. Louis Blanc y voit une opposition-transition, et parle de la grandeur et des réalisations de l’individualisme (Lukes, op. cit., p. 11-12) dans des termes qui évoquent Marx saluant la bourgeoisie.

[86] Cochin (Augustin), La Révolution et la libre-pensée, Paris, Copernic, 1979, p. 212-213 (textes écrits en 1898 et 1909) souligne dans le texte. Par « homme social », Cochin entend l’homme lié par un « lien social », distinct du lien vivant et personnel. Dans le « lien social », « l’infraction des autres me délie ; et mon obéissance sans la leur est une sottise gratuite, un bien perdu » (symétrique du paradoxe olsonien de l’action collective où le « passager clandestin » pourrait dire : « Ma désobéissance, grâce à leur obéissance, est un comportement qui rapporte, un bien gagné »).

[87] Furet (François), Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 227.

[88] Cochin (Augustin), op. cit., p. 155, souligné dans le texte. Notons au passage combien Cochin, anti-individualiste sociologique, peut être un aussi bon « individualiste méthodologique » que Rousseau.

[89] Ibid., p. 153.

[90] Les expressions sont de Durkheim lui-même. Quand Cochin écrit : « Un individu est un être affranchi de toute autorité morale, tout lien de ce genre étant regardé comme purement volontaire » (op. cit., p. 149), il exprime dans son langage l’idée durkheimienne que la société comme entité morale devient plus permissive et moins personnalisante (c’est-à-dire moins pourvoyeuse d’identité) puisque tout y est tenu en principe sub judice. Cochin s’indignerait de cette assimilation, mais c’est là une question épistémologique. Pour le sociologue, seul le social existe, et l’individu, mais s’ils sont objectivés et réifiés (avec le « social » de Cochin dont est née la sociologie), ils cessent de fonctionner. Pour la philosophie personnaliste, seule la « personne » existe, ainsi que la « société réelle »… et Dieu ; tout cela ne peut être réduit au « social ». Des épistémologies différentes ne peuvent construire le même objet mais elles peuvent désigner le même problème en le construisant de façon différente, mais homologue.

[91] « Comme l’a bien remarqué Durkheim, c’est la conformité qui remplace les anciens arguments de raison, de sentiment ou d’intérêt. Telle est la volonté du peuple. Voilà le nouvel et unique argument ». Cochin (Augustin), op. cit., p. 153.

[92] L’ensemble du problème est (lourdement) traité par tout l’appareil de la théorie sociologique dans Robertson (Roland), Holzner (Burkart) éd., Identity and authority, Oxford, Blackwell, 1980. Ibn Khaldoun, qui n’était pas aux prises avec les affres de la division complexe du travail, avait été beaucoup plus élégant : pas de pouvoir sans identité, pas d’identité sans cohésion.

[93] Discours d’Alexis de Tocqueville à la Chambre des députés (27 janvier 1848).

[94] Banfield (Edward), The moral basis of a backward Society, Glencoe, The Free Press, 1958.

[95] Simmel (Georg), « L’individu et la société dans certaines conceptions de l’existence du XVIIIe et du XIXe siècle. Exemple de sociologie philosophique » in Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1981, p. 137-160, notamment p. 159.

[96] Lindsay (A.D.), The modern democratic State, Londres, Oxford Univcrsity Press, 1943, p. 79 et suiv.

[97] C.B. Macpherson a soutenu que l’individualisme possessif ne peut fonder l’obligation politique dès que les propriétaires ne constituent plus une classe unie et hégémonique. Rappelons les huit principes de l’individualisme possessif : 1. il n’existe pas de distribution autoritaire du travail ; 2. il n’existe pas de distribution autoritaire des’rétributions du travail ; 3. il existe une distribution et un respect autoritaires des contrats ; 4. tous les individus cherchent, d’une manière rationnelle, à maximiser leur utilité ; 5. la capacité de travail de chacun est sa propriété inaliénable ; 6. la terre et autres ressources sont la propriété aliénable d’individus ; 7. certains individus aspirent à un plus haut niveau d’utilité et de pouvoir qu’ils n’ont atteint ; 8. certains individus ont davantage d’énergie, de compétences ou de possessions que d’autres (op. cit., p. 53-54).

[98] Stirner (Max), The ego and its own : the case of the individual against authority (1844), cité par Lukes (Stevens), op. cit., p. 19.

[99] Cf. Olson (Mancur), The logic of collective action, New York, Shocken Books, 1968, notamment p. 14 et 38-40.

[100] Marx (Karl), La question juive, Paris, UGE, 1968. La Sainte Famille, Paris, Les Éditions sociales, 1969. Parmi les commentaires, nous avons utilisé Avineri (Shlomo), The social and political thought of Karl Marx, Londres, Cambridge University Press, 1968, et Wood (Ellen Meiskins), op. cit., p. 147 et suiv.

[101] T. H. Marshall illustre ce point en montrant que l’institution éphémère de « droits sociaux » dans l’Angleterre du début du XIXe siècle (Poor law, Speenhamland System analysé par Karl Polanyi), s’appuyait sur un modèle antérieur non individualiste ni citoyen : les pauvres devaient être protégés du marché du travail en tant que membres d’une communauté de type médiéval et, de ce fait, étaient exclus des droits et responsabilités de la citoyenneté. Marshall (T.H.), op. cit., p. 87-90. L’individu réel doit être un individu « libre », sans protection sociale, vendant et achetant librement la force de travail pour être aussi un citoyen doté de droits.

[102] L’individualité réelle (qui n’est pas celle de l’individu de la société civile) peut être assimilée chez Marx à « l’indépendance ».

[103] La question juive, op. cit., p. 44-45.

[104] Dr Strousberg und sein Wirken von ihm selbst geschilder (1876), cité par Sombart (Werner), Le bourgeois, Paris, Payot, 1928, réédition 1966, p. 333, souligné par nous, et p. 335.

[105] Waline (Marcel), op. cit., p. 328.

[106] Le « légalisme fiscal » continue à ne pas très bien se porter en France, notamment chez les jeunes (18-24 ans). L’affirmation : « Un bon citoyen paie ses impôts sans chercher à frauder le fisc » reçoit l’approbation de 20% d’entre eux en 1976 et de 18% en 1983, contre respectivement 49 et 44% des 65 ans et plus ; ce qui n’empêche pas 75% (en 1976) et 71% (en 1983) des mêmes jeunes de déclarer vertueusement qu’« il est important d’être un bon citoyen » : à cette question d’ailleurs, c’est l’importance des réponses négatives et des sans réponses (25 % en 1976 et 29 % en 1983) qui frappe (Duhamel (Olivier), « L’évolution du dissensus français » in SOFRES, Opinion publique 1984, Paris, Gallimard, 1984, p. 137).

[107] Lane (Robert E.), op. cit., p. 280-281 et 282. Interviews conduites en 1957-1958.

[108] Inglehart (Ronald), The Silent revolution : changing values and political style among Western publics, Princeton, Princeton University Press, 1977.

[109] Lasch (Christopher), The culture of narcissism, New York, Norton, 1978.

[110] Compagnie française d’études de marché et de conjoncture. On jugera des interprétations auxquelles ces résultats peuvent donner lieu, à la lecture de cette phrase : « … la télévision rend relativement transparentes les personnes qu’elle montre » (Vulpian (Alain de), « L’évolution des mentalités : conformisme et modernité » in Reynaud (Jean-Daniel), Grafmeyer (Yves) éd., Français, qui étes-vous ?, Paris, La Documentation française, 1981, p. 307).

[111] Cf. la critique de Wilensky (Harold L.), « Le corporatisme démocratique, le consentement populaire et la politique sociale : quelques considérations sur l’évolution des valeurs morales et la “ crise ” de l’État protecteur » in L’État protecteur en crise, Paris, OCDE, 1981, p. 215-228.

[112] Cf. les interprétations de Fenn (Richard K.), « Religious identity and authority in the secular Society » et Robertson (Roland), « Aspects of identity and authority in sociological theory » in Robertson (R.), Holzner (B.), op. cit., p. 119-144 et 218-265. Cf. aussi Beetham (David), « Class society and plebiscitary leadership » in Max Weber and the theory of modern politics, Londres, Allen and Unwin, 1974, p. 215-249, et Prager (Jeffrey), « Moral intégration and political inclusion : a comparison of Durkheim’s and Wcber’s theories of democraties », Social forces, 59, 4, 1981, p. 918-950.

[113] Bell (Daniel), The cultural contradictions of capitalism, Londres, Heinemann, 1976, p. 25. Bel exemple de « preuve incongrue » de l’intuition de Marx, non seulement parce que Bell interprète ses données dans un sens « conservateur », mais surtout parce que la « société civile » est devenue fortement « publique » ; mais la structure du dualisme reste la même.

[114] Parsons (Talcott), Societies : evolutionary and contemporary perspectives, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 13-19.

[115] Coleman (James S.), op. cit., p. 132-133.

[116] Il faut préciser que ces « biens privés » sont aussi des membres d’un « tout » lignager. La communauté constitue le fondement normatif qui permet de traiter l’enfant comme un « bien privé » que l’on vend à l’occasion.

[117] Coleman consacre une note savante à montrer, contre les économistes de ressources humaines, que l’investissement des parents dans les enfants a décru, bien que les investissements qualitatifs aient apparemment augmenté (op. cit., p. 127, note). Peut-être, mais il est une façon encore plus simple de diminuer les investissements, c’est de ne pas faire d’enfants. Ceux-ci disparaissent comme bien (privé ou public). Il est alors tout à fait possible que les économistes voient, dans leurs tableaux, les investissements par tête d’enfant augmenter. Coleman n’en aura pas moins fondamentalement raison.

[118] Coleman (James S.), op. cit., p. 127-128. On ne peut qu’être frappé par le fait que les campagnes « natalistes » périodiques et inefficaces se déroulent sur le thème « Qui paiera vos retraites ? ». Comme si la mise à jour d’une raison « individualiste » de la reproduction (à supposer qu’elle soit fondée empiriquement) avait jamais modifié globalement les pratiques qui sont toujours légitimées dans un autre contexte (communautaire). On peut consommer parce que l’on est convaincu que cela sert l’individu, on ne peut se reproduire socialement pour la même raison.

[119] C’est ce qui explique entre autres le petit puzzle sociologique déjà signalé : l’individualisme « privé » dans les modes de vie, le mariage, la garde des enfants, etc. et le collectivisme (ou le solidarisme) « social » (pour des exemples, voir respectivement de Lagrange (Émérencienne), « La crise de la famille, le législateur et le juge », Mélanges Weill, Paris, Dalloz-Lifec, 1983, p. 353 – mais aussi Bertrand (Edmond), L’esprit nouveau des lois civiles, Paris, Economica, 1984, qui note l’infiltration de la puissance publique dans la vie privée et, en ce qui concerne la famille, l’importance des aspects moraux et collectifs « même s’ils sont principalement limités à la famille réduite au ménage et aux enfants », p. 49 et suiv., et Ewald (François), Assurance-Prévoyance-Sécurité. Formation historique des techniques de gestion sociale dans les sociétés industrielles, ministère du Travail et de la participation, Paris, 1979, ronéo). Coleman y verrait probablement une preuve que les « structures de relation » entre un individu et les « corporate actors » (dans le cas de « collectivisme social ») divergent des structures de relations entre individus physiques (dans « l’individualisme prive »), ce qui produit l’illusion de deux systèmes, incohérents (Coleman (James S.), Power and the structure of Society, New York, Norton, 1974, p. 36).

[120] Hirsch (Fred), Social limits to growth, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1977, p. 12 et 141. On voit tout ce que la thèse doit à Weber.

[121] À l’autre extrême du spectre, la religion individualisée produit la religion « irrationnelle » et romantique, fondée sur la seule affectivité du sentiment.

[122] On peut interpréter en ce sens les deux thèses durkheimiennes apparemment incompatibles selon lesquelles l’État démocratique développe l’esprit critique, libéré des préjugés non contrôlés (ce qui implique un « moi » flexible et révisable) et se présente comme une sorte de manifestation sacrée de la conscience collective, forme parallèle au principe divin gouvernant les religions (cf. Prager (Jeffrey), op. cit., 936-937).

[123] Ce problème est au centre des discussions sur l’économie des biens collectifs et sur l’orientation des actions individuelles vers des besoins collectifs. Cf. Hirsch (Fred), op. cit., p. 145-151.

[124] C’est notamment la thèse d’Harold Wilensky (op. cit., supra, p. 199, note 2). Cf. aussi The « new corporation », centralization and the welfare state, Londres, Sage, 1976. La plus grande partie de la littérature récente sur le néo-corporatisme peut être interprétée comme la version social-démocrate de la division de Marx dépassée par l’organisation des intérêts en corporations représentatives et la négociation entre celles-ci et l’État. Lembruch (Gehrard), Schmitter (Philippe) éd., Pattems of corporatist policy-making, Londres, Sage, 1982.

[125] Cité par Mairet (Gérard), « Peuple et Nation » in Châtelet (François) éd., Histoire des idéologies, Paris, Hachette, 1978, vol. II, p. 74.

[126] « Que la jeunesse, au lieu d’user sa vie parmi les délices et le vice oisif des capitales, attende dans l’armée de ligne l’époque de sa majorité ; qu’on n’acquière plus le droit du citoyen qu’après un service de quatre années dans l’armée ; vous verrez bientôt la jeunesse plus sérieuse et l’amour de la patrie devenu une passion publique » (« Esprit de la révolution et de la Constitution de la France » 1791 in Théorie politique. Textes établis et commentés par Alain Liénard, Paris, Le Seuil, 1976, p. 83).

[127] Mairet (Gérard), op. cit. Mais rappelons que pour Durkheim, c’est l’État, plus que le peuple, qui est l’entité éthique dans la société individualiste.

[128] Stinchcombe (Arthur), op. cit. supra, p. 163, note 2.

[129] Cf. Gordon (Scott), « The new contractarians », Journal of Political Economy, 84, 1976, p. 573-590. Voir aussi Lavau (Georges), Duhamel (Olivier), « La démocratie » in Grawitz (Madeleine), Leca (Jean) éd., Traité de science politique, vol. II, Les régimes politiques contemporains, Paris, PUF, 1985, p. 91-95 (sur Hayek) et p. 95-100 (sur Rawls et Nozick).

[130] Stinchcombe (Arthur), op. cit., p. 615.

[131] Harold Wilensky a fait l’observation suivante : ce n’est pas le niveau de l’imposition et des dépenses sociales qui explique le mieux les « révoltes de contribuables », mais les impôts qui ont des « répercussions visibles particulièrement pénibles » (« Le corporatisme démocratique », op. cit., p. 225). Il attribue la visibilité à des choix techniques (impôt sur le revenu des personnes physiques, taxes immobilières), ce qui renforce, dans un premier temps, la thèse individualiste (pour que les citoyens rationnels ne protestent pas, if vaut mieux qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui leur arrive…). Mais rien n’interdit de penser qu’il y a aussi des conditions sociales et culturelles à la visibilité : on voit souvent ce que son univers symbolique prédispose à voir, ce qui rend abstraite l’idée que le « bilan » d’un gouvernement ou d’un État puisse faire l’objet d’une évaluation « rationnelle ».

[132] Ernest Gellner a argué dans ce sens que le libéralisme de marché ne peut qu’être « trahi » par les gouvernements démocratiques (« A social contract in search of an idiom : the demise of the Danegeld State ? », Political Quarterly, 46, avril-juin 1975, p. 127-152).

[133] On retrouve là le thème de la « révolution silencieuse » et de ses ambiguïtés. Cf. la mise au point de Cazes (Bernard), « L’État protecteur contraint à une double manœuvre » in L’État protecteur en crise, op. cit., p. 175-191, p. 184-186.

[134] Olson (Mancur), The rise and decline of nations, New Haven, Yale University Press, 1982, p. 174-175.

[135] Les plaidoyers pour le marché ne se comptent plus, mais l’effort le plus paradoxal a été fait par un philosophe catholique pour montrer que le marché s’enracine dans l’esprit communautaire des individus et qu’il contribue à le façonner dans le sens de plus de responsabilité et de solidarité (Novak (Michaël), The Spirit of democratic capitalism, New York, Simon and Schuster, 1982).

[136] Par exemple Berger (Peter L.), Neuhaus (Richard J.), To empower people : the role of mediating structures in public policy, Washington (D.C), American enterprise institute, 1977. Pour quelques réflexions sur les ambiguïtés des structures de médiation comme génératrices de clivages socio-culturels, voir Glazer (Nathan), « “ Superstition ” and social policy », Regional Studies, 12 (5), 1978, p. 619-628 ; « Des rôles et responsabilités en politique sociale » in L’État protecteur en crise, op. cit., p. 279-297, notamment p. 293-295 ; « Individual rights against group rights » in Ethnic dilemmas 1964-1982, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 1983, p. 254-273.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 novembre 2018 15:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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