RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean LECA, Les deux sciences politiques. En relisant Georges Burdeau.” In Revue française de science politique, 2012/4, vol. 62, pp. 637-664. [M. Jean Leca nous a accordé le 3 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[637]

Jean LECA

politologue français [1935-]

Les deux sciences politiques.
En relisant Georges Burdeau.”
 [1]

In Revue française de science politique, 2012/4, vol. 62, pp. 637-664.


Introduction [637]

Première vue générale : le pouvoir, la loi, la norme et le plan. Désuétude et actualité de Georges Burdeau [638]
Oubli de Burdeau et ascension de la sociologie politique ? [641]
Quelle « sociologie politique » ? [641]
Le statut du droit dans la sociologie politique [644]

Seconde vue générale : la théorie du droit de Burdeau et son soubassement épistémologique et politique [645]
La science politique de Burdeau, ou « le constitutionnaliste devenu politiste par nécessité » [648]
Exposé [648]
Réserves [652]

La « science politique-II » et le retour de la philosophie politique [653]
Présentation [653]
La réincorporation de la philosophie politique [657]
Pourquoi la philosophie politique [659]
En guise de conclusion [662]
Résumé [664]


Introduction

Le présent article a été suscité par la parution d’un important recueil de 49 contributions s’étendant de 1935 à 1984 qui invite à s’interroger sur l’actualité d’un maître dont la lecture était obligatoire des années 1950 aux années 1970 [2]. Mon objet n’est pas seulement de « revisiter » Georges Burdeau mais de l’utiliser pour dessiner quelques lignes de force personnelles sur l’identité de la science politique aujourd’hui [3]. Mon objectif est de réfuter deux conceptions : l’une, tombée peu à peu en désuétude, ce pourquoi je n’y consacrerai que peu d’attention, celle des sciences politiques, la pluralité des modes de connaissance disciplinaire prétendant former des « carrefours » plus encombrés qu’éclairants ; l’autre, restée très vivace, celle d’une science politique qui, après avoir s’être résumée à la philosophie (au point que les œuvres philosophiques étaient considérées comme œuvres de science), la théologie, l’histoire, celle de Thucydide et Tacite comme celle d’Ibn Khaldoun et de Vico, ou à la géographie avec la géopolitique des 19e et 20e siècles, se résumerait aujourd’hui à la sociologie politique parce que la politique est un phénomène social, ou au droit « politique » parce que le droit est un élément important de la politique, ou encore à l’économie politique pour la même raison, ajoutons-y pour faire bonne mesure les prétentions de la sémiotique politique et de la communication politique, toutes choses qui devraient être considérées comme des sous-disciplines de la science politique analogues à celles de la physique et non comme son fondement. En réalité se sont constituées progressivement et par strates historiques deux sciences politiques et deux seulement, l’une, la « science politique-I » illustrée par Georges Burdeau, qui est l’affaire de tous les modes de connaissance qu’elle « enroberait », [638] l’autre, la « science politique-II » qui s’est progressivement institutionnalisée non sans peine par un processus d’émergence encore inachevé comme une des disciplines des sciences de l’homme et de la société et qui devrait être seule reconnue comme science politique avec ses sous-disciplines, autonome quoique communiquant avec les autres disciplines.

Georges Burdeau étant à mes yeux le représentant le plus articulé de la conception « juridiste » d’une seule science politique, je commencerai par une présentation simple de sa vison du droit, du pouvoir et de quelques termes associés. Je poursuivrai par l’examen critique des relations de son « oubli » et de la prétendue ascension de la seule sociologie politique elle-même identifiée à un seul type de sociologie. J’approfondirai alors sa théorie du droit et ses soubassements épistémologiques et politiques pour déboucher sur la présentation critique de sa science politique (la « science politique-I ») et développer la conception d’une « science politique-II ».

Première vue générale :
le pouvoir, la loi, la norme et le plan.
Désuétude et actualité de Georges Burdeau

On commencera en retenant de ses textes la formule de « l’idée de droit » qui est toujours « l’idée d’un droit », terme par lequel il critiquait le dualisme opposant d’une part les deux notions de « droit naturel » et de « droit objectif », la dernière venue de Léon Duguit, à d’autre part le droit positif, et que s’y manifestait une de ses préoccupations constantes : comment articuler l’ordre du droit qui prétend figer les relations sociales (les « cristalliser », selon l’expression de Pierre Bourdieu) et l’ordre de la politique, ou plutôt, comme il aimait à le dire et comme le note Jean-Marie Denquin dans sa préface, l’ordre de « la politisation » qui marque l’irrésistible omniprésence du temps au cours duquel — dans un mouvement où ce qui est « se faisant » et « se défaisant » se heurte à la résistante présence de la « chose faite » — tout peut devenir potentiellement politique, y compris ce qui dans une phase antérieure avait été à jamais exclu de la politique officielle. Il rejoignait ici les préoccupations contemporaines marquées en France par les derniers travaux de Jacques Lagroye même s’il ne s’intéressa jamais de près aux processus logiques ou psychologiques pouvant expliquer tel ou tel mécanisme de politisation, sa perspective étant globale, macrologique, éloignée des approches micrologiques, que celles-ci soient comme chez J. Lagroye informées par l’analyse historique locale ou comme dans les surveys par les réponses aux questionnaires d’opinion ou encore par les entretiens avec des focus groups, ou enfin par l’observation visant à tester l’existence d’un mécanisme formel selon les méthodes de la science économique empirique et de la « behavioral economics »». De ce fait, l’analyse, la définition et l’observation des modes d’opération des micro-mécanismes de pouvoir l’intéressent moins que sa fonction ou son rôle et surtout sa relation avec le droit (il ne commentera pas en 1977 le livre de Michel Crozier et Ehrard Friedberg, L’acteur et le système alors qu’il avait attaché une grande importance au Phénomène bureaucratique douze ans auparavant). Il s’en tient à sa formule de 1937 quand il traite du pouvoir comme « intermédiaire » qui « assure la liaison » entre « la réglementation positive » et « un principe de droit préalablement constaté » et ajoute en note que « le pouvoir… permet de désigner à la fois l’institution et ceux qui en ont la charge » et qu’« il ne se limite pas à l’État ni à un groupement politique » (p. 55). C’est pourquoi l’un des rares moments où il s’intéresse aux modes d’opération du pouvoir est celui qui lui permet de pointer en quoi ces nouveaux modes rompent avec une conception qui avait marqué « la plus profonde et significative conquête de l’idée de droit réalisée au 18e siècle par les théoriciens de la souveraineté nationale » (p. 62).

[639]

Au début des années 1960, G. Burdeau s’intéresse en effet à la « personnalisation du pouvoir  ». Il est fasciné par un phénomène qui semble nier que « le Pouvoir ne se confond pas nécessairement avec la personne de celui qui l’exerce » (« Réflexions sur la personnalisation du pouvoir », 1963, ici p. 362). Il n’interroge pas cette notion alors à la mode en se situant dans la tradition wébérienne représentée par Gunther Roth, et au moment où il semble la rejoindre, il se trompe en parlant à son propos de « résurgence du charisme » conçu comme « répondant au besoin de surajouter la croyance au fait » (p. 375, souligné dans le texte) comme si la croyance n’était pas elle-même un fait. Le charisme est une forme particulière de réponse à ce besoin de croyance qui peut aussi être satisfait, au moins si l’on en croit M. Weber, par la tradition et la légitimité légale-rationnelle. D’ailleurs, G. Burdeau reconnaîtra plus tard que la croyance dans le fait est justement une forme de croyance. La confusion reste cependant importante car elle nous révèle le peu d’intérêt de notre auteur pour la philosophie et l’épistémologie. En juriste, il oppose le fait au droit (comme dans la théorie des « gouvernements de fait » ou dans la notion d’« acte » qui peut être soit un acte juridique, soit une action « de fait » que le droit doit qualifier) puis identifie cette opposition à celle du « fait » et de la « croyance », passant d’une discipline à l’autre (les sciences empiriques modernes) et y transposant les concepts de la première sans réaliser que la distinction fait-croyance n’est pas si limpide qu’elle le paraît : en tant que réalité objective saisie par les mots, le « fait » est mentionné par Galilée et Montaigne, pressenti par Kepler, qui n’use pas du mot, mais le compare dans la couverture de Stella nova (1606) aux grains que la poule picore dans la cour de la ferme. Hume, dans son Treatise on Human Nature, fera de l’observation des faits la base de la théorie morale. Pour donner une généalogie à ce nouveau terme, les Modernes utilisèrent le grec to hoti (ce qui est), pris dans Aristote, et le latin res (« veritas est adequatio rei and intellectus »), alors que le mot latin désignait « la chose » ou mieux « la cause » : « Res ipsa loquitur » en vint à signifier « les faits parlent d’eux-mêmes ». Mais ceci est une erreur, car c’est passer d’un jeu de langage à un autre. Il n’est pas nécessaire de revenir à Hobbes, Boyle, la pompe à air et le « programme fort » de la sociologie des sciences pour réaliser que le fait ne parle pas de lui-même, étant construit par une observation, sans pour autant que le fait soit arbitrairement fabriqué par une théorie. Encore faut-il que l’observation qu’il provoque et dont il est issu s’insère dans un ensemble dont la cohérence soit établie autrement que par l’ascendant que le délire exerce parfois sur les auditeurs du délirant. On trouve trace de ce débat dans l’opposition entre Bruno Latour et Pierre Favre dans les articles parus dans cette Revue.

Une autre erreur se repère dans une autre très juste observation, toujours sur le pouvoir, et à peu près au même moment (1963) : il peut y avoir un « pouvoir » sans détenteur, qui ne se nomme pas. G. Burdeau le trouvera plus tard dans Le phénomène bureaucratique déjà cité (p. 471-479) et découvre les « politiques publiques » trente ans après Lasswell et les policy sciences et deux siècles après les « sciences de la police » de Nicolas Delalande [4] mais un peu avant que celles-ci ne deviennent une part de la science politique française (ibid.). Il décrète même que les politiciens tendent à « fournir des réponses avant que les problèmes se posent [et à] proposer les solutions avant que leurs données soient pleinement connues » (1965, p. 505), un trait qu’une branche des politiques publiques tend à souligner (« des solutions en quête de problèmes ») mais il y voit un effet de « l’engagement idéologique » dont on pourrait « se libérer » au bénéfice d’une « action pragmatique et concrète » (ibid.) sans [640] s’apercevoir que la dénonciation de l’engagement idéologique et l’appel à l’action concrète sont aussi une des propriétés du langage des dirigeants libéraux ou sociaux-démocratiques contemporains, ce qui constitue en soi un « engagement idéologique », et qu’il va lui-même employer inconsciemment. En contradiction avec cet appel à la raison, il ne peut s’empêcher de conclure son article de 1965 par « tout Pouvoir a pour fondement le mystère » (p. 479), ce qui évoque le « numineux » identifié par Clifford Geertz comme le point fondamental de la symbolique du pouvoir [5], thème qui amènera en 1974 G. Burdeau à critiquer certaines analyses du processus de décision en donnant comme sous-titre à son article « Plaidoyer pour l’irrationnel » (p. 597).

Un monde « discipliné » et cependant magique : tel est le portrait dessiné en 1963 dans « Le plan comme mythe » (p. 481-492), suivi en 1969 par « Le pouvoir politique dans la société technicienne » où est affirmé que « l’homme socialisé » par « la maîtrise […] que la collectivité exerce sur ses membres » n’est dès lors plus « en situation d’agir dans et sur la société. C’est la société qui agit par lui » (p. 555). La même année 1963, G. Burdeau donne un bref et fondamental article aux Archives de philosophie du droit, « Le déclin de la loi » (reproduit ici p. 381-387) : on peut y lire qu’à la loi, qui n’est qu’une des figures du droit correspondant « à la période durant laquelle […] l’esprit humain n’admit comme compatible avec sa dignité que sa soumission aux impératifs de la raison », succède le Plan qui descend des hauteurs de la « transcendance » où l’on avait placé la loi pour pénétrer et s’intérioriser dans les profondeurs de la psyché individuelle, donc pour lui de la politique, désormais un social devenu conscient succédant au « social spontané » et autonome, caractéristique de la pensée libérale. À « la normativité de la règle juridique » succède une autre normativité qui commande différemment, non pas par le commandement affiché mais par la prévision vue comme le prolongement de ce qui est déjà là, d’où l’usage du temps présent dans ses documents (p. 386). Dans « Le plan comme mythe », il précise : « La planification “évacue” […] le commandement, et lui substitue l’acceptation d’une nécessité qui est directement issue de la structure même du monde où nous vivons […]. Avec une discipline qui est si douce, mais cependant intransgressible, l’autorité n’a plus besoin de surveiller les actes puisqu’elle détermine les volontés mêmes » (p. 492, souligné par moi ; en 2012, cette inutilité de la surveillance fait sourire tristement). « Commander le monde en commandant la vue que les hommes en ont » : les ombres de Pierre Bourdieu et Michel Foucault et la « gouvernementalité » traversent un moment la scène sauf que Foucault verra un accroissement de la surveillance là où Burdeau décrète qu’elle n’est même plus nécessaire.

Désuétude et actualité, tout le legs de G. Burdeau est dans ces textes. Le « mystère du Pouvoir » ne séduit plus guère du fait du vague qui l’entoure, et que la politique soit « au pays des merveilles » [6] ne convaincra que les convaincus (ils sont très nombreux et ont de bonnes raisons), d’autres préférant y voir un jeu de langage spécifique. Oui mais n’oublions pas que G. Burdeau est d’abord un réaliste attentif à ne pas prendre pour argent comptant ce qui ne sont que des constructions de l’esprit humain. Ce sont ces constructions qui seront l’objet de sa quête mais il les voit d’abord comme formant un ensemble qui doit tendre à la cohérence (appelons-le un « réaliste moniste ») alors que ce que nous nommerons la « science politique-II » tend, à l’exemple de Daniel Bell dans Les contradictions culturelles du capitalisme, à mettre en doute cette possibilité de cohérence sans que l’on puisse apercevoir une nouvelle [641] mise en cohérence résultant d’un processus dialectique hégéliano-marxiste (« réalisme pluraliste  », on le démontrera plus bas).

Nous découvrons donc, on l’a déjà noté, un G. Burdeau apprenti psycho-sociologue quand il regrette dans son texte de 1966 sur son maître Carré de Malberg que celui-ci, en se voulant « exclusivement juriste » ne se soit pas intéressé aux « assises psychologiques du mythe de la volonté générale », ni à « l’épanouissement de l’allégorie nationale, car la volonté générale, c’est la volonté d’une allégorie nous le savons bien » (p. 514, souligné par moi). « Comment », ajoute-t-il, « ne pas s’interroger sur les facteurs sociologiques qui ont rendu acceptable ce régime représentatif qui nous paraît, quand on y réfléchit aujourd’hui, une monstruosité ? » (ibid.). G. Burdeau reprend surtout les questions posées par Carré de Malberg dont les travaux nous conduisent, en remontant des lois à l’organe qui les émet, à chercher « à percer un peu le mystère de l’opération qui fait que ces volontés, qui ne sont en somme que celles d’hommes comme les autres, tout d’un coup viennent bénéficier de l’autorité qui en fera la règle de droit » (p. 514, souligné par moi. La « malencontre » conduisant à la « servitude volontaire » de La Boétie interpelle le lecteur). Ces propos sur le régime représentatif, devenu « intolérable à la grande masse des gouvernés » (p. 515) sont excessifs. C’est le défaut de G. Burdeau ­ qui n’a guère de temps à consacrer aux études empiriques, surtout « anglo-saxonnes » (il n’a que mépris pour un Lipset) ­ de procéder par vastes fresques où l’actualité impose des couleurs sans nuances mais le dessin de la fresque frappe par sa vigueur et par ses bribes de pertinence. Du reste, l’actualité de 2012, cette maîtresse dont il faut pourtant se méfier, est pleine de propos de ce genre. Encore faut-il situer la position de Burdeau dans son histoire intellectuelle : il sonne, non sans regret, le glas du monde où il a été formé dans les facultés de droit des années 1920, un monde où l’État de droit et le régime parlementaire tempéraient les risques nés de la massification du suffrage électoral.

Oubli de Burdeau
et ascension de la sociologie politique ?


Quelle « sociologie politique » ?

J.-M. Denquin, lui-même auteur d’une Introduction à la science politique [7], avance dans sa « Préface » l’explication suivante de cet oubli de G. Burdeau :

« La science politique n’est plus la discipline conquérante qu’elle paraissait. Un certain nombre de politologues ont fait le choix de la réduire à une sociologie des rapports de domination, ce qui apparaîtra, selon le point de vue, comme une promotion ou comme une régression. Et parmi ceux qui n’ont pas accompli ce choix, un certain nombre empruntent le chemin inverse de celui suivi par Georges Burdeau : ils revendiquent, au nom de leur expertise en science politique, le statut de constitutionnaliste. Dans le même temps, le droit constitutionnel français a trouvé un second souffle grâce à l’apparition providentielle d’un contrôle de constitutionnalité. Par un étrange parallélisme, le droit constitutionnel a connu ainsi le même processus de promotion-banalisation que la science politique par rapport à la sociologie. La symétrie des deux phénomènes est frappante, à ceci près que le [premier] procède par inclusion – tout ce qui est social relève de la sociologie, or la politique est du social, donc la science politique est de la sociologie – alors que la seconde procède par exclusion – seul relève du droit constitutionnel ce qui est du droit (au sens de système de normes appliquées par un juge), donc ce qui, en droit constitutionnel, n’est pas du droit en ce sens n’est pas du droit constitutionnel. »

[642]

Ainsi s’est opérée la « dérive des continents » (p. 14). Cette préface mériterait à elle seule un long commentaire. Faute de la place nécessaire, je me bornerai à redresser ici un des propos du préfacier concernant la sociologie politique en y ajoutant la sociologie du droit.

Bien que particulièrement visible en France (mais pas seulement), la sociologie politique décrite par J.-M. Denquin ne représente qu’une partie finalement assez modeste de la science, et même de la sociologie, politique. Cette partie est évidemment marquée par l’influence ubiquitaire de Pierre Bourdieu ­ du « colloque Darras » (Le partage des bénéfices) à celui des deniers écrits sur la « sociologie comme sport de combat » et son cours au Collège de France des années 1989-1992 publié à titre posthume [8] (avec la parenthèse de la préface à Architecture gothique et pensée scholastique de Panofsky et des textes sur les conditions sociales du progrès de la raison conduisant aux Méditations pascaliennes, livre philosophique qui réhabilite l’action politique et les idées qui l’accompagnent) ­ traite les institutions, ou plutôt leur construction, comme des effets de stratégies professionnelles et ne leur assignent d’autre pouvoir causal que celui d’interdire des pratiques de refus de la domination. De ce fait, elle volatilise l’action elle-même, ses causes et conséquences, remplacées par des « pratiques » déterminées par des « habitus ». Une telle sociologie ne considère le plus souvent que les porteurs d’idées, leurs intérêts et leurs « cérémonies », les sources sociales et la réception des idées, considérées comme des ressources au service d’intérêts, surtout dominants [9]. Elle ne s’interroge guère sur le contenu et la force des idées elles-mêmes, comme si celles-ci étaient absentes des pratiques ou n’en étaient jamais que des rationalisations (c’est bien le reproche cardinal qu’adressait Bourdieu aux idées de la « science politique »).

Défendant l’importance sociale propre des idées en acte, je n’entends pas par là que toutes les pratiques sont conformes aux idées professées ­ même les moralistes professionnels ne se comportent pas toujours conformément à leurs doctrines morales, lieu commun désormais scientifiquement établi par les travaux récents de « psychologie philosophique » et de « philosophie expérimentale » [10] ­ mais simplement que si les idées ne se réalisent pas toujours dans des pratiques (et pour des raisons qui ne relèvent pas toutes de l’hypocrisie consciemment assumée, ce qui d’ailleurs serait une justification fondée elle-même sur une idée), les pratiques non machinales et non contraintes révèlent aussi la médiation de l’idée, [643] que celle-ci exprime une croyance vraie ou fausse, même quand la justification se résume à une rationalisation ou plus simplement encore à « que vouliez-vous que je fisse d’autre ? ». Pour affirmer un de mes leitmotiv, l’activité intellectuelle n’est pas le décalque des pratiques sociales car c’est en soi une pratique sociale [11]. Elle n’est certes pas sans relation avec différentes situations matérielles qui existent indépendamment de celle-ci. Ian Hacking nous rappelle avec raison que « le caractère fabriqué de la réalité sociale ne devrait pas faire oublier les situations bien réelles qui sont au principe de son existence » [12]. Mais il ne s’ensuit pas pour autant que les « imaginaires » et les « discours » sont seulement des fonctions des intérêts et les servent toujours, ne serait-ce que parce que leurs porteurs peuvent se tromper sur leur rôle. Réfléchir en profondeur sur les modalités de l’analyse politique en distinguant objectivisme et objectivation et en insistant sur les processus historiques et contextuels de politisation, et donc de construction de « la politique » [13], ne revient pas à chanter un hymne au « sociologisme » et à une conception « sursocialisée » de l’homme, dénoncée par Dennis Wrong, puis par François Bourricaud. En réalité, il y a aujourd’hui dans la « sociologie politique » française bien des sociologies politiques fort différentes, dont la sociologie analytique, la sociologie pragmatique et la sociologie historique devenue « socio-histoire du politique » [14], celle de Reinhard Bendix, Charles Tilly ou Theda Skocpol dont, malgré les revendications de ses héritiers, Bourdieu a été en réalité toujours assez éloigné comme le prouvent les interprétations de son livre posthume sur la genèse de l’État. Parmi elles, le mouvement institutionnaliste rejoint une ancienne perspective qui n’a jamais disparu et considère les arrangements institutionnels comme des variables explicatives de divers phénomènes politiques à la condition essentielle de ne pas réduire l’institution à un seul de ses éléments, sa mise en forme juridique [15].

Il est vrai cependant qu’aux yeux de plusieurs « sociologues-politistes », le concept de « société » est le seul qui échappe bizarrement à la sociologie historique et l’histoire intellectuelle. Sur ce point, Ferdinand Tönnies et Robert Nisbet mériteraient une relecture, ainsi que les travaux de Reinhard Bendix et Schmuel N. Eisenstadt. Pour sa part, G. Burdeau attira très tôt l’attention sur la source historique (et non « principielle », qui relève pour lui de la morale pesant sur les individus isolés), du droit aussi bien que du social dont les figures historiques sont intimement liées, il loue Maurice Hauriou de le reconnaître (p. 50-51). Aujourd’hui, dans une époque pourtant dominée par l’historicisme, la « société » apparaît comme une donnée immédiate et naturelle. Curieusement et contradictoirement, cette « donnée naturelle » est prise comme un standard par lequel on jugera toutes les représentations idéologiques qui la « naturalisent », c’est-à-dire qui naturalisent la [644] domination, une vision qui a été pourtant fortement critiquée dans des univers différents, voire contrastés, aussi bien par Raymond Boudon que par Bruno Latour [16]. Reconnaissons cependant que bien des travaux recourant au mot sacré de « construction sociale » reviennent à la conception originaire de Peter Berger et Thomas Luckmann en montrant que cette « construction », en matière de rapport au corps par exemple, est une « co-construction », à égale distance de l’opposition radicale « mise en conformité-résistance » et de l’explication des « déviances » par une super-construction faisant du déviant un produit de la société qui le domine [17].

Le statut du droit dans la sociologie politique

C’est que, dans cette sociologie envahissante alors même qu’elle reconnaît empiriquement que la « société » ne fait pas tout, la politique et aussi bien le droit apparaissent parfois comme des jeux d’ombres qu’il faudrait éliminer pour atteindre la vérité « réellement politique » des rapports sociaux, comme les « éliminativistes » des sciences de l’esprit prétendent supprimer de la réalité et de son explication tout ce qui n’est pas observable scientifiquement dans le cerveau. Mais cette vue n’a jamais été dominante chez ceux qui pratiquent une « sociologie politique » différente de la « sociologie de la politique » [18]. Dès le Traité de science politique de 1985, dans l’« Introduction générale », nous indiquions que « les institutions sont le produit de l’action et des guides manipulables de cette action » (p. XXVI) et, dans le chapitre consacré à « La théorie politique », je prenais mes distances avec les « théories non politiques » décrivant toute une série de mécanismes pratiques et discursifs en se bornant à y ajouter systématiquement l’adjectif « politique » (Michel Foucault était l’objet de mes réserves et je ne les ai jamais abandonnées [19]). Ceci posé, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à apprécier l’apport des travaux de sociologie politique du droit, dont j’admets avoir caricaturé [645] quelque peu une tendance [20] (et G. Burdeau souligna cet apport dans le texte de 1966 sur Carré de Malberg déjà cité), y compris ceux qui font une « sociologie des juristes » comme groupe(s) professionnel(s) — sans toujours faire la distinction, que Duguit et aujourd’hui Olivier Beaud jugent capitale, entre l’œuvre de la doctrine et le travail du praticien — bien que cette sociologie ne soit qu’une partie de la sociologie du droit. Il faut seulement, et il suffit, qu’ils reconnaissent aussi l’autonomie des langages juridiques qui exercent des contraintes dialogiques propres sur ceux qui créent le droit ou l’interprètent, et qu’on ne vienne pas me dire, dans une explication sociologiste paresseuse, que c’est simplement dû au fait que les juristes ont un intérêt professionnel à l’affirmer car c’est esquiver les questions : d’où leur vient cet intérêt professionnel et qu’est-ce qui justifie ses prétentions et explique son succès le cas échéant ? Et comment expliquer qu’ils traduisent cet intérêt commun dans des idées différentes ? Une sociologie des professions juridiques ne saurait englober toute la sociologie du droit et encore moins tenir lieu de théorie du droit.

Seconde vue générale :
la théorie du droit de Burdeau
et son soubassement épistémologique
et politique


C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la science politique de G. Burdeau qu’à partir de sa théorie du droit. Dès 1937, dans un important article des Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique (vol. 3-4, p. 58-85, reproduit ici p. 47-69), « La règle de droit et le pouvoir », il déclare que « le droit est essentiellement un phénomène de représentation », ce qui interdit de prétendre que « la norme juridique procède directement du fait social » (c’est ce que G. Burdeau fait dire à L. Duguit, p. 57, note 28, souligné par moi [21]) car « notre science s’occupe d’objets que la justice humaine a déjà façonnés ». Oublions pour l’instant la métaphore de « la justice humaine » qui « façonne », ce qui ignore qu’il peut y avoir des règles de droit iniques et cependant valides (et nous étions en 1937 quand « le Führer protégeait le droit », décrétait Carl Schmitt). Nous y viendrons bien assez tôt. Allons à l’essentiel qui nous occupe ici : « Un voile de représentations est ourdi entre le phénomène et celui qui croit le découvrir intact » (ibid., souligné par moi). Avec un peu d’imagination, il est permis d’entendre comme un écho de Wittgenstein et l’annonce des thèmes actuels de la « traduction » dans la comparaison de « l’idée de cercle » qui « se suffit à elle-même » et de l’idée de droit qui « ne saurait prétendre à cette pureté de notion » parce qu’« elle implique une compromission incessante avec le mouvement qu’elle suscite chez les hommes, avec les réalisations matérielles — avec les figures — où ils s’efforcent de la traduire […], elle ne vaut que par cette force qui l’insère dans des réalisations contingentes » (p. 58-59). Comme il le dit en 1937, la règle [646] de droit est l’actualisation d’un principe d’aménagement des rapports sociaux par l’intervention d’un pouvoir qui ne lui est pas extérieur et n’en est pas séparé (p. 60-61). Ce sera l’un des grands thèmes de son livre de 1942, Le pouvoir politique et l’État. C’est cette source qui fonde sa conception « juridiste » de la science politique, à laquelle il parvint en partant de son savoir de constitutionnaliste qu’il ne renia jamais mais qui fut aussi cause de son désenchantement.

Ici, je dois aborder, justement en 1942, un point douloureux mais indispensable parce qu’il éclaire les positions politiques de G. Burdeau à cette époque, positions que l’on ne peut passer sous silence mais que l’on doit tenter de comprendre à partir de ses positions d’épistémologie juridique, même si celles-ci ne sauraient expliquer l’antisémitisme ordinaire qui les accompagne. Dans son Cours de droit constitutionnel (Paris, LGDJ, 1942), qu’il se garde bien de mentionner dans son texte mémoriel de 1984 aux côtés de Le pouvoir politique et l’État qui date de la même année, après avoir salué « le prodigieux effort de redressement que tente le nouveau régime », il commente sans la moindre esquisse de critique (même interne) l’inique « statut des juifs » (p. 191-193). Je ne rappelle pas ce texte pour invalider de ce seul fait toute la construction de G. Burdeau (après tout, Heidegger, Carl Schmitt et Paul de Man ont survécu à des infamies infiniment plus grandes) mais pour noter combien il est ignorant de la responsabilité morale encourue par une « science » (ici, du droit) pour les valeurs qu’elle véhicule. En cela, il est cohérent avec la vision d’un droit valide donc juste, et plus largement avec la dangereuse idée d’un contrôle social exclusionnaire représenté par « l’idée de droit » présente dans le régime de Vichy. C’est la raison, qui n’a rien de spécifiquement « fasciste », pour laquelle G. Burdeau, dès 1937, a été des plus « prudents » sur le droit de résistance à l’oppression, car ce « droit » ne doit « être apprécié » que « par rapport à l’idée de droit d’où procède le pouvoir actuellement en place : il n’y a de légitime résistance que lorsque le pouvoir se met en contradiction avec sa propre raison d’être ». Formule apparemment judicieuse mais reposant sur l’idée spécieuse que la « propre raison d’être » du pouvoir est toujours justifiée historiquement, et donc implicitement moralement (et non pas par construction logique, Burdeau ne fait pas appel au contractualisme hobbesien pour la fonder et il ne lira pas John Rawls, paru en 1971 mais traduit beaucoup plus tard). Dès lors, pour lui, ou bien il y a évolution et réforme si le pouvoir reconnaît cette contradiction, ou bien il y a révolution, mais ce n’est plus de la résistance à l’oppression puisque celle-ci résulte de l’opposition entre la décision gouvernementale et la norme juridique qui justifie le refus d’obéissance. Or, en cas de révolution, « l’activité du gouvernement établi bénéficie d’une présomption de conformité au droit qui ne tombera que lorsqu’un régime nouveau, stable et reconnu, aura effectivement remplacé l’ancien » (« La règle de droit et le pouvoir », ici p. 68). L’ennui est que, pour paraphraser J. Rawls, toute « culture publique » n’est pas « décente », pas plus que ne l’est tout « gouvernement établi », même jouissant des attributs de la légitimité politique quand personne n’ose envisager, même in petto, la possibilité de son remplacement.

G. Burdeau n’aurait sans doute pas partagé avec Ronald Dworkin le regret de voir une « vraie théorie politique du droit » compromise par la séparation de la « philosophie du droit », intéressée d’abord au « fondement » du droit, ce qui fait qu’une proposition juridique particulière doit être considérée comme judicieuse et vraie, et de la « philosophie politique », préoccupée par la « force » du droit, le pouvoir relatif de toute proposition juridique (R. Dworkin ajoute « vraie ») de justifier la coercition en divers cas de circonstances exceptionnelles [22]. Mais pour [647] G. Burdeau, si c’est « dans la réalité, c’est-à-dire dans l’expérience sociale » qu’il faut chercher « l’origine de la qualité de la règle juridique », il s’ensuit que la « méthode philosophique », qu’il identifiait à la méthode normative, ou « principielle » (on mesure ici son ignorance de la philosophie analytique en plein essor en Autriche, Grande-Bretagne puis aux États-Unis), ne permet « de saisir qu’incomplètement la notion de droit » (p. 51). Je pousserais à l’extrême sa position en hasardant que, pour lui, la seule « philosophie du droit » était une philosophie politique, ou bien mieux, une science politique, vraie et seule « théorie politique du droit », le reste relevant de la philosophie morale comme d’ailleurs tout ce qui touche le droit naturel, expédié en 1937 comme « une idée accompagnant l’humanité au cours de son histoire », et comportant quelque chose d’exact, « la distinction du juste et de l’injuste, du bien et du mal qui ne saurait dépendre de la seule détermination de l’État », dit-il en 1935 (p. 30), mais source de la méthode contestable des « ses coryphées » (c’étaient François Gény et Louis Le Fur qui étaient visés à l’époque, p. 50).

G. Burdeau semble ainsi se situer dans la tradition des « Lumières civiles » de Hobbes et Pufendorf où l’autorité politique est basée sur sa désacralisation et sur des conventions liant des corps physiques gouvernés par le souci de sécurité plutôt qu’à celle des « Lumières métaphysiques » de Leibniz et Kant, « resacralisant » le domaine politique en le fondant non sur une théologie mais sur une philosophie du « royaume des fins » [23]. Il va donc de soi pour lui que le principal mérite de la pensée libérale est de permettre une tolérance « concevable sans hypocrisie » en plaçant « l’essentiel dans la vie des hommes, leurs intérêts et leurs croyances, hors du champ d’action des gouvernants » (p. 223), ce qui renvoie l’éthique à la sphère privée et donne la priorité au système juridique. L’ennui est que notre auteur, avec « l’idée d’un droit », réintroduit un contrôle social insidieux (qu’il critiquera cependant plus tard dans ses diatribes contre le Plan) parce que cette « idée » est fondée sur les croyances sociales dépendantes, non de raisonnements philosophiques (par exemple sur « les lois de justice »), mais de conventions historiques gagées par le pouvoir et s’imposant à tous. Le raisonnement est défendable quand J. Rawls recourt à la notion de « culture publique » qui, selon les points de vue, peut évoquer la conscience collective de Durkheim ou « l’idée d’un droit » de G. Burdeau, et entreprend de la tester logiquement pour parvenir à une justification fondée en raison. Le dérapage s’effectue quand n’importe quelle idée d’un droit est prise comme vue directrice. C’est ce qui explique et condamne le texte du Cours de 1942.

On mesure à ces fluctuations qu’au vrai, G. Burdeau n’aimait guère, ni ne comprenait, la philosophie « qui, par les notions de droit et de devoir, tend à moraliser la politique ; mais alors les faits devront s’effacer devant le jugement de valeur dont ils seront l’objet » (« Les fondements de l’univers politique », 1964, p. 428). Ce jugement mal informé et erroné fut sans doute partagé par C. Schmitt et aujourd’hui par nombre de « sociologues-politistes » tentant de « dire les choses telles qu’elles sont », ce qui est paradoxalement une de leurs faiblesses. La philosophie politique peut ne pas tenir le « value-cognitivism » dont il a d’ailleurs été soutenu qu’il n’était pas logiquement incompatible avec une théorie scientifique [24], ou à tout le moins elle peut ne pas être confondue avec la philosophie morale, et si elle semble l’être, cela la porte à être critique de l’opinion qui ne s’en tient que trop aux « faits » [25]. On montrera plus bas pourquoi un type de philosophie politique qui ne cherche pas, ou pas 648] exclusivement, à moraliser la politique tout en s’appuyant sur une philosophie analytique qui a mis à mal la dichotomie faussement imputée à M. Weber, entre faits et valeurs [26], est partie intégrante de la conception actuelle de la science politique, ce que nous avons nommé la « science politique-II ».

La science politique de Burdeau,
ou « le constitutionnaliste devenu politiste
par nécessité »


Exposé

Selon G. Burdeau, la science politique est une science de plein droit et non un « carrefour » de sciences, conception qu’il imputait à « la rue St Guillaume » dont il n’aimait guère le pluriel qui adornait jusqu’en 1945 son titre. Il n’en fera pas moins l’éloge de son troisième cycle (p. 455-469), mais en 1984, le ton a changé avec la condamnation de son « inféodation à une conception de la science politique qui prévaut aux États-Unis » qui a succédé à l’influence de la culture anglaise sur l’École libre (p. 664).

C’est en 1950 dans la partie « doctrine » du juridique Recueil Dalloz (« La science politique, science pour l’homme », reproduit ici p. 161-168) que G. Burdeau définit sa perspective : « […] dans l’incommensurable champ des relations entre l’homme et le groupe politiquement organisé », la science politique « enrobe » des « disciplines mineures », « science de la formation des opinions, science des déterminations électorales, science des réactions émotionnelles aux problèmes politiques, science de l’éclosion et de l’évolution des mythes etc. ». Cette position « enrobante » oblige la science politique à définir ses attributions face à ses voisines, « notamment la sociologie, le droit, l’histoire » (p. 162). Il va donc définir son « objet », non un objet de recherche global construit par le savant définissant un programme général pour une science, question qui n’a peut-être pas épistémologiquement de sens, comme Pierre Favre l’a argué [27], mais comme une « visée », « être spirituellement à l’échelle du monde moderne », caractérisé aujourd’hui par l’évidence qu’« il n’est plus [pour les hommes] de coexistence possible sans soumission à des normes communes. Aux données naturelles doit se superposer un ordre rationnel, produit de la connaissance et de la volonté. C’est cet ordre que la politique s’emploie à instaurer tant à l’intérieur des États que dans l’ordre international », car « la pâture de la politique, ce n’est plus tel aspect de l’homme, le citoyen, le producteur ou l’être social ; c’est l’homme total, dans sa grandeur et sa nudité métaphysique » (p. 163, souligné par moi). J’insiste sur cette idée que tout est aujourd’hui politique mais qu’il y eut un moment où « la politique » avait été « circonscrite » par le droit et le libéralisme, laissant la « nudité métaphysique » aux seules relations sociales. Dans un temps nouveau, G. Burdeau conservait l’espoir que la science politique rationnelle, en succédant au droit, aide à mieux maîtriser le royaume du chat de Cheshire. Ici résidait la « métaphysique » de cet homme pourtant hostile à la philosophie.

[649]

Il s’ensuit que la science politique est « culture » et « méthode ». Comme culture, elle se propose « sinon de combler, du moins de satisfaire partiellement » « l’exigence » née de « l’anxiété de l’homme en quête de sa propre signification et de sa valeur dans le monde » (p. 163). À cette fin elle vise à atténuer « l’effet de ce redoutable agent d’isolement que sont les techniques » et à reconstituer « dans l’image que l’homme se fait du monde, l’unité que risquent d’amoindrir les sciences particulières » (p. 164). Comme méthode (G. Burdeau gardera toujours le singulier, par exemple dans son Précis Dalloz, Méthode de la science politique s’opposant au Thémis de M. Duverger, Méthodes de la science politique) la science politique, qui ne peut être qu’une science de l’interprétation, doit « s’ancrer solidement dans une science éprouvée » pour éviter la superficialité à laquelle son aspect « culture » peut la porter (p. 165), le droit constitutionnel (c’est son cas personnel) mais aussi l’histoire, la sociologie, la psychologie, l’économie, à condition que leurs praticiens la prennent comme « un complément proposé au champ de leurs réflexions ». Retour à la « science-carrefour » donc ? Non pas, car si chaque science spécialisée fournit à la science politique « la sève » dont celle-ci a besoin, en revanche la science politique favorisera l’épanouissement de chaque science « en en dégageant le profit que peut en retirer la connaissance totale de la condition politique de l’homme » (ibid., souligné par moi.). Prenant alors ses exemples dans son expérience de constitutionnaliste, G. Burdeau spécifie ce qu’il appelle « méthode » en assignant trois buts à la science politique : 1/ « vivifier », « situer le problème, d’abord énoncé selon les termes de la technique constitutionnelle, sur les différents plans où le rencontrent les sciences particulières » en « rompant le cercle enchanté » qui isole les données constitutionnelles de leurs données paraconstitutionnelles, en montrant que « leur sens technique n’est qu’un moment, un aspect d’un mouvement que le droit constitutionnel ne fixe pas mais dont il enregistre seulement un schéma simplifié » (p. 166, souligné par moi, l’idée de « modèle » est déjà là) ; mieux, la science politique constitutionnellement orientée, tel un aiguilleur, « aura pour rôle de distribuer les tâches et de proposer, des résultats obtenus, une synthèse qui, précisément parce qu’elle ne néglige aucun point de vue, est à l’image du phénomène réel » (p. 166-167, souligné par moi) ; 2/ « éclairer », en ajoutant à l’étude des formes celle de « la substance concrète des règles », ce qui permet en retour au droit d’instruire les autres sciences « des répercussions que la règle juridique sur les données qu’elles étudient » ; 3/ « unifier », voilà l’objectif le plus ambitieux de la science politique qui restituera « l’unité de l’objet et l’unité de l’esprit qui s’y applique » et enseignera que sur « chaque tableau, c’est notre sort total qui se joue » (p. 167-168, souligné par moi).

G. Burdeau s’affirme ici comme un éminent représentant d’un type de science politique (la « science politique-I ») que je caractériserai comme la tentative de recomposer l’univers politique en agrégeant les résultats des autres sciences (au moins « sociales » mais d’autres sont plus ambitieux) et de ses propres « disciplines mineures » qu’elle « enrobe ». Longtemps la seule « science » (ou « philosophie », les deux termes pouvaient être équivalents) politique, elle a désigné la façon dont des hommes de savoir, et parfois d’expérience, philosophes, historiens, jurisconsultes, théologiens, mathématiciens ou autres, ont conceptualisé et décrit la politique et le gouvernement. Le récit historique édifiant ou la démonstration juridique, théologique, algébrique ou plus souvent géométrique, plus récemment biologique, voire l’utopie, cette pensée du présent par la peinture d’un horizon qui ne prétend pas être le futur, sont ses armes empiriques. Là où les autres sciences cloisonnent et schématisent, donc appauvrissent nécessairement les phénomènes qu’elles traitent, la science politique se propose, comme la « big science », de fournir une « théorie du tout », analogue dans le domaine des sciences dures, aux tentatives, pour le moment non couronnées de succès, de la « théorie des cordes » dans la physique ou du néodarwinisme dans la biologie qui, elles, prétendent parfois agréger et [650] expliquer toutes les sciences sociales en plus des humanités et de la religion. Mais sa différence tient à ce que celles-ci restent des sciences empiriques ou formelles, cherchant dans les termes de Gaston Bachelard à substituer de « l’invisible simple » au « visible compliqué » ou dans ceux de Jon Elster pour les sciences sociales, à montrer les liens inaperçus entre ce qui est visible par l’usage de modèles abstraits de « mécanismes » décontextualisés et recontextualisés [28], et donc sont exposées à la réfutation par d’autres théories et expérimentations tandis que le science politique-I se présente comme sélectionnant ce qu’il y a, selon ses praticiens, de plus visible et de plus susceptible de conduire à la connaissance de la totalité du moment historique en passant par la totalité ontologique de la « politique pure ». La réfutation de ses propositions ne résulte donc pas d’autres théories qui vont éclairer des observations énigmatiques mais directement de la réalité même du mouvement historique telle qu’elle « parle » à qui a de bonnes oreilles pour l’entendre, et donc qu’il suffit d’énoncer pour prouver.

Confrontée à un temps politique mouvant, elle cherche à « restructurer l’espace politique pour annuler le temps politique » [29] tout comme la médecine cherche d’abord à arrêter le progrès de la maladie qu’elle a périlleusement identifiée. À cette fin, elle propose ou du moins appelle un nouvel espace qui serait à la hauteur du changement. À cette « science » et à elle seulement s’applique la formule préférée de Steven Shapin et Simon Schaffer, toute empreinte de couleurs foucaldiennes : « Les solutions du problème de la connaissance sont des solutions du problème de l’ordre social » [30]. Ici, les intuitions de G. Burdeau méritent une attention soutenue : ses propos sur la science juridique montrent bien que pour lui « l’État », qui a nourri sa pensée via Carré de Malberg et Kelsen, n’est qu’un « modèle » de et pour la réalité, formulé entre autres par Hobbes et Bodin, qui n’a jamais capturé tout le phénomène empirique. Mais ce modèle a exercé une telle influence sur les esprits qu’il a fini, un bref moment situé entre Westphalie et l’agonie de ce que Carl Schmitt a nommé le jus publicum europaeum (pour lui, la période 1918-1940), par devenir réalité, « objectivé » c’est-à-dire haussé au rang de réalité naturelle auto-évidente, prouvée par le succès historique de ce que Stanley Hoffmann a nommé à ses risques et périls « la synthèse républicaine » qui s’est épanouie dans la période 1878-1934 [31]. Ce modèle « objectivé », c’est-à-dire tenu pour une réalité de fait séparée de sa construction [32], est devenu à son tour objet de « science de l’État », [651] au premier rang celles de Duguit et Carré de Malberg, mais aussi d’investigation conceptuelle et philosophique par Henri Michel avec L’idée de l’État (1895) ou l’hégélien anglais Bernard Bosanquet avec Philosophy of the State (1899).

G. Burdeau sent le changement à la fin de la Troisième République et va chercher, en tâtonnant, d’abord une « science juridique nouvelle pour un monde nouveau » (pour adapter la formule de Tocqueville) puis placer ses espoirs dans la science politique-I pour arrêter le temps en le prenant en compte. Y parviendra-t-elle ou bien le temps politique sera-t-il le plus fort ? « Une science politique nouvelle pour un monde nouveau » a-t-elle des chances de prospérer ? En 1966, dans ses ruminations sur Carré de Malberg, un Burdeau désenchanté et incertain soupire :

« La science politique me paraît être la science adéquate à ce monde que la règle juridique a tendance à déserter et que domine le fait. Mais […] derrière les ardeurs, combien maladroites parfois, que suscite cette jeune science […] il y a la nostalgie d’une société politique dont l’équilibre et la solidité se traduiraient dans l’efficacité de son ordre juridique […]. Ah ! Si nous avions pu rester juristes, si l’univers qui nous est fourni nous autorisait à l’être [traduisons : si le modèle avait pu demeurer objectivé], je crois que la science politique, toute fragile et toute ambitieuse qu’elle est, ne connaîtrait pas le destin que nous lui réservons. » (p. 515-516)

Cette préoccupation fondamentale explique le choix des sources empiriques de G. Burdeau : 1/ la connaissance du droit positif qui est son métier de praticien de la science juridique bien qu’il n’ait pas semblé suivre l’exemple de Joseph Barthélémy [33] et beaucoup s’intéresser aux pratiques des assemblées parlementaires ; 2/ l’observation directe et « naïve » de ce qui se passe sans trop chercher à le valider « scientifiquement » ; 3/ une masse énorme de lectures de toutes sortes. Ses meilleurs textes en apportent des exemples éclairants, où l’on distinguera le bref « Une survivance : la notion de constitution » (dans L’évolution du droit public, 1956, ici p. 235-243). Nulle part ailleurs que dans la conclusion de ce dernier texte ­ écrit quinze ans après que Carl Friedrich ait publié Constitutional Government and Democracy que Marcel Prélot fera traduire en 1951 sous le titre La démocratie constitutionnelle, et quelques années à peine avant que la science politique américaine, sous l’impulsion entre autres de Giovanni Sartori, ne se remette à témoigner au constitutionnalisme (dans la tradition de Lord Bryce et de Woodrow Wilson) un intérêt qui n’a fait que s’épanouir depuis [34] ­ ne se manifestent aussi bien les effets stimulants que les risques d’une telle entreprise :

« On peut se demander si le concept de constitution n’est pas à ce point solidaire de la philosophie rationaliste qui l’a conduit à sa perfection, qu’il n’a plus cours à une époque où les seules valeurs dotées d’un prestige social sont celles qui magnifient la vie dans ses forces élémentaires et spontanées. » (p. 243)

Le lecteur de 2012 jugera comme il l’entend ces quasi nietzschéennes « vues d’époque ».

[652]

Réserves

En effet, cette « science politique-I » peut être critiquée, ou du moins mise en perspective, à trois égards :

1/ Comme G. Burdeau le reconnut lui-même à la fin de sa vie, revenant implicitement sur son manifeste-programme de 1950 qui, comme le requiert le genre, n’était pas dépourvu d’exagérations conquérantes, il faudrait être aujourd’hui un Pic de la Mirandole qui partirait d’une science constituée pour se faire le spécialiste au moins passif de toutes les autres sciences. Il est permis de se demander s’il est possible logiquement de subsumer toutes les sciences par une science qui les engloberait sans se confondre avec aucune d’elles car elles « poursuivent des buts extrêmement divers, chacune d’elle se fondant sur des aspects déterminés de l’expérience courante immédiate pour sublimer et élaborer le contenu de ce savoir non scientifique sous des points de vue totalement différents et entièrement autonomes » [35]. Comme cela est désormais impossible, la science politique décloisonnante risque de se cloisonner à nouveau par la force des choses à l’image de la science elle-même, faite en réalité de sciences. Ce n’est pas obligatoirement pendable mais alors il faut abandonner la visée totalisante que G. Burdeau lui assigne, d’autant plus que celle-ci requiert une capacité quasi surnaturelle de jugement du présent et de prédiction de l’avenir qui, en général, ne résiste pas au temps [36].

2/ On a déjà noté l’imprécision avec laquelle G. Burdeau exprime ses nombreuses intuitions politiques (« les mentalités », « le rationalisme congénital français », « les camaraderies » et bien d’autres). Cela révèle le risque de voir les spécialistes des disciplines éprouvées se laisser griser par l’extension de leur discipline au domaine politique dont ils vont épouser inconsciemment le langage [37]. Plus grave encore est de les voir se mettre à leur tour à se livrer au « bavardage » et à « l’improvisation », poussés par la mode qui considère aujourd’hui comme de la « science politique » tout ce qui est publié sous la bizarre rubrique de « livre politique », mémoires ou plaidoyers polémiques et justificatifs émanant d’acteurs, méditations historiques, littéraires, mémorielles ou philosophiques commises par toute personne concernée, « intellectuels », professionnels de la politique, spécialistes d’autres disciplines académiques, sans compter les innombrables écrits et reportages journalistiques allant du meilleur au pire. C’est d’ailleurs ce que certains n’ont pas manqué de reprocher à G. Burdeau dont il est vrai que quelques textes sentent la mauvaise humeur et évoquent les écrits politiques de H. G. Wells, qu’il n’a peut-être guère fréquentés, et de Valéry, qu’il n’a pas pu ne pas lire dans les années 1930, parfois faits de généralisations ronflantes combinées avec une documentation et une preuve empiriques des plus maigres, opposée à la méthode du Siegfried du Tableau politique de la France de l’Ouest dont François Goguel fut l’héritier et à celle de son collègue de la faculté de droit de Paris, Maurice Duverger. Notons seulement que la tâche que G. Burdeau assigna jadis aux juristes semble désormais beaucoup plus la province des philosophes (y compris les philosophes-économistes et les philosophes de l’histoire) qu’il n’aimait guère. Tout se passe comme si la « science politique-II » avait abandonné tout espoir [653] dans la compréhension de la totalité et laissé pour de bonnes raisons le champ libre aux philosophes, avec le risque évident de voir ceux-ci (pas tous, il faut le souligner) considérer comme réalité empirique ce qui leur passe par la tête ou les impressionne fortement, à moins qu’ils ne se réfugient dans le commentaire pas toujours actualisé de quelques « grands maîtres », dans la poursuite acharnée de quelque raisonnement formel ou dans la détection d’une « raison publique » (le plus souvent dans l’étude de l’Union européenne) qui est plus un pré-requis conceptuel qu’une réalité empirique.

3/ Ici réside la troisième critique, et la plus sérieuse : ce souci de connaissance totale (les citations en italique l’illustrent amplement) ne relève-t-il pas aujourd’hui d’une conception dépassée de la science, et de toute connaissance élaborée par l’esprit humain ? Pour les scientifiques « durs », il s’agissait jadis de placer toute leur confiance dans les « law like generalizations » autorisant des prévisions générales et non pas sectorielles, tel était l’espoir de Condorcet, du mathématicien Laplace et peut-être de Darwin auquel un Cournot sut échapper. G. Burdeau ne souscrirait sûrement pas à un pareil scientisme (il ne parle jamais de causalité, encore moins de lois scientifiques, y compris celle de l’évolution). Il a cependant en commun avec le scientisme la conviction que nous pouvons avoir accès au Réel lui-même tout entier et non à la « réalité empirique » filtrée par nos sens, instruments, appareils, représentations, langages. Il est vrai qu’il parle parfois de « l’image » du réel ; cependant, lui qui est si lucide sur le droit comme représentation et sur l’impossibilité de le tirer directement du « fait social », semble oublier cette précaution quand il s’agit d’accéder à la réalité politique dans sa totalité où se réaliserait l’adéquation de la chose et de l’intellect longtemps tenue par la théorie de la « vérité-correspondance » désormais fortement contestée par la « vérité-cohérence ». En somme, une Réalité qui parlerait par la bouche de son traducteur mais qui n’aurait pas besoin de lui pour s’exprimer mais seulement pour la révéler parce qu’« elle est là ». G. Burdeau préconise une science politique qui à la fois connaîtrait objectivement toute la réalité et proposerait les moyens d’agir sur elle, autrement dit un « modèle » qui pourrait être objectivé en réalité, trace de sa nostalgie du droit public de la Troisième République. Or, cette vision, à vrai dire assez fantastique et prométhéenne, ne semble plus pouvoir être tenue, ni en physique depuis les progrès de la physique quantique dont une bonne partie des praticiens n’a cependant pas entièrement abandonné la vue totalisante [38], ni en sciences sociales où l’objectivisme n’est plus guère tenu et où son substitut la mise à jour « objectivante » des processus d’objectivation cognitive tombe sans trop le savoir dans le travers qu’elle critique. Ici s’introduit la « science politique-II ».

La « science politique-II »
et le retour de la philosophie politique


Présentation

Tout comme la première, qui a d’ailleurs comporté des éléments que sa remplaçante reconnaît comme siens, la science politique-II que je me suis attaché à promouvoir depuis le Traité de science politique de 1985 cherche à réduire la complexité déroutante d’un monde, [654] ou de mondes qui lui sont donnés comme phénomènes. Ce sont des mondes de coopération et de conflit pour l’attribution de positions de « gouvernement » (et de ce fait, pour la substance, la mission, le domaine, la qualification et le genre de ce dernier), où opèrent des gros « déterminants », techniques, écologiques, démographiques, économiques, des pouvoirs et leurs agents, individuels, collectifs, organisationnels, institutionnels, des jeux et des stratégies, « dominantes », « pures » ou « mixtes », et les dispositions ou situations qui les organisent (de « l’aversion au risque » à « l’aléa moral », par exemple), des visions du monde, des raisons et des émotions, des justifications morales, des normes et ceux qui les justifient, les font appliquer ou les appliquent spontanément, et aussi ceux qui les ignorent et les contestent, des « insiders » et des « outsiders », des « proches » et des « lointains », des « amis » et des « ennemis », des gains et des pertes que l’on cherche à identifier et imputer à partir d’effets voulus ou non voulus des actions et de la domination ou de tout autre mécanisme d’affrontement d’intérêts et de valeurs n’impliquant pas l’omniprésence de celle-ci, tout cela dans des périodes historiques et des espaces changeants et changeant nos visions. Mais elle mène cette recherche de façon poppérienne « par pièces et morceaux » et, consciente que l’action politique relève de l’art (partiellement, car celui-ci ne vise pas essentiellement à ce que s’exerce une autorité de commandement), elle cherche à faire la science de cet art sans pour autant s’y substituer : comme le disait Marcel Mauss, pourtant critique irréprochable des récits et « recueils mnémotechniques » de l’histoire diplomatique de son temps, l’art politique ne saurait attendre sa science car « celle-ci n’a pas pareil primat ».

La science politique-II, que le récent manuel d’Y. Schemeil déjà cité représente assez bien en français [39], prétend en effet se rattacher à la méthode scientifique contemporaine, la séquence question/théorie/hypothèse-protocole de recherche (research design)/test, même quand elle adopte la séparation entre « sciences de la nature » d’un monde qui « ne parle pas » (ou que nous avons fait taire, une caractéristique du monde désenchanté selon M. Weber) et « sciences de la culture » d’un monde qui ne peut pas ne pas [nous] parler. Elle se présente sous trois formes qui peuvent se combiner et qui toutes (et pas seulement la deuxième) font appel à l’interprétation, l’herméneutique, et, on voudrait le croire, la contextualisation, donc la mise en perspective [40], sans lesquelles on peut se tromper lourdement sur les résultats des données et l’on transforme les « récits », indispensables pour donner du sens aux chiffres purs, en contes à dormir debout. 1/ Elle « compte » statistiquement et cherche des corrélations entre variables prises tantôt comme « indépendantes » tantôt comme « dépendantes » et cherche à en déduire des relations de causalité que confirmera la mise à jour d’un « mécanisme » ; cependant, confrontée à des systèmes complexes, elle peut aussi se risquer à chercher des causalités multiples et non ordonnées en pratiquant la « science [655] des ensembles flous » (fuzzy set social science [41]). Il est permis de regretter vivement à cet égard qu’aujourd’hui encore, trop d’étudiants en Master de science politique ignorent à peu près tout des méthodes quantitatives qu’ils se contentent de dénier sous prétexte que des statisticiens confirmés comme Alain Desrosières en montrent les présupposés et les limites. Ils se retrouvent du coup dans la situation de leurs « anciens » venus des facultés de droit pour lesquels pourtant, au nom de la « sociologie », ils n’ont qu’indifférence. 2/ Elle « [ra]conte » en se fondant notamment sur les archives, les entretiens, l’usage contrôlé des biographies, l’étude des discours, des séquences d’événements et des données quantitatives utilisées le plus souvent de deuxième main, et cherche à comprendre par l’interprétation la causalité historique ou, à défaut, la fonctionnalité d’une séquence et d’un processus. L’ethnographie ne lui est pas étrangère quand celle-ci, loin de rejeter les généralisations et les explications causales, cherche à contribuer à les fonder et les qualifier [42]. 3/ Elle « modélise » les comportements et cherche à repérer des mécanismes d’incitation et de dissuasion de nature à expliquer les effets des institutions et aussi les stratégies qui sont à l’œuvre au sein de celles-ci et contribuent à les façonner (comme on l’a indiqué, Jon Elster n’a pas hésité à attribuer son vrai commencement à Tocqueville), ce qui peut la conduire à rejoindre la première dans les domaines de « l’ingénierie institutionnelle ». Ici encore, l’on ne peut que regretter le dédain de nombreux étudiants et certains enseignants pour les rigueurs de la micro-économie et l’habitude très répandue dans les départements de littérature aux États-Unis de présenter (pour la critiquer brièvement) « l’école des choix rationnels » non à partir de ce que ces écoles (car il n’y en a pas qu’une) disent mais à partir de ce qu’en disent leurs critiques dont tous n’ont pas le souci de précision de Green et Shapiro, dont cette Revue publia en son temps la contribution à la « rational choice controversy ».

La science politique-II est le plus souvent méfiante, on l’a signalé, envers les généralisations nomologiques (« law like generalizations »), au moins quand celles-ci prétendent régir l’explication de tout état global de société, et rejette ce que Jon Elster nomme « les deux lois de la pseudoscience » : « tout est toujours relié à tout le reste », « tout est toujours causalement relié à tout le reste ». Elle recourt volontiers à la « sociologie analytique » complétée, le cas échéant, par « l’éclectisme analytique » [43] qui met en garde contre la confiance excessive placée dans des « paradigmes » dont, certes, l’on ne peut se passer tout à fait mais qui exposent au danger d’oublier l’épaisseur de la réalité empirique et de sacrifier le souci de pertinence (différent de celui d’une science conduite par l’utilité immédiate dictée par ses commanditaires, un point que Hayek a fortement souligné) à celui de scientificité stérile, un point que G. Burdeau a constamment noté. C’est pourquoi, prise entre la nécessité de procéder régulièrement à des « arrêts sur image » pour établir des relations entre variables et comparer ces arrêts dans le temps et celle de rendre compte de ce qui constamment se fait et se défait [656] dans ce qu’elle observe comme dans ses manières de l’observer, elle entretient un dialogue exigeant avec l’histoire [44].

Il est parfois de bon ton de taxer cette science politique d’« enfermement » dans des sujets ésotériques qui n’intéressent personne de concerné par notre sort commun. En réalité, si la science politique se refuse à donner une peinture totale de la totalité d’une époque, elle ne refuse pas pour autant à analyser des états de société insatisfaisants et à procéder à des conjectures « d’improbabilité minimale » dans des domaines spécifiés, ce que Wolgang Streeck appelle « la construction informée de probabilités » [45]. De ce fait, elle ne renonce pas toujours à tenter des modélisations globales en cherchant à se prémunir du risque d’impressionnisme par le recours plus assidu aux résultats empiriques testables.

Dans cette entreprise, elle n’est pas sans frôler les abîmes dans lesquels a pu tomber la science politique-I. Le vénérable débat historique sur le statut de L’art de la guerre, par exemple, est plein d’actualité à un moment où la Chine développe des « Instituts Sun Tzu » pour se débarrasser de l’image « réaliste » qu’on lui accole et promouvoir une vision des relations internationales fondée sur la valeur d’exemple « universel » de ses valeurs culturelles vouées à la recherche de « l’harmonie », ce qui est aussitôt repris par Joseph Nye, repassé de la science politique-II à la science politique-I, pour renouveler sa vision du « soft power » cette fois au bénéfice des valeurs démocratiques libérales partagées aussi par l’Europe [46]. En d’autres termes, tout se passe comme si le souci de généralisation universalisante si caractéristique de la science politique-I collait aussi à la peau de la science politique-II dès qu’elle tente de tenir un discours universel non seulement sur la façon dont fonctionne une science mais aussi sur la façon dont fonctionne tout le réel politique aujourd’hui. Sans pouvoir, faute de place, fournir une liste, même élémentaire, de références pertinentes, mentionnons les débats sur le multiculturalisme, le sécularisme et, de façon générale, tout ce qui couvre à la fois l’histoire de la pensée politique et la « provincialisation » de sa version européenne. Signalons aussi les expérimentations fondées sur l’axiome de rationalité prétendant soumettre au même test à la fois des groupes d’étudiants indiens, européens, américains et chinois, ce qui provoque l’ire des tenants des voies diverses et culturellement irréductibles qu’emprunte la rationalité. Mais cette ire elle-même trahit un holisme implicite puisque les critiques de ces expérimentations n’imaginent pas que des mécanismes semblables puissent exister dans des ensembles sociétaux différents, ce qui est, on le verra, le point de base de la science politique-II proprement entendue. Ces risques ne font que souligner la nécessité de fait de réintroduire de plein droit la philosophie politique dans la science politique-II.

[657]

La réincorporation de la philosophie politique

Il n’est pas question de donner ici une définition élaborée de la philosophie politique contemporaine et d’en proposer une épistémologie normative, aussi éloignée de ce que Merleau-Ponty a nommé « réductionnisme sociologique » (il faudrait y ajouter aujourd’hui les réductionnismes économique, psychologique et biologique ; G. Burdeau a sans doute été tenté un moment par un certain réductionnisme juridique) que, ce qui est plus surprenant et important, du « réductionnisme philosophique » [47]. Disons qu’en tant que « philosophie », partie de la vita contemplativa [48], elle est un mode de connaissance de la réalité empirique distinct de la science d’aujourd’hui. Bien qu’elle partage le plus souvent avec une partie de celle-ci l’humilité qui lui interdit d’être le « miroir de la nature » selon la fameuse formule de Richard Rorty, elle en diffère épistémologiquement en ceci qu’elle parle de cette réalité sans objectiver la vie et la pensée humaines mais en les considérant comme « appelant à un au-delà qui pourtant fait partie de la vie et de la pensée » [49]. En ce sens, le fait qu’elle se développe in medias res au sein de réseaux diachroniques et synchroniques reliant des « pairs » (et parfois des « paires » de penseurs) et qu’elle est le résultat de négociations entre les conditions requises pour présenter une doctrine ou son équivalent et les contraintes contingentes créées par les conditions de sa réception n’en fait pas un simple décalque de la science ou du programme [50].

En tant que « politique », elle a pour objet la vita activa qui est action et praxis au sein d’un monde qui existe avec ses propres règles et jeux de langage avant toute tentative philosophique de faire de ce monde la réalisation d’une théorie, ce qui lui interdit de confondre normativité morale et normativité politique sans pour autant être condamnée à l’a-moralisme [51]. De ce fait, elle ne prétend pas « laisser le monde tel qu’il est » (pour citer ici la formule de Wittgenstein) et elle peut contribuer elle-même à la vita activa, faisant du philosophe un membre des « intellectuels publics » travaillant à « aider la société » [52]. Ici s’accomplirait le vœu qui termine les Thèses sur Feuerbach, « transformer le monde » au lieu de seulement [658] « l’interpréter », une vision qui, en son temps et avec ses connaissances d’alors, fut aussi celle de Platon. Elle ne suit pourtant plus la voie que Marx lui assigna de devenir la base d’un « socialisme scientifique » car cette forme de vita activa n’en est qu’une parmi d’autres, et peut-être la plus susceptible de tuer la philosophie tout en tournant le dos à la science. Elle a donc pour tâche de traiter les données empiriques, dont elle doit nécessairement enregistrer les résultats, d’une façon non empirique, de montrer leur structure essentielle et de les placer dans un cadre cohérent, ou encore d’élaborer, expliciter et évaluer les conceptions tenues pour acquises d’un âge, y compris les conceptions scientifiques [53]. Son renouveau ne doit pas être interprété comme un nouvel épisode de la vieille, et dépassée, lutte entre la science et la philosophie qui n’en serait que la « préhistoire », mais comme la double reconnaissance de la validité de la méthode scientifique et du fait que celle-ci ne peut plus prétendre atteindre, dans l’acception actuelle de la science, une connaissance suffisante et adéquate du politique, un point relevé jadis par quelques « gourous », relayés beaucoup plus tard et dans une toute autre perspective par la « théorie critique » [54], car la « vérité scientifique » n’est jamais toute la vérité.

Il y a bien des versions de la philosophie politique contemporaine mais l’une de ses principales divisions oppose les « hérissons » monistes qui « ne savent qu’une chose mais grande », selon la formule d’Archiloque au 4e siècle avant Jésus-Christ, et pour qui le monde peut être « mis en ordre » par la connaissance et l’action car il est [fait pour être] en ordre, et les « renards » pluralistes qui « savent beaucoup de choses » mais s’y empêtrent parfois car le désordre du monde résulte du fait empirique que des valeurs également bonnes entrent en collision. L’ordre n’est que le résultat de transactions entre valeurs contraires et même entre différentes interprétations d’une même valeur, ou du recours à « l’équilibre réflexif » d’un Rawls devenu pluraliste (ses références tardives à Isaïah Berlin le prouvent), étant entendu que les valeurs les plus hautes et apparemment les plus évidentes sont toujours l’objet d’interprétations contraires, voire contradictoires, et peuvent toujours être corrompues dans leurs usages. Il en résulte que le monde empirique, frappé d’incomplétude essentielle, ne peut jamais être vu comme et donc mis totalement en ordre, ni par une science ni par une philosophie [55]. Seule cette version de la philosophie peut justifier, voire imposer son incorporation dans la science politique car la version moniste ne peut qu’entraver la science dans sa « quête inachevée » (Popper) de découvertes qui risquent d’ébranler les tranquilles certitudes atteintes à grand effort par les monistes, y compris, ironiquement, ceux qui se déclarent [659] inspirés par la science. Notons que les « hérissons » sont en général plus portés aux conjectures pronostiquant les « mutations » de concepts telle celle de « politique » défendue par la nouvelle « cosmopolitique » [56], cependant que les renards n’y voient que de nouvelles figures d’un même concept, lui-même composé de contraires, en l’espèce l’irréductible conflit et la non moins irréductible « police », toute suppression de l’un par l’autre détruisant le concept, point sur lequel je me séparerai de Jacques Rancière.

Certes, dans certaines circonstances exigeant un engagement pratique irréversible, les renards doivent laisser leurs tours au vestiaire et revêtir l’armure des hérissons : peut-on rester philosophe, même « politique », quand la survie d’un peuple et de ses valeurs les plus hautes est compromise ? Ici, C. Schmitt et son « exceptionnalisme méthodologique » (étudier l’ordinaire du point de vue de l’extraordinaire, ce dont Giorgio Aggamben a fait un large, et désastreux, usage) marquent un point terrifiant si ce qui est exceptionnel gouverne et devient l’ordinaire. Ce à quoi les renards répondront que la coexistence de l’exceptionnel et de l’ordinaire est un état de fait dont les proportions varient selon les contextes institutionnels et situationnels.

Pourquoi la philosophie politique

Trois raisons expliquent et justifient, à mes yeux, cette actuelle pertinence de la philosophie politique pour et dans la science politique.

1/ La reconnaissance qu’elle a contribué au temps où elle ne se distinguait pas de la science et contribue toujours à fixer les grandes questions de recherche empirique, ce qui justifie son inclusion minimale dans le « canon » des programmes d’introduction à la science politique [57].

2/ La conviction, pas toujours partagée, qu’elle est à la fois un « intrant » et un « extrant » de la science. Comme « intrant », la science n’est pas la philosophie, n’étant rien d’autre que le discours le plus exact et rigoureux possible sur la réalité empirique, mais elle ne peut prétendre atteindre la Vérité absolue, comme si le Réel en soi parlait lui-même, et de ce fait toute grande théorie scientifique a un subtexte philosophique [58]. L’exemple le plus simple est la distinction entre les choses qui existent indépendamment de nos réponses et croyances (les choses physiques) et les choses qui n’ont pas d’existence en dehors de celles-ci (les valeurs et la « réalité institutionnelle », dans les termes de John Searle) ; elle est fondée sur une métaphysique dont le but est de découvrir dans les termes les plus généraux ce à quoi ressemble vraiment le monde. Même le philosophe le plus attaché à l’observation empirique des faits sans a priori métaphysique, Hume, renard que l’on prend pour un hérisson, tient un point de vue philosophique sceptique doutant que l’esprit humain soit capable d’atteindre les profondeurs de l’univers et que l’effort pour ce faire en vaille la peine, ce qui l’amène à dénoncer la confusion entretenue entre les limites de notre imagination et les frontières de la réalité, comme si la nature devait être aussi limitée dans ses opérations que notre esprit étroit l’est dans nos spéculations et comme si l’empirisme pouvait fournir une réponse à [660] chacune de nos questions « pourquoi ? ». « Retraduire l’homme dans les termes de la nature » ne signifie pas que la science empirique, à laquelle il est attaché contre les spéculations métaphysiques et le recours à quelque croyance religieuse mystérieuse, puisse faire autre chose que formuler ses questions dans un langage imparfait : hasarder qu’il peut y avoir des pouvoirs qui gouvernent la nature et l’univers est « insensé » et « inintelligible » mais cela ne peut que signifier, chez Hume, non pas que ces puissances n’existent pas mais seulement qu’elles sont incompréhensibles pour nous. En d’autres termes, nous ne pouvons décider que la réalité est constitutionnellement dépendante de notre compréhension ni que ce que nous ne pouvons comprendre n’existe pas [59] parce que nous ne pouvons nous élever au-dessus de l’humanité. « Faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux, ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux ni saisir que de ses prises », disait déjà Montaigne plus d’un siècle auparavant dans L’apologie de Raymond Sebond.

Quels que soient les débats de ceintures noires de la philosophie analytique défendant ou réfutant cette prétention de la philosophie à être un intrant nécessaire de toute connaissance par la discussion des concepts de causalité, nécessité et valeur [60], il demeure que nous ne pouvons nous débarrasser de ces trois concepts non plus que nier que la « réalité institutionnelle » elle-même acquiert une objectivité qui justifie l’effort pour l’étudier scientifiquement [61]. Mais nous devons admettre en même temps que cette connaissance qui « marche » ne peut être fondée, dans son principe sinon sa technique, que sur un pari philosophique. Sur ce point, je me séparerai peut-être de Pierre Favre dont j’approuve cependant le projet, mais ce projet de poursuite de la connaissance scientifique pure de toute philosophie me semble lui-même soutenu par une épistémologie qui, bien que « de la science », est elle-même un pari philosophique que j’approuve pour sa force « négative », le souci de ne laisser nulle philosophie imposer des limites internes à la recherche de la vérité scientifique, la question des limites externes invoquées au nom des conséquences pratiques des découvertes scientifiques étant une autre question relevant aussi de l’éthique et de la politique, comme en témoignent tous les débats sur la bioéthique et les OGM.

Comme « extrant », la philosophie est toujours relancée par les succès mêmes de la recherche scientifique [62]. Une variante de cette vision est proposée par P. Favre, que son rationalisme rend méfiant envers les philosophies, en baptisant cette nouvelle philosophie, nourrie par la science mais ne se confondant pas avec elle, « théorie de la praxis » [63]. La question qu’elle cherche à résoudre sans succès (mais c’est ce qui fait qu’elle est toujours relancée) réside dans la tentative de franchir le mur hérité de la formule commentée par Spinoza dans son Traité politique (2, 1) :

« Entre toutes les sciences, donc, qui ont une application, c’est la politique où la théorie passe le plus pour différer de la pratique, et il n’est pas d’hommes qu’on juge moins propres à gouverner l’État que les théoriciens, c’est-à-dire les philosophes. Pour les politiques, en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des pièges qu’à les diriger au mieux et on les juge habiles plutôt que sages. »

[661]

Spinoza cherche, en droit, à dépasser cette réalité de fait, ce qui en fait un de nos plus grands hérissons. Mais même les renards cherchent à infuser un peu de sagesse philosophique dans les comportements politiques et ils ne refusent pas le secours de la science dans tel ou tel domaine.

Naturellement, la philosophie politique et la science politique ne sont pas plus un certificat de bonne conduite politique que la philosophie morale n’est un certificat de bonne conduite morale. Et pourtant, ce n’est pas simplement par mode académique et coalition d’intérêts professionnels qu’il est impossible de prendre congé de ces efforts philosophiques. Certes, la philosophie porte sur la vérité tandis que la politique est affaire de pouvoir mais c’est, selon la formule de R. Goodin et H.-D. Klingemann, « l’usage sous contrainte du pouvoir social » [64], ce qui réintroduit la vérité factuelle, logique ou morale dans les contraintes possibles aux côtés de la menace, l’équilibre de la puissance, la rhétorique, la persuasion, le compromis et la négociation. Si le langage politique a ses propriétés, différentes de celles des langages scientifique, religieux, esthétique, moral, juridique et philosophique, les acteurs politiques ne peuvent cependant totalement échapper à un souci de « dire [ce qu’ils pensent être] le vrai et le juste » ou du moins de « faire comme si… ». Le fait que les machines politiques que nous observons dans le monde semblent avoir pour carburant les formes de mensonge les plus diverses (et plus ou moins totales et nocives, une partie de la classification des régimes a pour subtexte cet effort de distinction ordinale et parfois cardinale) et que nous y participions volentes nolentes ne fait que souligner, du fait même que nous les repérons pour constater notre impuissance provisoire, l’existence de cette contrainte. Même si l’on admet que celle-ci pèse plus sur les humbles acteurs que sur les puissants et que le grand problème de la politique est la combinaison d’un besoin de coexistence civile et de son contraire, le choc de différentes acceptions et applications du vrai et du juste, source des guerres les plus sanglantes, cela ne peut que défier davantage la philosophie politique dans sa quête de la compréhension de la recherche de la paix dans la justice et de la civilité dans le conflit. Peut-être la philosophie est-elle susceptible de nous aider à progresser en procédant à un nettoyage des concepts et en rappelant que la réduction scientiste ne saurait nous exonérer du devoir de [bien] juger des situations que leur globalité aux multiples facettes semble mettre à l’abri de toute enquête sérieuse [65].

L’abandon de ce devoir reviendrait à renoncer à tout effort d’éducation, qui va bien au-delà de « l’instruction » puisque celle-ci vise à transmettre des connaissances techniques et des raisonnement tenus pour acquis sans discussion, alors que celle-là vise à convaincre de vérités dont l’évidence doit faire l’objet d’une « expérience » et non être prouvée de l’extérieur par une « expérimentation ». Pourquoi pas après tout, puisque l’éducation ne serait qu’une forme de la détestée « reproduction » (encore une de ces fausses évidences qu’une sociologie tient pour parole d’Évangile, en démontrant « le biais pour le statu quo » indépendant de toute appréciation de mérites des institutions existantes qui serait inhérent à toute éducation civique [66]) ? Le fait documenté par les enquêtes empiriques que les jeunes Américains semblent ne pas comprendre ce qu’on leur demande en de nombreuses matières morales [67] est peut-être [662] l’effet d’une éducation insistant presque exclusivement sur la vertu de la tolérance et du libre choix individuel mais c’est surtout la manifestation d’une démission et d’un renoncement acceptant l’incapacité à leur faire comprendre comment juger ce qu’il est juste de faire, et ce n’est pas la seule production de milliers de pages de philosophie morale universitaire qui peuvent y changer quelque chose faute trop souvent pour cette philosophie morale d’affronter les expériences vécues au-delà des « expériences de pensée » (il y a cependant de remarquables exceptions, dont Michael Walzer et Michael Sandel). L’ennui est que cette démission modifierait les langages et les comportements pour nous mener vers des horizons dont nous n’avons même pas idée.

3/ En effet, et c’est peut-être le plus important quoique relevant purement de l’évidence factuelle, il est bien possible que la philosophie politique soit toujours relancée, aux côtés de l’histoire globale dans la tradition de Pirenne, Toynbee ou Paul Kennedy, histoire à laquelle elle s’adosse parfois, parce qu’elle manifeste le puissant désir existentiel, souligné par Burdeau, de se trouver un « lieu » dans le monde, sans égard pour aucune réduction sociologiste, perspectiviste ou relativiste, donc de « se situer dans un ensemble continu de conflits […] que nous avons hérité d’une longue histoire » [68]. Cette recherche d’un « lieu » évoque la visée « utopique », non pas sans le sens vulgarisé d’un lieu accessible dans le futur mais d’un « non-lieu » présent et à venir, un « horizon transcendantal » qui cependant témoigne de l’exigence toujours présente de ne jamais s’accommoder complètement des arrangements pratiques qui nous gouvernent. Sans s’étendre sur les développements de Cassirer, par exemple, la formule la plus concise est celle de Vaclav Havel dans un de ses premiers essais, « Politics and the Theatre » publié dans le Times Literary Supplement du 28 septembre 1967. Opposant la politique et le théâtre comme contradictoires (ce qui peut se discuter mais la question n’est pas là), il écrit :

« Il serait idéal qu’une harmonie entre les deux choses ne naisse pas des ordres que les politiciens armés de leurs pouvoirs imposeraient au théâtre mais que le théâtre armé de sa vérité la leur impose dans leur pratique quotidienne. Bien sûr, c’est une utopie qui ne peut jamais être réalisée. Et quand même, nous devons encore et toujours y travailler comme s’il était possible d’y réussir. »

Dans un monde académique dominé par le rationalisme libéral et séculier, dont on ne saurait oublier qu’il est limité à certaines régions et reste donc très minoritaire dans l’univers actuel, la philosophie et sa prééminence apparente sur la tradition et la religion nous rappellent la dimension morale générale de toute recherche humaine et de toute entreprise politique. Ici, G. Burdeau s’éloigne probablement pour toujours, lui qui aurait préféré réserver ce problème aux lumières de la seule science politique-I. Mais ce faisant, il nous aide à comprendre la résistance de celle-ci à l’emprise de la science politique-II.

En guise de conclusion

J’ai en effet poursuivi trois buts en prenant G. Burdeau pour prétexte de cet essai sur les « deux sciences politiques » : 1/ transmettre un peu du climat dans lequel une génération (la mienne), qui quitta le droit public pour la science politique, a tenté de s’orienter ; 2/ préciser une question que nous préférons souvent passer sous silence, nos relations avec la discipline d’origine de cette génération ; trop de praticiens de celle-ci font de leur mieux pour nous exclure des cursus de leurs enseignements cependant qu’une minorité s’intéresse de façon [663] critique à nos travaux (c’est aussi pour eux que j’écris) ; il convient donc une fois encore de clarifier une situation qui, comme bien des situations humaines, obéit à la règle du « vague nécessaire à la coexistence » ; 3/ surtout, évaluer à frais nouveaux ce qui nous sépare de, mais aussi nous relie à la génération de la science politique de G. Burdeau, ce qui nous permet de mieux définir ce que j’ai appelé « les deux sciences politiques ». Car ces problèmes ne concernent pas que la génération vieillissante ou disparue d’où est issue la science politique actuelle : bien des « jeunes » s’y trouvent confrontés ­ peut-on travailler sur les centres de rétention administrative sans avoir quelque connaissance non seulement du droit positif mais aussi de la façon dont il fonctionne ? Inversement, peut-on travailler sur « la politique de l’activité judiciaire » sans avoir une connaissance du fonctionnement de la politique ?

Trois choses nous restent donc du legs de G. Burdeau.

1/ D’abord que la science politique-I ne peut pas entièrement disparaître, du fait du désir déjà signalé de faire face à l’instabilité et l’insécurité qui caractérisent peu ou prou le monde social au même titre que « les certitudes » qu’il nous procure, et qu’elle doit le faire non pas seulement par la connaissance produite par la science contemporaine qui aide à mieux comprendre les mécanismes empiriques rendant compte de nos choix et de leurs conséquences mais aussi par quelque vision générale combinant jugements existentiels, cognitifs et évaluatifs. Que ces visions soient « cycliques », « fatalistes », « progressistes », « catastrophistes » ou vulgairement sceptiques ne suffit pas à en faire disparaître la pertinence mais seulement à nous mettre en garde contre leurs failles et leurs corruptions totalisantes (c’est le mérite du « faillibilisme » des renards de nous le rappeler) et aussi contre leurs prétentions à se transformer en prédictions tenues pour certaines de l’avenir alors qu’elles restent de simples conjectures et « modèles » d’intelligibilité. À cet égard, les résultats produits par G. Burdeau ne paraissent plus très visibles, mais sa visée, sous ces conditions très strictes qu’il n’a pas toujours respectées, reste valable malgré son mépris pour la philosophie.

2/ Ensuite que si la science politique contemporaine tend mécaniquement à tenter d’expliquer « le haut » (les jeux des élites et les « sommets de l’État ») par le « bas » (les « profondeurs » des structures, pratiques et croyances sociales ; ici est son affinité profonde avec la théorie démocratique qui fait le même travail en termes de modélisation et de justification), cela n’emporte pas pour conséquence l’indifférence envers tout ce qui se passe « en haut », car au terme d’une réversion, le « haut » peut aussi influencer et expliquer le « bas ».

3/ Enfin que la science et l’art juridiques proprement conçus peuvent apporter une contribution importante à une science et surtout une sociologie politiques un peu plus autoréflexives, en permettant de ne pas vider la vie publique de ses formes de discussion propres dont l’argumentation juridique, tout comme l’argumentation morale, n’est qu’une partie mais non négligeable. Sans pour autant exiger des politistes qu’ils passent tous une bonne maîtrise de droit, il peut être souhaité que quelques-uns le fassent et surtout qu’ils n’ignorent pas le droit ni ceux qui l’étudient en tant que réalité politique. Pour citer une dernière fois un grand juriste contemporain, l’empire du droit est une « attitude interprétative et autoréflexive touchant la politique au sens le plus large » ; en s’étudiant elle-même pratiquement, la nature juridique se transforme et fait évoluer le social [69]. Je ne sais si G. Burdeau aurait approuvé ces propos d’un de ces « Anglo-Saxons » qu’il ignora souvent, mais que l’on puisse les évoquer à son propos nous dit encore quelque chose sur lui.

[664]

Professeur émérite de science politique à l’Institut d’études politiques de Paris, Jean Leca est ancien président de l’Association française et de l’Association internationale de science politique. Longtemps conseiller scientifique de la revue Maghreb-Machrek. Monde arabe et membre du Joint Committee on the Middle East and North Africa du Social Science Research Council, il a aussi dirigé (avec Madeleine Grawitz) le Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, 4 volumes, et s’est plus récemment tourné vers la mise en perspective des études européennes : « The Empire Strikes Back ! An Uncanny View of the European Union », Government and Opposition, 44 (3), 2009, p. 285-320, et 45 (2), 2010, p. 208-290 ; et de la philosophie politique dans la science politique : Pour(quoi) la philosophie politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2001 ; « Philosophy in Political Science. Sixty Years On », International Political Science Review, 31 (5), 2010, p. 525-538, et 32 (1), 2011, p. 95-113 (Sciences Po Paris, 28 rue des Saints-Pères, 75007 Paris).

[664]

Résumé

Français

La relecture de Georges Burdeau permet de reconsidérer la science politique actuelle. L’auteur s’interroge sur les raisons avancées pour expliquer l’oubli de cette vision « juridiste ». Il ne pense pas que l’ascension de la sociologie politique en soit l’explication, car celle-ci est plus diverse que la vision « sociologiste » présentée à tort comme dominante. En réalité, Burdeau est le représentant d’une « science politique-I » produisant une vision totale de la Réalité politique pure de « préjugés philosophiques », vision aujourd’hui contestée par une « science politique-II » qui cherche à mettre à jour des mécanismes précis, y compris les mécanismes juridiques, ce qui conduit à la réincorporation de la philosophie dans la science politique.



[1] À propos de Georges Burdeau, Écrits de droit constitutionnel et de science politique, textes réunis et préfacés par Jean-Marie Denquin, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2011 (Les introuvables), 674 p.

[2] Georges Burdeau (1905-1988), professeur aux facultés de droit de Rennes, Dijon puis Paris, est l’auteur du multi-volume Traité de science politique (Paris, LGDJ, 1951-1977) dont certaines parties ont donné lieu à des ouvrages fréquemment réédités, tel L’État (Paris, PUF, 1970, dernière éd. : 2009, avec une préface de Philippe Braud). Il publia d’abord beaucoup en théorie du droit jusqu’en 1945 dans la Revue du droit public et les Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique puis en science politique dans la présente Revue entre 1951 et 1970. Attentif aux États-Unis mais hostile à la science politique «behaviouriste», il y fut pratiquement inconnu, sa notoriété s’étendant plutôt à l’Amérique latine, l’Europe du Sud et, partiellement, à l’Allemagne. Le Traité est encore fréquemment cité par les membres des départements de droit public des facultés de droit.

[3] En ce sens, cet article se situe dans le prolongement des débats ouverts par les articles de Bruno Latour, Pierre Favre, Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié, pour s’en tenir aux seules publications de cette Revue, et publiés récemment dans sa nouvelle rubrique Controverses. Voir aussi Jean Leca, «L’État entre politics, policies et polity, ou “Peut-on sortir du triangle des Bermudes ?”», Gouvernement et action publique, 1 (1), 2012, p. 59-82. J’ai donné ailleurs quelques éléments d’une modeste mise en perspective historique de G. Burdeau ainsi que développé davantage l’appareil de notes et les débats de théorie du droit auxquels il prit part et leur pertinence actuelle, y compris en sociologie du droit. Voir Jean Leca, «Faut-il revisiter Georges Burdeau ? Retour sur une conception (“dépassée” ?) de la science politique d’un “constitutionnaliste” déçu et nostalgique», Jus politicum, 7, 2012, <http://www.juspoliticum.com/Faut-il-revisiter-Georges-Burdeau-html>.

[4] Olivier Jouanjan, «Histoire de la science du droit constitutionnel», dans Dominique Chagnollaud, Michel Troper (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2012, p. 69-111.

[5] Clifford Geertz, «Réflexions sur les symboliques du pouvoir», dans Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, p. 178.

[6] Georges Burdeau, La politique au pays des merveilles, Paris, PUF, 1982.

[7] Jean-Marie Denquin, Introduction à la science politique, Paris, Hachette, 2007.

[8] Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil/Raisons d’Agir, 2012. Je précise que ma présentation ne peut être ici que très résumée et devoir autant aux épigones qui citent Bourdieu à tout bout de champ qu’au maître lui-même, dont les textes, bien que se présentant sous la forme d’un corpus unique et cohérent, recèlent parfois, en plus des nuances dues à l’évolution d’une pensée sur plus de quarante ans, quelques contradictions ou du moins se prêtent à interprétations contraires.

[9] Nous ne pouvons nous étendre ici sur les rapports de Pierre Bourdieu avec Norbert Elias qu’il admirait beaucoup. Si point commun il y a, il tiendrait dans la fascination (apparemment assez tardive chez Bourdieu), suivant la tradition d’Héraclite contre Parménide, pour le changement constant et ubiquitaire des objets d’étude, l’attention aux grands processus de l’histoire longue et donc à l’histoire de myriades d’actions humaines échappant à la causalité et cristallisées dans des groupes et pratiques exemplaires. Mais Bourdieu, en se détachant du structuralisme de Lévi-Strauss, en a conservé l’un de ses cœurs, le mépris pour les acteurs hérité de Comte et Durkheim, mais en en prenant, oserons-nous dire, le «revers», c’est-à-dire la croyance dans la possibilité d’un progrès dans l’histoire et la mise à jour dans le contemporain de quelque chose qui a été fabriqué par l’histoire mais aussi constitue aujourd’hui des structures qu’il convient de «déconstruire» ou de «déstructurer» par une science qui serait aussi la scène d’un combat politique volontaire porté sur un autre terrain que celui du champ politique légitime (c’est-à-dire découpé par les dominants), une préoccupation de «sociodicée» comme l’a nommée Jon Elster («pourquoi une société qui devrait être bonne et juste est-elle mauvaise et injuste ?»), qu’Elias ne semble jamais avoir eue, pas plus d’ailleurs que celle d’un progrès irréversible du «processus de civilisation».

[10] Eric Schwitgebel, «Do Ethicists Steal More Books ?», Philosophical Psychology, 22, 2009, p. 711-725.

[11] Alvin Goldman, Knowledge in a Social World, Oxford, Clarendon Press, 1999. Sur les rapports entre idées, institutions et intérêts (les «Trois I» popularisés en France par Yves Surel et Bruno Palier), voir l’article classique de Peter Hall, «The Role of Interests, Institutions, and Ideas in the Comparative Poltical Economy of Industrialized Nations», dans Mark I. Lichbach, Alan S. Zuckerman (eds), Comparative Politics. Rationality, Culture, and Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 174-207.

[12] Ian Hacking, The Social Construction of What ?, Cambridge, Harvard University Press, 2000.

[13] Bernard Lacroix, «Ordre politique et ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique», dans Madeleine Grawitz, Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, vol. 1, p. 489-598.

[14] Voir l’introduction classique d’Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 2007 (1re éd. : 1997).

[15] Dans une très grosse littérature qu’on peut faire remonter au 20e siècle aux travaux d’Herbert Tingstein et de Maurice Duverger, puis de Seymour M. Lipset et Stein Rokkan, on mentionnera le classique de Peter Hall, David Soskice (eds), Varieties of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press, 2001. Pour une vue d’ensemble : John Campbell, Ove K. Pedersen et al. (eds), The Oxford Handbook of Comparative Institutional Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2010.

[16] Raymond Boudon, Logique du social, Paris, Hachette, 1975 ; La place du désordre, Paris, PUF, 1984 ; Bruno Latour, Reassembling the Social, Oxford, Oxford University Press, 2005. Notons cependant que des sociologies plus fines critiquent les «fresques macro-sociales» supposées par certains de leurs praticiens «à l’arrière-plan de leur objet de recherche» : on en évoque la présence comme des évidences, des «boîtes noires» dont on ne fait jamais… la sociologie. Voir Frédéric Sawicki, Johanna Siméant, «Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français», Sociologie du travail, 51 (1), 2009, p. 97-125, dont p. 118.

[17] Voir Martine Court, Corps de filles, corps de garçons. Une construction sociale, Paris, La Dispute, 2010.

[18] Il faut ici encore et toujours renvoyer au recueil de Shmuel N. Eisenstadt (ed.), Political Sociology, New York, Basic Books, 1970, et aux vieux articles, aujourd’hui à peine datés, de Reinhard Bendix, Seymour M. Lipset, «The Field of Political Sociology», dans Lewis A. Coser (ed.), Political Sociology, New York, Harper, 1966, p. 9-47, et de Giovanni Sartori, «From the Sociology of Politics to Political Sociology», dans Seymour M. Lipset (ed.), Politics and the Social Sciences, New York, Oxford University Press, 1969, p. 65-100 ; ce dernier écrit non pas contre Pierre Bourdieu, alors inconnu, mais contre les sociologues empiristes américains représentés par Party and Society de Robert Alford (qui changea beaucoup depuis). Pour se convaincre du point où la sociologie politique est aujourd’hui arrivée tout en restant «sociologie» (et j’ajouterai, «psychologie»), voir Nonna Mayer, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin, 2010. Voir aussi Dominique Colas, Sociologie politique, Paris, PUF, 2006 (Quadrige Manuels). Pour une vision générale de la science politique d’aujourd’hui, voir Yves Schemeil, Introduction à la science politique. Objets, méthodes, résultats, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2e éd., 2012. En anglais, on citera les volumes publiés sous la direction générale de Robert Goodin, The Oxford Handbook of Political Science, Oxford, Oxford University Press, 11 vol., 2005-2011, et Bertrand Badie, Dirk Berg-Strosser, Leonardo Morlino (eds), The International Encyclopedia of Political Science, New York, Sage/IPSA, 8 vol., 2011.

[19] Jean Leca, «La théorie politique», dans M. Grawitz, J. Leca (dir.), Traité de science politique, op. cit., p. 152-153. En vérité, Pierre Bourdieu était aussi visé mais celui-ci évolua en plusieurs directions différentes, liquidation impitoyable de toute science politique et reconnaissance de l’espace ouvert par l’action politique, ce qui m’a toujours semblé contradictoire.

[20] Au côté des travaux de Pierre Lascoumes, on recommandera l’excellent Baudouin Dupret, Droit et sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2006, qui couvre de façon remarquablement concise un champ très vaste, et récemment Jacques Commaille, Patrice Duran (dir.), «Pour une sociologie politique du droit», Année sociologique, 1 et 2, 2009, par exemple Liora Israel, «Résister par le droit ? Avocats et magistrats dans la Résistance (1940-1944)», notamment p. 151. ; voir aussi de la même auteure, L’arme du droit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. Pour aller plus loin, voir Olivier Corten, «Éléments d’une définition pour une sociologie politique du droit», Droit et société, 39, 1998, p. 347-370. Faute de place, on ne peut ici que mentionner la sociologie de Jean Carbonnier.

[21] Cette interprétation apparemment évidente de L. Duguit n’est peut-être pas aussi robuste qu’elle le paraît : selon Olivier Beaud, «le juriste de doctrine n’est pas seulement un traducteur, simple scribe d’une sorte de loi sociale, mais […] il est aussi un interprète qui va proposer la meilleure interprétation possible» (Olivier Beaud, «Duguit, l’État et la reconstruction du droit constitutionnel français», dans Fabrice Melleray (éd.), Autour de Léon Duguit, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 29-55, dont p. 49).

[22] Ronald Dworkin, Law’s Empire, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1986, p. 110-111. «Circonstances exceptionnelles» ne renvoie pas ici à «l’exception» de Carl Schmitt mais plus simplement aux situations où la coercition est employée contre des conduites illégales.

[23] Ian Hunter, Rival Enlightenments, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; James Tully, «Diverse Enlightenments», Economy and Society, 32 (3), 2003, p. 485-504.

[24] Felix Oppenheim, Political Concepts. A Reconstruction, Oxford, Blackwell, 1979, p. 201-202.

[25] Leo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, p. 20.

[26] F. Oppenheim, Political Concepts…, op. cit., p. 198-199 ; Hilary Putnam, The Collapse of the Fact/Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge, Harvard University Press, 2002. On notera que le problème est différent du problème conventionnellement appelé «wébérien» posant que les jugements de valeur «ultimes» ne peuvent être dérivés logiquement d’un jugement «scientifique» de fait (Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 401-462), point qui fait toujours l’objet de débats aujourd’hui.

[27] Pierre Favre, «La question de l’objet de la science politique a-t-elle un sens ?», dans Mélanges dédiés à Robert Pelloux, Lyon, L’Hermès, 1980, p. 123-142, reproduit dans Pierre Favre, Olivier Fillieule, Fabien Jobard (dir.), L’atelier du politiste. Théories, actions, représentations, Paris, La Découverte/PACTE, 2007, p. 17-33.

[28] Jon Elster, Alexis de Tocqueville. The First Social Scientist, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. Voir ma lecture critique «Comment parler utilement des “fondateurs” ? Éloge de la sociologie analytique», Revue française de science politique, 61 (3), juin 2010, p. 536-542.

[29] J’aime beaucoup cette formule de John Gunnell (Political Theory. Tradition and Interpretation, Cambridge, Winthrop, 1979, p. 145) sans partager le sentiment critique qui l’accompagne car l’illusion «bien fondée» d’un temps politique immobile, donc prévisible, fait souvent partie par nécessité méthodologique («l’arrêt sur image») du monde de la connaissance savante qui doit en mesurer les limites, mais est surtout l’une des propriétés de la politique pratique qui est recherche, dans l’histoire dont elle reconnaît l’omniprésence, de stable sécurité au moins autant que de mouvement nécessaire et risqué. Évidemment, cela porte au conservatisme (à distinguer cependant du traditionalisme et «l’autorité de l’éternel hier») dont Michael Oakeshott fut le plus illustre théoricien au 20e siècle (si le conservatisme accepte d’être qualifié de «théorie»).

[30] Steven Shapin, Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985 (reédition : 2011).

[31] Stanley Hoffmann, «Paradoxes de la communauté politique française», dans S. Hoffmann, et al., À la recherche de la France, Paris, Seuil, 1963, p. 19-46.

[32] J’emploie ici «modèle» dans un sens moins restreint et plus normatif que dans le cadre d’analyse développé depuis trente ans par Vincent et Elinor Ostrom sous le nom d’«analyse institutionnelle et développement» (IAD). Pour eux, le «modèle» «spécifie les relations fonctionnelles entre plusieurs variables et indicateurs dont on fait l’hypothèse qu’elles opèrent dans un ensemble bien défini de conditions». Il est l’étage le plus bas d’un ensemble d’outils analytiques comprenant aussi le «cadre» (framework) qui «identifie, catégorise et organise les facteurs jugés les plus pertinents pour comprendre un phénomène» et la «théorie» qui «pose des relations causales générales parmi des sous-ensembles de variables ou de catégories de facteurs et distingue des types de facteurs comme spécialement importants d’autres moins essentiels pour l’explication» (Michael D. McGinnis, «An Introduction to IAD and the Language of the Ostrom Workshop : A Simple Guide to a Complex Framework», The Policy Studies Journal, 39 (1), 2011, p. 163-177, dont p. 170). L’aspect normatif apparaît dans la «théorie politique» qui surplombe la triade cadre-théorie-modèle.

[33] Joseph Barthélémy, Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2004 (1re éd. : 1926). J. Barthélémy (1874-1945), professeur à la faculté de droit de Paris et à l’École libre des sciences politiques, devait être garde des Sceaux dans le premier gouvernement de Vichy où il se résigna à accepter, entre autres, la mise en place de l’infâme «section spéciale» exigée par le ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu.

[34] Voir le bilan remarquablement complet de Keith Whittington, «Constitutionalism», dans Keith E. Whittington, Daniel Kelemen, Gregory Caldeira (eds), The Oxford Handbook of Law and Politics, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 281-299.

[35] Julien Freund, «Introduction» à M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 107.

[36] Sur l’impossibilité logique de la prévision généralisée même quand on adopte une position rigoureusement déterministe, voir Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

[37] Comme exemple très récent, on citera le livre excitant et plein d’illustrations empiriques du directeur du Programme sur les désordres des humeurs (Mood Disorders) au Centre médical de Tufts University, Nassir Ghaemi, A First Rate Madness. Uncovering the Links Between Leadership and Mental Illness, New York, Penguin, 2011.

[38] Bernard d’Espagnat, Implications philosophiques de la science contemporaine. Complexité et conscience, Paris, PUF, 2002 ; Implications philosophiques de la science contemporaine. Complexité, vie, conscience, Paris, PUF, 2003. Contra, David Deutsch, The Beginning of Infinity. Explanations That Transform the World, Londres, Allen Lane, 2011. Reste qu’il n’est plus possible d’ignorer aujourd’hui la formule d’Heisenberg qui condamne la vue totalisante de la loi de causalité quand celle-ci «pose que si nous connaissons le présent, nous pouvons prédire le futur».

[39] Y. Schemeil, Introduction à la science politique, op. cit. ; voir aussi David Laitin, «The Political Science Discipline», dans Edward D. Mansfield, Richard Sisson (eds), The Evolution of Political Knowledge. Theory and Empiry in American Politics, Columbus, Ohio State University Press, 2004, p. 11-40, et les énormes Handbooks et Encyclopedia déjà cités (note 3, p. 644), ainsi que dans l’importante collection d’initiation «Political Analysis» dirigée par B. Guy Peters, Jon Pierre et Gerry Stoker chez Palgrave Macmillan.

[40] Robert Goodin, Charles Tilly (eds), The Oxford Handbook of Contextual Political Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2006. Je ne peux m’étendre ici sur les subtilités des distinctions entre explication causale, explication intentionnaliste et explication fonctionnaliste, ainsi que sur les débats autour de la formule de Weber selon qui «l’explication compréhensive» est d’abord une «hypothèse causale particulièrement évidente» (Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971) qui «demande toujours à être contrôlée autant que possible par les autres méthodes ordinaires de l’imputation causale avant qu’une interprétation aussi évidente soit-elle ne devienne une “explication compréhensible” valable» (M. Weber, Essais sur la théorie de la science, op. cit., p. 327-328). Je me permets de renvoyer, en dépit de son âge, à mon chapitre «La théorie politique» du Traité de science politique, op. cit., notamment p. 105-110 et p. 118-130.

[41] Charles Ragin, Fuzzy Set Social Science, Chicago, The University of Chicago Press, 2000.

[42] Lisa Wedeen, «Reflections on Ethnographic Work in Political Science», Annual Review of political Science, 13, 2010, p. 255-272.

[43] Sur la première, se reporter aux références fournies dans ma lecture de J. Elster, citée supra, auxquelles il convient d’ajouter un auteur qui n’est pas ordinairement associé à ce mouvement : François Chazel, La sociologie analytique de Talcott Parsons, Paris, Presses Université Paris-Sorbonne, 2011 (1re éd. : 1974). Sur le risque des grandes entreprises dépendant de sources historiques, dont on fait des causalités sociologiques gratuites, voir John Goldthorpe, On Sociology. Numbers and Narratives and the Integration of Research and Theory, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 13-19 et p. 36-44. Sur le second, voir Rudra Sil, Peter Katzenstein, Beyond Paradigms. Analytic Eclecticism in the Study of World Politics, New York, Palgrave Macmillan, 2010 ; Thomas Walker, «The Perils of Paradigm Mentality : Revisiting Kuhn, Lakatos, and Popper», Perspectives on Politics, 8 (2), 2010, p. 433-451.

[44] Voir dans cette même rubrique «Controverses» l’article récent de Philippe Corcuff, «Analyse politique, histoire et pluralisation des modèles d’historicité. Éléments d’épistémologie réflexive», Revue française de science politique, 61 (6), décembre 2011, p. 1125-1143.

[45] Parmi les auteurs qui ont pu s’y essayer non sans succès en pratiquant ce que Pierre Favre nomme «la vigilance épistémologique» pour éviter de tomber dans le piège d’idéologies inavouées et donc incontrôlées, je me bornerai à citer quelques exemples anglophones : Wolfgang Streeck, Re-forming Capitalism : Institutional Change in the German Political Economy, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Dani Rodrick, The Globalization Paradox. Why Global Markets, States, and Democracy Can’t Coexist, Oxford, Oxford University Press, 2011. On sera plus circonspect face aux tentatives de réinterpréter l’histoire mondiale à l’aide d’un modèle unique : Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux. Un cadre conceptuel pour interpréter l’histoire de l’humanité, Paris, Gallimard, 2010 ; Daron Acemoglu, James Robinson, Why Nations Fall. The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, New York, Crown, 2012.

[46] Joseph S. Nye, The Power to Lead, Cambridge, Harvard University Press, 2008 ; et The Feature of Power, New York, Public Affairs, 2011.

[47] Maurice Merleau-Ponty, «La philosophie et la sociologie», dans Éloge de la philosophie et autres essais (1953-1960), Paris, Gallimard, 1983, p. 112-144. Qu’on me permette de renvoyer ici à Jean Leca, «Political Philosophy in Political Science : Sixty Years On», International Political Science Review, 31 (5), 2010, p. 525-538, et 32 (1), 2011, p. 107-118, dont une version réduite se trouve dans mon entrée «Political Philosophy», dans B. Badie, D. Berg-Strosser, L. Morlino (eds), The International Encyclopedia of Political Science, op. cit., vol. 8, à comparer avec celle de Takeshi Inoguchi, «Political Theory», ibid. Pour quelques débats récents : Avner de Shalit, «Political Philosophy and Empirical Political Science, From Foes to Friends ?», European Political Science, 8 (1), 2009, p. 37-49 ; Richard North (ed.), «Realism and Political Theory», European Journal of Political Theory, 9 (4), 2010.

[48] Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1959.

[49] Gilles-Gaston Granger, Pour la connaissance philosophique, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 170.

[50] Randall Collins, The Sociology of Philosophies. A Global Theory of Intellectual Change, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 1998 ; Frédéric Cossutta, «Pour une analyse du discours philosophique», Langages, 119, septembre 1995 ; et «Philosophy as Self Constituting Discourse. The Case of Dialogue», Philosophy and Rhetoric, 39 (3), 2006, p. 181-207.

[51] Glen Newey, «Two Dogmas of Liberalism», European Journal of Political Theory, 9 (4), 2010, p. 449-465. À cet égard, je ne connais pas de meilleure introduction à ce type de philosophie que le recueil de Michael Walzer, Thinking Politically. Essays in Political Theory, New Haven, Yale University Press, 2007 (livre important dont Gil Delannoi a rendu compte dans cette revue en 2010)… sinon peut-être la tradition des «fables» en commençant par celles d’Esope, versifiées par Socrate et lues par Platon et Hérodote, version «populaire» du pluralisme philosophique (Leslie Burke, Aesopic Conversations. Popular Tradition, Cultural Dialogue and the Invention of Greek Prose, Princeton, Princeton University Press, 2011), et celle de la tragédie qui en est la version «savante» (J. Peter Euben, Greek Political Tragedy and Political Theory, Berkeley, University of California Press, 1986).

[52] Arthur Melzer, «What is an Intellectual ?», dans Arthur M. Melzer, Jerry Weinberger, Richard M. Zinman (eds), The Public Intellectual. Between Philosophy and Politics, Lanham, Rowman & Littlefield, 2003, p. 3-14.

[53] Bikhu Parekh, «The Nature of Political Philosophy», dans Preston King, Bikhu Parekh (eds), Politics and Experience, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 153-207 ; Philip Pettit, «Why and How Political Philosophy Matters», dans R. Goodin, C. Tilly (eds), The Oxford Handbook of Contextual Political Analysis, op. cit., p. 35-57.

[54] Eric Voegelin, The New Science of Politics, Chicago, The University of Chicago Press, 1952 (trad. fr. : Paris, Vrin, 2004) ; Herbert Storing (ed.), Essays on the Scientific Study of Politics, New York, Rinehart & Winston, 1962 ; Jürgen Habermas, La technique et la science comme «idéologie», Paris, Gallimard, 1973 ; Thomas McCarthy, Ideals and Illusions. On Reconstruction and Deconstruction in Contemporary Critical Theory, Cambridge, MIT Press, 1991.

[55] Les grands «renards», à qui va toute ma sympathie, sont représentés entre autres par Isaïah Berlin et Bernard Williams : voir Isaïah Berlin, «Two Concepts of Liberty» (1958), repris dans Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press, 1979, et, de façon générale, l’ensemble de son œuvre (pour une étude historique et philosophique des différentes façons de concevoir pratiquement la liberté, cf. Philippe Raynaud, Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France, Paris, PUF, 2009) ; Bernard Williams, Philosophy as a Humanistic Discipline, Princeton, Princeton University Press, 2006. Ce pluralisme des valeurs ne revient pas à endosser le relativisme car, comme I. Berlin l’a maintes fois exposé, il ne résulte pas d’abord d’un choix philosophique abstrait mais d’une réalité empirique (voir aussi, pour une défense de «l’universalisme réitératif», c’est-à-dire ne pouvant que se manifester sous des formes différentes, M. Walzer, Thinking Politically…, op. cit., chap. 12).

[56] Ulrich Beck, Democracy without Enemies, Cambridge, Polity, 1998 ; World Risk Society, Cambridge, Polity, 2000 ; Ulrich Beck, Edgar Grande, Cosmopolitan Europe, Cambridge, Polity, 1998 ; Ulrich Beck, Edgar Grande (eds), «Varieties of Second Modernity. Extra-European and European Experiences», British Journal of Sociology, 61 (3), 2010.

[57] D. Laitin, «The Political Science Discipline», cité.

[58] Moritz Schlick, Théorie générale de la connaissance, Paris, Gallimard, 2010. Voir aussi Philippe Corcuff, «Présupposés anthropologiques, réflexivité sociologique et pluralisme théorique dans les sciences sociales», Raisons politiques, 3, 2011, p. 193-210.

[59] P. J. E. Kail, Projection and Realism in Hume’s Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2007.

[60] Barry Stroud, Engagement and Metaphysical Dissatisfaction, Oxford, Oxford University Press, 2010.

[61] John Searle, The Construction of Social Reality, Londres, Penguin, 1995 ; Making the Social World. The Structure of Human Civilization, Oxford, Oxford University Press, 2010.

[62] R. Collins, The Sociology of Philosophies…, op. cit.

[63] P. Favre, Comprendre le monde…, op. cit.

[64] Robert Goodin, Hans-Dieter Kingemann, «Introduction», dans A New Handbook of Political Science, Oxford, Oxford University Press, 1996, souligné par moi.

[65] Voir la très remarquable «postface» de Paul Zawadski à Erwan Sommerer, Jean Zaganiaris (coord.), L’obscurantisme. Formes anciennes et nouvelles d’une notion controversée, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 251-279.

[66] Ian MacMullen, «On Status Quo Bias in Civic Education», Journal of Politics, 73 (3), 2011, p. 872-886.

[67] Christian Smith, Karl Christoffersen et al., Lost in Transition. The Dark Side of Emerging Adulthood, New York, Oxford University Press, 2011.

[68] Alasdair Mac Intyre, Edith Stein. A Philosophical Prologue. 1913-1922, Lanham, Rowman & Littlefield, 2005.

[69] R. Dworkin, Law’s Empire, op. cit., p. 78-85, p. 266-275 et p. 410-412.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 10 juin 2018 15:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref