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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'Algérie politique. Institutions et régime. (1975)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Leca et Jean-Claude Vatin, L'Algérie politique. Institutions et régime. Paris : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975, 501 pp. Collection: Cahiers de la fondation nationale des sciences politiques, no 197. Une édition numérique réalisée par Roger Gravel, bénévole, Québec. [M. Jean Leca nous a accordé le 4 avril 2018 son autorisation de diffuser la presque totalité de ses publications, y compris ce Traité de science politique.]

[1]

L’Algérie politique.
Institutions et régime

INTRODUCTION

« Ce que nous savons le moins, c’est le commencement ». Comment « a commencé » le système politique algérien ? Nous posons ici le problème de l’éclosion et de l’établissement d’un système politique dans une société donnée. Comment se sont implantés et développés l’ensemble des normes, mécanismes et institutions attribuant l’autorité et désignant les leaders, réglant les conflits et définissant les principes d’allocations de ressources aux différents secteurs de la société ? Nous considérons ici le système politique comme un système de régulation sociale imposant aux groupes conflictuels un minimum de règles et leur attribuant les ressources nécessaires pour maintenir la cohésion de l’ensemble social ; « cohésion » ne signifie nullement « disparition des conflits » : c’est précisément parce que les conflits ne peuvent pas disparaître et que cependant ils ne peuvent pas être constamment réglés par des rapports de forces purs et simples que le système politique apparaît. Il naît du fait qu’une société a besoin de vivre avec ses conflits en imposant à leur déroulement une limitation tirée de la nécessité d’assurer la cohésion sociale [1]. Nous ne prétendons bien entendu nullement qu’un système politique règle les conflits au nom d’un « intérêt général » objectivement défini. Il n’y a d’intérêt général qu’« idéologique », c’est-à-dire défini par les détenteurs du pouvoir qui parviennent à le faire accepter par les gouvernés. C’est pourquoi la légitimité d’un régime est toujours relative. Pas davantage nous ne soutenons que le système politique règle tous les conflits politiques : cette vision excessivement fonctionnaliste méconnaît qu’un système peut avoir des ratés de fonctionnement qui ne sont pas seulement le résultat de « dysfonctions » mais d’une impuissance fondamentale, et que cependant il peut continuer à « fonctionner ». Enfin nous ne présumons pas qu’un système politique se réduit à un corps cohérent d’institutions imposant leurs [2] règles de fonctionnement à la société ou à un agencement de fonctions idéales exécutées par des structures « multifonctionnelles ».

Nous ne considérons pas cependant le système politique comme le seul résultat de rapports de forces. D’ailleurs un « rapport de forces » en soi n’existe pas : il faut le qualifier, rapporter ces forces à des groupes et des structures, c’est-à-dire donner un minimum de cohérence à cet affrontement, ce qui implique la reconstitution d’un système politique au moins inchoatif. De même, l’analyse d’un système politique comme « fragmenté » ou « syncrétique » [2] renvoie toujours à une conception implicite au terme de laquelle le système a vocation à polariser les principales valeurs et institutions de la société [3]. Comment s’opère cette polarisation ? Comment peut-elle être rapportée aux principaux clivages sociaux dont elle est un produit mais qu’elle contribue aussi à définir et sélectionner [4] ? Quelle est la fonction des institutions officielles et quel enseignement peut-on tirer de leur non-fonctionnement ? Telles sont les questions que nous posons.

Nous nous proposons d’étudier davantage le système politique que la société algérienne, ou du moins de regarder leurs relations réciproques à partir de l’examen du système politique. Bien entendu, la formule exige des nuances à moins d’être franchement ridicule. Toute étude de « construction nationale » concerne à la fois l’entrée de nouveaux groupes sociaux dans le champ politique et l’émergence d’un nouveau système politique susceptible pendant un temps de contrôler ces groupes en représentant les uns et réprimant les autres. Elle ne peut donc que faire la place la plus large à la « société » et réserver à « l’État » une place résiduelle [5]. Le premier ouvrage, consacré à l’histoire de l’Algérie, s’attachait à mettre en relief, dans ses lignes de force complexes et contrastées, l’émergence de la société [3] colonisée à la politique nationale, et à décrire les acteurs sociaux qui ont permis la mobilisation politique des plus larges masses.

L’approche, toutefois, n’était ni reconstitutive ni descriptive. Elle dépendait d’une relecture des données rassemblées et interprétées par les historiens coloniaux. Non pour fixer les responsabilités, relever erreurs et partis pris, dresser tribunaux et gibets, arbitrer entre procès ou jugements. Le but ne consistait pas à aider le passé à resurgir, mais à suivre la société colonisée dans ses rapports avec la société coloniale, à repérer les changements survenus en un siècle et quart au sein de la collectivité politique algérienne : la découverte liée au processus de conquête, l’effacement auquel la condamna l’entreprise de domination et la renaissance qu’entraîna indirectement le système d’exploitation. Suivre la trace des formes et étapes d’une reconstruction politique et en situer les directions et limites nous permettra ensuite de considérer la société indépendante, où les relations s’établissent dans un espace politique proprement algérien.

Si le second et présent ouvrage se tourne vers le système politique entendu stricto sensu, c’est pour deux raisons principales : 1. Le refus relatif des « illusions de l’inputism » [6] qui risqueraient d’introduire dans l’étude d’une société politique tout ce qui est « potentiellement » politique (et tout est potentiellement politique, dès lors pourquoi étudier par exemple la « situation de la femme » et pas celle des pères de famille, les habitudes d’enseignement et pas les habitudes alimentaires) ; 2. L’observation que dans la période postcoloniale, où les clivages sociaux sont mal repérés et leur politisation très diversifiée, les règles du jeu politique ou administratif que les élites de l’État imposent avec une liberté relative, peuvent fournir des cadres institutionnels ou idéologiques aux clivages sociaux qui émergent. Même si le parti ne fonctionne pas, il n’est pas indifférent qu’il ait été présenté et organisé d’« une certaine manière » ; même si l’Assemblée nationale n’a eu qu’une vie éphémère, elle a jeté une lumière certaine sur les conflits auxquels elle a servi de cadre, et que dire de l’organisation des collectivités locales ou de la production de l’idéologie officielle ! C’est pourquoi, plutôt que d’examiner la « fabrication sociale » de la politique, nous tendons à étudier le fonctionnement de celle-ci et à le relier à la société en n’excluant pas complètement l’hypothèse d’une fabrication politique de la société. Cette tendance à (ou au moins cette tentative de) regarder le système politique comme une variable partiellement indépendante explique le syncrétisme (d’autres diront l’incertitude) des approches utilisées. Le marxisme qui nous semble plus convaincant que toute autre forme [4] d’analyse pour expliquer les bases sociales de la politique est pernicieusement traversé par un « développementalisme » hérité des recherches américaines dès lors que nous cherchons à analyser le système politique « en soi ». Rien que de normal à cela : tout système politique vise à maintenir une cohésion sociale minimale en contrôlant les tensions nées des conflits de demandes [7]. Son étude amène donc à privilégier l’aspect « intégrateur » ou du moins l’aspect de « marchandage » existant dans tout système social par opposition à l’aspect de « rupture » plus facilement en lumière par l’histoire sociale et surtout l’économie. Ce n’est sans doute pas tout à fait par hasard que Marx n’a pas élaboré de théorie achevée de l’État et de la bureaucratie, ni qu’en général les recherches politiques sont si étroitement dépendantes de la forme dominante où elles ont pris naissance : institutionnalisme dans les pays européens, où l’État est la catégorie culturelle fondamentale, pluralisme ou élitisme aux États-Unis où le pouvoir apparaît fréquemment fragmenté. De même l’hypothèse que nous formulons à propos de l’Algérie n’est probablement pas sans rapport avec cette problématique de cohésion sociale appliquée à un pays où l’État est l’agent principal de l’accumulation du capital. Là où des marxistes stricts voient souvent une « bourgeoisie d’État », nous voyons un « État administratif » et la différence n’est pas que terminologique.

De plus, dans l’étude du système politique, nous avons mis l’accent beaucoup plus sur les processus et les structures politiques que sur les policies. Ce qui nous a conduits à privilégier les institutions, les organisations et les idéologies, par rapport aux « performances » du régime.

Nous sommes évidemment bien conscients que l’analyse politique ne peut pas se limiter à l’étude de l’organisation, de la participation, de la polarisation des forces, etc., en faisant complètement abstraction du contenu de ce processus : qu’est-ce qui est organisé, pourquoi se mobilise-t-on, à quoi participe-t-on, autour de quoi la polarisation se réalise-t-elle, en bref, que « produit » le système ? Une discussion du système politique qui viderait celui-ci de son contenu en le réduisant à un simple échange de « ressources » (lesquelles ?) en vue d’obtenir certaines « récompenses » (lesquelles ?) moyennant certains « investissements » (lesquels ?) sur un marché politique plus ou [5] moins organisé se révélerait vite un exercice abstrait. Serions-nous cependant plus avancés si nous avions choisi de centrer l’étude autour des enjeux et de leur contenu, en consacrant une série de chapitres aux politiques (politics and policy) de l’éducation, de la réforme agraire, de l’industrialisation, de l’autogestion, de l’organisation militaire, du pétrole [8] ? Le choix entre les deux optiques est souvent affaire de tempérament ou de formation initiale. Mais l’approche qu’on vient d’évoquer amènera tôt ou tard à se poser la question de la structure centrale d’allocation de ressources et du processus politique applicable aux problèmes à contenus différents : en d’autres termes le « contenu » de la politique peut être repéré à partir du système dont il faut se demander toujours ce qu’il sert, ce qu’il soutient et ce qu’il réprime, de même que le processus et la structure peuvent être déduits des problèmes ou des enjeux dont il faut toujours rechercher l’articulation dans un système global. Nous avons choisi la première optique en espérant ne pas avoir laissé tomber en chemin ce qui fait l’intérêt de la seconde. Ces deux ouvrages ne se présentent ni comme une histoire politique de l’Algérie, en dépit de la place importante faite à l’histoire ; ni comme une étude de « droit constitutionnel » dans la grande tradition française, et pourtant nous décrivons peut être trop longuement les agencements institutionnels ; ni enfin comme une analyse de sociologie politique mettant en relief, à grand renfort de statistiques (qui d’ailleurs n’existent pas) la « fabrication sociale de la politique », et cependant nous sortons le plus souvent possible des cadres commodes fournis par les institutions et organisations, pour excursionner du côté des idéologies, de la culture, des élites et de la structure sociale. Pour ces raisons, nous risquons de ne satisfaire vraiment aucun spécialiste sans pour cela nous attirer les faveurs des « généralistes » ou « honnêtes gens » désireux de se faire une idée claire et concise d’un pays donné, et que deux volumes truffés de références peuvent décourager. Est-il possible d’utiliser diverses disciplines pour construire l’explication d’un système politique qui soit autre chose que des notes nerveuses prises sur le vif ? Entre Les Algériens musulmans et la France et L’Algérie à l’épreuve du pouvoir par exemple [9], la science politique a-t-elle quelque chose à dire ? Nous en avons fait le pari.

Jean Leca et Jean-Claude Vatin

[6]


[1] Il nous paraît que ce type de définition est à peu près accepté par des écoles que par ailleurs tout sépare. Un fonctionnaliste comme S. Nadel met l’accent sur la fonction politique de maintien de la société, mais dans le cadre de rapports de forces conflictuels (A Black Byzantium, The kingdom of Nupe in Nigeria, Londres, Oxford University Press, 1961. Traduction française : Byzance noire. Le royaume des Nupe au Nigeria, Paris, Maspero, 1971) et Engels qui met l’accent sur « l’insoluble contradiction de la société » ajoute que l’État a justement pour fonction d’empêcher que les classes « ne se consument, elles et la société », et par conséquent d’estomper le conflit (Les origines de la famille, de la propriété privée et de l’État…, Paris, Éd. sociales, 1971).

[2] Cf. par exemple A.R. Zolberg, « The structure of political conflict in the new states of tropical Africa », American political science review, mars 1968, p. 71 ; L. Kuper, M.G. Smith, ed., Pluralism in Africa, Berkeley, University of California Press, 1969.

[3] Bien que s’inscrivant officiellement en faux contre cette perspective, le judicieux article de C. Coulon, « Système politique et société dans les États d’Afrique noire », (Revue française de science politique, octobre 1972, p. 1049-1073) ne critique l’analyse superficielle du système politique à partir de son « centre » qu’au nom d’une conception plus englobante du politique. Le fait de mettre en relief les « contradictions », les « faiblesses » et le « caractère fragmentaire » du système politique (p. 1059) suppose précisément un schéma intellectuel de départ au terme duquel le politique n’est perçu comme « fragmenté » que parce qu’il est conçu (à juste titre) comme assurant une régulation globale dépassant les clivages « traditionnel-moderne », « centre-périphérie », etc. Que cette régulation ne soit pas assurée par les institutions « centrales » ou « modernes » est un problème analytiquement distinct.

[4] Sur l’autonomie (relative) du système politique, cf. G. Sartori, « From the sociology of politics to political sociology » in S.M. Lipset ed., Politics and the social sciences, New York, Oxford University Press, 1969, p. 65-100.

[5] Cf. par exemple les communications au VIe congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française en 1965 publiées in Sociologie de la construction nationale dans les nouveaux États, Bruxelles, Institut de sociologie de l’Université libre, 1969. Voir aussi les travaux incomparablement plus subtils de Barrington Moore, Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, Maspero, 1969. R. Bendix, Nation building and citizenship, Londres, J. Wiley, 1964, fait relativement plus de place aux variables politiques.

[6] R. Macridis, « Comparative politics and the study of government : the search for focus », Comparative politics, octobre 1968. Aussi G. Burdeau, Traité de science politique, t. 1, Paris, LGDJ, 1967, p. 25.

[7] Cela ne signifie nullement qu’à nos yeux l’État est « au-dessus de la société » et « répond rationnellement » aux demandes des différents groupes sociaux en fonction des exigences de la persistance de l’ensemble social. (Cf. sur les capacités d’un système, G. Almond et G. Bingham Powell, Comparative politics. A developmental approach, Boston, Little Brown, 1966, p. 190-203). En fait, s’il a des intérêts et des pouvoirs propres, c’est en tant qu’il représente certains groupes, ce qui limite structurellement sa capacité de répondre aux besoins d’autres groupes sociaux. Autrement dit, les exigences de persistance et de cohésion sont articulées par l’État à partir des rapports d’inégalité existant dans la société, qu’il légitime et renforce, mais aussi qu’il intègre et contrôle.

[8] C’est par exemple le parti choisi par I.W. Zartman dans son Problems of new power : Morocco, New York, Atherton Press, 1964.

[9] Nous sommes loin d’être d’accord en tout avec l’œuvre monumentale de C.-R. Ageron ou l’élégant croquis d’H. Bourges, mais ils sont représentatifs des deux types de travaux que nous mentionnons.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 17 janvier 2019 8:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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