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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet-Erskine, “L’homogénéité politique des groupes sociaux.” In Sociologie politique. Tome 2, pp. 42-51. Textes réunis par Pierre Birnbaum et François Chazel. Paris : Librairie Armand Colin, 1971, 346 pp. Collection U2, sociologie politique. [Autorisation accordée par M. Pierre Birnbaum de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 28 septembre 2010.]

[42]

Sociologie politique.
Tome 2.

“L'homogénéité politique
des groupes sociaux.”

Paul LAZARSFELD, Bernard BERELSON
et Hazel GAUDET


À peine plus de la moitié des électeurs du comté d’Erie étaient républicains. C’était vrai pour l’entière population du comté aussi bien que pour les divers groupes de 600 individus compris dans notre étude. Si donc nous avions noté le nom de chaque centième personne prise sur une liste de tous les habitants du comté, nous aurions constaté une fois encore qu’à peine un peu plus de la moitié étaient républicains.

Mais supposons maintenant que, procédant différemment, nous ayons pris au hasard une vingtaine de républicains et leur ayons demandé de citer autant de noms d’amis, de voisins ou de compagnons de travail dont ils pouvaient se souvenir. Alors si nous avions demandé à tous les gens figurant sur cette liste, pour quel candidat ils avaient l’intention de voter, la proportion des républicains eût été de beaucoup plus élevée qu’elle ne l’était pour le comté dans son ensemble. Et inversement, si nous avions commencé par une vingtaine de démocrates et leur avions demandé de désigner les personnes qui leur étaient associées dans les différentes sphères de leur existence, nous aurions trouvé sur cette liste une proportion de républicains sensiblement inférieure à celle indiquée pour l’ensemble du comté.

[43]

C’est en somme une façon différente de formuler notre précédente proposition suivant laquelle le vote est essentiellement une expérience de groupe. Il y a de très fortes chances pour que les gens qui travaillent ou vivent ensemble ou encore partagent les mêmes loisirs votent pour les mêmes candidats.

Deux types de témoignages peuvent corroborer cette proposition d’ordre général. D’une part, on peut étudier sur le vif l’homogénéité politique de groupes tels que les associations confraternelles, les églises, les clubs de sport ainsi que les groupes familiaux ou autres du même genre. D’autre part, on peut user d’une approche indirecte. Les gens qui possèdent certains traits communs ont une tendance naturelle à appartenir aux mêmes groupes. Nous pouvons observer par exemple que les individus se groupent plus volontiers avec ceux de leur âge qu’avec des personnes bien plus âgées ou plus jeunes. Si donc nous trouvons des différences marquées dans la façon dont votent les divers groupes d’âge, nous sommes en mesure de conclure que plus le contact entre les individus est étroit, plus ils sont enclins à voter de la même manière.

Stratification sociale
et homogénéité politique


Si nous commençons par cette seconde approche de caractère déductif, nous trouverons notre meilleur fil conducteur dans ces facteurs qui ont servi de base à l’établissement de notre indice de prédispositions politiques (chap. III) niveau socio-économique, appartenance religieuse et résidence [1].

[44]

Chacun de ces trois facteurs joue un rôle important pour détermi-ner les types de personnes qui auront entre eux des contacts étroits. Les fermiers sont plus enclins à fréquenter d’autres fermiers et par contre ont moins de contacts avec les citadins ; ceux-ci en revanche vivent plus entre eux. Il en est de même pour les groupes d’individus qui se situent à différents niveaux socio-économiques. L’expérience commune aussi bien que des analyses précises nous montrent que les gens choisissent leurs amis et frayent avec tels de leurs voisins dont le niveau socio-économique est sensiblement égal au leur. En fait, nos institutions sociales urbaines comme les clubs, le bon voisinage, les restaurants, les réceptions sans façon entre amis, ont pour effet de ras-sembler les individus de statut socio-économique similaire, contri-buant ainsi à la stratification sociale des modes d’existence. Enfin le fait d’appartenir à une même église non seulement donne aux gens l’occasion de se réunir aux manifestations paroissiales mais influe très probablement sur les choix matrimoniaux ; il peut aussi affecter l’emploi.

Ainsi donc nous pouvons reformuler ce que nous avons énoncé plus haut : les personnes assorties de taux semblables selon notre indice de prédispositions politiques (I.P.P.) auront aussi toutes chances de vivre en contact plus étroit. Et les groupes qu’ils forment seront vraisemblablement plus homogènes sur le plan des opinions et comportements politiques.

Cette tendance s’accentue au cours de la campagne électorale. Si l’on se réfère aux taux I.P.P. comme indice d’appartenance des individus à tel ou tel groupe, on constate que les changements survenant dans les intentions de vote augmentent l’homogénéité de groupe. Dans le tableau I, on a classé selon leur taux I.P.P. les 54 individus qui ont changé leur intention de vote. Si, pour commencer, nous considérons leur intention de vote de mai, nous constatons que 60 % d’entre eux (soit les 24 individus qui, affectés d’un taux I.P.P. « républicain » avaient l’intention de voter démocrate [45] et les 10 cas de « démocrates » dont l'intention était de voter républicain), étaient des déviants. Mais à l'interview d'octobre ces mêmes individus avaient ajusté leur intention de vote dans un sens conforme à leur taux I.P.P. Les 40 % restant demeuraient déviants. En d’autres termes, le pourcentage des déviants par rapport à l’ensemble des individus dont l'intention de vote avait changé de mai à octobre avait diminué de 20 %. Ainsi donc, la majorité des électeurs qui changent d'intention de vote effectuent ce changement dans le sens qui prévaut au sein de leurs groupes sociaux.

Tableau 1
Prédispositions politiques des électeurs
qui changent leur intention de vote en faveur d'un autre parti

Sens du changement dans l'intention de vote

I.P.P.

Démocrate-Républicain

Républicain-Démocrate

« Républicains »

24

4

« Démocrates »

16

10


Ces résultats demeurent sensiblement les mêmes si nous ajoutons deux groupes de contrôle qui nous permettront d’étudier les changements survenus entre mai et juillet ainsi qu’entre mai et août.

Dans la mesure où la campagne électorale donne lieu à des changements dans les intentions de vote, ceux-ci ont pour effet d’augmenter l’homogénéité politique des groupes sociaux. Si l’on y regarde de plus près, il s’avère que les individus eux-mêmes sont pleinement conscients que la campagne opère un nouveau brassage des conditions de leur environnement, de telle sorte que, politiquement, elles [46] s’harmonisent mieux avec leurs propres opinions. À la dernière interview précédant les élections nous posâmes la question suivante : « Depuis le début de la campagne jusqu’à ce jour, combien de vos amis et de vos parents ont-ils changé leur intention de vote ? Et dans quel sens l’ont-ils modifiée ? » Afin de dégager une image plus claire de la situation nous avons limité l’étude des réponses à celles des personnes dont l’intention de vote était demeurée constante et qui n’avaient pas pris part au vote lors des élections de novembre. Qu’avaient remarqué ces personnes de ce qui se passait autour d’elles ? La réponse nous est donnée au tableau 2.

Tableau 2
Sens des changements observés par différents groupes d'interviewés

Changement de majorité
en faveur de :

Sans
changement

Total

F.D.R.

W.W.

Républicains

2 %

54 %

44 %

100 %

Démocrates

17 %

22 %

61 %

100 %

« Ne savent pas »

7 %

21 %

72 %

100 %


Comme ce tableau nous le montre, chacun des deux environnements politiques principaux agit comme une espèce de force magnétique qui attire les individus ayant des vues semblables et repousse ceux dont les vues divergent. En d’autres termes chaque groupe gagne en harmonie, lentement mais sûrement, sur le double plan de l’opinion et du comportement politiques. Les changements qui s’opèrent autour des observateurs républicains se font en majorité dans le sens républicain. Et, en revanche, partout où l’on remarque des changements en faveur de Roosevelt, ce sont des observateurs démocrates qui les rapportent.

On pourrait objecter que ce résultat peut entièrement s’expliquer par un mécanisme de « projection », que nos [47] observateurs n’ont vu que les changements survenus en faveur des candidats de leur choix. Cependant le tableau 2 montre que tel n’est pas le cas. En effet les interviewés, tant démocrates que républicains, observèrent les uns comme les autres davantage de changements en faveur de Willkie. Et cela indique bien le caractère réaliste des observations de nos inter-viewés car l’on sait que le comté devint de plus en plus républicain au fur et à mesure qu’avançait la campagne.

Structure politique de la famille

La famille constitue un groupe convenant tout spécialement à l’objet de notre étude parce que les conditions d’existence y atteignent un maximum de similitude et parce que les contacts mutuels y sont plus fréquents que dans les autres formes de groupe.

Au mois d’août nous dénombrâmes 344 membres de notre panel qui étaient fixés sur la façon dont ils allaient voter et partageaient leur domicile avec un autre électeur. À cette date, 78 % de ces derniers avaient l’intention de voter pour le même candidat que l’interviewé ; 20 % n’étaient pas encore fixés et 2 % n’étaient pas d’accord avec l’interviewé sur le choix d’un candidat. La situation présenta peu de changement quand on en vint à voter pour de bon. Après l’élection, 4 % seulement des membres du panel déclarèrent qu’un membre de leur famille avait voté autrement qu’eux-mêmes. Il est intéressant d’observer, en passant, que cette divergence alla en s’accentuant légèrement vers la fin de la campagne. Ce phénomène est en rapport logique avec le fait que les personnes soumises à des pressions contradictoires ne dévoilent que tardivement leur intention de vote.

La famille nous permet d’explorer de façon un peu plus détaillée les rapports d’influence entre les membres qui la composent. Parmi tous les couples dont mari et femme [48] avaient décidé de voter, 22 seulement étaient en désaccord. Parmi parents et enfants on notait 12 cas de divergences dus au fait que le fossé entre générations accentue les différences dans la façon de vivre et de considérer les choses. Et là où le désaccord était le plus marqué — comme pour confirmer les plaisanteries habituelles — c’était chez les beaux-parents habitant avec leurs enfants. Dans un cas sur cinq il y avait désaccord.

L’accord presque parfait que l’on note entre mari et femme provient de l’ascendant qu’exercent les hommes en matière de politique. Arrivés à un certain point de notre enquête nous demandâmes à chacun des interviewés si, au cours des semaines précédentes, ils avaient discuté de politique avec quelqu’un. Quarante-cinq femmes nous déclarèrent qu’elles avaient discuté des élections avec leur mari ; en revanche, sur un nombre égal de maris pris au hasard, quatre seulement nous dirent l’avoir fait avec leur femme. Si ces échanges de vues en famille jouaient un rôle d’égale importance pour les maris et pour les femmes, il semble qu’on recueillerait à peu près un nombre équivalent de déclarations sur les discussions politiques chez les représentants des deux sexes. Mais seules les femmes sont au courant des opinions politiques de leur conjoint. Les maris n’ont pas le sentiment de discuter sur ce plan avec leur femme mais seulement de leur apporter une explication. Et comme il ressort des citations qui suivent, les femmes ne demandent qu’à se faire expliquer :

« Lors des interviews précédentes, je n’y avais pas pensé du tout, mais voilà les élections qui approchent et je crois bien que je vais voter démocrate et marcher avec mon mari. »

« Mon mari a toujours été républicain. Il dit que si nous votions pour un autre parti, notre vote ne servirait à rien. Alors je crois que cette année je vais céder et voter comme lui républicain. »

Il apparaît donc que l’effet de la contagion d’un membre de la famille sur un autre ne porte pas seulement sur la couleur [49] de l’opinion, mais sur le niveau d’intérêt politique. De tous les hommes dont l’intention de vote était ferme et qui portaient un grand intérêt à l’élection, il n’y en eut que 30 % pour déclarer que leur femme n’avait pas l’intention de voter ou ne savait pas pour quel candidat. » Chez les hommes qui témoignaient d’un intérêt moindre pour la politique, le chiffre s’élevait à 52 %.

Si l’on étudie les rapports entre père et fille ou entre frère et sœur, on note le même ascendant masculin en matière politique.

Ajoutons à cela que l’homogénéité politique d’une famille peut s’étendre sur plusieurs générations. On demanda aux membres de notre panel : « Selon vous, les gens de votre famille (parents, grands-parents), ont-ils été surtout démocrates ou républicains ? » Les trois quarts au moins des personnes qui avaient une ferme intention de vote en septembre suivaient la ligne politique de leur famille. Voici par exemple deux électeurs novices qui, au tout début de leur carrière civique, décidèrent de voter dans la tradition familiale :

« Je vais sans doute voter démocrate : autrement mon grand-père m’écorchera tout vif. »

« Si je peux m’inscrire sur les listes électorales je voterai républicain pour la bonne raison qu’ils sont tous républicains dans la famille et que, par conséquent, il me faudra voter comme eux. »

Ces jeunes électeurs, un jeune homme et une jeune fille, nous fournissent chacun une excellente illustration de l’influence exercée par la famille. Ni l’un ni l’autre ne portaient un intérêt particulier à l’élection, pas plus qu’ils n’étaient spécialement concernés par la campagne. Tous les deux se conformèrent aux traditions familiales pour leur premier vote et il y a de fortes chances pour qu’ils ne s’en écartent pas dans l’avenir. Dans le premier cas, on sent même une menace de sanction de la part de la famille pour faire exécuter la décision. Ainsi se forment des électeurs attachés à un parti.

[50]

Qu’arrive-t-il maintenant, dans les cas exceptionnels où le désac-cord survient au sein d’une même famille ? Un nombre non négligea-ble d’interviewés admettent avec les jeunes gens sus-mentionnés que le conformisme politique est le prix payé pour la paix au foyer. On peut constater que dans les familles qui ne parvenaient pas à un accord les tensions étaient assez vives.

Une jeune fille déclara en juin son intention de voter démocrate parce qu’elle « préférait les candidats démocrates aux républicains. » Elle « avait lu, dans le magazine Collier’s, un article parlant des candidats républicains et, à son avis, ils ne paraissaient pas bien intéressants ». Elle « avait l’impression que Roosevelt faisait du bon travail comme Président », et approuvait sa candidature pour un troisième mandat. Les parents de la jeune fille, cependant, s’étaient prononcés en faveur du candidat républicain et ce différend était cause de bien des disputes. La mère de la jeune fille interrogée répondit en ces termes : « Elle agit simplement par esprit de contradiction. Il y a longtemps que je sens que ses opinions ne sont que révolte contre la tradition et nos vieilles idées rigides. »

L’intéressée finit par céder et vota pour Willkie. Elle s’en expliqua : « Selon mes parents et mes amis on ferait bien de ne pas réélire Roosevelt pour un troisième mandat parce qu’on risquerait de le rendre un peu trop dictateur. »

On est en droit de penser raisonnablement qu’en face de telles forces tendant à l’homogénéité les gens à qui manque cette homogénéité familiale de base se sentiront moins assurés de leurs propres affinités politiques. Le tableau 3 permet une comparaison quantitative du glissement des positions politiques des interviewés appartenant à des familles dont les intentions de vote présentaient différents degrés d’homogénéité.

Moins de 3 % des votants appartenant à des familles homogènes en août changèrent d’intention pendant le reste de la campagne. Mais dans les cas où quelques membres [51] de la famille demeuraient dans l’indécision (le second groupe du tableau 3), environ 10 % des interviewés changèrent de décision entre août et octobre. Quant au petit groupe de familles où le désaccord était manifeste, 29 % de leurs membres interviewés passèrent au moins une fois par un changement de position.

Et quand les membres de familles aux intentions de vote divergentes changèrent d’opinion, ils le firent dans le sens du parti qui avait la faveur du reste de la famille. 81 % des membres des familles républicaines qui, au début, hésitaient encore, se montrèrent pro-républicains en octobre ; et 71 % de ceux qui appartenaient à des familles démocrates se prononcèrent en fin de compte pour Roosevelt. Quelle qu’en ait été la raison, que ce fût par sincère conviction ou loyalisme de famille, ce fut cette dernière qui imprima le sens de leur vote, et il en résulte que son homogénéité politique ne fit que s’accroître au fur et à mesure que progressait la campagne.

Tableau 3
Moins la famille est homogène quant aux intentions de vote de ses membres,
et plus ceux-ci ont tendance à changer d'opinion.

fig_p_051_st_low

[52]

Encore une fois, si aucun membre d’une famille n’avait arrêté sa résolution de vote en août, 63 % des interviewés de cette famille n’avaient toujours pas pris de décision deux mois plus tard. Mais si un membre quelconque de la famille était parvenu à une décision en août, la proportion des interviewés encore hésitants deux mois plus tard tombait à 48 %. Autrement dit, l’individu qui vit au sein d’une famille dont les membres ont déjà fixé leur intention de vote aura beaucoup plus de chances de se décider avant le jour de l’élection que la personne qui vit dans une famille dont les intentions de vote sont encore floues.

Il ressort donc que la famille nous a fourni un climat défini d’influence politique. Tous ses membres sont enclins à voter dans le même sens et, dans les cas où survient un désaccord, la tension qui en résulte conduit les membres de la famille à ajuster leurs intentions de vote. Ce sont d’habitude les femmes qui les font et c’est d’elles que nous tenons le plus de renseignements sur les discussions familiales comme source de changement.

Il n’y a pas de raison pour que d’autres groupes sociaux ne puissent s’étudier de la même manière. La tension politique plus forte créée pendant une campagne électorale nous donne l’occasion de découvrir comment se forme l’homogénéité politique des groupes sociaux.

De l’alignement des opinions

Une ultime observation démontre que, pendant la campagne, les groupes sociaux imprègnent de leur idéologie propre l’esprit de chacun de leurs membres. En gros, les individus qui projettent de voter pour un certain parti sont d’accord avec ses principales doctrines. Comme nous l’avons vu plus haut, les républicains n’approuvent pas le troisième mandat du Président sortant, ils tiennent Willkie en haute [53] estime, pensent que l’expérience des affaires est plus importante que celle du gouvernement, etc. Les démocrates ont des vues diamétralement opposées sur toutes les questions en jeu. Mais au milieu de la campagne, en août, il y avait encore nombre de gens dont les attitudes étaient incohérentes. Par exemple on comptait 33 républicains pour qui l’expérience du gouvernement était une qualité indispensable au président et 30 démocrates qui estimaient que l’expérience des affaires valait mieux. Au cours de la campagne, cette contradiction tendait à s’amenuiser. Plus de la moitié (33) des individus auxquels nous venons de faire allusion parvinrent, vers la mi-octobre, à harmoniser leur intention de vote avec leur opinion sur cette question spécifique. Mais par quel moyen ? Les gens ont-ils finalement rejoint le parti dont les idées étaient conformes aux leurs, ou ont-ils adopté les opinions qui prévalaient dans les groupes politiques auxquels ils appartenaient ? La réponse est parfaitement nette. Trente maintinrent leur allégeance au parti mais changèrent leur intention de vote afin de l’harmoniser avec leurs théories.

Ceci est uniformément vrai quelle que soit l’opinion spécifique considérée. Les contradictions s’estompent mais de telle manière que les individus persévèrent dans leur intention de vote et se mettent à envisager les questions spécifiques en jeu de la même manière que la majorité de leurs amis de parti. Ces résultats concordent très bien avec les propositions que nous avons émises précédemment. Si les intentions de vote d’un individu constituent, dans une forte mesure, un symbole du groupe social auquel il appartient, il n’y a pas lieu de s’étonner que les gens réduisent les contradictions de leur pensée de telle sorte qu’elle puisse s’harmoniser avec celle du groupe dont ils partagent l’existence quotidienne. Dans un sens, on peut résumer le contenu de ce chapitre en disant que les gens votent non seulement avec leur groupe, mais aussi pour lui.

[54]

La décision de vote
en tant qu’expérience sociale


Comment peut-on expliquer le fait que les groupes sociaux sont politiquement homogènes et que la campagne renforce encore cette homogénéité ? Il faut d’abord noter que les gens qui vivent ensemble et sont soumis à des conditions de vie similaires ont des chances de voir se développer en eux des besoins et des intérêts analogues. Ils ont tendance à regarder le monde à travers les mêmes verres de couleur ; ils tendent aussi à donner les mêmes interprétations à des expériences communes. Ils seront favorables au candidat politique qui, dans un champ d’activité semblable au leur, aura connu le succès ; ils approuveront les programmes formulés en termes empruntés à leur propre profession et adaptés aux critères moraux des groupes au sein desquels ils éprouvent un sentiment commun d’« appartenance ».

Mais cela n’est qu’une partie du tableau. Il peut y avoir dans un groupe de nombreux membres qui n’ont pas une conscience très claire de ses objectifs. De même il peut y en avoir beaucoup qui, même conscients de ces objectifs, sont trop détachés des événements du jour pour se rendre bien compte des effets de ceux-ci sur ceux-là. Ils adoptent implicitement l’humeur politique de leur groupe sous l’influence continue et personnelle de tels de leurs concitoyens politiquement plus actifs. Ici encore, nous retrouvons ce processus d’activation par lequel les attitudes auxquelles certains sont prédisposés se révèlent sous l’influence d’autres personnes. Mais, en plus, nous saisissons ici l’efficacité directe des contacts personnels.

The People’s Choice, 3e éd.,

New York et Londres, Columbia University Press, 1968, chap. XV, pp. 137-145 et 147-149.

La première édition de ce livre date de 1944.


[1] L’indice de prédispositions politiques (Index of Political Predisposition) est présenté à la fin du chapitre III de The People’s Choice, pp. 24-27. Il est construit à partir des trois variables citées dans le texte, à savoir le niveau socio-économique, l’appartenance religieuse et le lieu de résidence. Lazarsfeld, Berelson et Gaudet constatent, en effet, que la combinaison d’un niveau socio-économique élevé, de l’appartenance à la religion protestante et d’une résidence rurale prédispose fortement les électeurs à un vote républicain, tandis que la combinaison inverse constitue une forte prédisposition en faveur d’un vote démocrate. (N.d.T.).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 31 décembre 2020 15:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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