|
Présentation
des 2 ouvrages de Pierre Lazareff,
Souvenirs: Tome 1: Dernière édition; Tome 2: De Munich à Vichy.
par Michel Bergès, historien,
directeur de la collection “Civilisation et politique”,
14 octobre 2023.
La possibilité de transmettre un ouvrage caviardé et étouffé jusqu’ici par l’édition et l’historiographie françaises permet le devoir d’honorer les Souvenirs de Pierre Lazareff. Ce célèbre journaliste français d’origine juive russe (1907-1972), voit son œuvre entrer dans le domaine public grâce au « Québec Libre », si cher à tous, qui l’a imprimé dès 1944 (!!!), et l’accueille aujourd’hui à travers la collection « Civilisations et politique » de la Bibliothèque numérique des Classiques des Sciences sociales, fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay.
La trajectoire de Pierre Lazareff a déjà été largement dévoilée par un de ses confrères et meilleurs amis, Hervé Mille (*), puis par l’ouvrage rapide du reporter Yves Courière (*), condensée qu’elle est encore par l’Encyclopédie Wikipedia… Concernant un journaliste républicain dans l’âme, elle provoque l’analyse trop aride d’un Pierre Birnbaum (*), et tranche même avec la description parfois pessimiste de Muriel Pichon dans sa thèse toulousaine préfacée par l’historien de l’opinion publique sous Vichy, Pierre Laborie (*).
À travers le caléidoscope reflété, les deux tomes éclairent la politique et ses ressorts, dont les coulisses de la presse d’alors (parisienne, provinciale, mais aussi anglaise et américaine…). Cette « grande discrète », un des piliers de l’expression démocratique, fut bien accaparée par des « patrons » portraitisés là, en leurs qualités et en leurs défauts, avides de conquérir l’esprit du pays, d’étaler leur puissance et leur argent, escomptant manipuler le peuple, et même prêts, pour certains, à suivre – vers leur perte ! –, à partir des années trente décortiquées ici, les « cinquièmes colonnes » environnantes, Allemagne nazie en tête. Les trente-et-un chapitres nous font pénétrer au passage – apport sociologique inestimable – dans les salons parisiens, où se forgeaient en dehors des partis et des groupes parlementaires, divers réseaux de connivence dissolvant les secrets d’État, tramant intrigues et complots en une mondanité « presque parfaite ».
Derrière ce grand témoignage se révèle un être libre, observateur spectral et acéré, gentil, indulgent aussi, appuyé et égayé par une bande de confrères et de copains engagés sous les mêmes valeurs – Henri Torrès, Émile Buré, André Géraud-Pertinax, Henriette Nizan, Claude Lévi-Strauss, Henri de Kérillis, Georges et Joseph Kessel, Jean Cocteau, Antoine de Saint-Exupéry… et alii (*). À leur suite, tous luttèrent contre la décadence d’une élite frelatée qui mena le pays au plus bas, tel celui que le secrétaire général de « Paris-Soir », récepteur de tant de confidences, appelle le « Laval-Gauleiter », qu’il avait pourtant souvent « interviewé ».
Livre exemplaire – aujourd’hui plus que jamais … Rédigé dans l’angoisse et la fièvre depuis l’exil volontaire de New York, où Lazareff et son épouse animèrent la section antinazie de l’Office of War Information (la radio de guerre américaine), il amplifie les mêmes échos de Londres et de la Résistance clandestine depuis la Patrie. Et honore le journalisme en son entier, en ayant redressé la voix de la France.
&
(*) On peut compulser, pour aller plus loin, les ouvrages suivants, en plus de l’article de l’Encyclopedia Wikipedia :
- Wikipédia, Pierre Lazareff.
– Henriette Nizan, Libres Mémoires, Paris, Robert Laffont, 1989.
– Hervé Mille, Cinquante ans de vie parisienne, Paris, La Table Ronde, 1992.
– Yves Courrière, Pierre Lazareff ou Le vagabond de l’actualité, Paris, Gallimard, col. « Biographies », 1995.
– Pierre Birnbaum : Les Fous de la République : histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992, rééd. « Poche » Seuil, 1994 ; L’Aigle et la Synagogue : Napoléon, les Juifs et l’État, Paris, Fayard, 2007 ; Les deux maisons : les Juifs, l’État et les deux Républiques, Paris, Gallimard, 2012 ; Les Désarrois d’un fou de l’État : entretiens avec Jean Baumgarten et Yves Déloye, Paris, Albin Michel, 2015.
– Muriel Pichon, Les Français juifs (1914-1950). Récit d’un désenchantement, Préface du Pr. Pierre Laborie, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2009.
On peut compléter et comparer les deux tomes des Souvenirs de Pierre Lazareff par la lecture de divers ouvrages en accès libres aux Classiques des Sciences sociales rédigés dans les mêmes conditions de recherche de la liberté par des confrères de ce dernier :
– Antonina Vallentin, Les Atrocités allemandes en Pologne, Paris, Témoignage et documents, Denoël, 1940 :
– René Cassin, Un Coup d’État. La soi-disant « Constitution » de Vichy, Londres, La France Libre, décembre 1940, janvier 1941 : Première partie. Deuxième partie.
– Élie-Joseph Bois, Le Malheur de la France. Récits et Témoignages, Londres, 1941 :
– Pierre Dehillotte, Gestapo. L’organisation, les chefs, les agents, l’action de la Gestapo à l’étranger, Paris, Payot, février 1940 :
– André Géraud (Pertinax), Les Fossoyeurs. Défaite militaire de la France, Armistice, Contre-Révolution, New York, 1943 :
- * Tome 1. Les Derniers Chefs de la IIIe République – Gamelin, Daladier, Reynaud.
- * Tome 2 : Pétain.
– Madeleine Gex-Le Verrier, Une Française dans la tourmente, Londres, Édition française, 1942 :
– Henri Torrès, La France trahie. Pierre Laval, New York, Brentano’s, 1943.
Michel Bergès, historien,
directeur de la collection “Civilisation et politique”,
14 octobre 2023.
– Le Syndicalisme policier en France, Paris L’Harmattan, 1995, 382 p.
– Vichy contre Mounier. Les non-conformistes face aux années quarante, Paris, Économica, 1997 (Prix des Thèses du Ministère de l’Éducation nationale), 406 p.
– La Vérité n’intéressait personne. Entretiens avec Maurice Papon, Un procès contre la mémoire, Paris, François-Xavier de Guibert, 1999, 356 p.
– Machiavel, un penseur masqué ?, Paris, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, 360 p.
– Claude Lévi-Strauss et les réseaux : parenté et politique, Klesis. Revue philosophique, no 10, 2008, p. 1-33. Numéro spécial : Hommage à Claude Lévi-Strauss.
– Approche qualitative de la tentative d’anéantissement de la communauté juive de Bordeaux (1940-1944). L’engagement du Grand Rabbin Joseph Cohen (1876-1976), novembre 2010, 94 p.
– Démystifier Maurice Duverger, alias “Philippe Orgène” : le devoir des historiens du politique. Bordeaux, Université de Bordeaux, avril 2015, 44 p.
– Engagement politique et distanciation : le cas Duverger. Éléments d’une socio-histoire de la science politique bordelaise, (2011), Congrès de l’Association française de science politique, Strasbourg, 2011, Section thématique n° 1: Pour une socio-histoire de la science politique.
|
