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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jocelyne Lamoureux, “Crise de libéralisme et offensive anti-égalitaire.” Un article publié dans la revue Interventions économiques. Pour une alternative politique, n° 17, hiver 1987 (Dossier : L’État en question 1), pp. 71 à 87. Montréal: Éditions Saint-Martin. [Le 12 février 2004, l'auteure nous accordait sa permission de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[71]

Jocelyne Lamoureux

Crise de libéralisme
et offensive anti-égalitaire
.”

Un article publié dans la revue Interventions économiques. Pour une alternative politique, n° 17, hiver 1987 (Dossier: L’État en question 1), pp. 71 à 87. Montréal: Éditions Saint-Martin.

Introduction [71]
De quelle égalité parlons-nous ? [72]
Certains des enjeux des luttes récentes pour l'égalité [73]
Le retour aux sources du néo-libéralisme : la liberté et la justice contre l'égalité [74]
La version forte de l'anti-égalitarisme [74]
Colère contre les « excès » et les « perversions égalitaires » [75]
- Les anti-valeurs absolues [75]
- Dérive... [76]
Retour aux sources [76]
- « Le commerce est la profession des gens égaux » (Montesquieu) [77]
- Liberté et justice contre Égalité [77]
Le néo-conservatisme la différence contre l'égalité [80]
- Réaction à « l'hystérie » égalitaire [80]
- Restauration autoritaire [81]
- Positionner l'inégalité comme une différence [81]
- Rendre la différence politiquement impertinente [82]
- 'exemple de l'égalité sexuelle [83]
- In Welfare culture money becomes not something earned by men but a right conferred on women by the State [84]
- Et les colombes de l'anti-féminisme néo-conservateur ? [84]
- Effets concrets du recul de l'idée égalitaire [85]
- Whereas the opposition to « reverse discrimination » functions as an obstacle only to upward-mobile Blacks-Hispanico-Women, and other minorities, the anti-State principle is designed to freeze all class distinctions, all artificial barriers between the lives of people in a society, permanently into place. [85]
L'exigence d'une égale dignité [86]
- Une seule voix multiplicité des discours [86]
Notes [126]

Introduction

En guise d'introduction :
« ... the crisis of liberalisin [...] is a
crisis about the meaning of equality » [1]

C'est en partageant cette affirmation de la politicologue américaine Zillah Eisenstein à l'effet que la crise actuelle du libéralisme est une crise à propos du sens à donner à l'égalité que nous tentons, par la présente, une exploration de cette problématique.

Notre objectif est de tenter de clarifier, au niveau de la construction théorique, doctrinale, ce qu'entendent par égalité quelques-uns des principaux courants actuels du néo-libéralisme, du néo-conservatisme. Nous aimerions aussi tenter d'esquisser quelques hypothèses sur les raisons et les enjeux de cette vague de fond, ce renversement du courant dans la sphère des idées, auquel nous assistons.

En second lieu, le présent effort d'exploration et de compréhension nous apparaît pertinent et urgent parce qu'au nom du combat contre les « dérives », les « excès », les « contre-sens », les « révisions », les « usurpations » commis au nom de l'égalité on voit ressurgir aujourd'hui des thématiques idéologiques et politiques autocensurées ou carrément interdites depuis quelques décennies. On voit le racisme, le sexisme, l'élitisme autoritaire ou bien banalisés ou encore légitimes au fil des audacieuses remises en cause des totalitarismes.

Enfin nous croyons « politiquement utile » (ce serait là un sacrilège de la pensée rationaliste), au sein des profondes mutations et des crises de toutes sortes qui bousculent nos vies, nos représentations symboliques, nos conceptions du monde et de la politique, de redécouvrir, après avoir tué l'intelligence des pratiques anciennes - et je parle spécifiquement de celles consistant [72] à rejeter en bloc le droit, la justice et la démocratie libérale -, un certain nombre de valeurs-clés dont celle de l'égalité.

De quelle égalité parlons-nous ?

L'égalité a une longue histoire que nous ne retracerons pas ici. Elle serpente sinueusement depuis des siècles, s'incarnant comme lame de fond au moment des révolutions américaine, française et russe ; portant, selon les époques, entre autres, le mouvement anti-esclavagiste, le mouvement ouvrier, le mouvement de décolonisation, le mouvement d'émancipation des Noirs américains et le mouvement des femmes ; ou encore se frappant dans l'airain des grands textes que sont les déclarations, pactes et conventions internationaux et les constitutions nationales. Elle est intimement liée à la conception que se fait une société donnée du lien entre les individus, l'État et ladite société. En ce sens, elle est porteuse, comme la liberté d'ailleurs, d'un projet de société. Elle a eu ses ratés, ses bavures, elle a engendré des monstres. Mais aussi et surtout, elle est toujours en évolution, produit des luttes et produit du travail d'une société sur elle-même, et n'a pas fini, à notre avis, d'accoucher de ce que l'on peut concevoir comme une exigence éthique, politique, juridique à une égale dignité pour les humains.

Au plan de la stricte égalité, les conquêtes des révolutions démocratiques bourgeoises précisèrent deux concepts clés : l'égalité devant la loi et l'égale protection des lois, donc la sujétion à une même règle, l'impartialité et le principe de non-discrimination. Dans cette société du libéralisme classique, le mot d'ordre « la carrière aux talents » illustre le nouveau rapport social : seule la méritocratie compte, aucun empêchement de sang, de statut, de fortune, de caste ne devrait brimer la quête de la possibilité de participer à la « course de la vie ».

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, devant la provocation constante du paupérisme, de l'étalement des disparités très grandes et l'inquiétude générée par l'agitation sociale subséquente, on s'interrogea sur le sens de l'égalité des chances (equal opportunity) et on reformula sous l'influence de penseurs comme John Stuart Mill une nouvelle conception du rapport entre l'individu, la société et l'État. L'intervention étatique fut donc légitimée afin de pallier aux carences des lois dites du marché et de favoriser un contexte sensé permettre l'égalité des chances.

Un autre cran est franchi vers la fin des années 60, en regard des droits à l'égalité, quand est reconnu, suite aux pressions du mouvement noir américain, le fait qu'historiquement des groupes entiers ont été discriminés, ce qui a généré un effet cumulatif d'exclusion et de rejet à l'égard des individus, membres de ces groupes. L'égalité formelle entre les êtres humains passe donc par une attention à l'égalité réelle

On reconnut alors la nécessité de mesures spéciales destinées à rétablir entre les personnes et les groupes l'égalité de fait : ce sont les programmes d'accès à l'égalité ou l'affirmative action. De strictement informationelle (devoir d'informer que les postes sont ouverts et accessibles à tous) au début, l'action positive évolue vers une conception axée sur un traitement décisionnel préférentiel pour les membres des groupes historiquement victimes de discrimination. On parle d'objectifs proportionnels, de calendriers de réalisation et même d'une possible quantification. L'accès à l'égalité émerge donc à l'égalité des conditions et se préoccupe des résultats concrets des efforts. Ce n'est donc plus l'égalité des chances stricto sensu, mais la réalité souhaitée de l'égalité.

Si nous résumons donc : de l'égalité devant la loi et de l'égale protection des lois à l'égalité des chances (sens restreint) de concourir dans la « course à la vie », à l'égalité des chances (sens élargi) de concourir soutenu par un filet de sécurité de l'État-providence minimal, aux programmes d'accès à l'égalité (constitutionnellement valables) permettant d'être, d'une certaine façon, proportionnellement, porté, après démonstration de compétence, à la ligne de départ en redressement pour sévices infligés à la dignité du groupe dont on est issu, il y a toute la marge des potentialités de la démocratie - activée, c'est une condition capitale, par les revendications, les pressions et les luttes farouches des exclu(e)s, marginalisé(e)s et minorisé(e)s de la société de libre marché.

Certains des enjeux
des luttes récentes pour l'égalité


Afin de mieux comprendre les positions développées en réaction à l'élargissement de la notion d'égalité, la pulsion de l'offensive anti-égalitaire actuelle, examinons très succinctement certains des enjeux « subversifs » des luttes récentes pour l'égalité, surtout l'égalité raciale et l'égalité sexuelle.

D'abord, les luttes pour l'égalité ont servi de révélateur, de dévoilement à la fois des contradictions et des potentialités de mouvance de la démocratie libérale. C'est en revendiquant « l'égalité réelle » promise par le libéralisme que les exclu(e)s ont fait surgir les biais de classe, de sexe, de race de l'égalité formelle. L'égalité des chances de courir dans la « course de la vie » avec l'« equal opportunity » est apparue pour ce qu'elle est : un privilège réservé. L'égalité des chances a donc dû se préoccuper de l'égalité des conditions et même de l'égalité des résultats si elle ne voulait pas demeurer une coquille creuse. Le pouvoir de dévoilement que l'idée égalitaire recèle a permis à ceux et celles qui la prenaient comme arme de combat d'élargir les bornes de la démocratie libérale.

En second lieu, l'idée égalitaire a servi de principe organisateur des collectivités qui ont réclamé leur place au soleil. Du Civil Rights Movement des Noirs américains au mouvement généralisé des femmes pour l'égalité sexuelle, des revendications des bannis, séquestrés de la société que sont les détenus, les [74] fous, les handicapés à celles des homosexuel(le)s et des enfants, ce sont des collectivités vivantes de classe, de sexe, de race, d'âge, qui ont remis en cause le système libéral ou qui l'ont subverti, qui ont fait éclater les bornes privées/publiques et qui, en ce sens, ont permis l'élargissement des balises de la démocratie actuelle.

En dernier lieu, la revendication pour l'égalité et les vagues de fond égalitaires des divers mouvements ont fini par créer une habitude, une accoutumance, une attente acceptable, légitime pour une meilleure adéquation entre l'égalité formelle et l'égalité réelle. Pour des milliers d'individus, revendiquer l'égalité de traitement et une réelle égalité des chances a autorisé et légitimé la représentation publique de leur particularité et conduit à ce que soient socialement reconnues les aspirations de minorités ou de catégories particulières de personnes. La puissance symbolique de l'idée égalitaire, de l'idée de l'abolition des statuts politiques et sociaux différents, dans le sens d'inégaux, pour les minorisé-e-s est ainsi puissamment subversive.

Le retour aux sources du néo-libéralisme :
la liberté et la justice contre l'égalité


Comme nous le disions en introduction, la crise du libéralisme est une crise à propos du sens de l'égalité.

La version forte de l'anti-égalitarisme

Si nous avons choisi d'abord d'analyser la réaction néo-libérale aux avancées de l'idée égalitaire et à la substantielle démocratisation qui s'en est suivie, c'est parce que, d'une part, nous considérons que certains des principaux arguments du néo-libéralisme sont de plus en plus propagés au niveau axiomatique et au niveau messianique (projet politique large) au Canada. C'est donc à cette forme de mise en cause que nous sommes surtout confrontés - plus qu'au néo-conservatisme à l'américaine ou la britannique et, il va sans dire, plus qu'à la nouvelle droite américaine ou européenne. [2]

En second lieu, c'est que, comme Philip Green dans The Pursuit of Inequality, nous estimons que la version forte de l'antiégalitarisme est portée par le courant néo-libéral en raison de ses profondes assises idéologiques - au coeur même du libéralisme - système dans lequel nous baignons et qui explique, au moins partiellement, l'ascension fulgurante de ces idées depuis une dizaine d'années : principe de l'égalité des chances pour les individus, principe de la limitation des interventions gouvernementales ; principe de l'autorégulation par le marché ; principe de la méritocratie. Les versions néo-conservatrice et néo-droitière de [75] l'anti-égalitarisme sont bien sûr importantes, mais leur succès pourrait n'être que passager, surtout en période de crise, du moins ici, au pays. Elles constituent ce que Green nomme les « weak versions of inegalitarianism ».

Dans l'amalgame néo-libéral, nous nous sommes attardés, plus particulièrement, en raison de leur influence idéologique prépondérante, aux ultra-libéraux que sont le Prix Nobel, Friedrich Hayek et le sociologue-politicologue français, Philippe Bénéton.

Colère contre les « excès »
et les « perversions égalitaires »


- Les anti-valeurs absolues

Dans le monde des anti-valeurs du néo-libéralisme, il y a principalement trois figures : le constructivisme ou le rationalisme, l'égalitarisme et l'intervention social-étatique.

Anti-constructivisme et anthropomorphisme

Il y a donc d'abord la critique de l'utopie prométhéenne du contrôle par l'homme de la marche de l'Humanité, d'élaboration par la raison d'un projet social. Hayek, par exemple, affirme qu'il n'existe pas de possibilité de télécommander politiquement les mécanismes de l'économie dans le but de réaliser certains objectifs humains bien précis parce que la nature humaine est

profondément individualiste et vénale ; parce qu'il faudrait contrôler une telle somme de variables pour prétendre planifier correctement et que cette information n'est pas disponible ; enfin parce que les grandes réalisations de l'humanité se sont développées librement, spontanément, sans « blue print ». L'Homme n'est pas le maître de son destin et ne le sera jamais.

Il s'en prendra donc aux constructivistes qui prônent la rationalisation des institutions sociales par un contrôle de l'État. Pour lui, ce rationalisme, d'origine cartésienne et hobbesienne, est responsable des théories du « contrat social », théorie dont le dernier avatar est l'effort de John Rawls dans A Theory of Justice.

Philipe Bénéton, lui, mène une charge contre l'anthropomorphisme, contre le mythe animiste qui « peut s'exprimer ainsi : tous les faits sociaux sont le résultat d'actes intentionnels ; que les phénomènes soient désirables ou indésirables, ils résultent d'une intention, manifeste ou cachée, bienveillante ou maléfique. (...) L'attitude animiste consiste donc à postuler à la racine de tout fait social une volonté » [3].

Anti-égalitarisme

La seconde bête noire du néo-libéralisme est l'égalitarisme. Cette expression, péjorative bien entendu, recouvre toutes les revendications qui ont dépassé la stricte conception libérale classique de l'égalité devant la loi et de liberté de compétitionner dans la « course de la vie ». La colère des néo-libéraux est sans fin parce que d'abord il y a eu transgression des principes de base, [76] détournement, dévoyement des assises de la pensée libérale pure et dure. Le « sloppy thinking » sur la justice sociale, comme le nomme Hayek, a créé d'une part des demandes inflationnistes pour toujours plus d'égalité et de participation, à tel point que la gouvernabilité de la démocratie est en péril et, d'autre part, a généré un mode de pensée totalitaire où tout est soumis à des contrôles, des régulations, des calculs mesquins. « Qui veut planifier l'imprévisible se montre totalitaire » [4].

Les paradoxes sur le totalitarisme dont nous avons parlé en introduction sont principalement le fait des néo-libéraux. Certaines des critiques sont d'ailleurs reprises par la gauche, particulièrement la gauche libérale libertaire depuis quelques années.

Anti-politisme

Troisièmement, l'intervention sociale de l'État-providence est la troisième bête immonde ciblée par les néo-libéraux. Hayek, par exemple, depuis la publication de son livre The Road to Serfdom (1944), en passant par The Constitution of Liberty (1959) et par The Mirage of Social Justice (1970), n'a de cesse de dénoncer le totalitarisme rampant derrière l'intervention étatique. Toute intervention légale freinant l'auto-régulation par le marché, toute économie politisée conduit à la dictature. Ce sont, sauf pour le plus strict filet de sécurité minimal que toute société doit prévoir pour les cas d'urgence, les mesures sociales des gouvernements qui font problème : « our objection in against all attempts to impress upon society a deliberately chosen pattern of distribution » [5].

- Dérive...

Faisant la genèse de cette « dérive », Philippe Bénéton dans le Fléau du Bien [6], analyse les télescopages successifs de la version classique du principe égalitaire : l'égalité de droit et les chances ouvertes à tous. Il y a eu d'abord glissement, de la stricte égalité des chances à l'intervention positive sur les facteurs sociaux qui rendent la « course de la vie » inabordable pour plusieurs. Moyen de transformation sociale, l'égalité des chances devient un droit fondamental à revendiquer et on se met à scruter non seulement l'égalité d'accès et de traitement, mais les résultats sociaux espérés, c'est-à-dire une moindre inégalité des résultats. Les principes du libre choix et celui du mérite sont usurpés par la déligitimation de la hiérarchie des revenus et l'instauration d'une pensée et d'une action redistributives.

Enfin, seconde construction tératologique, « l'égalité des chances implique l'égalité des résultats entre groupes » et cette proposition est une véritable hérésie car l'idéologie libérale est opposée aux statuts désignés. Nous ajouterions malicieusement sauf s'ils sont créés et entretenus par le système de libre marché...

En résumé donc, pour les néo-libéraux, « l'errement » égalitaire n'est qu'une immense perversion qui impose un énergique retour aux sources doctrinales.

Retour aux sources

Explorons maintenant les organisateurs [77] récurrents du discours du retour aux sources des néo-libéraux.

- « Le commerce est la profession des gens égaux »
(Montesquieu)

Le néo-libéralisme va donner de la société l'image d'un marché où les relations entre les individus et les groupes seraient gérées sur le mode de la transaction ou de l'échange économique. (...) Sortir des difficultés liées à la crise implique de rendre la société plus fluide, plus mobile, de libérer les initiatives des contraintes, de transférer aux individus la gestion des responsabilités qui les concernent, bref d'utiliser comme régulateur de la vie sociale une société-marché composée d'individus égaux [7].

À l'intérieur de la tradition libérale, deux grands courants ont prévalu, se sont fait la lutte ou ont cohabité dans des périodes de transition. La tradition plus politique, on la dit française, alimentée par les conceptions de Hobbes, Rousseau, Kant et Hegel. L'activité politique, c'est-à-dire l'État interventionniste et réformateur, y occupe une place importante, les pratiques législatives y sont prédominantes. Issue de la révolution française, elle s'appuie sur le rationalisme, un appareil d'État très centralisateur et un juridisme corsé.

L'autre tradition, anglo-saxonne celle-là, est une tradition plus « économique » inspirée de Locke, de Tocqueville. Elle est critique du juridisme, sceptique devant le pouvoir de l'État et les dangers de politisation des activités économiques et privées. Tocqueville, par exemple - dont les néo-libéraux s'abreuvent comme d'une source bienfaisante, dans ses observations sur les révolutions américaine et française, s'inquiétait de la nouvelle démocratie, non pas tant du fait que le peuple, la bride au cou, ne serait plus contrôlable, non pas tant du fait des dangers d'un retour éventuel d'un tyran, mais bien en raison de la formation progressive d'un pouvoir impersonnel qui se donnerait comme mission de façonner autoritairement la volonté de chacun au nom du bien de tous.

Ce sera la tradition économique du libéralisme que glorifieront les néo-libéraux. La richesse n'est pas illégitime, les droits de propriété et la libération des forces du marché sont les meilleures garanties de la liberté de tous et chacun. La liberté d'entreprendre, l'élimination des contraintes, le déploiement de l'initiative, l'audace, la compétition pour les ressources rares, la recherche de l'excellence et la récompense pour l'excellence sont les valeurs positives à retrouver.

Among those who try to climb Mount Everest or to reach the Moon, one also honours not those who made the greatest effort, but those who got there first [8].

- Liberté et justice contre Égalité

Il est bien clair que la régulation [78] par le marché produira des disparités considérables. Mais ces disparités sont justes et légitimes si la distribution découle de transactions librement consenties entre les individus.

All that justice required (..) that the prices (be) determined by just conduct of the parties in the market, i.e., the competitive prices arrived at without fraud, monopoly and violence [9].



Légitimité de l'inégalité

Premier principe donc : la légitimité de l'inégalité puisque les règles modèles du marché sont justes.

Justice requires that in the « treatment » of another person or persons (..) certain uniform rules of conduct be observed. It clearly has no application to the manner in which the impersonal process of the market allocates command over goods and services to particular people [10].

La « course de la vie » est donc :

a game of partly of skill and partly of chance. (..) It proceeds like all games, according to rules guiding the actions of individual participants whose aims, skills and knowledge are different, with the consequence that the outcome will be impredictable and that there will regularly be winners and losers. And while, as in a game, we are right in insisting that it be fair and that nobody cheats, it would be nonsensical that the results for différent players be just  [11].

Il faut ici noter le libéralisme social-darwinien avec l'extention de la sélection naturelle à la concurrence sociale : une myriade d'individus atomisés concurrençant sans limites dans le libre-jeu de loi sélectionniste des plus aptes. Au diable, les perdants !

Justice procédurale

Second principe : la conception libérale classique de la justice se préoccupe de la façon dont la compétition se mène et non des résultats qui ne peuvent être ni justes, ni injustes. Voilà donc pourquoi :

Equality of the general rules of law and conduct (..) is the only kind of equality conducive to liberty and the only equality which we can secure without destroying liberty [12].

Le « sloppy thinking » de la Justice sociale

Troisième principe : le concept de justice sociale est un concept incongru, indéfendable et dangereux.

The term « social justice » is inellectual disreputable, the mark of demagogy or of cheap journalism [13].

Pourquoi ? D'abord, parce que ce concept fait appel à un anthropomorphisme de basse cuisine : la société comme collectivité redevable à des individus, ou encore responsable d'intervenir dans la mêlée. Les deux termes - justice sociale - sont incompatibles. Leur association par des régimes de social-démocratie ou de socialisme ont d'ailleurs conduit aux pires totalitarismes [79] (The Road to Serfdom), car elle préjuge d'une intervention autoritaire qui freine ou réglemente la conduite des individus.

Mais dans le fond, ce terme en apparence innocent ou messianique cache une émotion extrêmement mesquine : l'envie, « that ammosity towards great wealth which represents it as a « scandal » that some should enjoy riches while others have basic needs unsatisfied » [14].

Pour les ultra-libéraux s'inspirant de Hayek, les droits civils traditionnels sont incompatibles avec les nouveaux droits socio-économiques proclamés depuis la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il s'agit d'un avorton issu de l'union incestueuse de la grande tradition libérale occidentale et de la révolution marxiste russe. Cette hargne s'explique parce que les droits socio-économiques imposent en quelque sorte un mandat d'intervention à l'État, tandis que les droits civils traditionnels protègent l'individu contre l'arbitraire du pouvoir et protègent donc les assises du système : la liberté individuelle.

L'égalité des chances irréalisable

Quatrième principe enfin : l'égalité des chances est un concept extrêmement restreint (celui d'ailleurs le plus dévoyé) s'appliquant encore une fois à une procédure de « just conduct ». Cette argumentation est d'ailleurs reprise actuellement dans la revue québécoise L'Analyste contre les programmes d'accès à l'égalité. On ne peut envisager agir de quelques façons sur l'égalité des conditions et l'égalité des résultats est tout à fait impertinente. L'action positive : si peu et encore avec beaucoup de réserves.

Attractive as the phrase of equality of opportunity, at first sounds, once the idea is extended beyond the facilities which for other reasons have to be provided by government, it becomes a wholly illusory ideal, and any attempt concretely to realize it apt to produce a nightmare [15].

En conclusion de cette partie, signalons la force de l'argumentation néo-libérale qui repose sur une valorisation tous azimuts d'un des termes constitutifs de notre civilisation : la liberté ; qui redonne à Icare-individu ses ailes que le social-étatique avait ficelées ; qui rend au social sa mobilité, sa fluidité, son audace ; qui critique le contrôle la régulation étouffante, les effets pervers de l'intervention étatique ; qui débusque et combat les multiples représentations totalitaires ; qui rassure en affirmant que ce qui est... est juste et naturel ; qui enfin est héroïquement inflexible sur les grands principes des droits de l'Homme de la première génération - ceux des droits civils et politiques et des garanties juridiques.

Par contre, on a vu que ces théories néo-libérales ont fait en Grande-Bretagne, dans l'Amérique de Reagan : dualisation systématique de la société, aggravation des inégalités sociales, délégitimation des institutions démocratiques quand ce n'est pas la catastrophe économique comme au Chili et le soutien à des régimes autoritaires.

La réaction néo-libérale tissée d'anti-égalitarisme, d'anti-politisme, d'individualisme forcené, [80] au nom de la liberté et de la justice, resserre en fait les bornes de la démocratie dangereusement.

Le néo-conservatisme la différence contre l'égalité

- Réaction à « l'hystérie » égalitaire

Après avoir exploré la riposte néo-libérale, nous allons maintenant examiner brièvement les positions néo-conservatrices. Par néo-conservatisme, il faut entendre le courant hégémonique au niveau idéologique et politique présentement aux États-Unis. Sociologiquement et stratégiquement soutenu et nourri par un « brain trust » d'intellectuels de renom comme Irving Kristol, Z. Brzezinski, Daniel Bell, Natham Glazer, P. Moyniham et leurs outils culturels prestigieux (Public Interest et Commentary), chevauché cavalièrement par Ronald Reagan, le néo-conservatisme mobilise principalement la nébuleuse des classes moyennes américaines conservatrices exaspérées par l'inflation, les impôts élevés, la réglementation gouvernementale, le « dépérissement » des mœurs, l'éducation sexuelle dans les écoles et la pornographie quotidienne, l'intégration raciale forcée, le laxisme en matière d'avortement, l'humiliation du Vietnam.

Réaction épidermico-politique à « l'hystérie » égalitaire (le féminisme est considéré être un excès du libéralisme, l'État-providence des mesures sociales, un excès de la démocratie) de la « Great Society » de Kennedy et Johnson, le néo-conservatisme s'apparente sous de nombreux aspects fondamentaux au néo-libéralisme que nous avons tenté de cerner précédemment. Dans les faits, il défend avec fougue le même ultra-libéralisme économique qui se représente la société et les rapports sociaux comme un immense marché. Il fait preuve, dans le domaine des politiques sociales et des programmes sociaux de la même hargne anti-étatique. Le darwinisme social y est extrêmement développé, encadré par un système méritocratique et par un « workfare » forcé où les plus pauvres et les plus démunis sont responsabilisés énergiquement quant à leur survie matérielle, leur santé et leur éducation.

Pour revenir à la guerre de la pauvreté qu'avait entreprise la « Great Society », dans un contexte d'apogée du mouvement émancipatoire des Noirs, de développement spectaculaire du mouvement des femmes, et de relative prospérité économique, cette dernière avait effectivement fait éclater plusieurs bornes. Découvrant le scandale de son propre Quart-Monde, le nouvel État interventionniste se donnait le mandat de :

développer des programmes spécifiques d'aide financière destinés à des groupes sociaux bien identifiés, indépendamment du revenu d'emploi (la plupart des [81] bénéficiaires étant d'ailleurs totalement écartés du marché du travail), imposer des mesures législatives, tels les programmes d'action positive, pour forcer une transformation des pratiques discriminatoires, créer une série de services sociaux, éducatifs, sanitaires, culturels, récréatifs, etc., destinés à des clientèles-cibles, dans une perspective de rattrapage, de prévention et de réintégration sociales [16].


- Restauration autoritaire

L'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en 1980 cristallise la victoire du ressac conservateur. Mais où va cette Amérique aux millions de pauvres qui n'ont pas ou qui n'ont plus la fierté de travailler ; aux légions de femmes qui ne savent plus se tenir à leur place assignée et qui réclament l'égalité des salaires, des programmes d'action positive, le contrôle de leurs fonctions reproductives ; aux Noirs qui continuent d'échouer à l'école et à leurs femmes qui accouchent toujours, sans hommes, d'enfants qui se réfugieront dans la délinquance ?

La réponse à cette question et à bien d'autres est ce qui caractérise le néo-conservatisme. L'Amérique est traversée par profonde crise morale et culturelle : une crise d'autorité, crise de l'État intérieur et de l'État à l'étranger ; crise de la Famille, cette institution de base de la Nation. Un redressement énergique et autoritaire S'impose afin de reconquérir l'hégémonie perdue, la stabilité intérieure, l'éthique du travail, la croissance économique maximale, l'honneur perdu de l'autorité patriarcale, l'imposition internationale de ses diktats.

Le démocrate Bertram Gross [17] parle de « friendly fascism » affublé d'une imagerie de force (attitude guerrière et machiste au niveau international et interne), de liberté (celle du marché de Friedman), d'individualisme (« Look out for number one »), de patriotisme (fidélité à la grandeur de l'Amérique et agressions répétées à l'étranger) et enfin de corporatisme (contrôle oligarchique de la finance, des élites politiques, des militaires du Pentagone, des consortiums industriels et mass-médiatiques).

Et qui donc, selon les néo-conservateurs, porte la responsabilité de la crise ? C'est la « New Class », celle des politiciens, intellectuels, fonctionnaires et professionnels responsables de la folie des grandeurs de la « Great Society » ; celle qui a alimenté les ouvertures démocratiques et les excès du libéralisme ; celle qui a déresponsabilisé le Quart-Monde intérieur, détruit le tissu conjonctif sociétal par un interventionnisme étatique.

- Positionner l'inégalité comme une différence

Or, le redressement s'opérera en redéfinissant les paradigmes dont

[82] celui de l'idée égalitaire. Les néo-libéraux partaient de l'idée que les inégalités étaient justes, les néo-conservateurs positionnent l'inégalité comme une différence. La différence servira donc à rationaliser et à euphémiser l'inégalité. Une première version, plus corsée, fait appel (comme dans le courant néo-droitier) à la sociobiologie et à la génétique. Les Noirs ont de moins bons résultats scolaires : c'est dû à « a not unreasonable hypothesis that genetic factors are strongly implicated in the average Negro-White intelligence différence » selon les trouvailles d'Arthur Jensen, professeur de psychologie de l'éducation à l'Université de Californie (« How Much Can We Boost IQ and Scholastic Achievement ? », 1969).

Dans sa version « douce » du différentialisme, le néo-conservatisme déradicalisera systématiquement l'égalité des chances qui n'est strictement que la liberté individuelle de compétitionner dans la « course de la vie ». La méritocratie reconnaît le principe de différence : elle légitime donc l'inégalité alors qu'au contraire l'action positive viole la liberté individuelle et la particularité - différence d'un individu en lui assignant une position prescrite par son groupe d'origine. Là, le serpent se mord la queue : des individus exigent des programmes d'accès à l'égalité (action positive) pour enfin briser le cercle des statuts sociaux désignés par les biais de sexe, de race et de classe de l'égalité formelle. Et à l'inverse, les néo-conservateurs démantèlent les programmes d'accès à l'égalité pour ne pas étiqueter un individu à un statut désigné ! Il y a donc rejet du concept de discrimination systémique, car on doit prouver qu'un acteur a intentionnellement discriminé par des faits précis une victime précise.

En bout de ligne, positionner l'inégalité comme une différence, reconnaître cette différence par le système du mérite individuel, c'est empêcher toute identification de groupe. Concrètement, s'il y a dans l'univers du travail problème pour les femmes et les minorités raciales, ce n'est pas un problème d'égalité de chance : c'est un reflet des différences. Ce dont on a donc besoin, c'est d'un système de récompense pour le mérite, l'excellence, le leadership, la compétitivité plutôt qu'un système (l'action positive) de récompense qui tente d'égaliser les différences.

- Rendre la différence politiquement impertinente

Sur toute cette question de la différenciation, il est nécessaire d'examiner le point de vue historique des minoritaires car, à première vue, le droit à la différence peut apparaître tout à fait sympathique parce qu'il reconnaîtrait les signes distinctifs, « l'unique » chez les personnes.

Mais, comme le souligne Zillah Eisenstein, ce ne sont jamais les hommes, les Blancs ou les maîtres qui sont différents : ce sont les femmes, les Noirs, les subordonnés. Ces derniers sont différents par rapport à une norme et le processus de

[83] différenciation des sexes, des races ou des classes a rendu ces catégories inégales dans la « Course de la vie ». Or, pour qu'une réelle égalité des chances puisse être viable, il faut que les différences de sexe, de race, de classe soient politiquement et économiquement sans conséquences, impertinentes.

On peut ainsi mieux comprendre à quel point, dans un contexte de rigidification des valeurs morales, d'autoritarisme, de propagande guerrière, de désengagement étatique du social, de démembrement des programmes d'accès à l'égalité, tout éloge de la différence ne fait que contribuer à une hiérarchisation sociale encore plus prononcée, à plus de disparités, à plus de misère, enfin à un net recul de l'idée et de la pratique égalitaires. L'élitisme rampant, s'appuyant sur la psychologie, la génétique, la sociologie des organisations, la sociobiologie, affirme, justifie et propage son idéologie des différences qualitatives entre classes, races, sexes et groupes sociaux.

- L'exemple de l'égalité sexuelle

Afin de concrétiser ce qui précède, nous allons très brièvement explorer l'argumentation néo-conservatrice en regard de l'égalité sexuelle. Feminism and Sexual Equality : crisis in Liberal America de Zillah Eisenstein nous sert de référence principale.

La maternité politisée

Les élections présidentielles américaines de 1980 avaient comme un des thèmes centraux : l'égalité sexuelle, Les programmes des deux grandes formations étaient sensiblement les mêmes pour ce qui avait trait à l'économie, à la défense, au militaire, au social : trop d'interventions étatiques dans les programmes sociaux, pas assez de poigne dans les incarnations de la doctrine de la sécurité nationale. C'est donc sur les questions féministes que les luttes de ligne furent les plus acerbes. Les Républicains affirmaient leur attachement à l'égalité sexuelle, mais s'opposaient à l'Equal Rights Amendment (ERA) et à l'avortement et clamaient leur profonde adhésion aux valeurs traditionnelles de la famille. Les Démocrates s'affichaient pro-choix en matière de contrôle des fonctions reproductives, pour une décriminalisation de l'avortement et pro-ERA.

L'argumentation (victorieuse) des néo-conservateurs était à l'effet que la crise d'autorité que traversait l'Amérique originait dans une crise profonde de l'institution de base de la société : la famille. Un grand ménage s'imposait : pour remettre l'Amérique sur ses pieds, il fallait consolider la famille. Selon les tendances à l'intérieur même de l'amalgame néo-conservateur, les analyses et solutions modulaient leurs fréquences. Pour les aigles du Eagle Forum (dont le mot d'ordre est, « God, Home and Country ») et les ténors du « Moral Majority » que sont les Phyllis Schlafly, Richard Viguerie et Jerry Fallwell, le raisonnement est le suivant, grosso modo : [84] selon la volonté de Dieu et un puissant ordre naturel des choses, la femme, en raison de son sexe et de ses potentialités créatrices, est différente. La procréation est son lot et son dû, son statut désigné. Une société juste reconnaîtra cette différence et la protégera. Cette fraction des néo-conservateurs est pour une revalorisation de la famille nucléaire patriarcale où l'autorité paternelle s'affirme d'abord et avant tout par le statut de pourvoyeur-protecteur de ce dernier. Des lois doivent protéger en ce sens les femmes économiquement dépendantes -il va sans dire - des irresponsabilités potentielles de leurs conjoints. Famille nucléaire patriarcale où la femme est valorisée dans son rôle exclusif de mère-épouse. Et cette dernière doit affirmer haut et fort son strict droit individuel à choisir d'être reine du foyer. Il s'agit, bien entendu, du modèle suranné de la famille traditionnelle blanche des strates supérieures des classes moyennes, car cette mère-épouse doit éviter le marché du travail. On est anti-ERA parce qu'il s'agit d'une intervention indue de l'État dans la vie personnelle des femmes, mais aussi parce que FERA symbolise la revendication des femmes pour l'égalité sur le marché du travail. On est anti-action positive parce que revendiquer l'égalité, c'est revendiquer l'identité, la similarité ; et les femmes sont différentes. Elles ont besoin de protection et non d'égalité.

Rétablir l'ordre moral au sein de la famille comme préalable au rétablissement de l'ordre moral de la patrie, c'est aussi remettre l'État à sa place - dans la sphère politique. D'ailleurs, les perversions de l'État ont été multiples et déstabilisatrices à cause du trop lourd fardeau des impôts, des taxes et des prélèvements étatiques de toutes sortes. Les familles ont fait face à la pénurie, ce qui a traîné les femmes sur le marché du travail, humiliant la virilité des pères et maris. L'interventionnisme de l'État-providence favorise même et entretient l'éclatement des familles en plus de dévoyer l'éthique du travail et de la responsabilité individuelle.

- In Welfare culture money becomes not something earned
by men but a right conferred on women by the State
 [18].

De plus, pour toutes les familles, l'État-providence s'est accaparé, d'une foule de fonctions anciennement dévolues à la famille et qui gruge ses sphères de responsabilité. Enfin, une fois réaffirmées les places assignées dans l'ordre naturel des choses voulu par Dieu, une fois combattu le stupre de l'avortement, de l'éducation sexuelle, de l'homosexualité, de l'enrôlement des femmes dans l'armée, la « Moral Mother » pourra servir de flambeau à la « Moral America » derrière le Président, les astronautes et les G.I. Dans The Power of Positive Women, Phyllis Schlaffy valorise cette image et surtout incite les femmes à la revendiquer sans honte, le front haut et le sourire clair.

- Et les colombes de l'anti-féminisme
néo-conservateur ?


Tous les néo-conservateurs ne sont pas fervents du retour au modèle de la famille patriarcale blanche, aisée. La réalité des multiples formes modernes de la famille [85] les en empêche : dans 57% des familles, les deux conjoints travaillent ; la famille patriarcale ne compte que 15% d'adhérents ; la famille monoparentale - 16% - est le type de famille qui se développe le plus rapidement ; le reste se répartit dans d'autres modèles.

Par contre, c'est toujours à l'image-identification à la mère qu'est reconnaissable une femme. C'est là sa différence. Et ce positionnement de départ est transmis, reproduit de génération en génération. Il s'agit, selon Eisenstein de « the most basic form of hierarchicaI social organization and hence order [19]. Il s'ensuit que comme mère, la femme est différenciée politiquement des hommes et refusée l'égalité.

Pour cette catégorie de néo-conservateurs, il faut renforcer la famille en propageant les vertus de la vie de famille par l'éducation, les mesures fiscales, les images mass-médiatiques positives, etc. il faut bien sûr juguler le contrôle des fonctions reproductives par les femmes, réaffirmer les places et fonctions respectives des hommes et des femmes dans la famille et, enfin, activement lutter contre l'homosexualité, le féminisme et le sexe en général. Les femmes feraient individuellement, librement, le choix d'être différentes. Les néo-conservateurs de cette fraction seront par contre très sensibles aux programmes d'accès à l'égalité -en fait, ils seront contre, et ce, pour à peu près les mêmes raisons que les néo-libéraux. La performance individuelle, la méritocratie rigoureuse : voilà ce qui permet de respecter la différence et surtout de ré-hiérarchiser plusieurs dimensions de la vie sociale. Les femmes peuvent bien aller sur le marché du travail si elles le désirent, mais elles ne doivent pas s'attendre à un salaire égal, à des programmes d'action positive, à des garderies, à des congés de maladie. Le choix des femmes sera limité de telle sorte que leur assignation à la maternité demeurera toujours pré-dominante...

- Effets concrets du recul de l'idée égalitaire

Sous les néo-conservateurs, la reformulation de l'État-providence a profondément affecté les femmes et dévoilé par le fait même les biais sexiste et raciste des propositions.

La « new class » son attaque, son gagne-pain démantelé quand les programmes sautent, ce sont les femmes blanches et les femmes et hommes noirs qui écopent (50% des travailleurs de ces catégories étaient en 1970 employés par l'État) : ceux des classes moyennes qui, depuis les années 60, avaient réussi, dans une certaine mesure, à gagner professionnellement leur vie. Le démantèlement des programmes sociaux mis sur pied pendant la guerre à la pauvreté affecte scandaleusement les pauvres - femmes, enfants, Noirs. Les coupures dans « Medicaid », les bons de nourriture, les services juridiques et les programmes « Aid to Families with Dépendant Children » et « Compréhensive Employment and Training Act » rendent la situation intenable pour les femmes, les femmes noires surtout.

- Whereas the opposition to « reverse discrimination » functions as an obstacle only to upward-mobile Blacks-Hispanico-Women, [86] and other minorities, the anti-State principle is designed to freeze all class distinctions, all artificial barriers between the lives of people in a society, permanently into place [20].

Concrètement,

Depuis l'application des coupures budgétaires, la pauvreté a brusquement augmenté, passant de 12% en 1981 à 14,7% en 1984, soit plus de 33 millions de personnes, avec un sommet de 15.6% en 1983 [21].

En terminant donc, rappelons qu'au coeur du projet néo-conservateur il y a l'anti-égalitarisme de l'éloge de la différence ; que l'Autorité de l'Amérique morale se rebâtira sur le socle du premier ordre hiérarchique, celui de la famille patriarcale et qu'enfin, comme les néo-libéraux, l'idée égalitaire doit être déligitimée, puis tous ses acquis renversés.

L'exigence d'une égale dignité

- Une seule voix multiplicité des discours

En abordant ce texte, nous étions intriguées et fascinées par l'ampleur de la vocifération anti-égalitaire, son unanimité. Mais sous cette vaste offensive intellectuelle, nous avons perçu plusieurs discours qui commandent des argumentations et des interventions différenciées si on veut y faire face. Notre objectif n'était pas de développer cette riposte, mais de tenter de comprendre certains a priori des discours.

Nous sommes maintenant en mesure de constater tout le chemin qui reste à parcourir. Ainsi, il faudra mieux saisir les nuances des idées sur l'égalité selon que l'on se situe sur le plan éthique, ou religieux, ou politique, ou économique, ou encore juridique. Le chevauchement du présent texte était dû à une tentative, peut-être maladroite, de saisir un concept fuyant. D'autre part, il s'avère urgent de systématiser les principales luttes pour l'égalité - avec leurs significations et enjeux pour les exclu-e-s, les marginalisé-e-s et les minorisé-e-s et non pas se contenter de généralisations en invoquant « le mouvement émancipatoire des Noirs et le mouvement des femmes ». Dans le même ordre d'idées, il faudrait étudier de façon très serrée la doctrine et la jurisprudence récente pour bien saisir l'évolution du concept d'action positive. Enfin, il est capital de compléter la réflexion sur l'égalité par celle sur la démocratie tant ces notions sont liées et débordent l'une sur l'autre.

Ceci dit, nous avons quand même tenté de cerner certains enjeux de l'immense lutte qui se mène actuellement. La machine de guerre anti-égalitaire tire à boulets rouges contre le libéralisme démocratique, contre la social-démocratie, contre le socialisme, tentant de déligitimer leurs assises intellectuelles, leurs projets politiques. Pour certains des ténors plus [87] féroces, c'est l'égalité politique, juridique et éthique qui est visée : ce sont les victoires quant aux droits socio-économiques qui sont ciblées. Il y a véritablement attaque et reflux. Les temps sont donc troubles et extrêmement précaires pour de vastes pans de la population. Nous croyons avoir signifié à quel point la différence, l'éloge de la différence camoufle en bout de ligne l'impossibilité de liberté pour les individus et, bien sûr, d'égalité. Nous avons noté à quel point la revendication égalitaire avait une portée subversive par tout le dévoilement des limites strictes du libéralisme qu'elle engendrait ; par les potentialités de solidarisation qu'elle suscitait ; par l'extension des libertés individuelles qu'elle permettait ; par l'élargissement de la démocratie qu'elle engendrait ; enfin par la symbolique nourricière qu'elle attisait.

Le défi du débat sur l'égalité, aujourd'hui, est de bloquer la manœuvre récupératrice des anti-égalitaires, de se réapproprier la notion de l'égalité, de réinvestir le champ de la société civile, de pousser sa croissance et sa pénétration dans toute l'épaisseur du social. C'est donc dire qu'il faudra en redécouvrir la signification, mais, et ce point est crucial, avec un sens aiguisé de l'histoire.

Nous restons profondément convaincues que le défi vaut la peine d'être surmonté, que l'exigence d'une égale dignité pour les hommes et les femmes, exigence d'égalité en tant qu'elle suppose une plus grande liberté individuelle du même souffle, constitue un leitmotiv fondamental pour qu'enfin soit aboli le statut socio-politique de minorisé.



[1] Zillah Eisenstein, Feminism and Sexual Equality, Monthly Review Press, New York, 1984, p. 19.

[2] Pierre-André Taguieff, « La stratégie culturelle de la Nouvelle-Droite en France (1968-1983) », in Vous avez dit Fascismes ?, op. cit.

[3] Philippe Bénéton, Le Fléau du bien, Laffont, Paris, 1983, p. 15.

[4] Raes Koen « Néo-libéralisme, anti-politisme et individualisme positif » in Néo-libéralisme, La Revue nouvelle, no 3, Bruxelles, mars 1984, p. 250.

[5] Friedrich Hayek, « Equality, Value and Merit » in The Essence of Hayed, Hoover Institute Press, Stanford University, 1984, p. 339.

[6] Philippe Bénéton, op. cit.

[7] Raes Koen, op. cit., introduction.

[8] Friedrich Hayek, « Social or Distributive Justice », in The Essence of Hayek, op. cit., p. 72.

[9] Ibidem, p. 74.

[10] Ibidem, p. 70.

[11] Friedrich Hayek, « Social or Distributive Justice », op. cit., p. 71.

[12] Ibidem, p. 333.

[13] Ibidem, p. 96.

[14] Friedrich Hayek, « Social or Distributive Justice », op. cit., p. 97.

[15] Friedrich Hayek, « Social or Distributive Justice », op. cit., p. 85.

[16] Frédéric Lesemann, « Politique sociale néo-conservatrice et transformation des mécanismes de régulation sociale aux États-Unis », revue POUR, Paris, octobre 1985.

[17] Conférence donnée en octobre 1985, à l'UQAM, dans le cadre d'un colloque de l'Association d'économie politique sur le néo-conservatisme.

[18] Zillah Eisenstein, citant George Gilder, op. cit., p. 48.

[19] Zillah Eisenstein, op. cit., p. 33.

[20] Philip Green, The Pursuit of enequality, Pantheon Books, New York, p. 210.

[21] Frédéric Leseman, op. cit., p. 9.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 février 2020 15:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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