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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Lalive d'Épinay, “Temps et classes sociales” In ouvrage sous la direction de Gilles Pronovost et Daniel Mercure, Temps et société, pp. 223-258. Questions de culture, no 15, sous la direction de Gilles Pronovost et Daniel Mercure. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1989, 262 pp.

[223]

Questions de culture, no 15
“Temps et société.”
QUATRIÈME PARTIE
10

 “Temps et classes sociales *

par
Christian LALIVE D’ESPINAY

ÉLÉMENTS THÉORIQUES
ET MÉTHODOLOGIQUES


De la classe comme forme d'appartenance

Acceptons ici une définition classique de la classe sociale : elle comprend l'ensemble des individus occupant une position analogue dans l'organisation de la production ; le plus souvent, un ethos (ou système de représentations) lui est associé.

La relation entre position de classe et ethos n'est pas mécanique. Elle sera d'autant plus forte que la classe a des frontières bien définies et tend à se refermer sur elle-même (exemples : paysannerie alpine, ancienne bourgeoisie). En revanche, quand la frontière devient lisière, quand les parties sécantes entre classes se dilatent (mais peut-être faudrait-il alors parler de strates ?), quand les possibilités de mobilité intragénérationnelle augmentent, la relation entre position et ethos devient plus aléatoire, et l'ethos tend à l'emporter sur la position dans la définition individuelle de l'identité.

[224]

Des vecteurs différents de l'insertion sociale modulent aussi les ethos. En deçà et au-delà de l'organisation de la production, le système social, qui négocie l'héritage du passé, définit les grandes phases du cycle de vie, les rôles sexuels, les positions spatiales.

Ces notations rendent évident qu'une classe ou un ethos de classe « à l'état pur » n'existent pas, pas plus qu'il n'en est d'universels (ce qui revient au même). La paysannerie alpine dont je parlerai plus bas n'est pas celle du Québec, ni la paysannerie parcellaire décrite par Marx (1984, p. 188 et suiv.) dans des pages fameuses, paysannerie dont d'ailleurs il disait qu'elle n'avait rien à voir avec celle des Cévennes. Sans doute, par comparaison, peut-on s'attacher à construire les modèles paysan, « cadre » ou bourgeois. Cette démarche est absolument indispensable dans un but de connaissance. Mais ce mouvement vers le général est aussi un mouvement vers l'abstraction, et plus il tend à l'universel, plus il perd de son pouvoir de prédiction en ce qui concerne les comportements concrets et les orientations de l'action. Ces derniers, en effet, sont associés à l'ethos en tant que synthèse de l'ensemble des appartenances individuelles définies historiquement. Par exemple, le modèle prolétaire que nous esquissons ici trouvera bien, du moins nous l'espérons, quelque résonance auprès des spécialistes belges ou italiens de la classe ouvrière ; ils ne manqueront sans doute pas de signaler des différences. C'est que ce modèle est construit à partir d'une population précise, inscrite dans un territoire (espace), avec son histoire spécifique (temps).

Ethos, temps, espace :
une hypothèse de travail


Par ethos, nous entendons l'ensemble des croyances, valeurs, normes et modèles qui orientent le comportement. L'ethos est ainsi le noyau d'une culture. (Pour une définition complémentaire, voir Elias, 1974, p. 47.)

On proposera ici qu'un ethos, peut être analysé, dans le cadre de recherches empiriques, selon deux perspectives strictement [225] complémentaires. La première consiste à mettre en avant les formes de sociabilités fondamentales (de la représentation de soi — le « je » et le « moi » — aux définitions sociales — les « nous » et les « eux » — en passant par les microsociabilités — les « je/tu » —). La seconde approche dégagera d'abord la trame générale dans laquelle s'insèrent les formes de sociabilités, c'est-à-dire la construction du cadre spatio-temporel dans lequel elles s'animent.

On avance donc l'hypothèse que tout ethos comprend — et est structuré par — un mode particulier de se représenter (plan symbolique) et de s'approprier (plan pratique) le temps et l'espace. Voilà ce que nous nous proposons d'illustrer ici, en considérant plus particulièrement la catégorie du temps.

L'homme contemporain :
cycle de vie et historicité


Il semble aller de soi qu'une société se dote de certaines constructions, représentations et instruments de mesure du temps qui sont partagés par tous. Ceux-ci sont indispensables à la communication des individus et à la coordination des activités (Sorokin, 1943). Pour le sens commun, ces représentations correspondent à la nature des choses. Le temps, c'est la montre et le calendrier ; ceux-ci attestent un ordre temporel donné par le soleil. On a oublié que cet accord résulte d'une longue histoire et d'un certain nombre de choix (voir à ce propos les remarquables ouvrages d'Elias, 1984 et de Landes, 1987).

La civilisation industrielle moderne s'est dotée d'une formidable et unique échelle de mesure du temps qui, grâce à la mathématique, au zéro et à l'infini, peut déployer sans fin sa prétention au monopole et à l'universalité, situer indifféremment l'infiniment grand et lointain comme l'éphémère. Un tel filet du temps exerce une emprise totalitaire sur tout processus événementiel quel qu'il soit, pour en donner la mesure.

[226]

Cette mesure universelle sert par conséquent de référence à l'individu quand il mentionne l'une ou l'autre des deux temporalités * qui lui sont constitutives.

Les usages langagiers mettent en évidence ces deux temporalités. Je puis dire : « J'ai 49 ans. » Je me situe ainsi dans la durée de la vie qui m'est donnée dont une partie, définie, est déjà utilisée, l'autre, relativement indéfinie, restant à venir. Notre société nous pousse à spéculer sur cette seconde partie : je connais mon « espérance de vie », le nombre d'années qui me séparent de la retraite, etc. Appelons cette temporalité propre à l'individu — et dont la représentation individuelle véhicule le savoir d'une société donnée — la temporalité individuelle du cycle de vie.

Le langage offre à l'individu une seconde manière de dire son âge : « Je suis de [né en] 1938. » Cet énoncé suppose que les interlocuteurs disposent d'une information complémentaire, celle qui concerne le moment de l'interaction (par exemple : 1988), de telle sorte qu'ils peuvent le traduire dans les termes de la première formule : « Donc il a 49-50 ans ». Pourtant, l'intention associée au choix de l'une ou de l'autre de ces deux manières de dire est bien distincte : en disant : « J'ai 49 ans », l'individu parle de soi dans sa propre mouvance, dans sa temporalité propre, sans référence à autrui ou au contexte. En revanche, s'il choisit de dire : « Je suis de 1938 », il prend pour repère et critère le temps de la société (ce que nous appelons la temporalité socio-historique), et il situe son parcours individuel dans le fragment d'histoire qu'il accompagne. Il évoque aussi de facto ses compagnons d'aventure dans l'histoire, ceux qui comme lui sont nés en 1938, par distinction des aînés et des cadets. Ainsi, cette manière de dire insère-t-elle l'individu dans la trame historique : elle dit son statut socio-historique.

Il est une autre manière de préciser le statut socio-historique, non plus du sujet, mais de l'événement auquel il participe : « Nous [227] sommes en 1988. » N'est-il pas significatif que le pronom personnel doive ici être mis au pluriel, signalant la dimension partagée, sociale de l'inscription dans la temporalité socio-historique ? Ces deux dernières manières de dire précisent l'une le statut socio-historique du locuteur, l'autre celui de l'événement auquel ce locuteur participe.

Nous appelons alors l'historicité du sujet la manière dont l'individu négocie son statut socio-historique et lui donne sens.

La démarche empirique

Les principales notions nécessaires à l'avancée de notre réflexion étant maintenant posées, tournons-nous du côté des matériaux empiriques. Nous puiserons dans le stock réuni au cours d'une recherche sur la population de 65 ans et plus, dans un milieu urbain (Genève) et dans un milieu semi-rural et montagnard (le Valais central). Après avoir mené une enquête par questionnaire auprès de deux fois 800 personnes, nous avons sélectionné quelque 150 de ces dernières pour réaliser avec chacune d'entre elles un bref récit de vie, au cours d'une série d'entretiens semi-directifs. Au total, nous avons obtenu ainsi 138 récits de vie au cours de 294 entretiens, ce qui représente un total de 385 heures d'enregistrement. (Cette recherche est présentée et ses principaux résultats sont consignés dans Lalive d'Épinay et al., 1984.)

L'analyse de ce matériel foisonnant nous a permis de distinguer, dans notre population, six types dominants d'ethos, associés à une classe sociale ou à une fraction de classe (pour un exposé concernant la méthode d'analyse, ibid., p. 33-59 ; p. 301-312). Dans les pages suivantes, nous présenterons succinctement ces six ethos en mettant l'accent sur cet aspect de la relation au temps que nous avons appelé l'historicité du sujet. Nous intercalerons quelques paragraphes intitulés Discussion qui seront l'occasion de comparer nos résultats avec ceux d'autres travaux sur les classes et les groupements sociaux. La conclusion nous permettra de préciser les limites et la portée de nos propositions.

[228]

LES DEUX FORMES PRINCIPALES
DE L'HISTORICITÉ DU SUJET :
LA QUESTION DU POUVOIR


Présentation

L'analyse du corpus de récits de vie nous a conduits à relever et à suivre la trace d'une grande ligne de démarcation. D'un côté de cette ligne, l'ensemble de ceux qui s'estiment être en prise sur l'histoire. Ils s'inscrivent à titre de sujets et d'acteurs dans le temps de la société. L'histoire leur est familière et chacun y apporte sa contribution, certes modestement mais d'une manière ressentie comme étant bien réelle. De l'autre côté se trouve l'ensemble de ceux pour qui l'histoire est une réalité exogène, une force objective qui s'impose à chacun parfois jusque dans le détail de sa vie quotidienne, mais sur l'orientation de laquelle il n'a pas prise. Les uns et les autres sont entraînés par le flux de l'histoire ; les premiers prétendent en orienter le cours, les seconds sont embarqués de force.

Donnons quelques-uns des indices qui manifestent cette ligne de partage. Sur le plan langagier d'abord, l'extension de l'usage du discours à la première personne du singulier (le « je ») par distinction du recours aux formes plurielles ou neutres (« nous », « on », « nous-on ») est étroitement associée à une affirmation du locuteur comme d'un être doté d'emprise et de contrôle sur l'environnement. Le « je » décrit le locuteur en situation d'interaction active, si je puis dire, c'est-à-dire dans une situation sur laquelle il exerce un certain contrôle. L'usage du « nous » n'est pas ici un usage de majesté ; il renvoie, comme le « on », à une situation que subit le locuteur, qui lui est imposée. Le « nous » ou le « on » rendent compte de la condition sociale du locuteur ; ils désignent l'ensemble de ceux qui partagent avec lui l'expérience de la domination. « Nous, qu'est-ce qu'on peut y faire ? » La forme grammaticale réflexive est fréquente dans la bouche de ceux pour qui l'histoire est une réalité exogène et contraignante : « Il faut s'habituer » ; « On doit bien s'y faire ». Ces formules signalent alors que le seul pouvoir [229] dont le locuteur s'estime doté est celui qu'il peut exercer sur lui-même. L'exercice de ce pouvoir est, à sa manière, une vertu : « Il en faut du courage pour s'y faire » (sur l'usage du « on », « nous-on », etc., voir les travaux de Bisseret, 1974a, b).

Cette ligne de partage sépare donc ceux « qui savent y faire » de ceux « qui doivent s'y faire ». Si on se réfère à la théorie de l'énonciation (Lazega et Modak, 1982, 1983) et à la notion de « définition de la situation » (Thomas, 1923, Goffman, 1963, Lazega, 1988) et qu'on considère cette situation que constitue l'entretien destiné à produire un récit de vie, certaines des stratégies discursives sont très significatives. Lors du premier entretien, nous demandions un récit de la vie quotidienne actuelle, en énonçant une phrase du type : « Voulez-vous nous raconter ce que vous avez fait hier ? ». Ce « démarreur » a généralement très bien fonctionné. La journée d'hier, voilà une réalité évidente de la « connaissance ordinaire » (Maffesoli, 1985), réalité dont chacun peut et sait parler. Une exception pourtant ; les hommes des classes supérieures ont été souvent pris d'une étrange pudeur. Ils ont passé comme chat sur braises sur les routines du quotidien, les contournant ou les stylisant, esquivant les questions trop précises et même les écartant frontalement si l'enquêteur devenait insistant. Poussé à parler de ses habitudes, un ancien juge déclare : « Voilà, je ne pense pas qu'on va entrer dans trente-six détails qui n'ont pas d'importance. » Un peu plus tard, à propos de ses habitudes alimentaires, il ajoute : « On ne va pas s'attarder sur ces détails culinaires qui n'ont pas un intérêt historique. » Et, dix minutes après, il raconte qu'il meuble une partie de son temps, de retraité par des travaux d'histoire et de généalogie car « nous avons des ascendants qui ont été mêlés à toute l'histoire du Valais et un peu de la France. » Voilà bien l'enjeu pour ces hommes. La demande portait sur la vie quotidienne, eux voulaient transformer le récit en une proclamation de leur statut d'agent historique.

L'analyse sémantique apporte elle aussi son lot d'évidences. L'attachement à l'activité professionnelle et au statut qu'elle procure est une caractéristique des personnes des classes supérieures. Les [230] indépendants ignorent superbement la retraite ; là où l'institution impose l'arrêt de l'activité professionnelle sans considération de rangs et de personnes, on observe la mise sur pied de stratégies de transfert d'activités. « C'est un peu une boutade, mais je n'ai jamais eu autant de travail que depuis que je suis à la retraite ! », dit un ingénieur. Il dirigeait un important service public dans le domaine de l'énergie, il se prépare maintenant à accéder à la mairie de sa commune. Avant, son réseau était, dit-il, international et à caractère scientifique ; il est maintenant plus national et local, et de nature politique. Des associations bénévoles prestigieuses s'associent ces personnalités qui leur apportent savoir-faire et compétences, en leur offrant en retour des rôles dans lesquels ils préservent leur condition de sujet et d'acteur.

Quant à ceux que l'usure du corps ou les circonstances contraignent à changer de rythme, ils expriment fréquemment un sentiment de malaise et de frustration : « On est des vieux [...], on n'a plus l'expérience de l'heure actuelle et il faut quitter une société qui ne peut avoir besoin de nous. »

L'ingénieur reconverti dans la politique locale sait qu'un jour viendra où il lui faudra « avoir la sagesse de se retirer tranquillement ». Il ajoute qu'il faudrait alors savoir s'occuper, lire, être membre de sociétés d'art, voyager, mais, estime-t-il, « ce n'est plus une activité active, pour donner quelque chose aux autres ». D'autres, du même milieu, diront : « être utile à la société ». Être utile à la société, donner aux autres, sans doute, mais pas n'importe comment, ni dans n'importe quelle position. Être utile, donner signifient ici participer au devenir de la société, contribuer à façonner son histoire, à marquer son environnement et en retour, à bénéficier de la considération d'autrui. Bref, être utile, c'est avoir du pouvoir.

Pour ceux que les outrages du temps contraignent à se dégager de la vie active, la référence aux activités de leurs enfants vient souvent compléter la narration des hauts faits du passé. Un fils qui fait un stage à Silicon Valley, qui est en mission pour le Comité international de la Croix-Rouge ou missionnaire en Amérique [231] du Sud, la fille du comité directeur d'Amnistie internationale, ceux qui enseignent dans une université californienne, font un stage à Hong Kong ou dans le World Trade Center de Manhattan : autant de signes de la dimension planétaire de la famille et de sa position aux avant-postes de la marche du monde.

L'idée d'utilité est aussi présente dans les classes populaires. Elle n'y est cependant guère associée à celle de pouvoir. Elle s'exprime de manière discrète, comme une contribution presque anonyme. « J'ai fait ma part » ; « J'ai travaillé 50 ans, maintenant place aux jeunes ! » Si elle s'associe à l'idée de contrôle, ou de participation au contrôle, ce sera alors à une échelle beaucoup plus modeste, principalement celle de la famille et de la sphère domestique : « Je continue à m'occuper du domaine — dit ce paysan qui pourtant l'a déjà légué à ses enfants — parce que mes fils travaillent en usine, alors je leur rends service. »

Comme dans cette citation, le « je » surgit en milieu populaire chaque fois qu'il est question d'un événement ou d'une situation strictement rattachés au locuteur, et au contrôle desquels il se sent associé. Sauf exception, on est alors dans le domaine de la sphère privée.

Dans notre corpus, le sentiment d'occuper une position d'agent historique n'est, parmi les membres des classes populaires, jamais associé à une activité ou un statut individuels. Quand il s'exprime, ce sentiment découle de l'évocation de la participation du locuteur à des actions collectives ou à des mouvements sociaux. La grève nationale de 1919 ou des grèves locales marquent la mémoire ouvrière ; les manifestations à Sion (capitale du Valais) ou à Berne (capitale fédérale) pour la paysannerie ; la « Mob », c'est-à-dire la mobilisation lors de la dernière guerre mondiale pour tous les Suisses, voilà des référentiels partagés, des moments importants où l'histoire se faisait et où le locuteur « en était ». Comme aussi certains racontent le percement d'un tunnel ou l'inauguration d'un barrage. L'agent historique est ici le « nous » dans lequel fusionne le « je », alors que dans les classes supérieures, c'est le « je » individuel qui est présenté comme l'agent.

[232]

Discussion

L'idée que la ligne de partage entre dominants et dominés soit tracée, sur le plan symbolique, par la distinction entre la conscience de participer à l'histoire et le sentiment de la subir comme une réalité exogène, cette idée recoupe la distinction classique entre l'historique et le quotidien qu'on retrouve chez de nombreux auteurs, philosophes et historiens, de Platon à H. Lefebvre (voir les trois volumes, publiés de 1946 à 1981, de sa Critique de la vie quotidienne). Que la position dominante soit associée à des formes de contrôle du présent et de l'avenir, et la position dominée à une incertitude devant l'avenir et à une disponibilité à l'égard du présent, voilà ce que la littérature atteste largement. Hoggart (1970), Bourdieu (1979), Maffesoli (1979) mettent l'accent sur le carpe diem populaire qu'ils opposent à l'élaboration de projets et aux plans de carrière caractéristiques des membres des classes supérieures. M. de Certeau (1979, p. 28 et suiv. ; 1980, p. 20 et suiv.) distingue l'aptitude à la stratégie des personnes des classes dominantes, alors que les membres de classes populaires, faute de « lieu propre », doivent toujours se battre sur le terrain d'autrui et ne peuvent opposer que des tactiques.

Une intéressante démonstration empirique chiffrée est proposée par D. Mercure (1987) qui analyse les réponses fournies par quelque 100 sujets dans le cadre d'entretiens semi-directifs. Il a posé deux questions : « Comment voyez-vous votre avenir ? » et « Quels sont vos projets d'avenir ? ». Ce matériel l'amène à distinguer trois types de « représentations de l'avenir » — nous dirions, dans notre langage, trois formes de l'historicité du sujet : perspective de conquête associée à un plan de vie (une « feuille de route », dit-il joliment) ; perspective de conquête, mais sans plan de vie ; perspective de conservation. La taille de l'échantillon est sans doute un peu faible, mais les corrélations qu'on y observe entre le niveau socioprofessionnel et les types d'historicité sont plus que convaincantes : toutes les personnes des milieux supérieurs s'inscrivent dans la perspective de conquête, les deux tiers d'entre elles y associent un plan de vie ; au niveau inférieur, les deux tiers, en [233] gros, ont une perspective de conservation (l'âge et le sexe exerçant une certaine influence).

CLASSES POPULAIRES
ET REPRÉSENTATIONS DE L'HISTORICITÉ
DU SUJET : TROIS EXEMPLES


Si les classes subalternes ont en commun de vivre le temps historique comme une fatalité, chacune cependant investit cette force exogène de significations qui lui sont propres. Examinons trois cas.

Les prolétaires :
le progrès


Cette classe comprend les ouvriers et des employés faiblement qualifiés dont le travail présentait souvent des aspects manuels. Ils sont prolétaires en ceci qu'ils ne disposaient que de leur force de travail et ont atteint la retraite sans avoir accumulé de biens propres.

Le prolétaire, dépourvu de lieu qui lui appartienne en propre, aménage son quartier à travers ses déambulations quotidiennes. Achats et promenades sont l'occasion d'itinéraires qui mènent au bistrot, au parc, au lac, parcours associés à des rencontres, les copains de la partie de carte, les dames de la cafétéria du grand magasin, etc. « Mon quartier » (« Lorsqu'il était malade [...] et que je rentrais, il me demandait toujours comment était la vie, il me demandait des nouvelles du quartier [...] Ce quartier était sa vie ») ne correspond pas au découpage administratif ; c'est un espace remodelé par et pour l'usage de celui qui le pratique et dans lequel il installe sa vie quotidienne. Nous avons appelé espace apprivoisé le produit de ce mode d'appropriation. Le quartier est public, mais il a été rendu propre à l'usage personnel. Pourtant, il suffit de peu de choses pour que cet espace jamais possédé redevienne sauvage. « Avec leurs travaux, ils foutent en l'air le quartier ! » Ou encore : « Vous ne savez pas ce qui m'est arrivé ? Ils ont fermé mon bistrot ! ». « Ils », c'est-à-dire les pouvoirs, ceux qui [234] font l'histoire et la ville et qui menacent constamment de défaire la complicité que le prolétaire a établie entre lui et son quartier.

Le prolétaire est installé dans un présent concret qu'il vit avec avidité. L'âge l'amène peu à peu à préférer regarder plutôt que faire. Mais quel intérêt dans ce regard qui contemple le spectacle de la vie et le défilé de l'histoire ! « Plus on est vieux, plus on aimerait voir ce qui va se passer à la longue, pour tout. Pour sa femme, la famille, la Suisse, tout. » Le fait de n'avoir pas prise sur « ce qui va se passer » n'altère en rien cette curiosité. Cette passion pour la vie est exprimée dans de multiples récits du passé et du présent basés sur l'expérience vécue. (« Je suis obligée de parler des choses que j'ai vécues, je ne peux pas parler des choses que je n'ai pas vécues. ») Souvent même, le récit exhibe le corps qui porte les traces de la vie dure du passé et sert de support à la mémoire. Récits sur le manque de confort, les dimanches occupés à la lessive ou à chercher du bois de chauffage dans la forêt ; récits sur l'exploitation, les heures de travail qui n'en finissaient pas, l'accident, la souffrance. Récits sans théorie, mais d'une précision ethnographique : relevés minutieux des détails et comparaison permanente entre l'hier et l'aujourd'hui. Cet aujourd'hui où il y a la sécurité sociale (« Quand je pense à mes parents, on a bien de la chance aujourd'hui. »). Sans doute les temps sont-ils incertains, l'avenir à bien des égards menaçant, mais « aujourd'hui, la vie est plus facile, ça c'est sûr ! ». Il n'y a guère de nostalgie parmi les prolétaires, et si c'était à refaire, ils auraient « mieux aimé vivre aujourd'hui ».

L'ethos prolétaire est caractérisé par l'installation dans le présent et l'apprivoisement du quartier. En marge de l'histoire, le prolétaire constate cependant que celle-ci, dans son flux, a considérablement allégé le fardeau de la vie quotidienne, rendant possible la quête des menus plaisirs de la vie. Cette vie qui est le bien principal, souvent même le seul bien véritablement propre. La notion d'hédonisme stoïque nous paraît qualifier adéquatement cet art de vivre dans son aspect paradoxal.

[235]

Discussion

L'ethos prolétaire rejoint dans ses traits principaux les observations de la plupart des chercheurs. L'investissement du quartier en milieu ouvrier est mis en évidence entre autres par Hoggart (1970), Mayol (dans Giard et Mayol, 1980), Lalive d'Épinay (1982), Verret (1979), Bourdieu (1979). Ces auteurs s'accordent aussi à parler du réalisme ouvrier que Barthez associe à « l'absence d'investissement dans la maîtrise du temps et de l'avenir » (1979, p. 48). Bourdieu parle d'une « morale de la bonne vie », qui ne fait pas de comptabilité des plaisirs et des peines. La vie au jour le jour est la « seule philosophie pour ceux qui, comme on dit, n'ont pas d'avenir » (Bourdieu, p. 200, 202). Certains travaux montrent cependant que la classe ouvrière n'a pas forcément une vision optimiste du progrès (Mendras, 1958, Bon et Boy, 1978). Mais il s'agit de la dimension technique du progrès, avec ses conséquences sur le métier et sur l'emploi. Notre approche induit du récit une évaluation globale résultant de la comparaison entre le passé et le présent. Une évaluation positive du progrès social et de ses incidences sur la vie quotidienne ne nous semble pas incompatible avec une vision critique et craintive des transformations techniques. Nous avons entendu cette différenciation dans la bouche de plusieurs prolétaires : « Avant, on guidait la machine ; maintenant, on la suit ou on presse un bouton ! », « Maintenant, c'est la vitesse et la quantité, ce n'est plus la qualité ! ».

Les petits possédants :
la décadence et ses menaces


Les petits possédants ne composent pas une classe sociale au sens strict du mot. Sans doute s'agit-il de membres des petites couches moyennes, ensemble dans lequel l'employé de bureau est majoritaire. Mais en font partie également des petits indépendants et des membres de la maîtrise ouvrière. Ce qui les distingue des autres et qui les unit entre eux, c'est l'accès, grâce à une vie de labeur — selon leur conviction proclamée — à la détention et à la jouissance d'une petite propriété. Telle est la condition nécessaire [236] (mais pas systématiquement suffisante, soulignons-le) au déploiement d'un système de valeurs que nous avons appelé l'ethos du « ça m'suffit ».

Le projet de vie de ces personnes a consisté dans la conquête d'une petite propriété d'usage : la villa, le chalet, parfois une barque de pêcheur, ou encore une roulotte sur un coin de terrain. On a beaucoup sacrifié à ce projet ; on s'est sacrifié et voilà qu'il est devenu réalité. L'idéal de vie est aujourd'hui d'en jouir et de s'y consacrer. Cet espace est, au sens juridique d'abord mais surtout au sens symbolique le plus fort, un espace possédé qui constitue, comme certains disent, « toute leur vie ». « Mon rêve », une fois devenu réalité, s'est transformé en « ça m'suffit » auquel on consacre aujourd'hui son temps, son travail, son amour.

L'espace est selon eux divisé en deux régions. L'espace possédé du « chez-soi », sur lequel se concentre l'essentiel des investissements et des activités. À l'intérieur de ce territoire minuscule, le petit possédant s'affirme en tant que sujet. Il dit : « je », « moi ». Il s'y déploie en sujet royal, parfois en despote (« Un jeune ne veut pas obéir, alors je lui fais son baluchon et je le mets devant la porte... »). Mais à la porte du jardin commence le reste du monde composé d'espaces dangereux où règne l'insécurité, le chaos. Si le petit possédant doit s'y rendre, il change d'identité, parle de lui en termes de « nous-on », « nous-les-petites-gens » qui « n'y peuvent rien changer ».

Le dualisme — éternel combat du Bien et du Mal — qui caractérise cette construction sous-tend également leur représentation du temps historique. Dans la Suisse d'avant-guerre régnaient les vraies valeurs : effort et travail, esprit d'économie, respect de l'ordre et des hiérarchies. Eux ont « surintériorisé » l'ethos du travail de la société industrielle bourgeoise : « J'ai commencé, Monsieur, à travailler à l'âge de treize ans. » « On n'a jamais appris à aimer lire, on a appris à travailler, c'est tout. » Et c'est au respect de ces valeurs qu'ils attribuent leur réussite et l'acquisition de leur « ça m'suffit ». Ils marquent fréquemment ce qui les sépare du prolétaire : ils ne sont pas « comme ceux qui traînent dans les rues et passent leur [237] temps au bistrot », « comme ceux qui s'ennuient et ne savent pas quoi faire », car eux, ils ont toujours à faire. (On trouve une autre signalisation de la différence parmi les prolétaires qui disent parfois : « Nous, qu'est-ce que vous voulez qu'on ait peur, on n'a rien à voler ! » ou encore « Ici, on ne ferme pas à clé, il n'y a rien à voler ici ! »). Les petits possédants ont la fierté de ce qu'ils sont et surtout de ce qu'ils ont.

« Il y a des gens qui se plaignent parce qu'ils n'ont que l'AVS [la sécurité sociale], et que c'est difficile pour eux. Mais, il faut bien se préparer, c'est seulement par le travail qu'on a fait qu'on peut s'assurer un bon moment à la retraite. Mais il y en a qui ont fait comme la cigale ayant chanté tout l'été. C'est de leur faute s'ils sont dépourvus. »

La modernité, cependant, corrompt les vraies valeurs et menace leur petit royaume si chèrement et légitimement acquis. Ce sont alors les propos sur les jeunes « qui croient tout savoir », sur l'Église qui « n'est plus au milieu du village » ; ce sont les récits des menaces, des vieux attaqués, des villas dévalisées (« Vous vous rendez compte, on nous téléphone à deux heures du matin. »), la chaîne fatale jeunes-étrangers-prostituées-drogués voleurs et autres criminels. « Tout ce qui se passe partout, même dans nos villes, en Suisse, nous qui étions si tranquilles. » Une peur sourde accompagne plusieurs récits.

On s'efforce d'exorciser ces menaces et cette peur de l'autre par une surenchère de la propreté (on n'en finit pas de récurer, « briquer », faire briller) et par des tactiques d'évitement qui conduisent à s'enfermer de plus en plus dans l'enceinte du petit royaume où sont encore préservées les valeurs authentiques. Mais d'une certaine façon, ces personnes s'estiment trahies par la société et les autorités qui ne savent plus faire respecter leurs valeurs. Alors, la nostalgie du passé alimente un rêve, la plupart du temps refoulé hors du discours, mais qu'attestent certains éclats. Rêve du grand coup de balai, de la reprise en main, de vrais chefs et d'une Suisse pour les Suisses.

[238]

Discussion

Cet ethos est structuré par un dualisme appliqué à l'espace et au temps. Vision de la décadence d'une société et du déclin de ses valeurs. Vision d'un passé idéalisé que l'on prétend préserver dans l'enceinte barricadée des « ça m'suffit ». Nous avons montré ailleurs (Lalive d'Épinay, 1986) l'homologie entre cet ethos et la « pensée totalitaire » telle qu'elle est mise en évidence par les travaux de psychologie sociale sur la personnalité autoritaire ou sur la soumission à l'autorité, mais aussi ceux sur la xénophobie, l'extrême-droite et le fascisme.

Plusieurs auteurs mettent en relation cette forme de mentalité avec les petites classes moyennes, et plus particulièrement avec celles d'entre elles que caractérise le sentiment d'être menacé et dépossédé sous l'effet des changements socioculturels en cours (Lipset, 1981, p. 172 ; Bell, 1964, p. 1-46 ; Lucchini, 1973 ; Gaillard, 1983).

Ceux que nous appelons ici les petits possédants correspondent à la petite bourgeoisie en déclin décrite par Bourdieu et dont, dit-il, les membres sont assez âgés et dotés d'un faible capital scolaire (1979, p. 398 et suiv.). Plus précisément encore, il s'agit de personnes qui furent dans leur jeunesse des « petits bourgeois d'aspiration ». D'extraction prolétaire, ils ont voulu « s'arracher au présent » et ont construit leur image autour de l'opposition entre la maison et le café, l'abstinence et l'intempérance (ibid., p. 201 et suiv.) ; ces hommes du « plaisir et du présent différés » se sont comportés ainsi parce qu'ils poursuivaient leur « projet de conquête » (Mercure, 1987). Mais une fois installés dans leur « ça m'suffit », voilà qu'ils se retrouvent aujourd'hui en situation de défense. Ils prétendaient alors maîtriser l'avenir — ou du moins construire leur avenir et échapper à leur destin de classe — en se faisant les champions des valeurs et de l'ordre dominants, voilà qu'aujourd'hui ils se sentent menacés de dépossession dans un monde qui leur est devenu étranger. Ils avaient cru franchir la grande ligne de démarcation, voici que celle-ci s'est déplacée parallèlement à leur marche.

[239]

La paysannerie alpine :
le jugement moral et le jugement pratique


Pour G. Gurvitch (1961, p. 391 et suiv.), la classe sociale tend à devenir société globale. La paysannerie alpine — agriculteurs propriétaires dans un pays où la grande propriété n'existe pas — a suivi une évolution de sens inverse. Elle constituait hier le cœur du peuple du Valais ; elle a été peu à peu réduite au statut de classe ; elle est aujourd'hui en voie de disparition. Il y a quarante ans, elle composait la moitié de la population du pays ; aujourd'hui, les agriculteurs ne forment que 5% de la population active, un peu en dessous de la moyenne suisse. La génération que nous avons rencontrée plonge ses racines dans le Valais traditionnel, partie de la civilisation alpine, agricole et catholique ; mais elle a vécu la transition, apportant sa force de travail — en quête d'un revenu monétaire — aux chantiers hydroélectriques de haute montagne, ou s'engageant dans les premières usines qui se sont installées en bas, dans la vallée du Rhône. Ils ont vu leur village se transformer en station touristique, avec leur appui certes, mais sans qu'ils aient prévu les conséquences de la mutation.

L'ethos de cette paysannerie est tramé par la foi catholique. Celle-ci imprègne chacune des dimensions de la vie et des convictions humaines. Au plus profond des croyances et des représentations se trouve l'évidente certitude : « Dieu, il est Dieu ! ». Parmi les prolétaires et les petits possédants, la religion est contingente, affaire d'individus. L'évidence fondatrice est pour eux : « La vie, c'est la vie ! » Ici Dieu transcende la vie, Dieu donne la vie. Ainsi l'espace terrestre, le temps de la vie comme celui du village ne sont pas les référentiels ultimes : ils s'intègrent dans un ordre cosmique (Berger, 1971) infiniment plus riche et plus vaste. Cet ordre dote la société villageoise d'une topologie et d'une chronologie sacrées qui transparaissent dans le plus banal des récits de vie quotidienne. Et par là même, il articule l'univers apparemment clos du village sur un temps et un espace cosmiques.

Ainsi la mort n'est-elle pas simplement le terme de la vie, mais ouverture, désirée ou redoutée, sur une autre vie, la vraie vie. Dans ce milieu, et dans ce milieu seulement, nous avons [240] rencontré des hommes et des femmes qui attendaient la mort : « Je pense un peu à l'au-delà. [...] Je me dis souvent, j'approche, j'approche. Combien de temps, je ne sais pas. [...] Je pense, ceux qui sont de mon âge, j'irai les rejoindre. Comment dire ? Je suis catholique, je crois à l'au-delà. Vous êtes peut-être protestant, vous ? » L'attente de la mort est parfois aussi associée à une plainte, la plainte d'une vie trop dure, plainte qui sourd d'un corps douloureux et qu'expriment avant tout les femmes : « Si c'était à refaire, la vie, je la ferais bien jamais. »

L'église est ici bien plantée « au milieu du village », ce village qui est par excellence le lieu d'enracinement des familles. Il constitue le premier repère dans la représentation spatiale du monde. « Mon village » est le premier cercle, le deuxième est « ma vallée » ; le troisième est constitué par le Valais des villages, c'est-à-dire l'ensemble de ceux qui vivent, croient et meurent « comme nous », par distinction de ceux d'« en-là », ceux de la plaine et des villes, bref ceux de la modernité. Nous avons appelé espace patrimonial le produit de ce mode d'aménagement, avec ses biens collectifs, son système d'entraide où le groupe prime sur l'individu. Ce village-là représente la société telle que Dieu l'a voulue.

Mais ce village existe-t-il encore ? La modernité est venue de la ville et de la plaine, gravissant les pentes alpines et s'insinuant dans les villages. L'idéal paysan aurait été de se maintenir hors d'atteinte de cette histoire pour gérer sa propre histoire, celle de la reproduction minutieuse du cycle correspondant au nomos divin. Le discours oppose le « nous-on » paysan à « eux », « ceux de la ville », « ceux de Berne » [la capitale fédérale], « les gros ». Cette opposition signale le sentiment d'appartenance à une classe sociale non pas dominée — le paysan gère toujours la société villageoise — mais dépossédée du contrôle de son destin, dépendante aujourd'hui d'une dynamique qui vient du dehors et qu'on ne peut que subir. On retrouve alors le « il faut s'y faire » des classes subalternes : la modernité a frappé le village. Cette génération se sait la dernière de son espèce.

[241]

On observe ici certaines analogies avec l'ethos des petits possédants : vision du déclin d'une civilisation, avec sa transcription spatiale qui distingue le village dans lequel les valeurs fondamentales ont encore cours, de la ville, foyer de la modernité. Mais des différences apparaissent : nolens volens, ces paysans furent les artisans de l'infiltration de la modernité dans le village. Ils en sont conscients et s'en justifient en rappelant la vie dure du passé, les hivers qui n'en finissaient pas et les aliments qui venaient à manquer. Eux n'ont pas barricadé le village, même s'il leur arrive de regretter l'évolution actuelle.

La conscience du déclin de leur civilisation n'engendre pas chez eux une vision tragique du monde pour reprendre l'expression que L. Goldmann (1959) a forgée à propos de la noblesse de robe au XVIIe siècle et qui s'applique bien au cas des petits possédants. Sans doute le paysan applique-t-il un critère normatif fondé dans sa religion ; celui-ci l'amène à condamner — et souvent avec grande véhémence et indignation — les conséquences morales de la modernité : la dégradation des moeurs, la sexualité exhibée, les commerces qui restent ouverts pendant la messe, le divorce qui rompt le sacrement. Mais l'expérience de la vie quotidienne constitue un autre critère qui permet d'évaluer les conséquences pratiques du changement, et alors le paysan rejoint le prolétaire dans son évaluation du changement. Tout ce qui vient de la ville n'est pas mauvais, la sécurité sociale est une grande aide pour la vieillesse et soulage aussi les jeunes qui bénéficient des subventions fédérales à l'agriculture et aux régions de montagne. La vie quotidienne est allégée, soulagée. Si certains touristes aiment les choses à l'ancienne, les agricultrices ne regrettent pas le four à bois, apprécient la table en matière synthétique « si facile à nettoyer » et le congélateur qui permet d'avoir des légumes et de la viande tout l'hiver.

Ce double regard conduit à une conclusion apparemment contradictoire mais qui n'est pas ce qu'on appelle une réponse de Normand. Elle n'exprime pas une attitude prudentielle, mais énonce en même temps deux propositions, chacune ayant son [242] niveau de vérité. « C'est bien et puis c'est pas bien » ; « Avant, la vie était trop dure ; maintenant, pour les jeunes, elle est peut-être un peu trop facile. »

Discussion

La paysannerie alpine a préservé jusqu'à nos jours — au travers de combien de réinterprétations ? — un héritage fort ancien de notre civilisation. Cotta (1987, p. 15 et suiv.), s'appuyant entre autres sur les travaux de Vernant (1985, p. 261-322), signale ces deux traits du travail du paysan dans la Grèce antique : d'une part, il exprime une soumission à une loi divine ; de l'autre, il n'entre pas dans la catégorie des métiers, car il ne s'apprend pas. Nous avons retrouvé ces deux éléments à deux mille cinq cents ans d'écart. Un de nos témoins avait mis en apprentissage tous ses fils, sauf le dernier qu'il voulait garder avec lui. Puis, a-t-il ajouté, il s'est ravisé car il s'est rendu compte que « ce n'était pas juste pour le dernier, il fallait aussi qu'il ait un métier ». Voilà pour le premier trait ; quant au second, les récits montrent fréquemment que le geste paysan s'accomplit souvent indépendamment de son but fonctionnel, car sa vraie valeur est liturgique et marque l'union de l'homme et la nature dans le nomos sacré. « On savait bien que la terre ne donnerait pas, on faisait quand même ! » (voir aussi Rambaud, 1969 ; Mendras, 1984).

Dans son étude d'une vallée valaisanne, le Val de Bagnes, la Californienne Weinberg (1975, p. 47) note que, questionné sur son âge, le Valaisan répond : « Je suis de 33. » Nous retrouvons cette manière de dire ce que nous avons appelé l'historicité du sujet. Ici, elle signale tout particulièrement l'appartenance de l'individu à un ensemble, une classe d'âge (que le Valaisan comme le Savoyard appellent d'ailleurs « la classe »). Cet ensemble constitue un groupe réel, avec ses commémorations, ses fêtes, sa position générationnelle dans le système villageois.

Plusieurs auteurs mentionnent l'ambivalence qui caractérise la lecture paysanne de l'histoire et du changement. Les spécialistes [243] suisses (Lescaze, 1985 ; Hainard, 1981) rappellent avec justesse les privilèges dont les agriculteurs jouissent dans ce pays : protectionnisme et subventions. De plus, le mythe paysan est au cœur des représentations de l'identité nationale. Hainard, qui étudie la paysannerie du Jura suisse, relève les tensions provoquées par la dialectique entre le temps naturel et cyclique, d'une part, le temps linéaire (« en avance sur lui-même », dit-il en empruntant à Gurvitch) du progrès technique (1981, p. 295 et suiv.) de l'autre. Et il signale le sentiment de perte d'autonomie et de maîtrise devant l'avancée d'un progrès exogène (ibid., p. 305 et suiv.). Pour la France, Demonio note les tensions entre la volonté de préserver une identité et l'intérêt pour l'amélioration des conditions de vie apportée par la modernité (1979, p. 223). Maho, dans son étude d'une communauté rurale en Creuse, relève que ses habitants « opposent un autrefois de la pauvreté, voire de la misère, à un maintenant de la facilité et de l'abondance, mais de la dégradation des moeurs » (Maho, 1974, p. 105 ; voir aussi Géraud et Spitzer, 1965, p. 11 et suiv.). Et Mendras (1984) en conclut à « la fin des paysans », rejoignant ici la conviction profonde de nos témoins.

Récapitulation :
trois formes de signification de l'historicité


Le tableau 1 récapitule nos résultats. Considérons ici la temporalité que nous avons appelée l'historicité du sujet, à savoir les significations imputées par l'individu à son insertion dans le temps social et historique. Tous conçoivent le temps historique comme une force exogène qui les entraîne dans son flux et sur laquelle ils n'ont guère prise. Mais les interprétations données à cette force divergent. Deux grands critères sont à l'œuvre : les critères d'ordre normatif et ceux d'ordre empirico-pratique.

Les points de vue normatifs peuvent avoir des fondements différents. Nous en avons observé deux à l'œuvre : le catholicisme rural d'une part, la morale du travail et du devoir de la société industrielle bourgeoise, de l'autre. Ces deux ordres normatifs ont en commun un dualisme passéiste.

[244]

Tableau 1
Forme d’historicité parmi les plus populaires



Le point de vue pratique repose sur l'expérience de la vie quotidienne. Le jugement de fait précède ici le jugement de valeur. Mais n'ayons pas la naïveté de considérer que ce point de vue serait neutre et objectif. De fait, il pose en critère d'évaluation une certaine relation entre l'être humain et sa vie quotidienne. On pourrait parler ici de « qualité » de la vie, mais précisons qu'il s'agit avant tout des dimensions matérielles et économiques de la vie. [245] Si l'on nous permet un néologisme, on parlera d'un seuil de « peinosité » acceptable. Paysans et prolétaires s'accordent à considérer que ce seuil était par trop dépassé dans le passé. De fait, ce point de vue empirique érige en norme, de manière quelque peu insidieuse, la grande valeur de la société moderne : l'individu et sa vie.

Si les prolétaires et les petits possédants présentent chacun un type dominant d'interprétation de leur historicité propre (empirico-pratique pour les premiers, normativo-dualiste pour les autres), la spécificité de la paysannerie tient dans ce qu'elle recourt aux deux registres, le premier concernant les réalités matérielles et pratiques, le second le monde moral et spirituel. Observons enfin que chacun de ces types de représentation de l'historicité du sujet est associé à un mode précis d'appropriation de l'espace.

CLASSES DOMINANTES ET REPRÉSENTATIONS
DE L'HISTORICITÉ DU SUJET :
TROIS EXEMPLES


Les ethos des classes populaires, malgré leurs dénominateurs communs, sont clairement différenciés les uns des autres. En revanche, parmi les classes (ou fractions de classe) supérieures que notre enquête nous a amenés à distinguer, les éléments partagés l'emportent souvent sur les traits différenciateurs. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la distinction que nous proposons entre les cadres supérieurs de première génération d'une part et les bourgeois de l'autre. Pour cette raison — et aussi pour ne pas trop déborder l'espace qui nous est alloué dans ces pages — nous procéderons ici selon un plan un peu différent. Nous esquisserons rapidement chacun des trois ethos, puis nous nous attacherons à dégager la spécificité de leur forme d'historicité.

Nous avons indiqué plus haut quelques traits de la culture des classes supérieures : l'affirmation du sujet par l'utilisation de la première personne, la stratégie visant à préserver ce statut de sujet, la commémoration des hauts faits passés. On pourrait encore ajouter : le discours du privilège et de l'obligation : les hommes [246] parlent de « services à la communauté » et d'« activités utiles ». Voici comment une épouse se présente : « Je suis une privilégiée. Ce que j'entends par là : situation sociale privilégiée, d'habitation privilégiée, familiale très privilégiée [...] Ce qu'on peut peut-être considérer comme n'étant pas un privilège, c'est toute cette immense maison à entretenir. [...] Mais, quand on a des privilèges, il faut s'occuper d'autrui. » Une autre femme dira : « Il y a le Devoir avec majuscule : s'occuper des autres. »

Les cadres supérieurs de la première génération :
la profession et la réussite sociale


Nous avons regroupé ici un ensemble de personnes à hauts statuts socioprofessionnels, salariés ou indépendants. Ils sont souvent (mais ce n'est pas une condition nécessaire parmi ces cohortes) de formation universitaire. Ils ont pour trait spécifique d'être issus des couches moyennes ou populaires. Ces self-made-men sont ainsi de nouveaux membres des classes supérieures. Parmi eux, une minorité non négligeable est cosmopolite.

Ces personnes ont une perception aiguë d'elles-mêmes dans leur individualité et dans leur qualité de sujet. Elles sont des personnalités dotées d'emprise sur les êtres et les choses de leur environnement, habituées à jouir de la considération d'autrui. Originaires de milieux modestes, ces hommes ont conquis de haute lutte une position sociale enviable. Ils attribuent leur ascension à leur intelligence, leur mérite, leur travail, leur volonté. On imagine combien ils ont investi dans l'exercice de leur profession, car celle-ci est, avec les associations volontaires, l'instrument par excellence de leur réussite. Ils développent une vision élitiste de la société et empruntent volontiers à la zoologie pour distinguer l'élite de la masse : les chefs et le troupeau, les grands fauves et les bovidés.

À l'approche de la vieillesse, ces personnes évoquent fréquemment leurs deux problèmes majeurs : leurs enfants confirment-ils leur réussite, confortant ainsi le nouveau statut familial, ou [247] rentrent-ils « dans la masse » ? Deuxième lieu critique, la retraite qui est, plus qu'ailleurs, l'événement redouté par excellence. Ce qu'ils sont, la considération dont ils jouissent, leur sentiment d'importance mais aussi l'intérêt qu'ils prennent à la vie, tout cela est associé à leur travail et à la réussite de leur carrière. Et voici, comme l'a dit l'un d'eux, que la retraite vient couper ce « cordon ombilical » pour les rejeter dans l'ombre. « Tant que vous avez un titre, une fonction, tout va bien. Sans ça, vous n'êtes plus rien. C'est comme ça. Je ne sais pas si c'est ingratitude ou bêtise. Voilà. » (Sur les enjeux de la retraite, voir Lalive d'Épinay et al., 1983b.)

Les bourgeois et la confirmation du rang

À la différence du « cadre supérieur », le bourgeois appartient à une famille dont les membres occupent depuis plusieurs générations une position sociale en vue. Dans la région, parfois à l'extérieur, sur le plan national ou international, le nom qu'il porte est reconnu comme celui d'une famille notable. Le « cadre supérieur » est le fruit de ses œuvres. Le bourgeois, lui, est en famille dans sa classe. Du fait de cette assise familiale, il est plus fréquemment que le « cadre supérieur » issu de l'université.

La réussite sociale n'est ici plus à faire, mais à confirmer. L'héritier a un nom ; il lui reste à imposer son prénom ; la profession et la carrière sont ici aussi les moyens par excellence. L'accent est cependant moins volontariste ; les efforts à fournir ont été moins rudes ; en outre, on œuvre sans doute pour soi, mais aussi pour la famille, parce qu'il faut tenir son rang. La conquête du statut cède le pas devant le sens des obligations dues au rang : « noblesse oblige ». L'homologie sociale entre la famille et le milieu socioprofessionnel assure au bourgeois une identité psychosociale beaucoup plus forte et plus stable que celle du « cadre supérieur ». La retraite le menace moins. D'abord parce qu'il exerce le plus souvent — parmi les cohortes étudiées — une profession libérale indépendante et qu'ainsi il décide lui-même du moment et de la forme du passage ; ensuite, parce que les ressources dues à son appartenance familiale (prestige et réseau) enrichissent ses possibilités [248] objectives d'un transfert d'activités (en particulier vers des associations volontaires renommées). Enfin, le jour où il se retire, il n'en reste pas moins bénéficiaire de la considération attachée au nom qu'il porte.

La petite-bourgeoisie intellectuelle :
l'affirmation des valeurs


Aux confins des classes supérieures se dessine un groupe bien profilé de personnes qui se sont consacrées au service d'autrui, et souvent s'y consacrent jusqu'à un âge fort avancé. Cet ensemble est composé de prêtres et de pasteurs, de ceux que Gramsci appelait les « intellectuels organiques » d'organisations idéologico-politiques, d'enseignants, d'infirmières et des membres d'autres professions paramédicales. Dans les cohortes étudiées, les assistants sociaux sont très rares, les infirmières souvent des religieuses.

Ces hommes et ces femmes ont en commun une carrière scolaire poussée, mais pas forcément universitaire. Ils ne considèrent pas qu'ils appartiennent à la classe supérieure. Un curé qui parle de la mentalité petite-bourgeoise de ses paroissiens, ajoute avec un sourire : « Moi, je suis aussi un petit-bourgeois ! » Une institutrice parle de ses amies qui « sont des femmes d'une bonne société moyenne ». De fait, l'origine de ces personnes peut être paysanne ou bourgeoise, le père avoir été pasteur ou petit commerçant (exceptionnelles sont cependant les origines ouvrières ou des milieux d'employés non qualifiés). Les variations de l'origine nuancent sans doute la sensibilité des individus et leur sentiment d'appartenance.

Nous avons placé cet ensemble avec les classes supérieures — alors qu'objectivement ils forment une classe intermédiaire — parce que, subjectivement, ses membres affirment avec conviction une forte individualité, une identité de sujet, un sentiment de participation active à la société et à son devenir. La culture est leur trait commun le plus visible. Ils considèrent qu'ils font partie d'une élite, celle de ceux qui pensent et s'interrogent ; « Travailleur intellectuel, mais entre les classes, je me suis plutôt senti attaché [249] aux, disons, aux ouvriers et aux petites gens [...]. C'est une élite intellectuelle, pas une élite sociale. [...] On dit « intelligentsia », mais c'est un terme qui n'est pas tout à fait exact », dit un traducteur. Le récit de vie prend ici une tournure particulière : il s'accompagne d'une glose sur la vie et sur le sens. En milieu ouvrier comme en milieu paysan, on raconte ce que le corps a mémorisé de la vie passée ; dans la classe supérieure, on commémore celui que l'on a été ; ici, on professe ce que l'on croit et ce pour quoi l'on vit.

On aime la musique (classique) et souvent on joue d'un instrument ; on a le culte du livre (et des classiques). Le penchant esthétique évident est cependant subordonné au principe éthique : la culture n'est pas une fin en soi, même si elle embellit la vie ; elle est le support d'un attachement à des valeurs investies dans les activités, professionnelles ou non, au service de l'être humain et de l'humanité. Ces valeurs, auxquelles la vie est suspendue, sont présentées non comme un héritage, mais comme un choix intime, une vocation.

Les modes d'insertion dans l'histoire

Les deux classes dominantes et la petite-bourgeoisie intellectuelle partagent une vision planétaire des choses et un internationalisme qui sont d'ailleurs, aux yeux de leurs membres, des signes de leur participation à l'histoire. Sans doute pourrait-on, à partir des biographies, distinguer les sédentaires des nomades, et parmi ceux-ci les « bourlingueurs » (plutôt dans la petite-bourgeoisie intellectuelle) des membres de, la jet set society. Du point de vue de leur ethos cependant, le voyage réalisé importe moins que le voyage imaginaire, c'est-à-dire le fait que tous se meuvent mentalement dans un espace planétaire, que ce soit pour parler de leur travail et de leur carrière, d'art et de littérature, de politique ou d'utopie, de spiritualité. Parmi la petite-bourgeoisie intellectuelle par exemple, Gandhi est presque aussi familier que le Christ, la Chine de Confucius guère moins proche que l'Ombrie de saint François.

[250]

Les uns et les autres affirment une conscience de sujet de l'histoire. Une première différence cependant s'observe en écoutant les membres de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Leur discours n'est pas exactement celui du privilège et de l'obligation, leur conscience n'est pas de dominer ou de diriger, mais plutôt de participer. On l'a vu, ils considèrent qu'ils n'appartiennent pas à la classe dominante. Mais ils en connaissent bien les membres ; ils les ont soignés dans les hôpitaux, ils ont éduqué leurs enfants, ils les croisent, parfois les affrontent dans le cadre d'organisations sociocaritatives, religieuses ou politiques. Ils signalent d'ailleurs qu'ils ont côtoyé les grands de ce monde. Mais pour les hommes des classes dirigeantes, les « grands » sont des dirigeants politiques ou du monde des affaires et de l'industrie. Les « intellectuels » citent plutôt des sages, des témoins, des artistes. Certains d'entre eux ont d'ailleurs, à leur échelle, une réputation de ce type ; leur nom est connu et ils ont un public, des fidèles : « Des militants viennent me voir, veulent savoir mon avis... »

Cela dit, deux différences principales distinguent ces groupes entre eux du point de vue de leur relation à l'histoire et au devenir de la société.

D'abord, l'origine de l'insertion dans l'histoire sépare le « cadre supérieur » du bourgeois. Le premier contribue à la société à titre strictement individuel ; c'est le but qu'il a atteint par son entreprise propre. Le bourgeois, en revanche, en participe autant à travers sa famille et les générations qui se sont succédé que par son mérite propre. L'inscription du premier comme agent historique relève du temps court, celle du bourgeois de la consistance de la durée.

Le deuxième critère distinctif consiste dans la nature du projet historique porté par ces hommes et ces femmes. La conception de la société partagée par les bourgeois et les « cadres supérieurs » est de nature réaliste ; on considère la société telle qu'elle est et on l'apprécie, tout en la pensant perfectible. En revanche, le propre des hommes et des femmes de la petite-bourgeoisie intellectuelle est d'évaluer la société présente à l'aune de leurs [251] convictions et de leurs valeurs. Cela les conduit le plus souvent à opposer un monde idéal au monde réel, la société telle qu'elle devrait être à la société existante. Mais leur vision du monde idéal prend des formes et des orientations très différentes. Les uns puisent leur inspiration dans des doctrines religieuses, d'autres dans des sagesses ou des philosophies, d'autres encore dans des théories sociopolitiques. Certains situent la société idéale dans le passé ; d'autres l'annoncent pour l'avenir. Les uns affirment que le monde ne fait que naître, d'autres qu'il se meurt. Il n'empêche que l'ensemble de ces visions peut être qualifié d'utopique ou encore d'idéaliste.

Le tableau 2 récapitule schématiquement nos résultats.

Tableau 2


[252]

Discussion

L'ethos de la bourgeoisie, qui devient l'ethos des classes dominantes de la société industrielle, est magistralement décrit par les classiques (Weber, 1964 ; Sombart, 1966 ; Groethuysen, 1927 ; Morazé, 1985 ; Elias, 1974). Mentionnons son affirmation du sujet individuel (le « je vis » originel, selon Groethuysen), son instrumentalisme, son calcul prévisionnel, sa recherche de contrôle du futur (ce saving-for-future-profit-ethos, comme l'appelle Elias). Des travaux de contemporains (de Certeau, 1980 ; Dumazedier, 1962 ; Bourdieu, 1979 ; Lalive d'Épinay, 1982) attestent l'actualité de ce modèle fondamental.

En revanche, dans notre exploration de la littérature contemporaine, nous n'avons rencontré à ce jour que peu d'analyses portant sur des populations comparables aux nôtres en ce qui a trait aux classes supérieures. Cela s'explique par le fait que la plupart des travaux concernent des populations plus jeunes, insérées dans une réalité économique transformée et donc dans une structure sociale renouvelée (par exemple, les travaux sur les « cadres » de Boltanski (1982) ; ceux sur les « managers », les nouvelles couches moyennes (Bidou, 1984 ; etc.).

La différenciation opérée entre les bourgeois et les « cadres supérieurs de première génération » trouve quelque appui indirect chez Bourdieu (1979, p. 319 et suiv.) quand il décrit la stratégie d'« enracinement dans les choses qui durent » ; les choses qui durent, l'indifférence au temps, voilà ce que possède le bourgeois, voilà ce que souhaiterait transmettre le « cadre supérieur » parvenu. Si ce dernier a pu réaliser son entrée dans les classes dirigeantes, en assurer la pérennité est en revanche hors de son pouvoir.

Mannheim (1960, p. 155) qui emprunte à A. Weber l'expression de Freischwe bende Intelligenz, évoque ainsi une « intelligentsia sans attaches ». Cette notion a été largement critiquée. De notre point de vue, elle correspond à un trait propre aux personnes de notre petite-bourgeoisie intellectuelle, celui de s'estimer en marge du système de  classes et capable d'échapper à son déterminisme. [253] Le souci y est constant d'afficher son indépendance, la spécificité de ses valeurs ; d'opposer la gratuité et l'altruisme de son comportement au matérialisme et à la volonté de pouvoir des dominants. Bidou distingue parmi les nouvelles classes moyennes un ensemble qui prolonge notre « ancienne » petite-bourgeoisie intellectuelle, avec son idéalisme et sa volonté de participation (Bidou, 1984, p. 110-133). Selon Bourdieu (1979, p. 196 et suiv., 363 et suiv., 524 et suiv.), les intellectuels qui font partie des « fractions dominées de la classe dominante » vivent « la somme de leurs contestations nécessairement partielles comme la mise en question la plus radicale de l'ordre établi » (ibid., p. 525) : nous retrouvons ici, bien que l'accent soit mis sur son ambiguïté, ce que nous appelions le projet historique utopique (voir aussi, sur ce point, Riesman et Glaser, 1964).

CONCLUSION

Il importe de rappeler certaines des limites propres à notre démarche.

1. Tout d'abord les matériaux empiriques qui nourrissent notre réflexion proviennent d'une population enracinée dans un espace précis (deux régions de la Suisse) et composée de cohortes datées, les classes d'âge d'avant 1915, témoins de la structure sociale des années quarante-cinquante plutôt que de celle qui existe aujourd'hui.

2. Ce fait explique en partie * l'absence des « classes moyennes » et la possibilité que nous avons eue de dichotomiser l'espace social entre classes supérieures et classes populaires. Sans doute faut-il nuancer : les petits possédants ont été des aspirants petits-bourgeois qui ont réussi mais qui se retrouvent [254] aujourd'hui dans une position menacée : ils sont objectivement à la frontière inférieure des couches moyennes ; les « petits-bourgeois intellectuels » relèvent aussi des couches moyennes quelle que soit leur identification subjective au statut de sujet historique. Dans le contexte historique de leurs cohortes, ils avoisinaient sans doute plus les classes dominantes que ne le font leurs cadets aujourd'hui. Quant à la paysannerie alpine, elle n'est assurément pas une classe dominée, mais dépossédée du contrôle de son destin.

Il ne fait pas de doute qu'une recherche qui porterait sur une population âgée de trente à cinquante ans devrait faire une large place aux couches moyennes, anciennes ou nouvelles, indépendantes ou salariées, ascendantes ou en déclin.

3. Une autre limite tient à la nature inductive de notre démarche. Elle s'apparente à celle, prônée par Glaser et Strauss (1967), qui vise à construire des « théories fondées ». Reste maintenant à tester de manière hypothético-déductive la consistance des catégories dégagées et le degré de validité des relations établies entre elles et des groupements sociaux précis.

4. L'intérêt de notre démarche nous semble résider tout d'abord dans l'accent mis sur la notion d'ethos, comme mode de synthèse et de mobilisation des ressources individuelles, dans l'étude des comportements individuels et des formes d'action collective.

On y rend opératoire le concept d'ethos en proposant un modèle construit à partir des catégories de l'espace et du temps, modèle centré sur la recherche des modes de manipulation, d'appropriation de ces catégories et des imputations de sens dont elles sont investies. Ce modèle que caractérise une grande économie de moyens oriente efficacement l'analyse de ce matériel très stimulant mais aussi fort envahissant composé par des récits de vie (ou par toutes retranscriptions d'entretiens semi-directifs).

[255]

5. La lecture des travaux portant sur les classes moyennes contemporaines, absentes de notre recherche (par exemple : Lavau, Grunberg, Mayer (éd.), 1983 ; Michelat et Simon, 1985 ; Bechhofer et Elliot (éd.), 1981), confirme notre hypothèse du début selon laquelle l'historicité du sujet, c'est-à-dire les modes d'insertion des êtres humains dans le temps socio-historique, constitue un paramètre central de l'ethos, donc de l'identité socioculturelle. Plusieurs travaux signalent le passéisme des catégories en déclin et, pour reprendre la terminologie de Mercure (1987), leur mise en œuvre d'une stratégie de conservation, par distinction de l'orientation vers l'avenir des groupes ascendants, porteurs de projets de conquête. Roos et Rahkonen (1985) observent une tension spécifique à certains secteurs de la nouvelle classe moyenne entre l'investissement dans un projet d'avenir disputé par le désir de jouir du présent immédiat. Watier voit dans l'intérêt pour le quotidien un « nouveau volet utopique » (cité par Bidou, 1984, p. 69). On devine ici des formes spécifiques d'historicité du sujet.

6. En contribuant à dégager certaines des relations qui existent entre temps, culture et ethos, cette étude s'inscrit dans la perspective d'une sociologie qui s'interroge, d'une part, sur la construction sociale des principales catégories de la connaissance et, de l'autre, sur leur relation avec les comportements des acteurs sociaux dans leur vie quotidienne.

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* Je remercie André Isenegger, assistant au Département de sociologie, de l'aide apportée dans la constitution du dossier bibliographique, de sa relecture du texte et de ses commentaires. Je souhaite exprimer ici ma gratitude envers Jean Kellerhals, Emmanuel Lazega et Marianne Modak qui ont étroitement collaboré à la recherche dans laquelle je puise ici les matériaux empiriques, mais aussi certains outils conceptuels. Si j'ai choisi d'écrire ce texte à la première personne du pluriel, c'est que la démarche poursuivie ici s'appuie sur une recherche collégiale qu'elle prolonge.

* Dans la règle, j'utilise le terme temps quand je renvoie à l'abstraction du concept, ou encore au processus (solaire) qui sert d'instrument de mesure ; le terme temporalité, pour désigner des constructions et des représentations de la durée de processus spécifiques.

* La faible représentation des couches moyennes qui reflète en partie la structure sociale de l'époque est encore renforcée par un artifice méthodologique. Voulant explorer au moyen des récits de vie les situations d'existence les plus contrastées, nous avons volontairement biaisé la sélection de 150 sujets en surpondérant les catégories extrêmes au détriment des moyennes (Lalive d'Épinay et al., 1983a, p. 33-70 et 301-312).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 7 juin 2018 14:26
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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