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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Lalive d'Épinay, “Les représentations de la vieillesse dans les récits autobiographiques de personnes âgées.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Simon Langlois et Yves Martin, L'horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont, chapitre 20, pp. 333-344. Québec : Les Presses de l'Université Laval et l'Institut québécois de recherche sur la culture, 1996, 556 pp.

[333]

L’horizon de la culture.
Hommage à Fernand Dumont.

Cinquième partie :
La culture comme milieu
Chapitre 20

Les représentations de la vieillesse
dans les récits autobiographiques
de personnes âgées
.”

Christian LALIVE D’ESPINAY

LE RÉCIT DE VIEILLESSE
THÈSES
UNE REPRÉSENTATION GÉNÉRALE
LA VIEILLESSE, UNE INVALIDITÉ
L'EXCLUSION DES GESTES SACRÉS
LA VIEILLESSE, PERTE DE L'UTILITÉ SOCIALE
LA MORT SOCIALE INSTITUTIONNALISÉE
L'EXCLUSION DES PLAISIRS DE LA VIE
L'IMAGE DE LA DÉCHÉANCE

Dans ce texte, il ne sera pas question de la réalité, mais des représentations que femmes et hommes se font de la réalité, de leur réalité et d'eux-mêmes. Les représentations sociales relèvent du savoir de sens commun ; elles composent « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social [1] ».

Travailler sur les représentations sociales conduit très vite à se poser la question : qu'est-ce que la réalité ? Je ne prétends pas répondre ici à cette vaste question mais, en introduction à cette étude, souhaite rendre le lecteur attentif au fait que l'être humain n'agit pas directement en fonction de la « réalité », mais bien plutôt selon l'idée qu'il se fait de la réalité, c'est-à-dire selon ce que lui en dit sa culture. On ajoutera, avec Fernand Dumont, que les humains entreprennent tout un ensemble d'actions justement pour pouvoir se faire une idée de la réalité et combler « les incertitudes des situations où ils se trouvent [2] ». Être à même de « définir une situation » (Thomas, Goffman), la doter d'un sens, sont les conditions pour que l'action soit possible. La question n'est pas au premier chef que l'idée qu'on se fait d'une réalité soit juste ou fausse, que le soleil tourne autour de la terre ou l'inverse, la question fondamentale est que, sans représentation, c'est-à-dire, plus généralement, sans culture, il n'y a pour l'être humain pas d'action possible [3].

Il ne suffit pas de dire que la culture constitue l'interface entre l'être humain et son environnement, que si elle nous permet de nous connaître nous-mêmes et de connaître notre environnement, c'est parce qu'elle est partie de nous-mêmes tout en étant inscrite dans notre environnement qui est façonné par les pratiques sociales passées et contemporaines. C'est cette correspondance – toujours relative – entre [334] les codes, savoirs et représentations intériorisés d'un côté, le monde environnant de l'autre, qui nous permet de nous mouvoir et de communiquer. C'est la rupture de cette correspondance qui, lors d'un voyage, par exemple, ou déjà lors d'un dialogue avec quelqu'un d'une autre génération, nous rend soudainement le monde opaque et nous fait découvrir autrui comme un alter difficile, voire impossible à comprendre.

Toute société a construit sa définition de la vieillesse, produit des institutions qui règlent les rapports entre vieux et jeunes, aînés et cadets, et s'est efforcée de socialiser la mort et le mourir. Aucune société cependant n'a connu une vie humaine aussi longue, n'a compris autant de personnes âgées, ni n'a dû affronter les questions soulevées par la coexistence de quatre générations. Face à ces développements rapides et mouvants, elle a réagi par un aménagement permanent du parcours de vie, avec la définition de ses étapes et de ses transitions, en généralisant certaines institutions comme la retraite, en déployant un réseau d'appareils organisés (homes, pensions, hôpitaux, multiples services à domicile) visant à répondre, selon l'idéologie du temps, au nombre toujours croissant des vieillards et à leurs besoins socialement reconnus. Pour cela, elle a développé un nouveau mode de coopération entre l'État et la famille [4].

La manière dont une personne âgée vit sa retraite et sa vieillesse, plus généralement encore, les relations entre les générations, sont largement organisées par les représentations, les images que nous nous faisons des âges de la vie, du jeune et du vieux, de la mort aussi. C'est cette réalité seconde, que l'activité humaine superpose à la réalité première au point de ne connaître qu'à travers elle, qui est l'objet de cette étude.

LE RÉCIT DE VIEILLESSE

Une collection de quelque 130 récits autobiographiques formulés par des personnes de 65 à 80 ans fournit une base exceptionnelle pour l'étude de la représentation de la vieillesse dans la population âgée. Ces récits ont été réunis dans le cadre d'une grande enquête menée en Suisse qui combinait une approche quantitative par questionnaire standardisé auprès de 2 000 personnes âgées avec une démarche qualitative menée auprès d'un nombre limité et choisi de personnes, dont l'objectif était d'obtenir une évaluation de la vie des aînés. Les entretiens démarraient sur le thème de la vie quotidienne (Voulez-vous nous raconter votre journée d'hier ?) pour déborder très vite ce cadre par un effet d'enchaînement d'un cycle temporel à l'autre (de la journée à la semaine, etc. [5]).

[335]

THÈSES

Les résultats de cette recherche peuvent être synthétisés en deux thèses :

  • il existe une représentation sociale générale de la grande vieillesse, qui comprend deux traits principaux : a) c'est un âge caractérisé par l'exclusion de la vie normale ; b) en ce sens, c'est un âge qui ne relève plus vraiment de la vie sans appartenir encore à la mort.

  • Cette exclusion ainsi que la notion de « vie normale » prennent des contenus et des formes très différents selon la société et la culture auxquelles on appartient et selon la position qu'on occupe dans cette société.

UNE REPRÉSENTATION GÉNÉRALE

L'écoute de nos témoins manifeste à l'évidence qu'il n'y a pas une représentation de la vieillesse, mais plusieurs ; que cette pluralité d'images ne relève pas seulement de la diversité individuelle et culturelle, mais qu'un même individu peut, selon le contexte et le moment, exprimer deux points de vue, deux évaluations différentes de la vieillesse et du vieillir. Par exemple, à deux moments différents du récit, le locuteur se mettra en situation différemment ; dans l'un, il se sentira vieux, très vieux et le confessera ; dans l'autre, il s'affirmera, preuves à l'appui, pas encore vieux.

Il est pourtant une constante, un dénominateur commun à tous nos témoins : la distinction opérée entre au moins deux étapes ou deux situations différentes. La première, dans laquelle la plupart d'entre eux se trouvent, porte sans doute le signe de l'âge mais pas de la vieillesse ; la seconde, que – sauf rares exceptions – tous ceux qui la vivent déplorent et tous les autres appréhendent, est selon eux la véritable vieillesse. C'est d'ailleurs autour de cette distinction entre, d'une part, les locutions vieillir, prendre de l'âge, être âgé mais pas encore vieux, ou pas vraiment vieux et, d'autre part, les locutions être vraiment vieux, très âgé, très vieux que s'organise une représentation générale, représentation qui distingue ce que j'appellerai un vieux relatif, et un vieux superlatif ou absolu.

Le passage du relatif à l'absolu est toujours associé dans le récit à une rupture dans le parcours de vie, une rupture d'un type particulier dans la mesure où elle entraîne non pas le passage d'un état à un autre ou d'une étape à une autre dans le cadre d'un parcours de vie perçu comme « normal », mais l'exclusion irréversible de la vie normale, dont la fin de la vie normale.

Voilà une représentation collective, partagée par l'ensemble des populations incluses dans notre étude. Je suis porté à croire qu'elle est universelle, c'est-à-dire qu'elle traverse le temps de l'humanité, et que dans les civilisations et cultures les plus diverses, on trouve toujours une définition de la fin de la vie normale comme des diverses formes d'exclusion de cette vie. Cette représentation appelle cependant [336] une question naïve : qu'est-ce que cette vie normale ? Comment définir cette normalité ou ces normalités que la personne âgée se voit menacée de perdre, que certains estiment avoir déjà perdues ?

C'est ici que l'histoire et la diversité culturelle, chassées un instant par l'affirmation d'un universel, reviennent au galop. Il n'est en effet de normalité que culturelle ; ce qui, dans une société donnée, en une période historique donnée, est jugé « normal » n'est jamais autre chose que la cristallisation et la codification d'un travail collectif, dans ce cas d'une production de savoirs et de convictions. Il n'en va pas différemment de l'image ou plutôt des images de la « vie humaine normale », codifications culturelles complexes effectuées à partir du donné biologique humain et des exigences du système social. Cette affirmation doit être faite à propos non seulement de la représentation de l'exclusion associée à l'âge, mais aussi de la construction sociale de cette exclusion : les mécanismes qui la précipitent, puis les cadres socioculturels qui régissent la vie de ceux et celles qui, d'un côté, sont irréversiblement sortis de la « vie normale » et, de l'autre, sont encore biologiquement en vie.

Mon propos concerne ici les représentations, et je vous convie à un petit voyage dans l'imaginaire social ; on verra qu'en cherchant à cerner les images de la vieillesse, c'est aussi toujours des mécanismes de l'exclusion qu'il est question, ou plus précisément, de la représentation de ces mécanismes. Voici maintenant quelques figures afin d'illustrer la thèse d'une représentation commune à travers la diversité des situations socio- historiques.

LA VIEILLESSE, UNE INVALIDITÉ

La cause la plus fréquemment citée de la rupture d'avec la normalité est le handicap découlant de l'accident, de la maladie ou tout simplement de la sénescence. Écoutons un ouvrier, M. Jeantot :

Avant mon opération tout était bien, je n'avais pas de malaise, juste un peu fatigué. [...] Cette opération m'a tout enlevé, tout coupé. Mon travail m'a manqué énormément. Après l'opération je ne pouvais plus faire ce que je voulais, je ne pouvais plus travailler, plus aller à la chasse.

Notons le double sens des verbes enlever et couper : le chirurgien lui a enlevé une partie de l'estomac, mais avant tout cette opération l'a coupé, exclu, de sa vraie vie.

Inutile de multiplier les extraits de récits, tant ils sont redondants sur ce point. Tant il est vrai que la « santé » est perçue comme la ressource sine qua non, sans laquelle il n'est pas de vie normale. Demandons-nous plutôt de quelle vie, de quelle normalité la dégradation de la santé provoque l'exclusion.

[337]

L'EXCLUSION DES GESTES SACRÉS

Voici un exemple qui renvoie à une société préindustrielle. Monsieur Rey est un paysan, agriculteur en Valais, un des derniers témoins de la civilisation catholique d'agriculteurs libres qui s'est développée dans le massif des Alpes. Aujourd'hui, monsieur Rey ne peut pas se déplacer seul, ni même s'habiller. Quand notre enquêteur – citadin maladroit – lui demande quelles sont ses activités, il devient rouge, se fâche presque et crie :

Activités ? Mais moi, je ne peux pas vous répondre, je fais rien, je ne peux rien faire !

Pourtant, à l'observer, il n'est presque jamais sans rien faire ; il sculpte des objets en bois, prépare les légumes du repas, bricole mille et une petites choses. Mais pour lui, ce n'est pas faire. Faire, c'est exercer les activités fondamentales du paysan. Sa femme raconte :

Avant, ce que tu aimais le plus : aller faucher les prés avec la faux ; il mettait la pile [la torche électrique] au ceinturon et il allait faucher la nuit. Et d'ajouter : Et le lendemain, il fallait faire la journée !

La souffrance associée à cette exclusion de la condition paysanne est si forte qu'ils fuient la vie villageoise : dès que la saison le permet, ils vont s'installer dans leur chalet des mayens (station dans la transhumance vers les alpages de montagne) : « On aime bien être là-haut, au mayen, on ne voit pas les jeunes travailler. »

M. Udry, qui, lui, garde toute sa verdeur, envisage l'avenir et confie : « Finie l'écurie, fini le foin, plus pouvoir m'occuper du bétail et couper mon bois, je me dirai, "je suis devenu moindre" et regardant l'enquêteur, il se demande si celui-ci comprend l'expression patoisante « devenir moindre » et il explique : « je serais devenu bien handicapé. » Puis il se raccroche au présent : « J'aime alterner, deux trois jours travailler à la vigne, un deux jours au jardin, un deux jours au pré, et puis il faut retourner à la vigne. »

L'exclusion de la normalité est ici marquée par l'arrêt du travail. Mais n'interprétons pas trop vite ; il ne s'agit pas du travail salarié, ou d'un travail dont le but est le profit, formes caractéristiques de la société industrielle. Nous avons affaire à une paysannerie libre et profondément religieuse, à ces hommes et ces femmes qui, au cours d'une aventure millénaire, ont créé une civilisation dans un des recoins les plus arides et invivables d'Europe : les Alpes. Le travail est ici l'attribut de l'homme libre ; l'attribut grâce auquel, sous le regard de Dieu, un nomos, un ordre est quotidiennement confirmé, qui unit le village, la terre et la montagne au cosmos divin. Les gestes du travail sont liturgiques ; ils louent le dessein de Dieu. Cette paysannerie, sans en avoir conscience, est l'héritage de saint Benoît : ora et labora : la prière est un travail, le travail une prière.

À propos de la paysannerie alpine, on peut évoquer la paysannerie québécoise ou acadienne dont la culture est proche ; et aussi, mutatis mutandis, les Vaudois des [338] vallées piémontaises qui, au siècle dernier, ont émigré en Amérique du Sud dans le projet non pas d'y trouver quelque eldorado, mais d'y fonder un nouvel Israël, une cité de Dieu. Dans ces diverses cultures, le travail n'est pas le moyen de la transformation et de l'exploitation permanentes du monde, mais l'outil grâce auquel se fonde, se préserve et se célèbre une harmonie entre les hommes et la nature, selon le dessein du Créateur.

Dès lors, quand on ne peut plus participer au Grand Oeuvre, on est suspendu entre vie et mort. Conscient de cela, le couple Rey quitte le village, lieu de la vie, pour s'installer plus près du ciel, au mayen. Mais ils prient pour que le pire leur soit épargné : devenir encore plus « moindre » et devoir dépendre d'autrui... La vieillesse, limbes entre vie et mort, fait ainsi l'objet d'une construction dans laquelle, une fois encore, des étapes ou des états sont distingués.

LA VIEILLESSE,
PERTE DE L'UTILITÉ SOCIALE


Si on redescend maintenant de la civilisation alpine catholique vers la société industrielle, on passe de la figure de M. Rey à celle de M. Jeantot, pour qui l'opération lui « a tout coupé ». Le handicap qui le précipite dans une retraite prématurée l'arrache à un travail qu'il aime tout en lui refusant la vie de retraité qu'il souhaitait. Car cet ouvrier, qui proclame : « Mon patron n'a jamais pu critiquer mon travail », porte en lui l'orgueil du travail bien fait dans lequel il puise le sentiment du devoir accompli, sentiment profond dans la vieille classe ouvrière, même quand ses membres ont mené une longue lutte contre l'exploitation.

Dans les deux exemples que nous venons de donner, et bien qu'ils renvoient chacun à un univers culturel propre, l'exclusion de la normalité que provoque le handicap se manifeste à travers la perte d'un rôle social et donc d'un statut. Le handicap est grave parce qu'il exclut de la société. Il cause une « mort sociale », pour reprendre l'expression de A.-M. Guillemard.

LA MORT SOCIALE INSTITUTIONNALISÉE

Ce sentiment de mort sociale peut avoir d'autres causes, non plus internes à l'individu, mais institutionnelles. M. Maillard a 75 ans ; ingénieur, Français d'origine, il raconte :

La grande cassure a été la retraite. Je ne m'attendais pas à ce qu'on ne renouvelle pas mon contrat, car j'avais continué à travailler au-delà des soixante-cinq ans. Le contrat a été rompu d'une façon qui ne m'a pas paru régulière. [...] J'ai eu le sentiment d'être mis sur la voie de garage et de perdre le contact. J'ai aujourd'hui encore ce sentiment. On vit sous un système, ici en Occident, qui ne considère que les relations économiques entre les individus et le rendement professionnel. Il conclura : on ne peut pas lutter contre le système.

[339]

Voici un autre ingénieur, qui a sur M. Maillard l'avantage d'une insertion familiale et sociale beaucoup plus forte dans la société locale (du canton de Genève). Cet ancien directeur d'un service public négocie sa retraite en se faisant élire maire d'une importante commune. C'est pour lui l'occasion d'une nouvelle expérience, dans le domaine politique cette fois, tout en préservant son statut. Mais à un moment de l'entretien, l'enquêteur pose ingénument la question : « Pensez-vous changer d'orientation encore une fois ? » La question prend M. Naville de court. Lui dont le discours était assuré, fait de belles phrases bien tournées, se met à hésiter, à balbutier. Sa voix, forte et posée jusqu'ici, devient par moments difficilement audible. Il faudrait faire entendre l'enregistrement ; malheureusement sa qualité ne le permet pas, comme d'ailleurs dans la plupart des cas du fait du matériel utilisé et des conditions d'entretien. Et la retranscription qui suit ne rend compte qu'imparfaitement du malaise qui s'est installé soudainement dans l'entretien :

Oh ! Alors écoutez, ça je ne peux pas vous le dire maintenant... comme on dit, on verra. Parce que vous savez, vous vous êtes encore jeune, vous avez la vie devant vous ; moi, j'ai la vie un peu derrière... Il faut quand même avoir les pieds sur terre et se rendre compte qu'il y a un moment où, eh ! eh bien ! ce sera fini, on ne peut pas tout le temps renouveler, renouveler, renouveler. Et puis après pour arriver quand même à un moment où, vous savez, l'organisme, l'individu, ils se fatiguent, ils s'usent. Il y a un moment où on ne peut plus et alors il faut avoir la sagesse de se retirer et d'avoir une activité, je ne sais pas moi... Il donne quelques exemples (lecture, petits voyages) et poursuit : mais ce n'est plus disons, une activité active, pour donner quelque chose aux autres. Il faut se replier.

La rupture imposée par la retraite a été négociée par M. Naville au moyen d'une stratégie de substitution qui lui permet de préserver rôle et statut –ce que lui appelle « activité active, donner quelque chose aux autres ». Mais l'évocation de l'avenir l'amène à penser qu'il n'a fait que repousser l'inexorable exclusion associée à la vieillesse.

Les conceptions exprimées par MM. Maillard et Naville sont typiques des membres des catégories professionnelles supérieures, c'est-à-dire de personnes dotées par leur profession d'un statut social qui leur vaut estime et considération.

L'EXCLUSION DES PLAISIRS DE LA VIE

Parmi les membres des classes moyennes et populaires en revanche, les Années dorées (1950-1975) ont connu une révolution culturelle qui a mis à mal la morale du travail telle que la vivent encore des ouvriers comme M. Jeantot, qui aimait à nous dire que son patron n'avait jamais pu lui reprocher de mal travailler. À la morale du travail et du devoir accompli a succédé la valorisation de l'épanouissement personnel, du devenir soi-même et se sentir bien dans sa peau ; dès lors, la retraite paraît ouvrir sur un âge de la liberté, un âge vécu non plus tant en termes de perte de rôle et d'exclusion sociale qu'en termes de possibilités d'une vie [340] nouvelle, centrée sur la réalisation de désirs propres. Voilà donc définie une nouvelle normalité.

On ne s'étonnera pas, dès lors, que parmi ceux, nombreux, qui se réjouissent d'être libérés de la contrainte de l'emploi pour enfin « vivre vraiment » – selon l'expression d'un de nos témoins – l'horizon de la vieillesse se présente une fois encore comme la menace d'exclusion de cette nouvelle normalité. C'est bien à cette épée de Damoclès suspendue sur leur tête que font allusion les retraités d'aujourd'hui quand ils affirment ne pas être « vraiment mieux ». Une fois encore, la vieillesse prend le visage hideux du handicap ; non plus parce qu'elle interdit la juste performance, mais parce qu'elle entrave la quête des menus plaisirs.

Cette représentation moderne n'est pas sans souplesse ; elle conduit à la recherche d'une définition du plaisir de vivre, seuil au-dessous duquel la vie n'en vaut plus la peine, et on imagine bien que ce seuil est souvent révisé, redéfini à la baisse au fur et à mesure de l'avancée en âge, jusqu'à atteindre sa formulation minimaliste. Voici un exemple.

M. Pache, ancien tramelot, a plus de 75 ans et a subi deux lourdes opérations. Il évoque sa mort : « Quand ce sera notre tour... Mais ne pas devenir paralysé ou autre chose. Que je puisse encore marcher et boire un ou deux verres. C'est vrai, sinon, ce n'est plus la peine après. Non, ah non ! »


L'IMAGE DE LA DÉCHÉANCE

Jusqu'ici, la vieillesse a été associée à la cessation forcée d'activités et de participation, que la cause de cette exclusion soit avant tout individuelle et biologique ou institutionnelle. Il est une autre représentation que j'aimerais encore évoquer ici, qui émerge du décalage entre l'image que chacun a de soi et l'image que lui renvoie le regard d'autrui ou encore son propre miroir. Le mot image est à prendre au sens propre, car il s'agit bien d'apparence, de ce qu'on donne et qu'on se donne à voir.

Madame Déruaz a 69 ans ; son mari, plus âgé, est en mauvaise santé. En son temps, elle a cessé d'exercer son métier d'institutrice pour élever ses cinq enfants, mais elle a de nombreux engagements, sociaux et religieux, une grande ouverture d'esprit et beaucoup de curiosité artistique. Elle semble avoir tous les atouts d'une vieillesse heureuse, et pourtant, nous dira-t-elle, depuis deux ans son monde s'effiloche.

La fatigue... Ça fait deux ou trois ans que j'ai l'impression que je vieillis. Avant, je savais bien que je vieillissais parce que je n'avais qu'à me regarder dans la glace et puis, enfin bref, regarder mon visage. Mais mon corps je le sentais à peine. [...] D'après les observations que j'ai pu faire, soit les réactions des personnes que je fréquente, mes amies se défendent d'appartenir, disons, à un troisième âge qui pourrait se marquer par une déchéance – le mot est peut-être un peu fort – une [341] déchéance physique. Je fréquente surtout des femmes, j'ai plusieurs amies veuves, alors elles n'abandonnent pas tant le... ce n'est pas le rôle, mais la place qu'elles ont tenue dans la vie.

Qu'entendez-vous par abandonner ?

Mes amies sont des femmes d'une bonne société moyenne et alors elles veulent garder un peu ce qu'elles ont été dans cette société-là, des femmes, sinon courtisées, en tout cas des femmes qui étaient élégantes, entourées, et qui redouteraient de se sentir maintenant d'un âge qui va les mettre à l'écart ou qui risque de faire porter sur elles un jugement, d'être moins élégantes, moins bien mises, moins... sollicitées par le monde. Celles que je connais vont le plus possible au concert, au théâtre et puis se fardent un peu.

Vous comprenez cela comme une façon de prolonger le passé ?

Ou de ne pas entrer trop vite dans la vieillesse. Peut-être ont-elles peur de l'apparence extérieure de la vieillesse et peut-être en suis-je moi aussi ? [...] Bon, disons, nous n'avons pas tout à fait septante ans, alors est-ce qu'elles se disent qu'elles ont encore des années devant elles avant d'être vraiment de vieilles dames et de faire partie de ce troisième âge qu'elles redoutent un peu ? [...] Je crois que je confonds le troisième âge avec la vieillesse... ce que les personnes que je rencontre craignent vraiment, c'est la vieillesse, les vieilles personnes qui sont très impotentes, très laides, très ceci, très cela, oui, oui, mais enfin ça compte quand même, ça compte quand même aussi, très défraîchies, très décaties...


Relevons d'abord le procédé rhétorique qui consiste à objectiver sa pensée en la plaçant dans la bouche de ses amies, ce qui permet de diminuer quelque peu la tension émotionnelle. Notons aussi la construction syntaxique de « elles n'abandonnent pas tant... la place qu'elles ont tenue dans la vie » ; madame Déruaz ne dit pas, par exemple, « elles ne veulent pas abandonner la place qu'elles tiennent » et l'usage du participe passé dans la subordonnée montre bien qu'elles n'ont plus aujourd'hui cette place. Ce qui est confirmé ensuite par le « elles veulent garder un peu ce qu'elles ont été dans cette société ». De même, soulignons ce refus d'appartenir au troisième âge et la volonté d'associer cette expression à la vieillesse dépendante.

Cette représentation, ou plus précisément le discours sur cette représentation, est avant tout le fait des femmes des classes relativement aisées. La séduction n'est certes pas qu'affaire féminine, mais plaire fait plus particulièrement partie du rôle féminin dans la société bourgeoise. N'être plus à même de plaire, n'est-ce pas alors cesser d'y avoir place ?

* * *

Récapitulons notre démarche. Les représentations sociales sont des formes culturelles partagées, produites dans le creuset des pratiques sociales, et qui orientent le comportement et l'action. Les représentations de la vieillesse relèvent d'une catégorie particulière, celle qui est constituée par les cristallisations du travail [342] d'intelligibilité qu'une société (donc un ensemble complexe de pratiques conduites par des femmes et des hommes concrets) opère sur la nature, ici la nature humaine. Par distinction des représentations portant sur des objets immédiatement sociaux ou culturels (ou en tout cas perçus comme tels), cette classe d'images compose un savoir qui porte sur la relation entre anthropos et sociaux. Ce savoir résulte de la négociation de la condition humaine dans un système socioculturel donné ; il est imputation de sens.

Bien que notre recherche porte sur des contemporains, c'est-à-dire des individus appartenant à la même tranche d'âge, il se trouve que notre population présentait un caractère pluriculturel et que nous y avons rencontré des représentants de trois sociétés distinctes, quoique liées entre elles historiquement. Rappelons-en les traits essentiels.

Une société rurale et alpine qui remonte au Moyen Âge et qui est caractérisée par la présence très ancienne d'une petite paysannerie libre ; elle est fondée sur la complémentarité entre la propriété privée et la propriété communale et sur une économie de production « à étage », qui tire parti des possibilités offertes par la montagne et les différences d'altitude. La culture de cette société est organisée autour de la pratique de la terre et celle de la foi catholique, selon une grande liturgie d'un monde que l'on veut immuable. Dès le développement de la société industrielle et urbaine, cette civilisation perd de son autonomie pour s'articuler sur le nouveau monde avec lequel les échanges se multiplient. Mais elle survit tant bien que mal jusqu'aux années 1950, date du début de l'inexorable déclin du paysan et de la transformation du village en station. Cette civilisation n'existe plus, si ce n'est dans la tête, dans la conception de la vie et du monde de ses derniers survivants.

Les deux autres formes sociétales incarnées par nos témoins sont moins surprenantes et aussi plus connues : la société industrielle avec ses valeurs urbaines et sa grande mythologie centrée sur la conquête du monde et le travail ; la société postindustrielle avec son individualisme exacerbé, l'érection du « je » en alpha et omega idéologiques, la place donnée à la consommation et, partant, au temps libre et au loisir.

Les pratiques sociales opérées sur la catégorie « vieillesse », lieu d'imbrication de l'anthropologique et du sociologique, ont débouché, avons-nous observé, sur des représentations dont certaines, générales, se retrouvent chez les témoins des trois systèmes culturels, alors que d'autres, clairement différenciées, sont propres à chacun d'entre eux séparément. Partout, la sénescence, parfois précipitée par l'accident ou la maladie, est perçue comme la cause de l'entrée dans un « âge de transition » ; cet âge ne relève plus vraiment de la vie sans appartenir à la mort ; il s'inscrit dans le temps des mortels, non dans l'éternité des morts. Partout donc, cette transition est interprétée comme une exclusion ; voilà donc pour la représentation générale, « l'universel » de la condition humaine. Mais les mondes dont on est exclu sont chaque fois différents :

[343]

  • exclusion de la grande liturgie cosmique qui unit ciel et terre et que célébrait la civilisation paysanne alpine ;

  • exclusion de la liturgie profane et sécularisée du travail, travail dans lequel la société industrielle a fondé le sens de la vie individuelle et collective et à travers lequel elle attribuait rôle et identité à chacun ;

  • exclusion de la quête de l'épanouissement personnel dans les multiples plaisirs offerts par la vie et la société de consommation, quête que la société postindustrielle propose aux individus en les renvoyant à eux-mêmes.

Voilà trois types de sociétés qui ont à un moment donné coexisté et qui se sont trouvés représentés par nos témoins. En synthèse, dans chacun d'eux, la vieillesse se trouve définie par l'exclusion du projet de vie que cette société propose (ou impose) aux siens.

Depuis l'ère postindustrielle, la société se mêle de définir arbitrairement le moment de cette exclusion. La création de la retraite, à son origine (donc dans l'immédiat après-guerre) avait pour but d'humaniser les effets de la sénescence en assurant à chacun une sécurité matérielle minimale. Mais certains, surtout ceux qui puisaient dans leur rôle professionnel pouvoir et prestige, ont vu avant tout dans la retraite obligatoire l'insulte de l'exclusion prononcée avant l'heure. D'autres ont rusé, trouvant les ressources d'opérer un transfert d'activités et ainsi de préserver l'essentiel de leur statut. Mais si l'on peut ruser avec l'institution sociale, peut-on faire de même avec la sénescence quand elle est devenue inexorable, à moins que la mort ne fasse son œuvre sans crier gare ?

Au terme de la société industrielle, quand la société d'abondance transforme le sens de la retraite pour la proposer comme une occasion ultime d'épanouissement personnel, c'est alors la définition culturelle de la vieillesse qui se transforme : le proche qui y conduit est, comme par le passé, le handicap, mais celui-ci n'est maintenant plus perçu comme une menace qui affecte la capacité de travailler ; il est l'entrave qui menace la quête des plaisirs de la vie.

Un enseignement existentiel qui découle de la dimension anthropologique de ces récits : le drame n'est pas tant de vieillir que d'être vieux, plus encore, de se vivre comme vieux ; de même, le drame n'est pas la mort, mais le mourir, un mourir qui s'éternise. Telle est bien l'image de la grande vieillesse : une représentation selon laquelle la personne est déjà morte pour la société, alors même qu'elle est encore biologiquement vivante, et qu'elle se voit mourir.

Un des grands défis de cette fin de siècle ne tient-il pas dans cette question : quelle intégration, quelle participation, quel accompagnement nos sociétés offrent-elles aux grands vieillards à l'existence à la fois fragile et tenace ? À ces vieillards qui symbolisent aujourd'hui l'articulation entre le monde des vivants et ce « non-monde » qui est celui de la mort, dans une culture qui fait tout pour nier la présence de la mort ou la réduire à l'état de spectacle !

[344]



[1] D. Jodelet, Les représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 36.

[2] Fernand Dumont, Les idéologies, Presses universitaires de France, 1974, p. 9.

[3] P. Berger et T. Luckmann, The Social Construction of Reality, New York, Doubleday, 1967.

[4] M. Kohli, « The world we forgot », dans : W. Marshall (sous la direction de), Later Life. The Social Psychology of the Aging, Beverly Hills, CA, Sage, 1985, p. 271-303. ; Christian Lalive d'Épinay, « La construction sociale des parcours de vie et de la vieillesse en Suisse au cours du XXe siècle », dans : G. Heller (sous la direction de), Le poids des ans, Lausanne, Éditions d'En Bas, 1994, p. 127-150.

[5] Pour une présentation plus complète, voir : Christian Lalive d'Épinay et al., Vieillesses. Situations, itinéraires et modes de vie des personnes âgées aujourd'hui, Lausanne, Éditions Georgi, 536 p ; Christian Lalive d'Épinay, Vieillir, ou la vie à inventer, Paris, Éditions L'Harmattan, 1991, 304 p.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 1 mai 2017 18:36
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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