RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Christian Lalive d’Épinay, “La religion profane de la société post-industrielle.” in ouvrage sous la direction de Daniel Mercure, LA CULTURE EN MOUVEMENT. NOUVELLES VALEURS ET ORGANISATIONS, pages 77 à 92. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1992, 314 pages. Collection "Sociétés et mutations".

Christian Lalive d’Épinay

Sociologue  et professeur honoraire, Université de Genève

La religion profane
de la société post-industrielle
.”

in ouvrage sous la direction de Daniel Mercure, LA CULTURE EN MOUVEMENT. NOUVELLES VALEURS ET ORGANISATIONS, pages 77 à 92. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1992, 314 pages. Collection "Sociétés et mutations".

Introduction
DÉSTRUCTURATIONS

La réorganisation du marché de l'emploi
La dissolution de l'ethos du travail
La perte du sens civique ou la crise de l'État-nation ?
RESTRUCTURATIONS

Consommation et « consumérisme »
La consommation et le sens
L'autonomie, nouvelle norme sociale
« Je vis » : seule certitude universelle

DISCUSSION : L'ETHOS DE L'ÉPANOUISSEMENT : RELIGION PROFANE ? RELIGION CIVILE ?

Ethos du travail versus ethos de l'épanouissement
Une nouvelle religion civile ?
Bibliographie

INTRODUCTION

Cet exposé repose sur le constat — étayé par une cohorte de travaux depuis les ouvrages précurseurs de Bell (1976), de Galbraith (1958) et de Touraine (1969) — de l'émergence d'une nouvelle forme sociétale, qu'on appelle post-industrielle [1], donc que l'on qualifie en fonction de ce qui est en voie de dépassement plutôt que des caractéristiques propres de la société émergente. Le fait de ne pas être à même de dire l'avenir ne me paraît pas le signe d'une quelconque faiblesse des sciences sociales ; sans doute cet avenir est-il largement contenu dans notre présent, mais ce qui s'actualisera relève du possible, non du nécessaire ; de l'enjeu, non du destin, de l'évolution des rapports de force, non d'une loi de l'histoire.

Dès lors, que peut-on dire des valeurs centrales de cette société émergente ? Plus profondément encore, quelles en seront les matrices d'imputation de sens (Deutungsmuster), I'ethos au sens de Weber et d'Elias ? Faisons un pas de plus. Cet ethos, si ethos il y a, peut-il être qualifié de religion civile ?

La notion de « religion civile » vient, on le sait, de l'écrit philosophique Du Contrat social de Rousseau, et a été reprise par Robert Bellah dans un article que ce spécialiste du Japon a consacré à la religion aux États-Unis (Bellah, 1967), article qui fera date, à la surprise de son auteur d'ailleurs. Le sens donné par Bellah à l'expression diffère de celui de Rousseau. Encore que Bellah n'aime pas laisser enfermer sa pensée dans les définitions, il accepte celle que propose Hammond :

Un ensemble de symboles et de pratiques religieuses qui propose des solutions à la question de la légitimation politique et au besoin d'une éthique politique (that address issues for political legitimacy and political ethics), et qui a la particularité de ne se confondre ni avec l'Église, ni avec l'État (Bellah et Hammond, 1980 : XI).

Si, en s'inspirant du Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse, on considère les représentations religieuses comme paradigmatiques des « représentations collectives », on en vient alors à utiliser l'expression de « religion civile » pour désigner les valeurs et les croyances fondamentales d'une société, dont elles cimentent le lien social, dans la mesure où celles-ci sont diffuses et non pas monopolisées par un appareil organisé précis, tel l'État ou une Église (Dobbelaere, 1988 : 306).

Dans la première partie, je considérerai les processus de déstructuration ; dans la seconde, je m'arrêterai sur des formes déjà cristallisées ou en voie de structuration.

Faut-il souligner le caractère spéculatif de cet exposé qui, même s'il repose sur des recherches personnelles [2]  et une large documentation bibliographique, prétend scruter l'avenir ?

DÉSTRUCTURATIONS

La réorganisation du marché de l'emploi

La société industrielle a institué le marché de l'emploi comme le lieu par excellence de l'intégration sociale. A travers la participation des « chefs de famille », s'organisait l'échange généralisé entre l'individu et la société. La société y trouvait la force productive vitale pour son entreprise de transformation du monde ; l'individu y recevait, en principe, l'indispensable revenu de la famille ; en outre, il se voyait doté d'un statut social et d'une identité, cette dernière n'étant que le versant intériorisé de celui-là. Enfin, l'emploi était le « donneur de temps » par excellence.

Dans le discours, sinon souvent dans les faits, la société industrielle exhortait à la mobilisation universelle de la force de travail, masculine tout au moins. Le marché de l'emploi était ainsi constitutif du lien social.

Aujourd'hui, dans le discours comme dans les faits, le marché de l'emploi n'en appelle plus à la mobilisation universelle de la force humaine de travail, mais procède à un enrôlement sélectif et qualitatif. Du coup, sa place dans le lien social perd de sa centralité ; n'étant plus destiné à tous, il ne peut plus jouer le rôle de grand ordonnateur de l'échange entre l'individu et le tout social.

Les conséquences sont visibles : dans bien des ménages, le salaire a cessé de constituer la part centrale du revenu au profit de l'allocation de chômage ou de la pension, par exemple ; le statut d'un individu continue à être fortement associé à sa position socio-professionnelle ; en revanche, la perception qu'il a de son identité est associée à une distance critique face au statut (« je suis employé de banque, mais ma vraie vie, c'est... ») : pour beaucoup, le rôle professionnel ne correspond plus au sentiment identitaire. Pour sa part, l'organisation du temps, dans les divers cycles de la vie, n'est plus aussi nettement surdéterminée par l'emploi : des populations entières (bon gré, mal gré ! ), et aussi des périodes de la vie, échappent à sa logique.

La dissolution de l'ethos du travail

La société industrielle émergente avait produit un ethos du travail et du devoir dont Weber (dans son texte fameux sur l'éthique protestante) nous a dit que le puritain l'avait choisi, mais que l'homme du début de ce siècle le recevait comme un destin. Cet ethos subordonne l'individu à la société et à son projet ; une telle société conçoit la réalisation (achievement) de l'individu sous la forme du bon accomplissement de son destin social, par l'exercice d'un métier.

Permettez-moi ici une petite digression et la suggestion d'une piste de recherche. Sous l'influence de Max Weber, on a beaucoup insisté sur les origines protestante et bourgeoise de cet ethos. Il est exact qu'il a permis à la bourgeoisie (pas seulement protestante : voir les travaux, entre autres, de Groethuysen (1977) et d'Elias (1974)) de concevoir une stratégie qui, à travers l'activité économique, lui a permis peu à peu de devenir la classe dominante, puis de créer la société à son image. Cette morale avait donc, pour la classe bourgeoise, une dimension instrumentale bien dessinée.

Mais comment rendre compte du ralliement des masses laborieuses à ce projet ? La contrainte liée à la misère, à la violence aussi, n'explique pas tout et en particulier ne permet pas de comprendre l'adhésion des prolétaires à la morale du travail, leur attachement qu'attestent encore aujourd'hui les récits des vieux ouvriers (Zoll, 1984 ; Matthes, 1983 ; Lucas, 1981 ; Lalive d’Épinay, 1991 a ).  Il y a là une variante populaire de l'ethos, où la dimension instrumentale ne subsiste que dans la croyance partagée selon laquelle la génération suivante, celle des enfants, connaîtra une vie meilleure grâce au travail de tous. Ici domine la fonction expressive, c'est-à-dire la satisfaction puisée dans le geste du travail et dans le sentiment du devoir accompli.

Faut-il concevoir cette croyance collective comme le produit d'un gigantesque lavage de cerveau ? Une autre explication me paraît fournir une meilleure hypothèse : la classe ouvrière ne sort pas du néant ; pour l'essentiel, elle provient des campagnes et de la paysannerie. Dès lors, la variante populaire et expressive de l'ethos du travail ne serait-elle pas une version sécularisée, acculturée aux exigences du « grand chantier industriel », d'une morale catholique et rurale, héritée de saint Benoît—ora et labora !—pour laquelle le travail est prière et la prière, travail ? Mon hypothèse est que les pays dans lesquels la morale du travail a connu son apogée sont ceux où se sont rencontrés une bourgeoisie ascendante forte et une classe ouvrière recrutée au sein d'une paysannerie libre et non servile, peu importe alors qu'elle fut catholique ou luthérienne (voir Lalive d'Épinay et Lalive d'Épinay, 1990 : 247 et suiv.)

Mais revenons au présent. Depuis une quarantaine d'années s'opère le grand chambardement de cet ethos. C'est maintenant l'individu, au plus fort de sa subjectivité, qui est conçu et qui se conçoit comme la fin ultime du social ; son épanouissement (self-fulfillment) est le Graal du temps. Un individu qui n'est plus défini, « normé » de l'extérieur, et dont l'épanouissement ne répond donc pas à quelque critère objectivable et observable.

Constatons le consensus tant sur la valeur de l'épanouissement que sur la subjectivité de ses critères de réalisation. Cela suppose qu'il n'est plus de contrôle social direct associé au bon accomplissement de la nouvelle norme. L'Église peut énoncer les conditions du salut et veiller à leur observance ; la société industrielle, distinguer le travailleur du fainéant ; I'individu singulier, « dans la solitude de son coeur » (Tocqueville), est seul à même de décider de son état d'épanouissement.

On a beaucoup parlé d'une religion du travail—I'expression revenait souvent lors des grandes commémorations des entreprises qui correspondait à une véritable religion civile.

La grande force de la société industrielle a été, sinon d'avoir produit cet ethos, du moins de l'avoir développé, enraciné dans les religions et les mythes véhiculés par notre civilisation (Lalive d'Épinay, 1991b), et d'en avoir imprégné toutes les grandes institutions : école et entreprise, famille, armée et État. Ainsi la vie fut-elle organisée en fonction des exigences industrielles, selon un gigantesque rituel marqué par l'alternance du sacré profane—la semaine de travail - et du sacré religieux - le dimanche.

Voit-on aujourd'hui émerger quelque chose comme une religion de l'épanouissement personnel ? Pourrait-on la qualifier de « religion civile » ? Dans ce cas, comment imaginer que cet hyperindividualisme nourrisse quelque lien social ?

Avant de reprendre ces questions, examinons un troisième aspect de la déstructuration culturelle.

La perte du sens civique ou la crise de l'État-nation ?

On parle beaucoup de perte du sens civique. Il serait plus juste de dire qu'un certain sens civique ne fait plus recette, celui qui est associé à l'État-nation ou à l'État-empire. A l'Est comme à l'Ouest, dans tout l'ancien univers soviétique, mais aussi au Québec, en Corse, en Irlande, au pays Basque, on affirme que ma communauté, mon pays, ma nation, ce n'est pas cet État-nation (ou empire) qui m'est imposé. Des forces poussent aujourd'hui d'ailleurs tant vers le plus grand—la Communauté européenne, le marché commun nord-américain, sans parler du développement d'une conscience planétaire- que vers le plus petit, ce plus petit au sein duquel s'affirme une identité collective première, un nous qui peut avoir ou non une base territoriale ; c'est la revendication nationaliste ou l'affirmation communautaire des minorités ethniques.

Je ne fais ici que signaler ces dynamiques, si importantes et évidentes aujourd'hui, et qui ne sont pas sans avoir leur face d'ombre : déferlement des ostracismes, des guerres civiles, de « la peste communautaire » (Rodinson, 1989).

Retenons-en ceci pour notre propos. En même temps que s'affirme l'individualisme le plus exacerbé de l'histoire, s'observent simultanément une mise en question de l'appartenance et des réaffirmations de très anciennes formes d'identité collective. Loin de conduire à la dissolution des « nous supra-fonctionnels » (pour parler comme le père de l'AISLF), les processus à l'oeuvre aujourd'hui conduisent à les redéfinir en même temps que se renouvellent les modes d'adhésion et les implications de l'appartenance.

RESTRUCTURATIONS

La thèse selon laquelle un ethos de I'épanouissement personnel est en train de se généraliser et de prendre la place de l'ancien ethos du travail trouve des appuis dans un large ensemble de travaux récents. [3]

Reprenons nos interrogations initiales : cet ethos peut-il prendre la forme d'une religion civile, ou au moins en devenir une composante ? Passons en revue quelques éléments.

Consommation et « consumérisme »

Dans la trajectoire historique de la société occidentale moderne, l'émergence de cet ethos a été rendue possible par la croissance économique de l'après-guerre, donc par la généralisation de la consommation et par le « consumérisme » comme attitude culturelle.

La consommation a créé un marché bien plus large, plus universel et plus intégrateur que ne l'était le marché de l'emploi. Ce dernier ne s'adressait, dans sa période classique, qu'aux chefs de famille. Personne n'échappe aujourd'hui à l'emprise et aux contraintes du premier : il absorbe non seulement travailleuses et travailleurs, mais aussi enfants, femmes (ou hommes) au foyer, retraités et vieillards ; non seulement yuppies et yappies, mais aussi chômeurs et nouveaux ruraux, sans parler des sportifs, des alcooliques et autres drogués.

La pauvreté est aujourd'hui définie en fonction du non-accès à une série de biens offerts sur le marché de la consommation, série dont la liste est loin de se limiter à la satisfaction des besoins dits primaires.

Ainsi peut-on affirmer que la consommation est « la culture du quotidien » (Scardigli, 1983) ; dans nos sociétés où la croissance économique est un dogme et un tabou, la consommation, bien plus que le travail, est aujourd'hui l'acte civique par excellence. Comme le dit Schnapper (1988), le bon citoyen est aujourd'hui le contribuable !

La consommation et le sens

Cela dit, si l'acte consommatoire est aujourd'hui perçu comme un moyen indispensable de la quête d'épanouissement —hors du marché de la consommation, point de salut !— cette condition nécessaire n'est pas suffisante en soi. La consommation apporte des plaisirs, pas automatiquement l'épanouissement.

Quand bien même elle fait de l'avoir sa condition de possibilité, la notion moderne d'épanouissement comprend une dimensiond'« être ». L'épanouissement n'implique pas nécessairement un sentiment d'utilité sociale (être utile à quelqu'un, à la société, ou encore faire quelque chose d'utile). Il suppose pourtant que l'individu actualise et amène à son optimum quelque don, quelque potentiel. La question est alors de savoir ce qui est reconnu comme don et potentiel. Des qualités qui, extériorisées dans des comportements, sont appréciées et valorisées comme des contributions à la vie collective, sociale et culturelle. Voici qu'une fois encore, au plus intime du moi, resurgit la société. L'épanouissement personnel est une valeur vécue comme éminemment subjective et intime, et pourtant une trame dialectique subtile s'établit entre l'individu et les cadres socio-culturels : ce qui contribue dans ma vie à mon épanouissement personnel, ce qui donc « fait sens pour moi », est ce qui est doté de sens par le système socio-culturel ou au moins par certains de ses segments.

Pourrait-on dire que si l'activité consommatoire est attendue de tous, et qu'ainsi notre société sacrifie massivement à la « part maudite » (Bataille : 1970), en même temps le nouvel ethos exhorte chacun à mettre en valeur certains traits de son potentiel dans des activités de production cette fois, non tant de production économique mais de production de sens et d'utilité sociale ?

L'autonomie, nouvelle norme sociale

Avec l'individualisme contemporain, l'autonomie—aptitude à gérer sa vie selon sa propre loi - est devenue une norme sociale cardinale. Considérons par exemple la structure actuelle du « parcours de vie » (life course pattern, ou ce que nos collègues germaniques appellent la Normalbiographie ; voir Kohli, 1985a, b ; Kertzwe et Schaie, 1989). Jusque vers 1945 environ, dans la plupart de nos pays, le « parcours de vie était essentiellement organisé en fonction de l'aptitude à s'intégrer au marché du travail et à y rester intégré. Avec l'allongement de la vie et le développement de l'État social, une nouvelle partie, qui s'étale sur environ un quart de siècle de vie humaine » (Gaullier, 1988), échappe à la logique du travail pour être placée sous le signe du Nouveau Grand Commandement : sois autonome !

Cette norme oriente des comportements. Par exemple, l'usage aujourd'hui général de l'habitat séparé de chaque génération adulte dans une même famille. Cette pratique contemporaine entraîne une conséquence qui ne manque pas d'étonner l'ethnologue : dans son parcours de vie, la personne - la femme le plus souvent—va devoir affronter à un âge très avancé une expérience qu'elle n'a souvent jamais fait, ou que très brièvement, celle de la solitude dans l'habitat.

L'intériorisation de la norme d'autonomie se manifeste aussi dans les échanges intergénérationnels ; de nombreuses personnes âgées signalent que la qualité de leurs relations avec leurs enfants découle de ce qu'elles sont indépendantes. L'autonomie devient une véritable obligation, un défi bien lourd à porter à partir d'un certain point de la vie. Aujourd'hui, la vieillesse ne commence pas avec la retraite, mais avec la dépendance psychique et physique, c'est-à-dire avec la transgression du Nouveau Grand Commandement.

Comme tout fait social, l'affirmation de la norme d'autonomie est frappée au coin de l'ambivalence.

Bien comprise, c'est-à-dire associée à l'idée de l'être humain comme être social, « être-en-relation-avec », la norme d'autonomie inscrit chaque individu dans un réseau inter- et intragénérationnel d'échanges faits de dons et de contre-dons.

D'un autre côté, la norme d'autonomie tend à être pervertie, et cela de deux manières. Elle est souvent confondue, par ceux-là même qui la vivent, avec l'idée d'autarcie : se suffire à soi-même, ne rien devoir à personne. Cette attitude devient caricaturale chez certains retraités : repli dans l'intimité du couple, refus des obligations qu'imposent non seulement la participation associative et les activités sociales, mais aussi les liens d'amitié...

Observons aussi le lien entre la norme d'autonomie et le « consumérisme » : à la retraite, tout renvoie l'individu à la sphère de la vie privée et de la consommation passive. En faisant miroiter le rabelaisien : « Fays ce que voudras ! » que l'on traduit par : « Satisfais tes envies inassouvies de loisir », on encourage la confusion entre autonomie et autarcie, et on renforce le développement d'une société duale avec en son centre une minorité d'âge intermédiaire, économiquement active, qui monopolise les positions de pouvoir et de prestige, et aux marges, une majorité morcelée, livrée à elle-même, dont certains segments privilégiés bénéficient d'un revenu assuré et sont appelés à sacrifier à l'autel de la consommation.

Deux grandes options me paraissent aux prises aujourd'hui : d'un côté celle de la société duale, avec ses procédures de marginalisation massive que l'on tempère, si la situation économique le permet, par les bienfaits d'une politique d'assistance publique ; de l'autre, celle d'une société qui reconnaît que les activités socialement utiles et nécessaires ne se limitent pas aux activités productrices de la richesse matérielle, qui valorise les premières, encourage la participation de chacun, et qui conçoit cette participation comme la forme centrale de l'échange (du lien social) entre les générations et au sein des générations.

Quelle option risque de triompher ? Plutôt que la victoire de l'une ou de l'autre, je les vois s'affronter au cours des décennies à venir, tant à la fois les valeurs centrales de notre héritage - liberté et solidarité—que les forces sociales en présence apportent leur soutien à l'une et à l'autre.

« Je vis » : seule certitude universelle

Enfin, rappelons - brièvement ici, car ce sujet a déjà été traité lors d'une autre rencontre de l'AISLF (Lalive d'Épinay, 1989a)— l'exacerbation et l'universalisation du constat : « Je vis », également associé à l'individualisme moderne et renforcé par le déclin des grandes certitudes métaphysiques, constat dans lequel Groethuysen (1977) voyait le fondement de la démarche bourgeoise. Pour ma part, je ne pense pas que « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » (ni ne le souhaite). Je ne pense pas non plus que réussira la vaste entreprise de récupération religieuse à laquelle nous assistons dans l'Occident comme dans l'Orient « chrétien » (ni ne le souhaite). Sans doute le constat « < je vis » conduit-il certains à des croyances religieuses. Celles-ci, qui ne sont plus adossées à un appareil répressif et qui restent invérifiables dans la vie quotidienne, sont destinées à relever du libre arbitre individuel. Le « je vis » est la certitude partagée ; les réponses au mystère de la destinée sont aujourd'hui plurielles, fragiles et peu contraignantes pour le croyant dans sa vie quotidienne (voir à ce propos l'exposé de Fernand Dumont).

En revanche, le « je vis », si individualisé soit-il, suppose l'existence d'un bien partagé, qui est un bien menacé : la vie. Or la protection de ce bien n'est pas à la portée de l'acteur individuel : il n'y a ici de solution que collective. Croyant à la pertinence de l'adage : « Nécessité fait loi », j'imagine que la certitude du « je vis » et la conscience des menaces sur la vie conduisent à faire de la préservation des conditions de la vie un élément nucléaire d'une nouvelle religion civile. Point n'est besoin de se faire structuraliste pour apprécier le propos de Claude Lévi-Strauss qui affirmait, il y a déjà longtemps, que derrière chacun des droits de l'homme, il en est un autre, toujours le même : le droit à la vie (Lévi-Strauss, 1983 : 371-382).

Ma crainte est cependant que cette conscience n'intervienne trop tard ; la tendance opposée est puissante, l'égoïsme extrême qui conduit à ne voir que sa propre vie et à tout lui sacrifier (je pense ici, par exemple, aux transplants d'organes et à la chasse aux organes que ce nouveau marché a provoqués).

DISCUSSION :

L'ETHOS DE L'ÉPANOUISSEMENT :
RELIGION PROFANE ? RELIGION CIVILE ?


Concluons en cherchant à répondre à deux questions. Tout d'abord, jusqu'où va l'analogie entre l'ethos du travail propre à la société industrielle, et l'ethos de l'épanouissement qui caractérise la société post-industrielle ? Ensuite, peut-on qualifier ce nouvel ethos de « religion civile » ?

Ethos du travail versus ethos de l'épanouissement



1. Les deux ethos définissent la relation symbolique fondamentale entre l'individu et la société ; I'ethos du travail subordonne l'individu au tout social, l'ethos de l'épanouissement fait de l'individu la finalité de la société.

2. L'ethos du travail est l'expression symbolique d'un mode spécifique d'organisation du travail, le marché de l'emploi, qui est en même temps le modus operandi du système social.

L'ethos de l'épanouissement est associé au marché de la consommation. Cette institution est plurifonctionnelle : économique d'abord, elle a des incidences évidentes sur le politique, le système de prestige, le culturel ; mais peut-on la qualifier de modus operandi ? Pour « fonctionner », elle présuppose un système d'allocation durevenu, ce qui renvoie soit à l'économique (marché de l'emploi), soit au politique (l'État dan sa fonction d'agent de redistribution).

3. L'ethos du travail était diffusé par tous les grands appareils organisés de la société ; il s'était enraciné dans certains des grands mythes civilisateurs (d'origine judéo-chrétienne ou grecque) qui s'étaient vu colorer d'une interprétation pro domo de la société industrielle. Bien que sa propagation soit remarquable et qu'il n'y ait guère de lieux où il ne s'insinue pas, l'ethos de l'épanouissement n'a pas, à ce jour, la position de monopole qui était celle de la morale du travail au début de ce siècle. De même, son enracinement mythique reste faible (mais ici il faudrait tenir compte de ce que la crise des grands récits influe bien entendu sur les récits mythiques).

4. L'insertion dans le marché de l'emploi était, pour l'individu, source de statut et d'identité. Le mode d'insertion dans le marché de la consommation est fortement associé au sentiment identitaire, à travers l'actualisation de styles de vie. En revanche le statut continue à dépendre d'abord de la relation au marché de l'emploi.

5. Enfin, il est difficile de dire que la consommation est aujourd'hui le principe qui régit l'organisation du temps. Les principaux cycles temporels - quotidien, hebdomadaire, annuel, et le parcours de vie - sont aujourd'hui structurés sous l'influence de deux instances : I'économique et le marché de l'emploi d'un côté, I'État et la législation sociale de l'autre. Sans doute la consommation agit-elle, à travers le producteur et le consommateur, sur l'une et l'autre.

En synthèse, deux différences sont à souligner. D'abord l'ethos de l'épanouissement, adossé au marché de la consommation, occupe une position dominante, mais non monopolistique dans l'espace social ; de même, son emprise conjuguée sur la définition sociale de l'individu et sur l'organisation temporelle de sa vie est plus limitée que ne l'était celle du marché du travail et de l'ethos du devoir.

Ensuite, dans le parcours historique des sociétés industrielles modernes, l'ethos de l'épanouissement ne se conçoit pas sans, en support, une organisation de la production (et de la distribution) de la richesse. Cette dépendance structurelle à l'égard de la sphère de la production en marque la limite et aussi l'incomplétude.

Si le succès de la société industrielle - la production de la richesse matérielle - devait inexorablement entraîner le déclin de l'ethos du travail, qui est une morale du devoir et du sacrifice, la persistance de l'ethos de l'épanouissement semble pour sa part exiger la préservation d'une économie performante autorisant un niveau de vie matériel élevé. [4]

La société post-industrielle n'est plus une société de l 'industrie ; elle n'en continue pas moins d'être une société de l'économie.

Une nouvelle religion civile ?

Des trois éléments de la définition de la notion de religion civile (voir supra, introduction), deux s'appliquent aisément à l'ethos de l'épanouissement personnel. Il s'agit, par définition, d'un système symbolique auquel est associé un ensemble de pratiques ; il n'est pas l'expression idéologique d'un appareil organisé précis.

L'usage du terme « religion » est-il pertinent ? Si on entend par là un système symbolique qui comprend des éléments de réponse à l'énigme de la destinée humaine, pourquoi pas ? Il s'agit là d'une religion profane et minimaliste, au fondement établi sur des certitudes empiriques (nous sommes mortels ; nous sommes, pour l'instant, vivants ; nous aspirons au bonheur dans notre vie), et sur lequel s'édifient des superstructures en patchwork.

Si, en revanche, on insiste sur la dimension de lien propre à la religion, nous sommes renvoyés au troisième trait de la définition de Bellah.

La question est alors de savoir si l'ethos de l'épanouisssement propose « des solutions à la demande de légitimation du système politique et au besoin d'une éthique politique » ?

Tout dépend du sens précis que l'on donnera à cette formule assez vague. Si on la prend lato sensu, la quête du bonheur n'est-elle pas depuis le siècle des Lumières le fondement de la société et la mission assignée au politique (voir l'article « Société », attribué à Diderot, dans la grande Encyclopédie) ? L'affirmation du droit à la vie, condition fondamentale de chaque vie individuelle et de toute quête du bonheur, oriente bien l'éthique politique (I'interprétation de ce droit étant d'ailleurs le lieu des grandes polémiques éthiques actuelles).

Cependant, l'ethos de l'épanouissement n'apporte pas de solutions directes à deux questions qui me paraissent centrales.

Une religion civile a par définition une dimension morale et sociale. L'ethos de l'épanouissement personnel est « égocentré » par définition ; il peut parfaitement déboucher sur une apologie du repli sur soi et de l'égoïsme. (Dans son dernier ouvrage, Bellah dénonce d'ailleurs, avec ses coauteurs, ce qu'il appelle les « enclaves de style de vie » (Bellah et al., 1985).) Il faut un détour réflexif pour que cette « égocentration » se socialise et s'associe à une morale de la solidarité. Il faut concevoir, comme le fait Diderot, que la quête du bonheur, pour être viable, suppose la reconnaissance du droit d'autrui au bonheur ; il faut prendre conscience que l'apologie du « je vis » doit mener à la reconnaissance du droit à la vie. L'ethos chrétien de la religion civile américaine impliquait une orientation vers autrui (« aime ton prochain comme toi-même »), qui proposait un contrepoint à l'individualisme conquérant.

De plus, la dépendance signalée de l'ethos de l'épanouissement personnel envers le système économique générateur de l'abondance me paraît poser des problèmes demandant des solutions qui, elles non plus, ne découlent pas de manière évidente et spontanée de cet ensemble symbolique.

Faut-il conclure que l'ethos de l'épanouissement est une religion profane ? Sans doute ! Une religion civile ? Piste à suivre...

BIBLIOGRAPHIE

BATAILLE, G., 1970, La part  maudite, Paris, Minuit.

BELL, D., 1976, Vers la société post-industrielle ?, Paris, P.U.F.

BELL, D., 1979, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, P.U.F.

BELLAH, R., 1967, « Civil Religion in America », Daedalus, 96 : 1-20.

BELLAH, R. et P. HAMMOND, 1980, Varieties of Civil Religion, San Francisco, Harper & Row.

BELLAH, R. et al., 1985, Habits of the Heart, Individualism and Commitment  in American Life, Berkeley, University of California Press.

CHERNS, A., 1980, « Works and Values : Shifting Patterns in Industrial Societies », lSSJ, 32(3) : 427-441.

DOBBELAERE, K., 1988, « Chrétienté socio-culturelle et religion civile », dans R. CIPRIANI et M.I. MACIOTI (dir.), Omaggio a Ferrarotti, Roma, Siares, p. 305-325.

DUMAZEDIER, J., 1988, Révolution culturelle du temps libre, 1968-1988, Paris, Méridiens- Klincksieck.

ELIAS, N., 1974, La Société de cour, Paris, Calmann-Lévy.

GALBRAITH, J.K., 1958, The Affluent Society, Boston, Houghton.

GAULLIER, X., 1988, La deuxième carrière, Paris, Seuil.

GORZ, A., 1988, Métamorphoses du travail : quête du sens, Paris, Galilée.

GROETHUYSEN, B., 1977 (1927), Origines de l'esprit bourgeois en France, Paris, Gallimard.

INGLEHART, R., 1988, Culture Shift in Advanced Industrial Society, Princeton (NJ), Princeton University Press.

KERTZER, D.I. et K.W. SCHAIE, 1989, Age Structuring in Comparative Perspective, Hillsdale (NJ), Lea Publishers.

KOHLI, M., 1985a, « Die Institutionalisierung des Lebenslauf », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 37 : 1-29.

KOHLI, M., 1985b, « The World We Forgot », dans W. MARSHALL (dir.), Later Life. The Social Psychology of Aging, Beverly Hills, Sage, p. 271-303.

LALIVE D'ÉPINAY, C. (dir.), 1988, Travail, activité, condition humaine à l'aube du XXIe siècle, Maastricht, Presses interuniversitaires européennes.

LALIVE D'ÉPINAY, C., 1989a, « Individualisme et solidarité aujourd'hui », Cahiers internationaux de sociologie, LXXXVI : 15-31.

LALIVE D'ÉPINAY, C ., 1989b, « Morale du travail et mutations culturelles au cours du XXe siècle », Cahiers de l'École des sciences philosophiques et religieuses, 6 : 73-104.

LALIVE D ÉPINAY, C. et M. LALIVE D ÉPINAY, 1990, Les Suisses et le travail. Des certitudes du passé aux interrogations de l'avenir, Lausanne, Réalités sociales.

LALIVE D'ÉPINAY, C ., 1991 a, « Les fondements mythiques de la morale du travail. Contribution à une théorie du mythe dans la société moderne », Archives des sciences sociales des religions, 75 : 153-168.

LALIVE D'ÉPINAY, C., 1991b, Vieillir ou La vie à inventer, Paris, L'Harmattan.

LALIVE D ÉPINAY, et C. GARCIA, 1988, Le mythe du travail en Suisse. Splendeur et déclin au cours du XXe siècle, Genève, Georg.

LALIVE D ÉPINAY, C. et M. LALIVE D ÉPINAY, 1990, L héritage. Récits de vieillesse en pays alpin, Genève, Georg.

LÉVI-STRAUSS, C., 1983, Le regard éloigné, Paris, Plon.

LUCAS, P., 1981, La religion de la vie quotidienne, Paris, P.U.F.

MATTHES, J. (dir.), 1983, Krise der Arbeitsgesellschaft ?, Frankfurt a. M., Haupt.

MENDRAS H., 1988, La seconde Révolution française 1965-1984, Paris, Gallimard.

RODINSON, M., 1989, « ( La peste communautaire », Le Monde, 1er décembre.

ROSS, J.P., 1988, « Behind the Happiness Barrier », Social Indicator Research, 20.

SCARDIGLI, V., 1983, La consommation, culture du quotidien, Paris, P.U.F.

SCHNAPPER, D., 1988, La France de l'intégration, Paris, Gallimard.

TOURAINE, A., 1969, La société post-industrielle, Paris, Gallimard.

VEROFF, J., E. DOUVAN et R.A. KULKA, 1981, The Inner American : A Self-Portrait from 1957 to 1976, New York, Basic Books.

YANKELOVICH, D., 1981, New Rules. Searching for Self-Fulfilment in a World Turned Upside Down, New York, Random House.

ZIDJERVELD, A., 1986, « The Ethos of the Welfare State », International Sociology, I (4) : 443-457.

ZOLL, R., 1984, Hauptsache, ich habe meine Arbeit, Frankfurt a. M., Suhrkamp.

ZOLL, R., 1992, Das neue kulturelle Modell, Frankfurt a. M., Suhrkamp (sous presse).



[1] La période analysée par ces auteurs—les Années dorées—apparaît aujourd'hui, avec le recul, comme une phase de transition; la société post-industrielle, à mon avis, se constitue à partir du retour d'un contexte d'incertitude économique (date symbolique: le premier choc pétrolier, 1973) . Voir Lalive d'Épinay et Garcia, 1988; Lalive d'Épinay, 1989a; Mendras, 1988.

[2] En particulier, une recherche sur l'évolution des significations et de la valeur assignées au travail et au temps libre au cours de ce siècle (recherche financée par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique, FNRS; voir Lalive d'Épinay et Garcia, 1988; Lalive d'Épinay, 1990).

[3] Voir, dans des perspectives et avec des vocabulaires très variés: Bell, 1979; Bellah et al., 1985; Cherns, 1980; Gorz, 1988; Inglehart, 1988; Mendras, 1988; Ross, 1988; Veroff et al, 1981; Yankelovich, 1981; Zidjerveld, 1986; Zoll, 1992.

[4] Si les études sur les chômeurs semblent montrer que la situation de chômage n'exclut pas nécessairement des formes d'épanouissement, celles qui portent sur la nouvelle pauvreté mettent en évidence, en revanche, qu'un revenu qui n'autorise pas l'accès à un certain niveau et mode de vie est associé à un fort sentiment d'aliénation.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 1 mai 2017 18:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref