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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Walter Kolbenhoff, Les sous-hommes. Roman. (2000)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Walter Kolbenhoff, Les sous-hommes. Roman. Paris: Les Éditions L'Harmattan, 2000, 237 pp. Collection “Allemage d'hier et d'aujourd'hui”. Une édition numérique réalisée avec le concours de Pierre Patenaude, bénévole, professeur de français à la retraite et écrivain, Chambord, Lac—St-Jean, Québec. [Diffusion en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de Thierry Feral, directeur de la collection “Allemagne d'hier et d'aujourd'hui” accordée le 23 septembre 2019. Et un grand merci à Michel Bergès, historien des idées politiques pour toutes ses démarches auprès de M. FERAL pour que nous puissions diffuser cette oeuvre.]

[7]

LES SOUS-HOMMES

Avant-propos

Par Thierry FERAL

Exhumé en 1979 par l'éditeur berlinois Klaus Guhl et non réédité depuis, le roman Les sous-hommes (Untermenschen) de Walter Kolbenhoff (20.5.1908- 29.6.1993) avait paru initialement en 1933 au Trobris–Verlag fondé à Copenhague par le psychanalyste communiste allemand en exil Wilhelm Reich. Aussitôt doublé d'une adaptation en danois (Fordi vi vil leve) par Ib Guldberg et George Wulff aux éditions Klaehrs, ce texte captivant, où l'on retrouve tant stylistiquement que thématiquement l'influence de la Nouvelle Objectivité, est l'un des tout premiers ouvrages antihitlériens publiés par un écrivain allemand émigré.

Totalement oublié ("Vom Winde verweht", selon l'expression de W.M.K. Pfeiler in German literature in exile, Lincoln, 1957, p. 8), y compris par la plupart des [8] spécialistes (seul M. Durzak le mentionne dans sa Deutsche Exilliteratur, Stuttgart, 1973, p. 552), et cela alors même que "la réintégration dans la culture allemande de l'héritage de ceux qui, en 1933, choisirent l'exil ou y furent contraints [pouvait sembler] un fait acquis" (J.M. Palmier, in L'Art dégénéré, Paris, Bergoin, 1992, p. 7), il se pourrait bien que ce livre fascinant ait été en fait victime de son propos très particulier (les SDF et le milieu) qui le démarque a priori de l'esthétique antifasciste conventionnelle telle que codifiée par Adam Scharrer (Les taupes, 1933), Anna Seghers (Mis à prix, 1933), Lion Feuchtwanger (La fratrie Oppenheim, 1933), Willi Bredel (L’épreuve, 1935), Friedrich Wolf (Docteur Mamlock, 1935), Jan Petersen (Notre rue, 1936), Bertolt Brecht (Grand' peur et misère du troisième Reich, 1938), ou encore Hans Habe (Quand bien même seraient-ils mille à mourir, 1943).

Ayant eu la chance, à la fin des années quatre-vingt, de m'en voir offrir un exemplaire original par un vieux communiste juif berlinois fixé en France et qui avait collaboré à Paris aux activités de la "Bibliothèque allemande des livres brûlés" (cf. A. Kantorowicz, Politik und Literatur im Exil, Munich, DTV, 1983, pp. 257 sq.) avant de rallier la Résistance, sa lecture m'avait enthousiasmé dès les premières lignes : "Encore une heure avant que le patron ne nous expédie dans la porcherie qui nous sert de dortoir. La pièce où nous somnolons, braillons, nous lamentons sur notre sort, pue les effluves de centaines de dégénérés. L'odeur de sueur et d'infortune se mêle à la grisaille de la tabagie et stagne indolemment dans l'atmosphère. Au travers de l'opacité, un plafonnier circulaire jaunâtre aux allures de pleine lune par temps de brouillard jette une clarté blafarde."

[9]

D'emblée le ton est donné ; la tragédie des laissés-pour-compte est en marche avec sa jeunesse dévoyée, ses enseignants obtus, ses alcooliques bafoués, ses curés moralisateurs, ses putains généreuses, ses politiciens véreux, et en filigrane la mise en branle de la politique de régénération raciale du Führer afin de nettoyer le Reich de ses "asociaux" et dont nul n'ignore désormais comment elle évoluera (stérilisation, euthanasie, extermination en camp de concentration).

On sait que, parallèlement aux grandes figures de l'histoire allemande (cf. E. Leiser, Deutschland erwache, Reinbek, RoRoRo, 1978), la propagande nazie n’hésitait pas à ériger un culte officiel à de petites gens – tant contemporains (héros du travail, mères de famille nombreuse) que du passé – pour peu qu'ils entrent dans le schéma de "création de valeurs nationales et de productivisme de la race aryenne" tel que défini par Hitler dans Mein Kampf et dans de nombreux discours. A cet égard, le cas de Peter Henlein, obscur artisan de Nuremberg qui aurait au XVIe siècle inventé la montre de poche, est célèbre : Hans Dominik lui consacrera un roman (Das ewige Herz, W. Limpert-Verlag, Berlin), Veit Harlan un film (Das Nürnberger Ei), et la poste un timbre.

En optant dans Les sous-hommes pour une présentation des improductifs, Walter Kolbenhoff se pose donc délibérément en antagoniste, non seulement du régime hitlérien lui-même et des forces politiques qui lui ont permis d'accéder au pouvoir (thème classique de la littérature antinazie), mais plus profondément encore de son essence basée sur une modélisation dictatoriale de la société conduisant inéluctablement à l'éradication de tous ceux qui pour des motifs divers sont inaptes à s'y soumettre [10] (cf. B. Massin, "La science nazie et l'extermination des marginaux", L'Histoire 217/1998, pp. 52-59).

Ainsi anticipe-t-il dès 1933 sur ce que la recherche ne nous révélera que fort tardivement, à savoir que la modernité secrète un bio-sociologisme sans cesse à l'affût d'une thérapeutique sociale susceptible de happer dans sa machine infernale les plus fragiles et les plus défavorisés dès lors que les circonstances sont favorables.

Ce qui immédiatement frappe dans le récit de Kolbenhoff – de trame à l'évidence autobiographique –, c'est l'authenticité : l'auteur sait de quoi il parle car il a été "l’un des leurs" (édit, orig., p. 219), l’un de ces "vagabonds" [qui] "le soir envahissant] les villes comme des nuées de sauterelles pour [se] concentrer dans les asiles et auberges de nuit" (ibid., p. 54).

De son vrai nom Walter Hoffmann, il a vu le jour en 1908 dans un quartier populaire de la capitale du Reich. Il y a connu la rigueur et les sévères privations de l'hiver 1916, les grandes grèves et les manifestations qui dominent l'année 1917, l'espoir de la révolution de Novembre 1918 qui marque la fin de la guerre et l'abdication de Guillaume II. Bien qu'il n'ait eu que onze ans à l'époque de l'insurrection spartakiste, il a été profondément choqué par l'assassinat de K. Liebknecht et R. Luxemburg sur ordre du ministre social-démocrate des Armées, "le chien sanguinaire" Gustav Noske. En mars 1920, lors du putsch d'extrême droite Kapp-Lüttwitz, il voit pour la première fois la croix gammée que les corps francs ont peinte sur leurs casques d'acier et comprend aussitôt qu’il s'agit là du "symbole de la haine absolue". Mais il ne se fait pas non plus d'illusions sur le gouvernement républicain qui, pendant la disette de 1921, fait tirer sur ceux qui vont la nuit marauder quelques pommes de terre dans la campagne [11] avoisinante. Sa mère ayant cinq enfants, Walter, bien que brillant élève, se voit précocement contraint par son père de travailler en usine. Dégoûté par l'exploitation et les mutilations de tout ordre que le pouvoir économique inflige impunément aux ouvriers grâce au soutien actif des dirigeants de Weimar et à l'accord tacite du syndicat majoritaire, la toute puissante ADGB socialiste, il opte dès sa dix-septième année pour une existence marginale. Se situant délibérément hors de la société et contre elle, rejetant toute autorité et toute contrainte, rêvant d'évasion (influence de Jack London et B. Traven), il entreprend de sillonner l'Allemagne, l'Europe, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient. Beatnik avant la lettre, il pense trouver avec "la route" – trente ans avant la beat génération américaine des Allen Ginsberg (Howl / 1956) et Jack Kerouac (On the road / 1957) – un moyen d’échapper au carcan d’une civilisation occidentale méprisante de la dimension et de la valeur humaines afin de renouer, par le biais d'une vaste communion entre "déclassés", avec une fraternité exaltante et consolatrice. Assurant sa subsistance par de petits boulots et plus généralement en faisant la manche comme musicien de rue, sa soif de sauvagerie originelle le propulse fréquemment dans la délinquance.

En 1930, prenant soudainement conscience de la vacuité de cette "révolte sans cause", il adhère au Parti communiste et entame une carrière journalistique comme collaborateur à divers organes de la presse ouvrière marxiste. Si ses reportages connaissent une notoriété nettement moindre que ceux du "journaliste rouge" Egon Erwin Kisch, son aîné de plus de vingt ans, futur maître à penser de Günter Wallraff (Tête de Turc) – et voué lui aussi par les sphères littéraires officielles à "un demi-siècle de purgatoire" (cf. C. Dumas, Allemagne d'aujourd'hui [12] 147/1999, pp. 142-148) –, ils lui attirent néanmoins l'amitié de Wilhelm Reich ainsi que les faveurs de tout un lectorat de la gauche libertaire : mêlant en effet intimement subversion culturelle et contestation politique, ils préfigurent cet "ethos esthétique" cher à H. Marcuse, et qui deviendra le credo de "la nouvelle gauche" des années soixante.

Partant, on comprendra que les nazis aient pu mettre sa tête à prix. Au lendemain de l'incendie du Reichstag (27-28 février 1933), Kolbenhoff réussit à rejoindre Amsterdam. Après un bref séjour en prison (cf. p. 213), il est expulsé pour le Danemark où il fréquente B. Brecht, J.R. Becher, et surtout W. Reich, qui achève tout juste sa Psychologie de masse du fascisme. Exclu du PC à la publication des Sous- hommes, il s'engage néanmoins en 1942 sur sa sollicitation dans la Wehrmacht afin d'y créer une cellule militaire de résistance. Lors de la retraite de Monte Cassino en 1944, il est fait prisonnier par les Américains, lesquels, reconnaissant ses qualités journalistiques, lui confieront au lendemain de la guerre un poste de rédacteur à la Neue Zeitung, organe de presse "pour la population allemande" créé à Munich en octobre 1945 dans les locaux du Völkischer Beobachter par le gouvernement militaire US (cf. D. Herbet, Die Neue Zeitung, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1997). S'étant lié, au cours de ses deux années d’internement aux USA, avec H.W. Richter et A. Andersch, on le retrouvera également tout logiquement parmi les premiers membres du "Groupe 47" (Von unserm Fleisch und Blut, Fischer, 1947 ; Heimkehr m die Fremde, ibid., 1949).

Gageons que le lecteur français ne sera pas insensible à ce premier écrit injustement méconnu, en dépit de tout ce qu’il pourrait avoir idéologiquement de choquant. Il constitue – au sens où l'entendait Robert Musil dans son [13] essai de 1911 sur "L'inconvenant et la pathologie dans l'art" lorsqu'il affirmait que "toute perversité peut être représentée" (in Essays und Reden, Reinbek, Rowohlt, p. 982) – une subtile dénonciation de l'indignité d'un système qui, par sa force rhétorique et sa faculté d'adaptation historique – le nazisme ayant été un de ces moments - ne cesse d'exercer ses ravages et refuse à ceux qu'il a totalement brisés tout simplement le droit de vivre alors qu'ils ne demandent justement que cela.

Servi par une langue et un rythme envoûtants, le roman Les sous-hommes de Walter Kolbenhoff reste en ce tournant de siècle d'une actualité cinglante : il nous fournit tout à fait opportunément la preuve magistrale, comme l'a écrit Alfred Döblin en conclusion de son Berlin Alexanderplatz (1929), que "le monde n'est pas fait en sucre" et qu'il s'y passe sans cesse des choses susceptibles d'entraîner l'humanité au pire.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 novembre 2019 19:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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