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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Bi Vagbé Gethème IRIÉ et Bohou Daniel Eric KAMON, “Stratégies identitaires et régulation sociale: entre réactivation des frontières intra ethniques et compromis transactionnels. Une approche empirique à partir de Grand-Lahou et de Daoukro.” Un article publié dans la revue KASA BYA KASA, Revue ivoirienne d’anthropologie et de sociologie, no 40, 2019, pp. 29-41. [Autorisation formelle accordée par Gethème Irié le 24 février 2020 de diffuser cet article en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[29]

Bi Vagbé Gethème IRIÉ (Ph.D sociologie)
et Bohou Daniel Eric KAMON

Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan)

Stratégies identitaires et régulation sociale :
entre réactivation des frontières intra ethniques
et compromis transactionnels
.
Une approche empirique
à partir de Grand-Lahou et de Daoukro.”

Un article publié dans la Revue ivoirienne d’anthropologie et de sociologie, no 40, 2019, pp. 29-41.

Résumé / Abstract [29]
Introduction [30]
1. Méthodologie de l’étude [32]
2. LES RÉSULTATS [33]
- 2.1. La réactivation des frontières intra ethniques des sous-groupes Avikam de Grand-Lahou comme mécanisme d’atténuement des tensions intra-communautaire autour de la parcelle SICOR [33]

2.2. La cohésion sociale comme le produit  transactionnel des cadres institutionnels  locaux  de gestion villageoise et des ajustements sociaux opérés dans la dynamique des  rapports intercommunautaires à Daoukro. [36]
3. DISCUSSION DES RÉSULTATS [39]
Conclusion [40]
Bibliographie [40]


Résumé

De nature qualitative, cette étude comparative trouve son fondement dans des pratiques culturelles qui socialement et normativement sont prohibées mais qui, dans le cadre de ce travail, fonctionnent comme des structurants de pacification des rapports intra et intercommunautaires. Cette étude vise à comprendre, la façon dont les mécanismes de régulation travaillent à garantir un vivre ensemble harmonieux à Grand-Lahou et à Daoukro. Au moyen d’outillages tel que l’observation et le guide d’entretien, cette étude vise à rendre intelligible la multiplicité des modalités d’actions, des processus décisionnels, des stratégies autant individuelles que collectives et des systèmes de contraintes en présence. Sur cette base, les principaux résultats auxquels aboutit l’étude révèlent que la réactivation des frontières intra ethniques des sous-groupes Avikam de Grand-Lahou est un mécanisme d’atténuement des tensions intra-communautaire autour de la parcelle SICOR et que les compromis et les ajustements sociaux entre groupes ethniques à Daoukro garantissent la paix sociale.

Mots clés : Côte d’Ivoire, gouvernance du foncier rural, stratégies identitaires, régulation sociale

[30]

Abstract

Qualitative in nature, this comparative study finds its foundation in cultural practices that are socially and normatively prohibited, but which, in the context of this work, function as structuring agents for the pacification of intra- and intercommunity relations. This study aims to understand, how the regulatory mechanisms work to ensure a harmonious living together in Grand Lahou and Daoukro. By means of tools such as observation and the interview guide, this study aims to make intelligible the multiplicity of the modalities of actions, the decision-making processes, the individual as well as collective strategies and the systems of constraints in presence. On this basis, the main results of the study reveal that the reactivation of the intra-ethnic borders of the Avikam subgroups of Grand-Lahou is a mechanism for reducing intra-community tensions around the SICOR plot and that the compromises and social adjustments between ethnic groups in Daoukro guarantee social peace.

Key words : Ivory Coast, rural land governance, identity strategies, social regulation

Introduction

En situation de cohabitation, la démarcation identitaire est un produit de la différenciation sociale. De façon contextuelle et selon divers enjeux sociaux, elle conduit dans certains cas à une désunion identitaire où le lien de solidarité et l'identité des uns et des autres sont remis en question. Et cela passe par la production et l’activation de certaines logiques identitaires dans les interactions inter et intra groupes.

En construisant donc la citoyenneté autochtone comme principe directeur d’une citoyenneté ivoirienne, l’affirmation des groupes en interaction a tendance à accroître les sentiments d'inégalité, d’exclusion et de disqualification. Ceux-ci produisent la différenciation sociale et les tensions entre ces diverses entités ethniques, au vu des données de notre étude.

Ces tensions se cristallisent dans le domaine foncier et participent à la montée des conflits inter et intra ethniques. Cependant les conflits observés se manifestent de manière variable suivant le milieu social auquel on est confronté.

Grand-Lahou et Daoukro présentent des similitudes dans la façon dont les groupes sociaux procèdent pour pacifier leurs rapports. C’est pour cette raison que ces deux milieux sociaux ont été choisis pour la présente étude.

[31]

De fait, comme susmentionné, les rapports inter et intra-communautaires sont emprunts de pratiques différenciatrices entre communautés ethniques, de compétitions et conflits dans l’accès aux ressources villageoises. Ce processus de construction sociale de la différenciation inter et intra ethnique préfigure les antagonismes et conflits sociaux à Daoukro et Grand-Lahou.

En effet, la promotion des cultures de spéculation dans la zone côtière en général et dans celle de Grand-Lahou particulièrement découlant de la volonté de l’État ivoirien peu après l’accession à l’indépendance de développer et de diversifier les activités agricoles (Aloko, 1989 ; Tapé, 2004 cités par Loba (2015)) n’a pas manqué d’engendrer des tensions entre les sous-groupes Avikam autour de l’exploitation de la parcelle SICOR. L’on remarque une persistance de la représentation sociale de la parcelle SICOR comme une propriété des sous-groupes Avikam nonobstant l’absence de droits coutumiers sur ladite parcelle du point de vue des acteurs étatiques.

À Daoukro, les litiges, dont la plupart tirent leur source dans le foncier n’entament pas la cohésion sociale. Cela se perçoit à travers des rapports d’entraide entre les différentes communautés ethniques. En effet, les groupes ethniques constitués en unités politiques se convient mutuellement lors des cérémonies qui sont organisées. Il peut s’agir d’évènements heureux comme d’évènements malheureux.

Au regard de ce qui précède,  l’on constate un maintien des liens sociaux malgré la production conflictuelle des rapports intercommunautaires à Daoukro.

C’est pourquoi nous avons choisi d’orienter cette étude à partir de la question fondamentale suivante : Comment les stratégies identitaires participent à la construction  de  la régulation des conflits et  travaillent comme structurant d’un vivre ensemble harmonieux à Grand-Lahou et Daoukro ?

Ce travail met en avant des matériaux et des stratégies d’auto-construction et d’autorégulation propres aux sociétés étudiées, qui leur permettent de prévenir et de corriger les conflits.

Par ailleurs, les mécanismes de régulation de l’accès au foncier rural en Côte d’Ivoire ont été, en effet analysés comme un phénomène relevant de la complexité du foncier rural ivoirien.  Il existerait d’une part un divorce entre légalité, légitimité et pratiques, qui maintient une large part de la population dans une situation d’extra-légalité (Lavigne Delville, 2010 et 2009). D’autre part, cette complexité du foncier rural ivoirienne serait liée à une multiplicité de droits sur [32] une même parcelle du fait du statut communautaire de la terre (Affou et Vanga, 2002 ; Chauveau, 1997 ; Chauveau et Mathieu, 1998). A l’inverse, il existe très peu d’analyses qui les approchent comme des mécanismes sociaux normaux, ou saisissent leur apparition comme des phénomènes sociaux normaux fondés sur une histoire propre, dont il convient de saisir la dynamique en profondeur. Le présent texte se propose d’abonder dans ce sens.

1. Méthodologie de l’étude

Du point de vue méthodologique, l’étude adopte une perspective qualitative et a mobilisé de ce fait les outils et techniques appropriés. Il s’agit d’entretiens individuels semi-directifs, d’entretiens biographiques et de focus groups auprès de leaders communautaires. Les investigations dans le cadre de cette approche qualitative ne visent pas à la représentativité d’un échantillon selon la logique de l’approche quantitative mais à la collecte des données jusqu’à atteindre la saturation.

Ainsi, le choix des enquêtés a été réalisé par la technique d’une sélection en forme « boule de neige » et a tenu compte du statut social et de la légitimité sociologique des enquêtés à s’exprimer sur le phénomène à l’étude. Ce statut et cette légitimité sous-tendent une implication des enquêtés dans le processus de construction sociale du foncier en zone rurale.

L’analyse de contenu thématique (Bardin, 1996) et le cadre d’analyse offert par l’approche inductive générale de David R. Thomas (2006) telle que revisitée par Mireille Blais et Stéphane Martineau (2006) ont été appliquées aux données ainsi obtenues. Ce qui a permis de positionner les catégories analytiques suivantes comme principaux résultats :

i) La réactivation des frontières intra ethniques des sous-groupes Avikam de Grand-Lahou comme mécanisme d’atténuement des tensions intra-communautaire autour de la parcelle SICOR ;

ii) La cohésion sociale comme le produit  transactionnel des cadres institutionnels  locaux  de gestion villageoise et des ajustements sociaux opérés dans la dynamique des  rapports intercommunautaires à Daoukro.

[33]

2. RÉSULTATS

2.1. La réactivation des frontières intra ethniques des sous-groupes Avikam de Grand-Lahou comme mécanisme d’atténuement des tensions intra-communautaire autour de la parcelle SICOR

L’analyse des pratiques actuelles de gouvernance de la parcelle SICOR chez les sous-groupes Avikam de Grand-Lahou est indissociable de l’historique d’acquisition de leur statut de propriétaire terrien de l’île Avikam.

Dans un contexte local marqué d’abord par l’arrachage en 2009, de la part des paysans Avikam de Grand-Lahou, du foncier cédé en 1996 par l’État de Côte d’Ivoire à la SICOR ; ensuite par l’accentuation d’une pathologie végétale, en l’occurrence le JMC ; et enfin par un arrangement institutionnel ayant abouti à la rétrocession en 2016 par l’État de Côte d’Ivoire d’une moitié de la parcelle conflictuelle à la SICOR, l’étude révèle la réactivation des frontières intra ethniques chez les sous-groupes Avikam de Grand-Lahou dans leurs rapports à la parcelle SICOR.

En effet, pour les différents sous-groupes Avikam interrogés en l’occurrence les Atimini, les Lassié et les Sawa, la méconnaissance par les acteurs étatiques de leur historique d’occupation de la parcelle SICOR emmènent ces derniers à les installer de manière homogène sur une partie de la parcelle conflictuelle. Le faire disqualifie certains sous-groupes dans l’accès au foncier en ce sens où ils se trouvent incapables d’invoquer leurs ancêtres sur cet espace qui n’est pas les leurs. Il ressort du discours des enquêtés que dans le passé, leurs ancêtres se sont livrés des guerres fratricides d’occupation de l’actuelle parcelle. Les propos d’un des enquêtés évoquent cette réalité : « Il y’a plusieurs familles Avikam qui ont leurs terres sur la parcelle-là. Nous étions tous dans le passé à Kpanda. C’est là-bas il y a eu des guerres entre eux et nous et nous sommes déplacés pour venir ici. Nous étions tous ensemble, mais il y a eu une guerre fratricide. Donc chacun connait ses limites sur la parcelle. Chacun connaît ses limites.  » Propos de O.R,  leader communautaire LIPKILASSIE

Un autre enquêté affirme ceci : « Sur la parcelle SICOR-là, chacun connaît ses limites familiales. Dans le passé, nos aïeuls se sont battus entre eux pour conserver leur terre. C’est à cause de çà de façon rapide là, on a commencé à mettre nos terres en valeur vite vite. Parce que je ne peux pas accepter çà. [34] Toi, l’État a pris ta terre, arrange toi. Maintenant on va te donner 12 millions et puis tu vas venir et puis on va te donner les terres ici, toi tu penses que si c’est nous on avait pris nos terres ici, on peut aller avoir les terres là-bas facilement. On se connait. Eux vers là-bas ils ne pourront pas accepter que nous on puisse avoir les terres là-bas facilement. Mais imagine moi j’ai terre jusqu’à Badadon, vers Petit-Lahou. Je vais quitter ici pour aller au champ à Petit-Lahou ? Mais ça, je vais leur faire cadeau. Ou bien c’est pour dire je vais vendre. Parce que je ne peux pas me déplacer ici jusqu’à là-bas. Donc, c’est comme çà eux aussi çà ne les arrange pas. Mais ils veulent prendre çà pour vendre après. On ne pourra pas leurs donner çà. Donc chacun met sa partie en valeur. » Propos de S.T, autochtone LAHOU KPANDA

Il ressort donc de l’analyse de ses discours, l’incapacité des différents sous-groupes Avikam à faire usage de manière commune de l’espace qui leur est rétrocédé, soit du fait de l’éloignement de certains de l’espace rétrocédé, soit de leur antécédent historique. Cet antécédent fait qu’il devient impossible pour ces sous-groupes Avikam de faire usage de manière homogène d’un espace agricole sensé appartenir de façon spécifique à des sous-groupes biens distincts.

Un autre élément évoqué est que lors de l’expropriation foncière qu’ils ont subie en 1968 de la part de l’État ivoirien, celui-ci s’était engagé à leur rétrocéder de manière intégrale leur parcelle après 30 ans d’exploitation. Mais il se trouve selon les propos des enquêtés que l’État ivoirien au lieu de s’acquitter de son engagement a plutôt privatisé l’espace agricole en le transmettant à la SICOR et du fait du conflit veut leur rétrocéder seulement une partie de l’espèce confligène.

Un enquêteur se positionnant comme propriétaire terrien raconte le processus en ces termes : « En 1968, la plantation SODECOCO a été créée. Parce que les premiers plans ont été mis en terre en 1968. Donc c’est depuis la création de cette plantation industrielle qu’on appelait SODECOCO en son temps. Jusqu’à ce que ça devienne SICOR (Société Ivoirienne de Coco Râpé). Il y a eu un problème avec les villageois, et la société appelée SICOR qui est dirigée par un libanais. Donc les 12 villages qui étaient propriétaires de l’ile Avikam ont dit que non, avant que cette plantation ne soit créée à l’époque, on leur a dit qu’après 30 ans d’exploitation, la terre et la plantation revenait aux populations riveraines. Et donc même si ce n’est pas fait en écrit, çà été dit oralement, les gens ont entendu, il y a eu des négociations, des démarches à l’époque. On dit que non l’État de Côte d’Ivoire doit créer des plantations agro-industrielles, pour permettre à la Côte d’Ivoire de se développer. Donc sur cette base les parents ont fini par comprendre puisque il y a des intellectuels [35] à cette époque qui ont fait comprendre aux parents que c’est normal que la Côte d’Ivoire puisse se développer. Ce n’est pas seulement à Grand-Lahou. C’est un peu dans tous les départements de la Côte d’Ivoire. Il y a des coins où ils ont pris pour faire coton, il y a des coins où ils ont pris pour faire canne à sucre, il y a des coins où ils ont pris, un peu partout quoi. Ayania, Tabou, donc on prenait chez nous ici pour faire plantation de coco. Puisque la zone était une zone favorable au coco. Puis que les villageois là eux-mêmes là, ils sont dans le coco, donc il faut permettre à ce que l’État se développe. Donc ils ont créé une plantation de 5000 ha sur l’ile Avikam. » Propos de K.M, leader communautaire LAHOU KPANDA 

Une telle appréciation du compromis qu’il y a eu entre l’État ivoirien et les sous-groupes Avikam montre bien que sur le terrain, les paysans Avikam ont une approche de l’historique de l’implantation de la société agricole SICOR sur leur espace. Les acteurs se positionnant comme propriétaire terrien et se référant à ce compromis s’appuient sur cet arrangement pour légitimer leur opposition face à l’accaparement de leur espace agricole par l’État. Elles s’appuient donc sur cette connaissance qu’elles détiennent en vue de réaffirmer leur droit de propriété sur l’espace agricole confligène. Ceci passe donc par le changement du regard de « terres propriété de l’État » porté par les acteurs institutionnels, en un regard faisant de cet espace un lieu socialement construit comme étant acquis de manière ancestrale par des luttes fratricides d’occupation. L’objectif étant non seulement de réaffirmer la propriété communautaire du foncier mais aussi et surtout de remettre en cause l’homogénéisation des trois sous-groupes Avikam par les acteurs étatiques.

Soulignons que selon les propos des enquêtés,  c’est dans un contexte marqué par des conflits et tensions intra ethniques historiques autour de l’exploitation de l’île qu’en 1964, l’État de Côte d'Ivoire développa la culture du cocotier sur le littoral ivoirien. En effet, soucieuse de diversifier son économie basée principalement sur la culture du café et du cacao, l’État de Côte d’Ivoire confiait à l'Institut de Recherches pour les Huiles et Oléagineux (IRHO) une étude générale des possibilités de développement de la culture du cocotier, analogue à celle réalisée en 1960 et 1964 pour le palmier à huile. (Loba, 2015).

C'est dans le cadre de la privatisation des sociétés d’État que la Société Ivoirienne de Coco Râpé (SICOR) avait acheté en 1996 environ 12000 ha de plantations industrielles situées à Grand-Lahou (4930 ha), Glike (5190 ha), et Jacqueville-Boulay (2119 ha) pour la transformation de sa production en coco râpé. (CNRA, 2006 cité par Aménan et Al., (2012))

[36]

Ainsi, il ressort globalement de ce qui précède que la parcelle SICOR est historiquement occupée par différents sous-groupes Avikam. Les rapports de ces sous-groupes Avikam au foncier agricole que constitue la parcelle SICOR sont marqués par l’exclusion des uns vis-à-vis des autres quant à la propriété de l’espace. Ce rapport d’exclusion s’explique par les guerres d’occupation de la parcelle menées par leurs ascendants dans le passé et avec qui ils entretiennent des relations de soumission en vue de s’assurer leur approbation lors des différents moments cultuels dont la visée est la productivité de leurs espaces agricoles.

Ainsi, les tensions intra ethniques liées à l’homogénéisation des différents sous-groupes Avikam par les acteurs étatiques sont atténuées par la réactivation des frontières intra ethniques d’occupation de la parcelle SICOR.

Cette forme de gouvernance du foncier se positionne en effet comme un aspect symbolique du contrôle normatif des frontières intra ethniques des sous-groupes Avikam de Grand-Lahou. Ceci, dans la mesure où le rapport de ces sous-groupes Avikam aux acteurs immatériels primo occupants des parcelles est essentiellement de nature exclusive. En effet, l’invocation des ancêtres d’un sous-groupe donné est spécifiquement réservée aux membres de ce sous-groupe.

2.2. La cohésion sociale comme le produit  transactionnel des cadres institutionnels  locaux de gestion villageoise et des ajustements sociaux opérés dans la dynamique des  rapports intercommunautaires à Daoukro.

Tout conflit est révélateur de la nécessité de résoudre certains problèmes. S’il n’est pas résolu efficacement, il devient destructeur et source de nombreuses souffrances. La résolution d’un conflit reste un grand défi pour les intervenants : il s’agit de s’attaquer non seulement aux causes réelles peut-être objectives même du conflit initial, mais également de s’attaquer de prime abord aux conséquences. La situation idéale s’avère celle où les acteurs décident de leur plein gré d’arrêter les conflits, d’en définir les causes et de trouver les voies de solutions alternatives.

À Daoukro, les groupes sociaux qui sont opposés par des litiges se réfèrent à l’itinéraire de gestion des conflits cristallisés dans les coutumes et dans les pratiques de ceux-ci. Ils sont obligés de s’y conformer sous peine de sanction [37] qui part de l’amende au bannissement. En effet, cette trajectoire de résolution des conflits est dense. Les situations de conflits doivent traverser plusieurs couches. Raisons pour laquelle, il est rare de voir un conflit dégénérer en affrontement ouvert.

De fait, en situation de litige, à l’intérieur de chaque groupe, avant de porter l’affaire chez le chef du village, on préfère d’abord chercher une solution interne. Ainsi, on se réfère à celui qu’on va qualifier de leader informel. Il est choisi au sein de ladite communauté selon des critères tels que « la sagesse, la droiture, le charisme » et bien d’autres, pour les litiges intracommunautaires. « Quand deux (2) de nos frères sont en palabre, on cherche à voir le plus âgé de la famille ou du quartier, quelqu’un que tout le monde écoute et respecte ».C.K. Leader communautaire

« C’est rare que les histoires arrivent jusqu’au chef du village, on s’arrange pour que ça reste entre nous, comme ça c’est mieux ».M.O. autochtone de Daoukro

Dans le cas où l’une des parties conteste le jugement rendu, on s’en remet  aux instances traditionnelles de gestion villageoise. Apres le leader informel, on s’adresse au chef de communauté ou de famille selon qu’on soit migrant ou autochtone. Si la médiation échoue, les différentes parties peuvent à ce moment porter l’affaire devant le chef du village.  Si cette solution échoue, le roi est alors sollicité en dernier recours. Et comme susmentionné, ses décisions ne souffrent d’aucune contestation. Cette démarche est la même chez tous les groupes sociaux, autochtones comme migrants.

À côté de ces formes de médiations et de négociation, se tissent des compromis entre autochtones et migrants pour une cohabitation pacifique. Par exemple, pendant la récolte du riz, les migrants, allogènes pour la plus part sont obligés de se rendre tous les jours dans leurs plantations pour ne pas que les oiseaux détruisent la récolte. Or, la norme sociale sur ces espaces interdit de se rendre au champ les mercredis et souvent les vendredis. Pour ne pas laisser les récoltes en pâture aux oiseaux, ceux-ci font des compromis qui ne sont valables que pendant la période des récoltes. Et pendant cette période, ils sont autorisés à se rendre dans leurs champs. Cette situation renforce aux yeux des migrants, le mythe selon lequel les baoulé sont accueillants.

« Ici, nos hôtes nous traitent comme des frères. En tout cas si tu vis en pays baoulé et que tu restes à ta place, tu n’auras jamais de problèmes avec eux » O.M. allogène

[38]

Les autochtones, à travers ces mécanismes, arrivent à parer aux conflits ouverts à travers les instances traditionnelles. Au fait, dans les rares cas où les populations se réfèrent à la sous-préfecture ou à la gendarmerie, elles sont directement renvoyées vers les institutions traditionnelles pour une solution interne.

« Les chefs traditionnelles réussissent très bien et les gens finissent eux-mêmes par s’entendre pour régler leurs différends selon la tradition, c’est peut-être pour cela que tout est calme ici à Daoukro ».M.S administrateur à la sous-préfecture de Daoukro.

Cette situation fait que les institutions modernes, sauf en cas de meurtre ou de vol de grande ampleur, et loin de se montrer incapables, positionnent, par expérience, les institutions traditionnelles comme cadre idéal de résolution.

« Souvent, il est mieux de régler les conflits dans les instances traditionnelles car la justice et la police privent parfois de liberté ou prononcent des sanctions ou des condamnations inattendues, toute chose qui concourt ou peut concourir à la mise en mal des rapports sociaux ».R.S. administrateur à la sous-préfecture de Daoukro.

Cela conforte la thèse selon laquelle la justice traditionnelle réconcilie tandis que la justice moderne condamne voire  rompt les liens sociaux. À Daoukro tout est mis en œuvre pour consolider les rapports sociaux. Par conséquent les interactions entre les différentes communautés sont bien différentes de celles des villages voisins. «  Tu ne vas jamais entendre à Daoukro que les dioula ont pris machette contre les baoulé ou bien que les bété se sont battus contre les Agni. C’est normal que souvent il y ait des histoires entre nous mais on réussit toujours à s’entendre ».M.O. autochtone de Daoukro

« Les cas d’affrontement que nous avons enregistrés ici proviennent toujours des autres village de la sous-préfecture. Ici le climat est calme. On n’est pas trop sollicité comme dans les villages environnants », R.S. administrateur à la sous-préfecture de Daoukro.

« C’est notre culture. Chez nous c’est intrinsèque. On n’a pas besoin d’aller s’assoir, faire des réflexions pour prévenir des conflits. Non ! C’est ancré en nous. C’est notre culture. Et la culture akan fait que le peuple akan ne doit pas connaitre de conflits avec un autre peuple parce que nous savons ce que c’est que pardonner, ce que c’est que demander pardon à quelqu’un aussi. Pardonner, c’est oublier l’offense de l’autre, c’est reconnaitre sa faute. C’est ça qui permet aussi à l’homme de vivre ».C.K. Leader communautaire

[39]

Ce genre d’intervention met en relief l’efficacité des instances de gestion villageoises et les idéologies sur lesquelles s’appuient ces instances dans la prévention et la résolution des conflits. On peut alors se rendre compte que la trajectoire de résolution des conflits permet d’étouffer les différents litiges que connaissent les communautés vivant à Daoukro. Il est dès lors très difficile de voir les conflits éclater et prendre une trop grande ampleur, car ce genre de mécanisme permet non seulement d’éviter les conflits ouverts mais aussi de garantir la paix sociale.

3. Discussion des résultats

La sociologie de la transaction sociale prend très au sérieux le conflit : il n’est pas un accident regrettable, il est au contraire constitutif de la vie en société. A Grand-Lahou et à Daoukro, ce sont ces ajustements et ces compromis qui ont permis de garantir la paix sociale. Il est vrai que le compromis est une situation qui n’arrange aucune des parties en conflit, car n’étant pas la solution recherchée initialement. Cependant, dans l’élan de la consolidation des liens sociaux, des efforts sont consentis pour pacifier les rapports comme c’est le cas des différents milieux choisis dans la réalisation de cette étude.

De ce point de vue, les travaux de Simmel dans les années 1912 ceux de Remy en 1995 confirment les résultats de l’étude. Pour Simmel (1912), la société est traversée et structurée par des couples d’opposition en tension permanente : masculin et féminin, tradition et modernité, proximité et distance, etc. La lutte des classes est un de ces couples, mais ce n’est pas forcément le plus important en toute circonstance. Dans ces couples, l’opposition est irréductible et, en même temps, les rivaux sont complices car ils ne peuvent se passer de l’autre (Remy, 1995). Il y a place pour des transactions, entendues comme des compromis provisoires qui permettent d’aménager la cohabitation des contraires et de réduire la tension, mais elle ressurgira tôt ou tard. Quand l’ancien compromis tissé cessera de fonctionner alors les différents groupes en formuleront de nouveaux et ainsi de suite.

On peut par conséquent s’apercevoir que pour la sociologie de la transaction sociale, le conflit est constitutif de la vie en société. Les transactions sociales permettent la régulation et la correction des foyers conflictuels pour maintenir un état de cohésion entre les groupes ethniques.

[40]

Conclusion

Une lecture transversale des productions idéologiques, de la nature des relations et des pratiques sociales qui précèdent, montre que la vie sociale est riche d’ajustements par des compromis mutuels à Daoukro et chez les sous-groupes Avikam de Grand-Lahou. Ces réalités sociologiques passent habituellement inaperçus dans les situations ordinaires. Les situations de crise amènent à les expliciter et à les formaliser.

Pour finir, cette étude révèle que la cohésion sociale est  le fait, pour les individus de partager une communauté de valeurs. Ces valeurs qui, sont créatrices de lien social et nourrissent la cohésion sociale. Celle-ci reflète et dépend d’un consensus sur la légitimité des conventions, des valeurs et des objectifs que se donne la société. Ce consensus est producteur de lien social.

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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 5 mars 2020 18:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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