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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Renée HOUDE, "À propos des différentes saisons de la vie adulte", in  La différence, 1995. Fides et Musée de la civilisation, Québec, p.114-149. [L'auteure nous a accordé le 25 juin 2021 son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Renée HOUDE

Ph D, professeure retraitée,
Département des communications sociale et publique, UQAM.

À propos des différentes saisons
de la vie adulte
.”

in  La différence, Fides et Musée de la civilisation, Québec, 1995, p.114-149.

Introduction
Les différentes perceptions du temps selon les saisons de la vie adulte
Le changement du sens subjectif du temps
La jeunesse: la vie devant soi
Le mitan: l'urgence temporelle
La vieillesse: un désert de temps

Un désert de temps
Les différents enjeux psychosociaux reliés à la jeunesse, au mitan et à la vieillesse
La jeunesse
Le mitan
La vieillesse

Les différentes phases des transitions
Première étape: la phase de séparation
Deuxième étape: la liminalité proprement dite
Troisième étape: la phase de reconstruction du soi

Conclusion

« Si je ne suis pas moi, qui le sera ? »

Henry David Thoreau

Introduction

C'était le 18 septembre 1973. Quelques mois auparavant ma grand-mère était morte... Ce jour-là, il pleuvait sur la ville de Sherbrooke et sur l'hôpital Saint-Vincent de Paul où je venais d'accoucher d'un premier fils. Survint le moment unique où l'infirmière me présenta mon bébé. Enfin je pouvais le tenir dans mes bras, ce bébé tant attendu que j'avais depuis neuf mois porté dans mon ventre. Je le regardais, insatiable. Je pouvais le toucher autrement, pas seulement de l'intérieur de mon être, de mon ventre si chaud qui n'a pas d'œil ni de mains. Je pouvais le voir, le caresser. Tout comme je n'avais pu imaginer la forme précise de ses traits et de son corps pendant que je le portais (on dit que la grossesse est le seul temps de sa vie où une femme voudrait se voir plus vieille), je ne pouvais pas davantage imaginer de quoi il aurait l'air à cinq ans, puis à dix, puis à quatorze, puis à vingt, puis à cinquante ou à soixante-dix ans. Et par un de ces chassés-croisés dont la rêverie est capable, un visage aux traits flous de vieillard s'est superposé à celui de mon fils tandis que la figure de ma grand-mère de quatre-vingt deux ans s'est transmuée en un visage joufflu de bébé. Ainsi au bout de chaque bébé attendait une vieille personne, tout comme derrière chaque vieillard, comme je l'avais pensé en regardant la photo de grand-mère, il y avait un visage de bébé que je n'avais jamais connu, qu'une autre femme avait regardé, toute aussi éperdue que moi...

On a beaucoup parlé de l'enfance et de l'adolescence, moins des temps de la vie adulte qui ont nom : jeunesse, mitan et vieillesse. Ils auraient besoin d'être mieux connus en leur nouveauté et en leur différence, par ceux que l'on dit savants, et surtout par ceux qui possèdent un savoir de première main : leur expérience au quotidien. Ils auraient besoin d'être mieux compris à même leurs charnières, seuils et passages, à même leurs périodes de stabilité et à même leurs enjeux qui tissent, chez le même individu, des continuités à travers les métamorphoses, et qui soudent, chez les gens d'une même cohorte, des solidarités à travers l'individuation. Ainsi, il y aurait lieu de jeter des ponts entre des générations qui vivent les unes à côté des autres, se côtoyant souvent sans se rencontrer.

Mon propos est d'esquisser différentes perceptions du temps selon les saisons de la vie adulte, puis de peindre pour vous ces territoires que sont la jeunesse, le mitan et la vieillesse d'un point de vue psychosocial, à grands traits. J'insisterai sur les enjeux de chacun de ces temps de la vie, et enfin je décrirai les périodes de transition, les grandes comme les petites, afin que le lecteur puisse mieux accueillir en lui et chez les autres « ces êtres successifs » que la vie fait de nous, pour reprendre la belle expression de Gabrielle Roy.

Les différentes perceptions du temps
selon les saisons de la vie adulte


Entre la jeunesse, le mitan et la vieillesse, les frontières sont relativement balisées, même si elles restent ténues ; l'âge chronologique sert ici d'indice, non de critère, permettant de situer la jeunesse entre plus ou moins 18 ans et plus ou moins 40 ans, le mitan entre plus ou moins 40 ans et plus ou moins 65 ans, et la vieillesse à partir et au-delà de 65 ans. Les temps de la vie sont donc des saisons, pas seulement des virages.

De l'intérieur de chacune de ces saisons de la vie, il y a place pour des périodes de stabilité et des périodes de transition, les unes préparant les autres. Ainsi, toute la vie adulte apparaît comme une incessante transformation dont le sens est l'individuation qui est, selon Carl Gustav Jung, le processus par lequel un être devient un individu psychologique, c'est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité. Ce même processus d'individuation fait qu'un chiot devient ce chien, qu'un gland devient ce chêne. De même que la croissance de l'embryon se fait à travers la différenciation cellulaire, de même la personne se différencie en se séparant des autres et elle se différencie en accueillant la diversité de son être. C'est ainsi qu'on devient soi-même, dans une unicité et une totalité qui n'appartiennent qu'à soi.

Réfléchissant sur les changements de la vie adulte, voici un premier lieu où ils existent : à l'intérieur de la perception subjective que la personne a du temps.

Le changement du sens subjectif du temps

Chacun se souvient sûrement de ces journées d'écolier qui semblaient interminables tellement elles s'étiraient dans la découverte comme dans le jeu : une journée de cette époque était beaucoup plus généreuse de son temps que ne le sont les journées du mitan. En vieillissant, et c'est une expérience partagée par plusieurs, les années passent comme si elles étaient des mois, mais les journées peuvent nous sembler bien longues. Y a-t-il là quelque chose que corrobore le savoir ? Il semble que oui. En avançant dans le temps, s'installe, pour l'adulte, une nouvelle façon d'envisager le temps ; non seulement son rapport au temps se modifie-t-il, mais il structure autrement le temps.

La jeunesse : la vie devant soi

Ainsi, le jeune adulte a d'abord l'impression qu'il a toute « la vie devant soi », le temps s'étalant devant lui comme une plaine à perte de vue, si longue qu'il devient difficile d'en estimer l'étendue, comme si le temps était in(dé)fini. Au cours de la vingtaine, il acquiert, selon Roger Gould, médecin psychiatre et psychanalyste à UCLA et auteur d'un ouvrage intitulé Transformations, le sens d'un temps linéaire et défini ; à la fin de la vingtaine, il possède un passé d'adulte et un futur d'adulte, ce qui est une autre manière de structurer le temps. Tel est le changement dans le sens subjectif du temps au cours de la jeunesse, et ce, par-delà les différences perceptuelles attribuables à la personnalité : les anxieux ne voient pas les choses comme les insouciants. Cette remarque vaut pour tous les temps de la vie, les questions de personnalité chevauchant les enjeux psychosociaux tout au long du parcours.

Le mitan : l'urgence temporelle

Une fois certains choix posés et repensés, certaines expériences faites et évaluées, le temps prend une autre allure. Il est structuré autrement, scindé par une épée de Damoclès ; il y a, d'une part, le temps écoulé depuis la naissance de l'individu et, d'autre part, le temps qu'il lui reste à vivre. On dirait que le temps s'étire et se contracte comme un accordéon, jetant l'adulte arrivé au mitan dans un sentiment d'urgence temporelle. Le temps n'est pas une ressource inépuisable ; au contraire, il est rationné. Quelle qu'en soit la longueur, « mon » temps m'est compté.

Perdu à jamais le sens d'un temps in(dé)fini ! Perdu à jamais le sentiment d'un temps si long qu'il en devient incommensurable ! Désormais l'adulte déambule en quelque sorte sur une drôle de passerelle, d'où il contemple l'eau passée sous le pont et l'eau qui passera sous le pont. Cette nouvelle donnée aiguillera ses choix. Quarante ans ! Cinquante ans ! Soixante ans ! Tempus fugit ! Chacun peut se dire : « Si je n'ai jamais encore été aussi vieux, jamais plus je ne serai aussi jeune ! »

La vieillesse : un désert de temps

Et voilà que, au fil des jours, le poids des ans se fait plus lourd en amont qu'en aval. Le crépuscule jette sur toute chose un nouvel éclairage. La personne qui avance en âge perçoit son temps en fonction du temps qu'il lui reste à vivre. Sa mort éventuelle, proche quoique si étrangère, mesure son temps. A même ce temps rétréci comme un tricot lavé à l'eau trop chaude, se lèvent les reliefs des visages aimés, des lieux habités, des musiques chantonnées, tandis que le chemin qui peut encore être suffisamment long débouche sur une immense porte à deux battants, blanche, si blanche...

Un désert de temps

La vieillesse est un désert de temps – des heures, des jours, des années peut-être – avec peu à faire. On y a donc amplement le temps de faire face à tout ce qu'on a eu, à tout ce qu'on a été, à tout ce qu'on a fait ; on peut tout ramasser : les choses venues de l'extérieur et celles venues de l'intérieur. Nous avons le temps de nous les approprier.

« Elle a vieilli, c'en est incroyable », dit maman. « Je la regardais aller et venir, et je m'en suis aperçue tout à coup. C'est curieux : apparemment on ne saisit pas, de jour en jour, d'année en année, que nos parents vieillissent. Puis soudainement on se trouve devant l'irréparable. »

Alors, parce que sa mère avait vieilli, maman elle-même prit un air vieux et se mit à pleurer.

Comme c'est étrange pourtant : maman, pour nous faire voir sa mère vieille, eut besoin, sembla-t-il, de nous la faire voir d'abord jeune.

« Vous savez qu'elle fut considérée en son temps comme une très belle femme ? »

Non, nous ne le savions pas !

« ... aux yeux brillants avec d'abondants cheveux noirs jais. Et quelle démarche ! Et sa mémoire donc ! Tout comme dans ses tiroirs, bien rangée, en ordre parfait, les dates, les noms, chaque événement à sa place. C'était un être remarquable », dit maman.

« Et maintenant ? » demandai-je, pensant surtout aux tiroirs.

« Un exemple », dit maman : « deux fois dans la même journée elle m'a demandé en quelle année j'étais née et quel âge je pouvais avoir. »

Je ne trouvais pas cela si choquant, sans doute parce qu'à moi-même grand-mère souvent avait eu à me demander : « Quel âge as-tu ? » Même mon nom au reste, ce qui, je l'avoue, m'avait un peu retournée. Non ce qui me confondait le plus, c'était maman elle-même, son visage changeant, triste et doux quand elle parlait de grand-mère jeune, puis ensuite seulement triste et affaissé. Je ne comprenais presque plus rien à ce va-et-vient d'un être humain à travers le souvenir d'un autre être. Une grand-mère vieille et qui vieillirait peut-être encore un peu, cela je pouvais l'admettre, mais une grand-mère au pas alerte, aux yeux de feu et à l'épaisse chevelure noire, je ne le pouvais pas. Je suppose que je devais croire que grand-mère avait toujours été vieille. »

(Gabrielle Roy, La route d'Altamont, « Ma grand-mère toute-puissante », pp. 35 à 37)


La vieillesse fait une autre expérience du temps : chacun sait que la plus grosse partie de sa vie est déjà derrière soi, ce qui est une façon de structurer le temps du cycle de la vie. Selon les personnes, le rapport au temps pourra varier, les journées pourront être pleines, ou encore trop courtes, ou trop longues. De plus, l'idée de l'éventualité de sa propre mort devient un facteur structurant du sentiment subjectif du temps.

Un tel désert de temps est favorable au travail d'intégration qui attend la personne à cette période de la vie.

Toutefois, vivre la fin de la journée n'empêche nullement d'être rempli de vitalité et de projets, comme en témoigne cette femme de 74 ans qui venait d'entreprendre une psychanalyse et à qui on avait demandé : « Mais pourquoi ? »

« Mon avenir, c'est tout ce qui me reste ! », avait-elle répondu. La même philosophie préside au dicton qui affirme : « Aujourd'hui est le premier jour du reste de ma vie ! »

Outre ces changements dans le sens subjectif du temps, d'autres éléments différencient la jeunesse, le mitan et la vieillesse : ce sont les enjeux de développement psychosocial propres à chacune de ces saisons.

Les différents enjeux psychosociaux
reliés à la jeunesse, au mitan et à la vieillesse


Qu'est-ce qui caractérise la vie adulte ? aurait-on demandé au grand Freud. Lieben und arbeiten, telle fut sa réponse : Aimer et travailler. Voilà deux sentiers centraux de la maturation. Disons d'entrée de jeu que j'entends par travail la conversion des intérêts et des aptitudes d'une personne dans une activité qui lui permet de s'insérer dans la société (en tenant pour acquis que je considère les activités suivantes comme du « travail » : élever des enfants, faire du bénévolat, faire de la peinture), et par amour les liens et les attachements qui la relient à autrui. Nous n'aimons pas de la même manière à 20 ans, à 50 ans, à 75 ans. Pareillement, nous ne travaillons pas de la même manière avec l'âge. Tentons de nommer la différence.

La différence loge principalement dans les défis de croissance qui accompagnent chaque temps de la vie. Chaque âge offre, comme autant de travaux d'Hercule, des occasions de croissance psychosociale qui se présentent comme autant d'enjeux pour tous les hommes et toutes les femmes quelle que soit leur culture. Dès lors, il importe de ne pas confondre l'enjeu lié à la croissance et sa résolution (l'enjeu étant comparable à une problématique existentielle, la résolution de l'enjeu à une réponse à cette problématique), que ce soit sur un plan individuel ou culturel.

La jeunesse

De quelle manière aimons-nous, de quelle manière travaillons-nous au cours de ces années de jeunesse ?

Tout en ayant une connaissance relative et parfois balbutiante de soi et de l'univers dans lequel elle se trouve, la jeune personne doit s'insérer dans sa société : ce n'est pas la même affaire d'avoir eu 20 ans en 1914, en 1929 ou en 1995, ou d'être né à Moscou, à Pékin, à Santiago ou à Montréal. Chez nous, au XXe siècle, en Amérique du Nord, cela signifie faire des choix quant à son orientation professionnelle, faire des choix amoureux, se séparer de sa famille d'origine – ce qui n'est pas une mince tâche et demande du temps – et essayer différentes formules de vie tout en exerçant son autonomie naissante.

Entrer dans le monde adulte, y faire sa place, devenir un adulte junior à part entière, voilà qui est au centre de la vie autour de la vingtaine et pendant la jeunesse. Il y a des sociétés où le contexte offre moins de choix ou de possibilités au jeune adulte, ce qui n'enlève rien au fait qu'il doive se détacher de sa famille d'origine et faire sa place dans le monde adulte.

Pour ce faire, la jeune personne doit, d'une part, comprendre le monde dans lequel elle évolue : le monde à l'échelle planétaire avec son histoire séculaire et sa nouvelle dimension de village global ; sa société avec ses codes, ses normes, ses valeurs (ce qui inclut une conception de la jeunesse et de la vieillesse, une conception de l'amour et du travail), ses contradictions, ses impasses, ses défis. Elle doit le comprendre, ce monde, de façon à s'y retrouver, et surtout de façon à s'y intégrer et à s'y situer. Sa vision du monde devient de plus en plus la sienne à mesure qu'elle se frotte à celle des autres (professeurs, amis, compagnons et compagnes de travail, famille du conjoint), de même qu'à l'influence des médias et de la culture environnante.

Cela présuppose que la jeune personne doive, d'autre part, se comprendre et s'affranchir des attentes que les autres ont par rapport à elle-même, ce qui l'amènera à se poser une série de questions : Qui suis-je ? Quels sont mes intérêts, mes compétences, mes talents ? Quel est mon rêve de vie ? Où vont mes préférences, quelles sont mes orientations sexuelles ? Quelles valeurs sont les miennes ? Qu'est-ce qui est important pour moi ? Ce questionnement aura pour but de mettre en place les nombreuses facettes de sa structure de vie. Lorsque cette structure de vie deviendra moins satisfaisante, la jeune personne fera un premier bilan et pourra, par essais et erreurs, parvenir aux ajustements qui s'imposent.

Souvent, au cours de cette période, la personne gravit des échelons et cumule des expériences de travail, ce qui peut la conduire à devenir un adulte junior ; par ailleurs, il arrive qu'hommes et femmes se marient (ou décident de vivre ensemble), deviennent parents et consacrent une grande partie de leurs énergies à éduquer leurs enfants. Le divorce peut se produire pendant cette phase.

À travers ces expériences de travail et ces expériences amoureuses, il y a place pour la croissance psychosociale. En effet, une transformation majeure se dessine : pour devenir adulte, la personne doit apprendre à vivre des relations d'égal à égal avec les autres, que ce soit au travail ou dans l'intimité, ce qui constitue une situation fort différente de la situation familiale d'origine où, vis-à-vis père et mère, elle a d'abord appris « les relations entre inégaux », pour reprendre l'expression de Gould. L'apprentissage des rapports d'égalité a pu être amorcé à l'école et au cours de l'adolescence. Mais il y a encore beaucoup à découvrir et à intégrer. Ainsi, en vivant en appartement, la première fois où le jeune adulte a une grosse grippe, il pourra se rendre compte que personne ne s'offre pour lui préparer un bouillon de poulet ou un lait au miel. C'est la fin des « relations entre inégaux ». Cependant, comme c'est le modèle relationnel qui lui est le plus familier, il lui faudra beaucoup de travail sur soi pour arriver à vivre des « relations entre égaux ». C'est surtout dans des situations d'intimité que des conflits peuvent apparaître. Le plaisir (pour ne pas dire le prix) de l'émancipation passe par là.

Comme on le voit, en dépit de la qualité d'énergie propre à la jeunesse, ce n'est pas une saison de la vie de tout repos ! Erik Erikson décrit l'enjeu de croissance lié à la jeunesse comme une tension entre deux pôles, d'une part, l'intimité, conçue comme capacité de se relier à soi-même, aux autres et au monde et, d'autre part, l'isolement, compris comme le fait de rester affectivement distant de soi, des autres, du monde. Au terme de ce conflit développemental, apparaît l'amour, « cette mutualité d'une dévotion mature qui permet de résoudre les antagonismes inhérents à la division des fonctions [1] ».

Vue sous ce jour, l'entrée dans le monde adulte est magistrale : le jeune adulte doit agir sur plusieurs fronts en même temps et se tailler une place qui, à la fois, fait écho à ses rêves, à ses capacités, à ses valeurs et aux possibilités et besoins de sa société, ce qui demande des ajustements successifs. Une route passionnante, certes, mais difficile, et où les embûches ne sont pas les mêmes selon les cultures et les sociétés.

Le mitan

Et au cours du mitan, de quelle manière aimons-nous, de quelle manière travaillons-nous ?

Découvrir ses premiers cheveux blancs. Se sentir essoufflé après avoir gravi des escaliers. Ne pas reconnaître les chansons à la radio. Avoir des difficultés de santé. Se faire appeler « Monsieur » ou « Madame » par la préposée au guichet de la banque. Sentir qu'on a fait le tour de son jardin mais que d'autres jardins nous appellent. Voilà autant d'expériences que l'on peut faire au mitan.

Le mitan s'installe quand, comme le dit le psychanalyste jungien Murray Stein, « la vie n'est plus envisagée en fonction de commencements et à partir d'une vision d'expansion et de croissance continue, mais plutôt en fonction de fins et de morts, à partir d'une prise de conscience du destin et des limites [2] ».

Au mitan, se produit un réaménagement des forces psychiques qui amène la personne à faire un retour sur soi, ce qui a fait dire à la théoricienne Bernice Neugarten qu'il y avait un mouvement d'intériorité croissante pendant la vie adulte. On dirait que tout se passe comme si, pendant la jeunesse, l'objectif était de réussir dans la vie et qu'au mitan, il y avait un déplacement de cet objectif faisant que, désormais, l'important était moins de réussir dans la vie que de réussir sa vie.

Conjugué à un sentiment d'urgence temporelle, aux changements corporels (c'est souvent le temps des premières maladies), aux changements interpersonnels (les enfants grandissent, la relation amoureuse se transforme) et aux changements au travail, ce retour sur soi amène la personne à faire un bilan : bilan de ses réalisations, bilan de ses rêves.

Qu'ai-je fait ? De quoi suis-je fier ? Qu'est-ce qui m'importe le plus ? À quoi est-ce que je tiens vraiment ? Quelles parties de mon rêve de vie ai-je réalisées ? Lesquelles ai-je négligées ? Quelle est ma façon à moi d'aimer mon conjoint ? mes enfants ? ma famille ? mes collègues ? Y a-t-il des projets qui me tiennent à cœur et que je voudrais entreprendre ? Quelle est ma contribution personnelle à l'amélioration de ce monde ? Souvent, ce questionnement se double d'une interrogation plus sourde : Qui suis-je ? Mais que le lecteur se rassure ! Il ne s'ensuit pas nécessairement une crise personnelle aiguë !

Le fait que de nouvelles parties de soi montrent le nez et demandent à venir au monde est l'une des sources de la nouvelle vitalité dont l'adulte fait l'expérience au mitan et qui fait contrepoids à tous ces deuils nécessaires. Des envies dormantes réapparaissent ; par exemple, l'une s'inscrira à des cours sur le cinéma, l'autre décidera d'accompagner des mourants, une autre fera du ski de fond, une autre encore retournera aux études ou quittera un emploi qui ne la satisfait plus ; évidemment, dans un contexte où l'emploi se fait rare, cette mobilité sera vécue autrement. Pour cela, il importe de faire le deuil d'aspirations trop grandes et de composer avec les limites et les contraintes de la réalité. Parfois, il est libérateur de faire le deuil, par exemple lorsque l'adulte se rend compte qu'il voulait offrir une plus grande maison à sa famille et que celle-ci, attachée à son domicile actuel, s'en satisfait aisément. Parfois, il est douloureux de faire le deuil parce qu'il lui faut accepter de perdre des idées et des rêves sur lui-même et sur les autres, idées et rêves qui, à la longue, coûtent cher en énergie psychique et ne rapportent pas grand-chose, sinon du stress et des anxiétés inutiles, quand ils ne créent pas des drames, comme c'est le cas dans La société des poètes disparus, où un père obnubilé par ses propres rêves ne peut accueillir le rêve de vie de son fils qui veut faire du théâtre. Parfois, il est vivifiant de faire le deuil, comme lorsque l'on sort du paradigme de l'amour romantique pour entrer dans celui des connexions imparfaites, qui recèle néanmoins la saveur des grandes amours au quotidien, de cette sorte dont on entend moins parler.

Ces changements amènent la personne à réaménager son identité comme homme ou femme du mitan car elle a de nombreuses occasions de rafraîchir son image d'elle-même : son miroir, le regard d'autrui, sa propre expérience d'elle-même lui renvoient, des ans, le merveilleux ouvrage. Elle a l'occasion d'affiner son identité en étant confrontée aux polarités d'animus et d'anima, aux forces de création et de destruction qui l'habitent, à ses besoins, ressentis comme contradictoires, de s'engager et d'être seule, à cette expérience étrange consistant à se sentir à la fois jeune et vieille.

Chacun sait combien l'acceptation de la vie telle qu'elle est plutôt que telle qu'on l'aurait voulue est longue et lente, et non sans souffrance ; mais chacun sait aussi combien le sentiment de liberté intérieure et l'expérience d'être soi qui s'ensuivent en valent la chandelle. L'acceptation de la vie telle qu'elle est n'a rien à voir avec la résignation, c'est davantage un consentement positif à la vie. Accepter nos parents, nos enfants, notre conjoint tels qu'ils sont plutôt que tels que nous aurions voulu qu'ils soient implique un travail de maturation : il faut se réapproprier de vieux rêves déguisés et raccommodés que nous avons posés sur eux alors qu'ils nous appartiennent en propre, faire face à nos propres conflits qui sont souvent réactivés par leur manière d'être et composer positivement avec nos limites et les leurs.

Comme on le voit, les insatisfactions que l'adulte ressent peuvent devenir un tremplin pour aiguiller ses décisions. Selon les réponses qu'il apporte à ses questions, évaluant à l'aune de ses désirs et aspirations profondes, de ses limites personnelles et des contraintes de la réalité, sa vie jusqu'à maintenant, l'adulte pourra faire des choix. Parfois il choisira de changer sa relation à son travail (ou à son conjoint, à ses enfants, ou à lui-même) ; parfois il décidera de changer de travail ou de quitter son conjoint. Dans la plupart des cas, le fait de se remettre en contact avec son rêve de vie et avec les parties de soi négligées jusqu'à ce jour augmentera son sentiment d'être vivant. Toutefois, il pourra connaître le découragement, et même l'abattement, si l'écart est trop grand. Certaines personnes – entre 5 et 10% de la population, au dire du Midmac (MacArthur Foundation Research Network on Successful Midlife Development) – connaissent une crise personnelle [3] intense à ce temps de la vie.

Bien sûr, ce n'est pas la première fois que l'adulte fait des bilans. Ni la dernière. Ce qui caractérise le bilan du mitan est qu'il est fait sous deux angles nouveaux : d'un côté, la prise de conscience de sa finitude, de l'autre, le souci de la génération montante. C'est d'ailleurs comme une tension entre le pôle de la générativité et celui de la stagnation qu'Erikson décrit l'enjeu psychosocial du mitan.

La générativité concerne tout d'abord la procréation et le soin de sa propre progéniture, soit l'établissement, à travers la génitalité, des générations futures. Dans un sens plus large, elle désigne une préoccupation pour les générations montantes et pour l'univers dans lequel elles vivront. Il importe donc de ne pas réduire la générativité à son sens premier. Comme le dit Erikson :

La générativité comprend la procréativité, la productivité et la créativité et, par conséquent, la génération de nouveaux êtres comme celle de nouveaux produits et de nouvelles idées, ce qui inclut une sorte de génération de soi dans la préoccupation de son identité ultérieure [4].

La stagnation est le pôle opposé, où la personne se retrouve absorbée en elle-même, concernée avant tout par son propre confort. L'enjeu pour l'adulte du mitan consiste à développer sa sollicitude, cette propension à s'intéresser aux autres et à en prendre soin. Le goût de laisser sa trace dans son milieu et celui de faire sa marque émergent, l'amenant à se préoccuper entre autres des questions d'héritage et de relève. Souvent, devenir un mentor [5] sera une façon pour l'adulte du mitan d'aider le jeune adulte à poursuivre et à consolider son identité professionnelle et personnelle.

Le mitan de la vie est un temps où se produisent beaucoup de changements qui pétrissent le corps et l'âme. La manière d'aimer et de travailler passe par une réorganisation des forces psychiques de l'adulte, empreinte de la résolution du conflit entre la générativité et la stagnation. Cette réorganisation personnelle s'effectue toujours de l'intérieur d'une culture. Il semble que, dans le monde actuel, plusieurs adultes soient « en panne de certitudes », ce qui ne facilite peut-être pas l'expression de la générativité. Peu importe le contexte social, chaque personne aura à résoudre, à sa manière, les différents enjeux du mitan. Encore ici, les variations sur ce thème sont multitude et chacun a à trouver son registre.

La vieillesse

Pour certaines personnes, cette dernière saison de la vie adulte coïncide avec le passage à la retraite et avec des changements qualitatifs et quantitatifs dans leur réseau interpersonnel. Quelles que soient les modalités individuelles de changement par rapport au travail et à l'amour, y a-t-il une transformation universelle de l'amour et du travail pendant la vieillesse ?

La vieillesse est, selon Jacques Laforest, « une situation existentielle de crise résultant d'un conflit interne expérimenté par l'individu entre son aspiration naturelle à la croissance et le déclin biologique et social consécutif à son avancement en âge ». Le sens de ce conflit, dirait Jung, est par ailleurs l'atteinte d'une plus grande intégrité, d'une plus grande totalité.

Comment atteindre une plus grande intégrité ? La personne âgée pourra y parvenir en retravaillant son rapport avec elle-même, son rapport avec les autres et son rapport avec le monde, d'où les trois crises suivantes (je reprends la terminologie de Laforest) :

- une crise d'identité : devant sa nouvelle image corporelle, devant la diminution de ses forces physiques, à la suite de changements survenus au travail, il devient nécessaire pour la personne âgée de composer autrement avec elle-même, de réaménager son image de soi et son estime de soi. 


- une crise d'autonomie : devant la maladie, les handicaps, les faiblesses et autres formes de perte d'autonomie, la personne âgée doit négocier de nouveau ses rapports avec les autres ; 


- une crise d'appartenance à la société, au monde : conséquemment à la perte des rôles sociaux qu'elle a tenus antérieurement, la personne âgée doit redéfinir son insertion dans la société. Sur ce chapitre, il faut se demander si la vision de la vieillesse que nous entretenons comme société aide la personne âgée à donner du sens à son propre vieillissement. Dans la mesure où elle s'est actualisée et où son individuation est de plus en plus forte, la personne âgée – c'est du moins mon hypothèse – aura moins besoin d'utiliser le processus d'identification, sera davantage capable d'accueillir l'autre personne telle qu'elle est et acceptera avec plus de facilité sa solitude existentielle, ce qui renouvellera sa capacité de composer avec sa solitude. Ce scénario reprend une conception populaire de la sagesse où, vu comme capable d'apprécier sa solitude et connaissant ses limites, le sage est considéré comme une personne accomplie et libre.

Avancer en âge : devenir autre

Cette vieille photo de ma grand-mère me fascina si complètement que j'en oubliai le reste. A travers elle enfin, je pense que je commençai à comprendre très vaguement un peu de la vie, tous ces êtres successifs qu'elle fait de nous au fur et à mesure que nous avançons en âge. Je levai les yeux de l'album et comparai avec l'original. Il n'y avait pas beaucoup de ressemblance. Je vins, le livre ouvert à cette page, montrer à grand-mère son portrait auquel elle ne ressemblait plus. Je lui dis :

– Vous étiez belle en ce temps-là.

Est-ce que ses yeux n'ont pas brillé un peu ? Il me semble... Mais alors j'aperçus maman sur le seuil de la chambre. Elle était montée sans bruit et devait se tenir immobile depuis un moment à me regarder et à m'écouter. Elle me fit un petit sourire triste et très doux.

Mais pourquoi avait-elle l'air si contente de moi ? Je n'avais pourtant fait que jouer, comme elle me l'avait enseigné, comme mémère aussi un jour avait joué avec moi... comme nous jouons tous peut-être, les uns avec les autres, à travers la vie, à tâcher de nous rencontrer.

(Gabrielle Roy. La route d'Altamont, « Ma grand-mère toute-puissante », édition Stanké, collection 10/10, 1985, pp. 56-57)


La qualité de l'attachement des personnes âgées envers les êtres qui leur sont chers se transforme-t-elle ? Il semble que oui. En vieillissant on ne s'attacherait pas moins mais autrement. On a pu observer, dans nos sociétés occidentales, que les relations des grands-parents avec leurs petits-enfants sont moins houleuses et moins compliquées que celles des parents avec leurs enfants. Selon le psychanalyste britannique Anthony Storr, cela pourrait s'expliquer par le fait que les relations interpersonnelles deviennent moins projectives.

De plus, le fait d'être amené à faire le « deuil de soi » pourrait expliquer la qualité nouvelle de l'attachement qu'on porte aux autres. N'est-ce pas là l'intuition d'Erikson lorsqu'il dit qu'à ce stade de la vie, le rayon des relations interpersonnelles s'étend à l'humanité tout entière ? Evidemment, cette lecture du développement est théorique ; dans la pratique, chacun continue de se débattre, pendant sa vieillesse, avec des conflits qui lui appartiennent en propre, et surtout avec les stratégies adaptatives qu'il a privilégiées (que d'autres appellent des mécanismes de défense). C'est ainsi que la personne pourra avoir l'impression d'avoir bien peu changé.

Erikson insiste sur l'intégrité. L'enjeu psychosocial de ce temps de la vie se manifeste par une tension entre deux pôles, celui de l'intégrité et celui du désespoir que la personne âgée peut ressentir face à la fin de son cycle de vie et à la mort qui approche. L'intégrité consiste à se réconcilier avec son propre cycle de vie, tel qu'il a été vécu, et avec la totalité de son expérience, et à parvenir à dire : « Eh oui, ça a été ça, ma vie ! », tout en acceptant ce qui a été ; ce qui n'exclut pas certains regrets, mais sur un mode mineur. Le désespoir est l'envers de l'intégrité : c'est l'expérience de la personne qui ne parvient pas à se réconcilier avec sa vie, qui éprouve du dégoût pour ce qu'elle a fait et ce qu'elle a été, et même à l'égard de la vie dans son ensemble. Le désespoir peut s'exprimer de plusieurs manières, par exemple lorsque l'on se dit que le temps est trop court pour faire quoi que ce soit ; il peut également se cacher sous le déplaisir chronique, l'insatisfaction globale, le mépris de soi, la misanthropie.

Pour résoudre cet enjeu, la personne fera spontanément une révision de sa vie – ce que d'autres appellent une relecture de vie – de façon spontanée ou organisée, en passant en revue toutes les étapes antérieures de sa vie, en les intégrant d'une nouvelle manière. (Ne refaisons-nous pas l'histoire, la grande comme la petite, à chaque nouvelle lecture ? Je crois profondément que ces lectures de vie aident à la consolidation de l'identité.) Comme les autres saisons, la vieillesse est une période de la vie qui est loin d'être uniforme : l'expérience de la personne de 65 ans n'est pas celle de la personne de 85 ans. Il faudra raffiner nos descriptions de ces différentes étapes de la vieillesse que Neugarten a classées en trois catégories : les jeunes-vieux, les moyens-vieux et les vieux-vieux.

Entre ces saisons et de l'intérieur de ces saisons, se trouvent des transitions. Voyons ceci de plus près.

Les différentes phases des transitions

Il faut s'étonner de ce que la plupart des gens comprennent et pensent leur vie sur fond de stabilité, avec ici et là des périodes de changement (l'une des images récurrentes propres à cette vision des choses consistant à se dire que « nous passons à travers le temps »), alors qu'il paraît beaucoup plus conforme à la réalité de s'imaginer en changement perpétuel et continuel, avec quelques images de soi qui, comme des photos, figent en quelque sorte notre être dans le temps. C'est donc sur fond de changement qu'il faut se comprendre. Nous sommes des êtres de désir, et cela n'est possible que parce que nous sommes des êtres de temps. Dès lors le mode de la transition apparaît comme le mode prépondérant de la vie humaine et, en particulier, de la vie adulte, les périodes de stabilité étant relatives et comprises comme des périodes où les changements sont moins grands, des périodes de quiétude, d'harmonie et de tranquillité éphémères.

Les périodes de transition ne se produisent pas seulement entre les trois grandes saisons de la vie adulte, elles se produisent à l'intérieur même des saisons, et peuvent être plus ou moins longues, plus ou moins intenses. Elles peuvent porter sur une ou plusieurs zones de la vie de la personne : vie familiale, vie personnelle, vie professionnelle, vie interpersonnelle, implication sociale, ce qui affectera l'ampleur de la transition. Je fais l'hypothèse que ceux et celles qui font des « burn-out » ou qui connaissent une forte crise personnelle ne se remettent pas en question dans une zone de leur vie, par exemple la zone du travail, mais dans plusieurs.

Que se passe-t-il pendant les transitions de la vie adulte ? Comment comprendre la dynamique de ces transitions ? Il n'est pas toujours facile pour la personne elle-même d'être témoin de son propre changement. Souvent, c'est à travers l'image que lui renvoient son réseau social et ses proches que la personne est amenée à modifier son image d'elle-même. Parfois, c'est à travers le nouveau sentiment d'identité qui l'habite qu'elle peut déceler sa propre transformation. Entre le moment où un homme ne se perçoit plus comme un homme du mitan, mais comme un homme de l'âge d'or, entre le moment où une femme ne se perçoit plus comme une jeune femme, mais comme une femme du mitan, que se passe-t-il ? Que se passe-t-il à l'intérieur d'une personne comme dans l'ensemble de sa structure de vie pour qu'il y ait cette métamorphose [6] ?

Le modèle de la liminalité développé par Murray Stein décrit, en l'articulant en trois étapes, l'espace transitionnel et la dynamique des transitions de la vie adulte car, comme il le dit, toutes les expériences de transition recèlent une expérience de liminalité. Pour illustrer mon propos, je m'appuierai sur l'exemple d'une jeune femme devenue une femme du mitan. Appelons-la Louise.

Première étape :
la phase de séparation


Comment Louise en est-elle venue à avoir une identité de femme du mitan ? Les enfants de Louise sont au secondaire. Il y a quelque temps encore, elle était plus grande qu'eux. Ce n'est plus le cas. Elle sent bien qu'elle doit apprendre une nouvelle manière d'exercer sa maternité. Avec son conjoint, elle trouve que les habitudes prennent beaucoup de place. Au travail, on vient d'offrir à Louise un poste de direction. Il y a deux semaines, elle a croisé par hasard une ancienne compagne de classe du secondaire, et Louise a pensé intérieurement que celle-ci avait drôlement vieilli, tout en se demandant si sa compagne en pensait autant d'elle-même. Elle se sent moins en forme physiquement et ne peut plus se coucher tard comme auparavant. Récemment, un collègue rencontré dans un corridor du bureau l'a vouvoyée. Un jeune homme lui a offert son siège dans le métro. Elle a dû faire une photographie pour présenter sa nouvelle demande de passeport et s'est trouvée vieillie. Louise sent bien qu'elle n'est plus une jeune femme. Hier, en mettant la clé dans la serrure de la porte, elle s'est surprise à penser : « Est-ce que je vais revenir du travail comme ça jour après jour, faire le souper, voir les enfants, le mari, la maison, année après année ? » Au début, Louise a ri. Puis elle s'est inquiétée. Une sourde insatisfaction la tenaille : « Est-ce seulement cela la vie ? Est-ce seulement cela ma vie ? » Louise ne se reconnaît plus. (Ce portrait de Louise est un condensé, le lecteur l'aura compris.)

À ce stade, la personne doit faire le deuil de ce qui était lié pour elle à l'idée d'être une jeune femme, conception qui variera selon les individus. Il est nécessaire pour Louise de faire le deuil des attachements liés à l'ancienne Louise, ne serait-ce qu'en se disant : « Je ne serai plus la mère de jeunes enfants ». « Je ne serai plus attirante sexuellement comme je l'étais lorsque j'étais jeune. » « Je n'aurai plus jamais 30 ans et ne serai plus... » Louise ne peut plus s'appuyer sur le sentiment qu'elle avait d'être elle, Louise, jeune femme. Cette vision d'elle-même tombe en désuétude, ne lui sert plus pour prendre des décisions ou pour diriger son action.

La phase de séparation se caractérise par un processus de déstructuration psychologique : le schéma dominant de l'organisation du soi qui prévalait jusqu'ici devient de plus en plus impropre à canaliser les énergies investies dans un comportement et à modeler l'identité de la personne. Autrement dit, il y a une expérience de rupture avec l'ancien soi. Il est capital que la personne accepte ces pertes nécessaires afin de trouver autre chose, ce qui peut entraîner de la tristesse et du regret, certes, mais aussi un sentiment de libération, toutes expériences familières au cours de cette phase. Il faut qu'elle se détache des réalités autrefois importantes, mais qui maintenant ne le sont plus. Pour reprendre l'expression de Stein, se défaisant de son moi antérieur, l'âme devient disponible à de nouvelles identifications et prête à s'ouvrir à autre chose. C'est là un travail préliminaire permettant l'émergence d'autres parties de soi.

Une phase de séparation peut commencer lorsque surgissent, nous disent Stein et Stein (1987), des sentiments variés, tels que « des sentiments forts et persistants d'ennui, du désillusionnement à l'égard de la vie, l'impression que les rêves de jeunesse se sont affadis, des moments de dépression remplis de nostalgie et de regret, un sens furtif de la fragilité de la vie et de son caractère limité, des comportements nouveaux et imprévisibles [7] ».

Durant la phase de séparation, le processus de déstructuration s'accompagne souvent d'oscillations entre des hauts et des bas affectifs, ce qui explique certains changements d'humeur. L'état de la personne peut alterner de la dépression à l'enthousiasme, selon qu'elle se « dés-identifie » des anciens aspects de son être ou selon qu'elle s'identifie aux aspects nouveaux qui se font jour en elle.

Deuxième étape :
la liminalité proprement dite


Après l'étape décrite plus haut, vient une période d'entre-deux où Louise n'a ni le sentiment d'être une jeune femme, ni le sentiment d'être une femme du mitan. Elle ne sait plus trop bien qui elle est. Louise a l'impression d'être dans un entre-deux, dans un espace frontière entre l'ancienne

Louise et la nouvelle Louise, qui n'est pas encore là. En même temps, elle se sent aliénée, marginale et particulièrement vulnérable. Elle a l'impression qu'elle ne peut plus se fier à elle-même. On lui a offert un changement de poste et elle ne parvient pas à prendre une décision.

Certains jours, elle a l'impression de commencer une vie nouvelle. D'autres jours, elle a le sentiment qu'elle ne s'en sortira jamais. Elle ne peut plus se comporter en conformité avec ce qu'elle était antérieurement ; cela n'aurait pas de sens et elle essaie de nouveaux comportements tantôt sans s'y sentir vraiment à l'aise, tantôt avec davantage de facilité.

C'est la période de la liminalité proprement dite, zone frontière par excellence inscrite dans une durée limitée ; elle correspond à un état charnière qui est l'espace psychique entre deux identités stables, celle qui prévalait au début de la phase de déstructuration du soi et celle qui prévaudra à la fin de la phase de reconstruction du soi. Rappelons que le mot liminalité vient du mot latin limen, qui signifie seuil, portique. La liminalité est pour ainsi dire le corridor de la transformation.

Comment reconnaître la phase de liminalité ? Elle commence lorsque l'individu ne parvient plus à avoir une image claire de qui il est et qu'il réalise, au dire de J. O. Stein, que le processus est irréversible et qu'un retour au schéma d'organisation antérieur du soi n'est plus possible. Murray Stein nous dit : « La liminalité, maison de Hermès, survient lorsque l'ego est séparé de son sentiment habituel d'identité, de son origine et de son histoire, de son projet et de son futur ; lorsque l'ego flotte à travers des espaces ambigus avec un sens du temps illimité, à travers un territoire aux frontières obscures et aux bordures incertaines ; lorsqu'il se « dés-identifie » des images internes qui l'ont jusqu'à ce jour soutenu et qui lui ont donné le sentiment d'avoir un dessein [8] ».

L'état psychologique de liminalité se caractérise par un sens de l'identité en suspension, par un degré de vulnérabilité accru et par un état de fluidité. « Dans l'état de liminalité, le « je » a l'impression d'être sans foyer [9], car le sens de l'identité est en suspens et le « je » trappé dans des manières d'être qu'il ne reconnaît pas comme siennes. » (Stein, 1983, p. 8, traduction de l'auteur.) C'est une phase où il y a en quelque sorte flottement de la conscience, où les structures psychiques sont fluides et où le sens de l'identité personnelle n'est pas au foyer. La noirceur est souvent associée au monde de l'ambiguïté et des frontières non claires, nous dit encore Murray Stein.

Au cours de cette phase, les personnes semblent parfois frustrées, confuses, perdues, désabusées, toutes choses qui pourraient être interprétées comme des indices pathologiques. Or, ces manifestations ne sont, la plupart du temps, qu'une expression de la crise développementale de la personne, ce qui est tout à fait dans l'ordre des choses. Mais au total, la liminalité, pour inconfortable qu'elle soit, est une phase pleine d'effervescence, car :

[...] alors l'inconscient est troublé au sein de ses couches archétypales et le soi est amené à envoyer des messages : superbes rêves, intuitions ardentes et puissantes, fantaisies et événements synchroniques et symboliques. La fonction de ces messages est de conduire l'ego en avant et cet avertissement l'aide à faire ce qu'il a à faire, qu'il s'agisse d'entrer plus à fond dans la liminalité ou qu'il s'agisse, ultérieurement, d'en émerger. Hermès, comme on le verra, guide l'âme à la fois pour entrer et pour sortir de l'Enfer « underworld », le symbole le plus radical de la liminalité dans la mythologie grecque. La liminalité, précisément, est le territoire psychologique dans lequel le message hermétique et les conseils d'Hermès parviennent au voyageur [10].

La phase de liminalité est potentiellement une période de transformation de la personne, puisque « dans la liminalité, non seulement l'âme se libère, mais elle se réveille », comme le dit Murray Stein [11].

Troisième étape :
la phase de reconstruction du soi


Le réveil de l'âme amorce la troisième étape, une période d'effervescence qui devrait déboucher sur un nouveau sentiment d'identité, faire place à un nouveau soi, puisque « dans la liminalité, une personne a la chance de s'approcher de son soi, de réaliser qu'elle est une âme, et qu'elle n'est pas seulement une fonction, un ego. En termes jungiens, c'est l'éveil de l'inconscient lui-même et ceci conduit à reconnaître les fondations sur lesquelles repose la conscience, c'est-à-dire les dimensions archétypales de la réalité psychologique », comme le dit si bien M. Stein [12]. L'enjeu est clair : la personne peut réaliser qu'elle est autre chose qu'une fonction, et se rapprocher de son être profond.

Revenons à l'exemple de Louise. Elle a décidé d'accepter le poste qu'on lui a proposé, ce dont elle rêvait depuis plusieurs années. Elle s'est assise avec ses adolescents et son mari et a proposé qu'ils songent ensemble à une nouvelle répartition des tâches familiales ; pour cela, elle a dû accepter que les vêtements ne soient pas aussi bien pliés que si c'était elle qui les pliait, mais elle trouvait important que les adolescents apprennent à laver et à ranger les vêtements. Elle sent qu'elle est une nouvelle Louise, une Louise plus vieille qui peut encore plaire et être belle, mais autrement. Comme on le constate, avec le temps, la personne intègre de nouvelles attitudes, valeurs, comportements, et s'y sent elle-même. Elle acquiert une image d'elle-même en tant que femme du mitan. Elle se reconnaît dans de nouveaux contenus, qui sont dorénavant partie intégrante de son identité. C'est la phase de reconstruction du soi.

Au cours de cette troisième phase, émerge, chez l'adulte, un sentiment plus solide de ce qu'il veut et de ce qu'il est. Une restructuration d'un nouveau schéma d'organisation du soi se fait graduellement, entraînant un sentiment d'être plus total et plus entier : ces sentiments d'intégrité et de totalité sont d'autant plus grands chez l'adulte que d'autres parties de son être, jusqu'ici négligées, ont maintenant droit de cité, et à l'intérieur de lui, et dans sa structure de vie. La nouvelle identité est installée et ressentie comme telle.

En résumé, le modèle de la liminalité, avec ses trois battements, la séparation, la liminalité proprement dite et la reconstruction, est précieux pour décrire les grandes transitions comme les petites. Il vaut pour analyser le changement de l'image de soi (devenir veuf, chômeur, retraité, etc.), pour étudier une transition liée à un événement de la vie tel qu'une naissance, une promotion, un déménagement ou un mariage. Des étudiants immigrants l'ont trouvé très fécond pour décrire leur expérience d'immigrant : quitter l'identité du pays d'origine, avoir l'impression de n'être ni Argentin, ni Algérien, ni Québécois, puis finalement se sentir Québécois. Il est également utile pour analyser des changements moins spectaculaires, comme celui qui fait qu'on devient père d'un enfant d'âge scolaire.

Il m'est apparu important d'illustrer la complexité des périodes de transition grâce à ces trois phases. D'en saisir la différence ne permet-il pas de les apprivoiser ?

Conclusion

J'ai choisi de vous parler de la différence à propos des saisons de la vie adulte. Comme nous l'avons vu, d'une part, le sens subjectif du temps se métamorphose, d'autre part, les enjeux psychosociaux se déplacent, colorant de manière universelle nos manières d'aimer et de travailler, qui changent de registre entre 20 et 80 ans et enfin, les transitions comprises comme phases de séparation, de liminalité et de reconstruction se succèdent et se chevauchent.

Connaître les défis de l'intimité, de la générativité et de l'intégrité, défis qui traversent toute l'existence adulte et qui sont prépondérants à certains moments de l'existence, est un atout important pour comprendre les autres générations et se rencontrer plutôt que de se côtoyer. Chercher un mentor, devenir mentor, repenser sa manière d'être homme ou femme, parent, conjoint, ami et travailleur, surtout comprendre que les autres aussi sont aux prises avec ces tâches de développement, nous permet de devenir complices les uns des autres et de jeter des ponts entre les générations en se souciant de la relève, des gens du mitan et des gens du troisième âge.

Au cours d'une vie, on ne naît pas seulement une fois. La vie adulte fourmille d'occasions de naissance et de renaissance. Naissances relationnelles, naissances événementielles. À chacun de profiter de ces occasions de croissance ! Comme le disait Picasso à la fin de sa vie : « J'ai mis beaucoup de temps à devenir jeune ! »

J'espère que cette lecture de la différence permettra à chacun de mieux se comprendre, de mieux comprendre les autres et d'agir autrement. La création de son identité n'est-elle pas le travail de toute une vie ?

Que de métamorphoses depuis l'embryon jusqu'au vieillard ! Que de transformations depuis le bébé que tient dans ses bras la nouvelle accouchée jusqu'à ce visage buriné imprimé sur une carte nécrologique !

Entre les deux, la vie passe. Entre les deux, le temps passe. À moins que ce ne soit nous qui passions dans le temps, comme on se plaît à le dire. Oui, c'est nous qui passons dans un temps qui lui aussi passe. Panta rei kai ouden menei... « Tout coule, rien ne demeure », disait Héraclite. La vie est un fleuve dans lequel nul ne se baigne deux fois dans la même eau. Mouvance temporaire de l'homme dans la mouvance éternelle du temps millénaire.



[1] Erik H. Erikson, The Life Cycle Completed : A Review, New York, Norton and Co., 1982, p. 71 ; traduction de l'auteur. 


[2] Murray Stein, In Midlife, a Jungian Perspective, Dallas, Spring Publications, 1983, p. 41 ; traduction de l'auteur. 


[3] Sur cette question, voir mon article : « Y a-t-il une crise du milieu de la vie ? », Le journal des psychologues, France, juin 1994, no 118, p. 34-40. 


[4] E. H. Erikson, op. cit., p. 67 ; traduction de l'auteur. 


[5] Sur cette question, le lecteur pourra consulter ces deux articles : Renée Houde, « Mentorat, supervision et travail social : 1. La nature du mentorat et les fonctions du mentor », dans Travail social, Revue de l'Association suisse des assistants sociaux (ASAS), vol. 6, juin 1992, p. 2-12 ; Renée Houde, « Mentorat, supervision et travail social : 2. L'évolution de la relation de mentorat et les programmes de mentorat », dans Travail social, Revue de l'Association suisse des assistants sociaux (ASAS), vol. 9, septembre 1992, p. 2-16. Voir aussi, du même auteur : Renée Houde, Des mentors pour la relève, Montréal, Méridien, 1995, et Renée Houde, Le mentor : transmettre le savoir-être, Paris, Hommes et perspectives, 1996. 


[6] De la même manière, on pourrait tenter de décrire comment une travailleuse en vient à se percevoir comme retraitée, comment une femme mariée qui perd son conjoint en vient à se considérer comme veuve ou divorcée, comment un cadre remercié en viendra à se percevoir comme chômeur, et ainsi de suite. Il n'y a qu'à évoquer l'indécision des couples amis qui se demandent s'ils doivent ou non inviter la ou le récent divorcé au prochain souper entre amis pour avoir un aperçu de la complexité psychosociale des transitions de la vie adulte. 


[7] Jan O. Stein et Murray Stein, « Psychotherapy, Initiation and the Midlife Transition », dans Madhi, Louise Carus et al. Betwixt and Between, LaSalle, Illinois, Open Court, 1987, p. 293 ; traduction de l'auteur. 


[8] M. Stein, op. cit., p. 17 ; traduction de l'auteur. 


[9] On pourrait également dire hors foyer au sens véhiculé en photographie, puisque cette image exprime la nébulosité, l'imprécision, la confusion. Ce n'est pas l'image de Stein, mais le jeu de mots est plein de sens, à mon avis. 


[10] M. Stein, op. cit., p. 22 ; traduction de l'auteur. 


[11] Ibid., p. 60 ; traduction de l'auteur. 


[12] Ibid., p. 61 ; traduction de l'auteur. 




Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 juillet 2021 15:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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