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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Georges Arthur GOLDSCHMIDT, PETER HANDKE. (1988)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Georges Arthur GOLDSCHMIDT, PETER HANDKE. Paris: Les Éditions du Seuil, 1988, 222 pp. Collection: Les contemporains, no 2. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 3 janvier 2014 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Une édition numérique réalisée par Charles Bolduc, bénévole, PhD en philosophie, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi.

[7]

PETER HANDKE


Introduction

On ne peut décrire l’œuvre de Peter Handke qu’à partir de ce point précis où l’autre la reconnaît. L’intimité la plus grande est aussi l’anonymat le plus extrême. Toute la méthode de Peter Handke est précisément là : parvenir, à force de concentration, à ce point d’intimité où celui qui écrit bascule en celui qui le lit. C’est cela, le sens de l’écriture de Peter Handke, c’est cela, sa grandeur, et c’est cela sa simplicité. Le seul but de ce petit livre est de contribuer à faire lire Peter Handke, non de parler à sa place.

Dans le travail entrepris ici, certains aspects seront plus soulignés que d’autres ; nécessairement, cette étude sera à la fois incomplète et insuffisante, mais il s’agissait avant tout de suivre un certain fil de lecture. Ces pages ne veulent rien d’autre que montrer au lecteur ce qu’il savait déjà. Elles veulent le confirmer dans sa lecture, car il n’y a rien d’exceptionnel, rien de particulier chez Peter Handke, son « élection » n’est que témoignage, son « génie » n’est qu’attention. Il dit de façon juste – et tout son effort est dans cette justesse – ce que chacun a déjà ressenti, mais à quoi peut-être les impératifs et les obligations de la vie quotidienne lui ont interdit de prêter attention. L’œuvre de Peter Handke se révèle d’emblée familière au lecteur ; c’est cette familiarité que ces pages voudraient contribuer à explorer et à transmettre.

Peu d’écrivains ont autant influé sur le regard de leurs lecteurs que Peter Handke. Dès qu’on aborde l’un de ses textes, quelque chose s’ouvre, on re-[8]connaît ce qui est écrit. Le lecteur ne découvre rien d’exceptionnel, rien d’extraordinaire. Handke ne veut rien inventer de nouveau, ni produire du jamais vu, mais, conduit par un « malaise » intérieur infaillible qui lui fait voir l’« appris » de façon presque immédiate et instinctive, il libère le lecteur de ce même système d’obligations et instaure presque aussitôt la vérité des choses, car l’œuvre de Peter Handke fait voir ce qui est, elle rétablit les faits par l’extrême précision de l’écriture. Tout ce qui, chez chacun, du fait même des nécessités de la vie quotidienne et des obligations, s’est arrêté à mi-chemin, à frange de conscience, sous-jacent et informulé, se trouve, tout à coup, exprimé clairement par les textes de Handke. C’est comme si chaque lecteur retrouvait ce qu’il a déjà entendu, comme si une voix grandissait en lui qu’il reconnaît, comme s’il voyait soudain ce qu’il n’a jamais regardé ainsi. C’est un peu comme lorsqu’on change d’itinéraire dans une ville familière : tout ce qu’on connaît si bien apparaît comme on ne l’avait jamais encore vu.

Traduite dans presque toutes les langues du monde, l’œuvre de Handke modifie en profondeur cette zone intime où la pensée et le réel se touchent. À l’écart de toute obéissance politique, de toute soumission aux flots de l’histoire, elle est tout à la fois engagée et rebelle, parce qu’inassimilable à toute convention. La portée de l’écriture – c’est uniquement d’elle qu’il sera question – vient de ce qu’elle s’engage autrement.

L’engagement politique de l’œuvre littéraire enlève à celle-ci sa force, contrainte qu’elle est d’utiliser des formes et des images déjà mécanisées par leur usage répétitif [1]. C’est au moment précis où elle dénonce explicitement que l’œuvre de l’écrivain cesse de « dénoncer ». C’est ce qu’exprime Peter Handke lorsqu’il écrit dans un texte intitulé À l’abri sous la boîte crânienne [2] :

« Il y a bien des années, je regardais l’une de ces photos de camp de concentration, déjà devenues usuelles : quelqu’un la tête rasée, avec de grands [9] yeux et les joues creusées, était assis sur un tas de terre au premier plan. Une fois de plus ! Et je contemplais la photo avec curiosité, mais déjà sans souvenirs ; cet être humain photographié s’était volatilisé en un symbole interchangeable. Tout à coup, je remarquai ses pieds. Ils étaient tournés l’un vers l’autre et se touchaient par la pointe, comme parfois chez les enfants, et, à voir ces pieds, je sentis la pesante fatigue qui est l’une des manifestations de la peur. Est-ce une expérience politique ? Toujours est-il que la vue de ces pieds tournés l’un vers l’autre nourrit ma fureur et mon horreur depuis des années, jusqu’au sein des rêves et jusqu’au sortir des rêves, et c’est elle aussi qui me rend capable de perceptions pour lesquelles, à cause des concepts usuels qui sans cesse veulent amener le monde à un point une fois pour toutes définitif, je serais resté aveugle. Je suis convaincu du pouvoir qu’a la pensée poétique de dissoudre les concepts et donc de ce qu’elle contient de force d’avenir. »

Dans ce texte écrit pour la remise du prix Büchner qui lui fut attribué en 1972, Peter Handke définit à la fois sa poétique et sa politique. Comme dans chacun des textes non spécifiquement poétiques ou comme dans chacun des entretiens qu’il a accordés, on voit ici la rhétorique voler en éclats et la vérité se fait jour. Et la question se pose dans toute sa force, qu’Adorno formulait naguère ainsi : « [...] écrire un poème après Auschwitz est barbare [...] » (Prismes, Payot, 1986). C’est qu’il est, en effet, peu d’œuvres littéraires de notre temps à remettre autant que celle de Peter Handke en question la pratique conceptuelle, idéologique et littéraire habituelle.

Pour en déceler la portée, il importe de suivre l’œuvre de Peter Handke selon le déroulement de son éclosion, c’est-à-dire sa durée propre ; on verra ainsi que, si chaque livre de Handke a une existence tout à fait indépendante, il n’en est pas moins dans la continuité même de cette durée qui se manifeste dans chacune.

[10]

La description chronologique a peut-être pour avantage de préserver la logique interne de l’œuvre. Quinze ans de fréquentation quotidienne de celle-ci permettent peut-être d’en poser les intentions que l’effort de traduction a tant bien que mal contribué à mettre au jour.

Fresneaux, décembre 1987.



[1] Sur le problème de l’engagement, voir les textes réunis dans Ich bin ein Bewohner des Elfenbeinturms (Je suis un habitant de la tour d’ivoire), Suhrkamp Taschenbuch, st 56 (ces textes n’ont pas été traduits à ce jour).

[2] Dans Als das Wünschen noch geholfen hat (Lorsque faire des vœux servait encore à quelque chose), Suhrkamp Taschenbuch, st 208, non traduit à ce jour.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 27 février 2014 19:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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