- Georges Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande. VI. Un égarement philosophique


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Georges Arthur Goldschmidt, Heidegger et la langue allemande. VI. Un égarement philosophique. Article tiré d'un séminaire prononcé au Collège international de philosophie, de 2004 à 2007. Article publié dans la revue LENDEMAINS, vo. 31, no 124, 2006, pp. 95-108. Une édition numérique réalisée par Charles Bolduc, bénbévole, PhD en philosophie, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l'auteur le 8 février 2013 de diffuser le texte de ses séminaires dans Les Classiques des sciences sociales.]

Georges-Arthur Goldschmidt

Traducteur, écrivain et essayiste
né en Allemagne en 1928 et naturalisé Français en 1949

HEIDEGGER ET LA LANGUE ALLEMANDE

VI. Un égarement philosophique.

Article tiré d’un séminaire prononcé au Collège international de philosophie, de 2004 à 2007. Article publié dans la revue LENDEMAINS, vol. 31, no 124, 2006, pp. 95-108.


[95]

D’où vient-il qu’une pensée qui fut peut-être à la philosophie ce que Hölderlin ou Celan sont à la poésie se soit à ce point égarée dans ce qui l’annulait à ce point ? D’où vient-il que Heidegger ait si peu reconnu ce dont il parlait pour le confondre avec ce qui n’avait rien à voir avec cet Eigentliche, avec ce Seyn, qu’il orthographe avec un « y » et non par hasard, puisque ce Seyn, identifiable à rien, est ce Grundzug, sans langue, sans contenu, sans présence et non « métaphysique », ce qui justement aurait dû interdire à Heidegger toute approche d’un tel politique. Qu’est-ce donc qui ne l’a pas préservé ? Pensait-il une pensée plus grande que lui et que toute forme ne peut que dévier ? Etait-il l’homme qu’il ne fallait pas pour une telle pensée puisque son idiome même, et comment pouvait-il en être autrement, en est la caricature verbale. Un trop petit homme pour une si grande pensée ?

Heidegger n’est pas Rimbaud et sa Révolution, dès l’abord sombré dans le crime dans la mesure où elle est un projet délibéré, une décision « contre ». On l’a vu au cours des séminaires précédents, il n’y a rien d’original dans la pensée allemande de cette époque à vouloir rompre fondamentalement avec ce qu’on nomme en français « Les Lumières », le seule originalité de Heidegger sur ce plan, c’est d’avoir placé ce vieux thème du renouvellement et de l’authenticité au cœur de sa philosophie sous forme politique.

Eigentlichkeit, nous l’avons vu et Gefolgschaft sont des mots clés de la LTI, or Gefolgschaft implique Führertum et Mannschaft, ils fonctionnent pour l’établissement d’un état totalitaire, allemand en l’occurrence. Le vocabulaire employé ici par Heidegger non seulement est celui de sa pensée propre mais il est aussi celui du NS qu’il devance même, à qui il donne des indications essentielles. Gefolgschaft est un terme clé du vocabulaire du NSDAP au point que Victor Klemperer peut lui consacrer tout un chapitre de son livre LTI. Gefolgschaft résume le slogan fameux « Führer, befiehl, wir folgen. » (Führer, commande, nous suivons.) Le mot Gefolgschaft est un acte d’allégeance explicite au nazisme tout comme Einsatz. Traduits en français, des termes de cette sorte ne rendent en rien compte de leur charge historique ni de leur emplacement linguistique. Aucun mot de cette langue ne peut avoir de signification en soi, indépendante de tout contexte, c’est justement la faculté de combinaison et de montage du vocabulaire par agglutination qui permet sa datation précise. Si la langue allemande ne raconte pas son histoire par [96] l’orthographe, elle la raconte d’autant mieux par l’emploi qu’elle fait de son vocabulaire.

Si Heidegger s’était engagé du bon côté, s’il avait émigré aux USA, s’il était passé dans l’émigration intérieure, comme on disait à l’époque, sa pensée n’en resterait pas moins aussi vivante. Il est certain que son immense retentissement qui correspond à l’immensité de sa pensée vient aussi des questions que pose son adhésion au crime absolu, comme si sa pensée en était l’ombre. Que peut désormais signifier le philosophique après un tel engagement, ne fut-ce que sur le plan de la langue employée ?

Peut-être certains esprits clairvoyants ont-ils à la lecture de S/Z été pris d’un saisissement à voir Heidegger enivré jusqu’à se croire le Malraux de ce régime là qui n’en avait cure. Mais dès l’abord, la langue de Heidegger, du moins dans S/Z était déjà pleine de menaces excluaient l’embardée, l’erreur tactique.

Dès 1927, Heidegger était le philosophe des unbegrenzten Möglichkeiten, des possibilités illimitées, il n’était pas forcé d’adhérer au NS et pouvait résister à chaque instant à ce qui dans sa propre écriture l’y sollicitait. Ce qui est, en effet, impressionnant, c’est la correspondance profonde entre la langue de Heidegger et celle de la Révolution nationale qu’il n’évoque pas par hasard.

La langue dans ces textes explicitement politiques n’est pas due à une « embardée » comme on le dit si joliment en France, mais elle est constitutivement celle du national-fascisme, celle des Frontkämpfer dont le langage se reconnaît immédiatement rien qu’à la disposition grammaticale.

D’où vient-il qu’un esprit d’une telle portée, d’une telle ampleur et dont la pensée fut déterminante, essentielle, dès avant 1927 ait pu s’engager à ce point et aussi profondément dans un régime dès l’abord si visiblement totalitaire, si évident et qui allait à jamais engloutir la pensée philosophique allemande, sinon l’Allemagne tout entière. Il se trouve que dès S/Z, Heidegger était engagé dans la zone linguistique dont est largement issu le matériel de propagande nazi. Il ne rompt pas par hasard et de manière explicite avec toute une tradition et le conflit qui l’oppose à Cassirer à Davos est encore plus significatif qu’il y paraît.

On sait que l’engagement de Heidegger eut un retentissement considérable dans les milieux universitaires. Ce fut enfin l’implication directe du philosophique dans le politique, comme si d’un coup le vieux problème allemand de l’isolement des intellectuels par rapport à la cité était enfin résolu. Or il se trouve que cette résolution va justement dans le sens de la prédominance d’une certaine vision de la germanité sur le politique, vision très nette, très affirmée déjà décrite par Thomas Mann dans ses Considérations et qui le conduisent justement à s’écarter définitivement de ce dont se rapproche Heidegger, à savoir le politique et « l’authentique » dans leurs manifestations linguistiques spécifiques, en l’occurrence allemandes.

Quoi qu’il en soit, c’est symboliquement un des événements les plus importants du XXe siècle philosophique dont on ne finira pas de mesurer la portée et les conséquences.

[97]

Tous les éléments étaient réunis pour que Heidegger ne s’y trompe pas et pourtant il ne pouvait que confondre sa conception de l’Ereignis et de la Geschichte avec le NS. « Wer wagender ist als der Grund, wagt sich dorthin, wo es an allem Grund gebricht, in den Abgrund » (Qui en ose plus que le fondement lui-même ose aller là où manque tout fondement, dans l’abîme sans fond.), écrit-il en 1955 dans Wozu Dichter, comme si, a posteriori, il s’agissait, en effet, de rattacher l’option politique à la manifestation du poétique comme abîme. Le NS n’était que ruse médiocre et si abîme il y a, il fut d’abord celui des peuples victimes du NS. Das Feuer vom Himmei, ce feu du ciel du séminaire précédent, à propos du Ister (der Ister = le Danube) de Hölderlin est ce que Heidegger a trop bien identifié, qu’il a fait sien, mais comme une sorte de dérive du projet initial : la rénovation de l’Allemagne par le NS. On a même droit à la fin au fameux Blitz, l’éclair, étymologiquement semblable à Blick, le coup d’œil, le regard, le Blitz des Seins, l’éclair de l’être qui convient bien au ton wagnérien, apocalyptique de ces pages alambiquées et qu’aucun lecteur de langue allemande ne peut finalement lire sans sourire.

Il est d’ailleurs curieux de remarquer que l’éclair de la SS figurait comme touche sur les machines à écrire (Olympia) fabriquées à partir de 1935. On voit que Heidegger n’a pas pour rien en 1942, au moment même où toute l’Allemagne savait ce qu’il en était demandé aux Allemands, d’être en mesure d’affronter le feu du ciel.

Ce Blitz était déjà présent chez Fichte d’ailleurs dans le Ve discours et dans un sens pas très éloigné de celui que lui donne Heidegger : (Fichte, 89), par opposition à l’étranger, Ausland, au sens non d’étranger, mais de pays inauthentique par opposition au Mutterland, le pays maternel. C’est le ciel éternel qui octroie toute chose où les vapeurs légères se condensent en nuages dont jaillira le Blitzstrahl, le jet de la foudre, qui fertilisera l’Allemagne. C’est dans ce sens que der Blitz revient dans Die Technik und die Kehre (La technique et le retournement) en tant que der Blitz des Seins (éclair de l’être). Qui ne songerait au Blitzkrieg ?

Der Satz vom Grund s’efforce de penser la pensée comme elle ne l’est pas encore, comme elle attend d’être pensée, attente présente et qui est la pensée elle-même, tout comme l’à traduire est l’essence de la traduction que celle-ci n’est jamais, d’où – et là encore l’allemand vient au devant de la pensée – das Vordenken, la pensée antérieurement future, la pensée dont la potentialité la devance. Mais, hélas, on a aussi vorgedacht les grandes exterminations nazies en Pologne et en URSS, un livre récent a même die Vordenker der Vernichtung (les concepteurs de l’anéantissement) pour titre.

Quel est donc cet étrange objet, la philosophie, que le philosophe se trompe à ce point, pour s’engager dans des voies qui la manquent toujours. Sur le plan de la pensée c’est une jolie aventure, mais dès que cela se mêle à l’histoire, cela produit les formidables catastrophes qu’on sait. Depuis Farias et surtout depuis Hugo Ott, personne ne discute plus de l’adhésion de Heidegger au nazisme. Le fait en soi serait assez secondaire s’il s’agissait de quelqu’un d’autre que Heidegger et si jusqu’à la langue comprise toute sa pensée n’était pas fondamentalement incluse dans l’entreprise nazie.

[98]

En réalité S/Z contient, à chaque pas, son instauration politique, ce n’est pas de l’ordre de la frei schwebende Intelligenz (de l’esprit sans attaches). Sa proximité fondamentale à cette surrection supposée de l’Etre qu’est le NS condamne Heidegger, par la zone linguistique où il s’engage, à l’adhésion et à la privation de langage. Heidegger devient du coup un philosophe muet.

Ce qui est étonnant c’est la fondamentale méconnaissance de l’Allemagne que révèle une telle adhésion au nazisme. Comme si à aucun moment cette accumulation de grossièretés, de volonté d’expansion, de conquête explicite, comme si le projet à la fois simpliste et par là même efficace de Mein Kampf avait quelque chose de commun avec cette Allemagne dont procède justement l’imaginaire de Heidegger : celle, somme toute, des auteurs qu’il cite.

Ce qui est de plus effrayant c’est que l’adhésion au NSDAP à ce niveau là implique une connaissance au moins relative des objectifs du NS. Ainsi Heidegger ne pouvait pas ignorer que le but du NS était l’élimination programmatique de tous les enfants déficients ou débiles. En tant que recteur il a nécessairement eu connaissance de la loi du 14 Juillet 1933, dite Loi de prévention de progéniture héréditairement malade (Gesetz zur Verhütung erbkranken Nachwuchses) qui prévoit la stérilisation de tous les « débiles », maniaco-dépressifs et épileptiques etc.

Il y a de plus de fortes chances que Heidegger ait entendu parler du fameux discours de Hitler à la diète du NSDAP de 1929 où il dit que si 1 million d’enfants naissent en Allemagne et qu’on supprimait 700 000 ou 800 000 de plus faibles ce serait un gain (Hitler emploie le mot beseitigen).

Heidegger ne pouvait ignorer les activités exterminatrices du NS puisque son ami Eugen Fischer en est un des principaux organisateurs. En tant que directeur de l’Institut de l’Empereur Guillaume (Kaiser Wilheim institut), il est l’un des deux pères fondateurs de l’euthanasie des malades mentaux. Il les ignorait d’autant moins que, selon une lettre récemment retrouvée du 13 IV 1934, il semble avoir demandé la création d’une chaire de « Rassenlehre », de doctrine raciale, qui serait confiée justement à Eugen Fischer.

Ce qui est effrayant c’est cet accord jamais démenti avec l’essentiel du NS au point que tout membre du parti pouvait en 1933/34 se reconnaître dans ce propos, dans son élocution, dans son vocabulaire. L’étonnant est bien là, l’appropriation du vocabulaire du penseur à son engagement politique, tout autre chose qu’occasionnel ou opportuniste. L’adhésion est réelle, profonde, jamais démentie. Dès cette époque, le 22 Janvier 1934, il avait réclamé la Gesundung des Volkskörpers, l’assainissement du corps ethnique, et considéré que les 18 millions d’allemands hors frontières faisaient partie de ce Volk, revendication implicite déjà des territoires perdus.

Heidegger succombe banalement à l’image apocalyptique, à ce qu’on a appelé « nekrophile Destruktivität telle qu’en 1919 l’expriment Alfred Wolfenstein (Vondung, 277) ou justement Ernst Bloch ou tant d’autres, mais eux sans forcément se tromper de côté (il est vrai que pour Bloch c’était plutôt difficile).

[99]

On connaît bien aujourd’hui la fièvre qui s’empare de l’Allemagne de 1919 à 33 et Heidegger partage ses analyses avec une foule de gens. Ce qui est en cause, ce ne sont en rien les analyses de la modernité, mais que cette analyse ait fait tomber Heidegger dans exactement le comble de ce qu’il dénonçait, à savoir le NS. D’où vient-il, si ce n’est de l’espoir d’être le Malraux de ce régime là, que Heidegger ait pu autant plier sa pensée, à ce point, aux injonctions les plus imbéciles de l’histoire contemporaine ?

Sa pensée comme celle de Jünger était en accord avec l’essence même du nazisme qui tout à la fois révèle l’essence de cette pensée et la compromet à tout jamais. C’est le langage des alte Kämpfer (les vieux nazis = les premiers adhérents), pour qui il s’agissait de mettre fin à la pensée des Lumières pour instituer un homme nouveau, en plus dressé à la prussienne, mais éduqué en vue de la mort car le Sein zum Tode n’est pas entièrement explicable sans les vues d’Ernst Jünger, le national fasciste type dont les Stahlgewitter (les Orages d’acier) exaltaient un homme nouveau de type guerrier et fasciste, c’est-à-dire l’homme d’une nouvelle communauté totalitaire.

Michel Vanhoosthuyse de l’Université Paul Valéry de Montpellier a récemment très bien mis en lumière cet aspect de la littérature de Jünger, je l’avais fait d’ailleurs moi-même il y a fort longtemps dans Allemagne d’Aujourd’hui.

L’adhésion au NS dût-elle n’avoir été que provisoire ou opportuniste, il n’empêche qu’elle va au plus profond de ce que voulait dire Heidegger, comme si sa propre pesée lui avait tout le temps échappé et comme si c’était aux générations futures à la penser. Il en reste, au bout du compte, une formidable friche où tout est à recommencer et en premier lieu la langue.

Heidegger réprouve l’activisme vulgaire de Kriek et Bäumler ou, comme on l’a vu, de Kolbenheyer, il est, lui d’une toute autre trempe, on s’en rend compte au vol. 16 où est reproduit un texte paru dans la Freiburger Studentenzeitung du 23 janvier 1934 où il se demande « si nous dans les marches du Sud-Ouest nous resterons  à la hauteur du déplacement (Verlagerung) du politique des Allemands vers le Nord-Est ? Et si nous allons apporter à cet événement des forces créatrices ? Ou devons nous devenir séniles (überaltern) avec tout l’occident ? »

On s’en rend mieux encore compte à lire dans Wegmarken la lettre de 1955 à Ernst Jünger et l’éloge motivé du livre Der Arbeiter (Le Travailleur) qui est finalement le texte majeur de la mise en place du national-socialisme, celui qui est par le « type » dont il décrit et affirme le modèle, le plus en accord avec le programme du parti.

Dès 1923 Heidegger emploie une terminologie et des méthodes qui se rapprochent singulièrement de celles des ultra-nationaux, comme le rappelle Ott, il envoie un Stosstrupp de seize de ses partisans chahuter le cours de Nicolaï Hartmann. Or Stosstrupp est un terme typique de la LTI et du langage militaire, très employé durant la Première Guerre mondiale, il réapparaîtra avec le putsch de Kappen 1923.

[100]

On connaît la référence au national-socialisme, comme valeur essentiellement positive, encore en 1942, par une citation de Hugo Ott, extraite du fameux séminaire « Der Ister » de Hölderlin où Heidegger s’en prend à ses collègues pour lesquels dans la plupart des « résultats de leurs recherches (Forschungsergebnissen) les Grecs apparaissent comme les vrais nationaux-socialistes ».

Que cette interprétation de 1942 soit au plus profond inscrite dans le nazisme n’a évidemment pas échappé à Gerald Stieg dans son remarquable travail Heidegger und Karl Kraus dans la revue Wespennest n° 90. Mais lui, Heidegger, est le vrai nazi, celui qui sait, une fois de plus, comment il faut penser : « Dieser Übereifer der Gelehrten, écrit-il dans ce passage cité par Ott, scheint garnicht zu merken, daß er mit solchen "Ergebnissen" dem Natinalsozialismus und seiner geschichtlichen Einzigartigkeit durchaus keinen Dienst erweist, den dieser außerdem gar nicht benötigt. » (Cet excès de zèle des savants ne semble pas du tout remarquer qu’avec de tels « résultats » il ne rend aucun service au national-socialisme et à son unicité historique, service dont il se passe d’ailleurs tout à fait.) (Ott, 287).

On peut d’abord se demander comment un excès de zèle peut remarquer quelque chose et ensuite constater à quel point la langue de Heidegger est prise dans le nazisme, non seulement par ce qu’il dit mais par la manière dont il le dit. « Die geschichtliche Einzigartigkeit » (l’exceptionnalité historiale) qui revient chez Heidegger à plusieurs reprises inscrit le NS au plus profond de cette Eigentlichkeit (authenticité) linguistique tant recherchée, la singularité historique du NS, celui-ci est à la fois la réalisation de la Geschichtlichkeit, de l’historialité, il se confond avec elle et il est aussi le stade de réalisation de la langue comme nous l’avons vu et qui ne peut être que la langue allemande en tant que renouveau du grec et ceci quelles que soient les réserves mises par Heidegger à cette Verwirklichung, à cette réalisation.

C’est par Heidegger qu’il faut passer pour comprendre cet effondrement de la pensée dans les aboutissements du nazisme. Chez lui seul, du fait même de la proximité du tremblement dernier de la « Pensée », il est possible de trouver les traces ultimes de cette rencontre fatale. Ce qui peut compromettre finalement toute la pensée de Heidegger, ce n’est pas son analyse de la modernité, bien au contraire, encore que ce ne soit nullement la sienne seule, nombreuses sont les analyses similaires à cette époque. Ce qui compromet sa pensée, c’est qu’il n’ait pas vu que ce qu’il prenait pour un sursaut, une sorte de percée, Durchbruch, d’un monde vrai de la Volkhaftigkeit en tant que vérité historiale (geschichtliche Wahrheit) était exactement l’inverse ; le NS n’était que la visible manifestation de cela même qu’il « dénonçait » si on peut employer ce terme, ce plutôt contre quoi s’édifiait toute sa pensée. Il a comme Jünger pris la Gewalt (la violence-pouvoir) pour la Macht (la puissance) alors que personne plus que lui a su séparer la pensée de la Macht. Qu’il n’ait pas vu que la Gewalt nazie n’était que nuit, le ramène à la grande mutité politique allemande qui fait le philosophique se confondre avec le totalitarisme.

Importantes sont à cet égard les deux conférences titrées Die deutsche Universität faites les 15 et 16 août 1934 devant les étudiants étrangers de l’université de [101] Fribourg et où Heidegger fonde à la fois philosophiquement et si l’on peut dire, historialement le national-socialisme comme destination de l’Allemagne. Ces deux conférences sont plus signifiantes que les textes directement politiques de 1933. Comme dans la plupart des textes tout est disposé à partir du « wir ». Le national-socialisme est la Umwälzung, le retournement de l’Allemagne, sa Kehre. C’est le national-socialisme qui réalise ce « wir », c’est lui qui accomplit ce qu’inaugurèrent les trois puissances inaugurales : « 1) die neue deutsche Dichtung, 2) die neue deutsche Philosophie et 3) der neue deutsche politische Wille der preussischen Staatsmänner. » (291) (1) la nouvelle poésie allemande, 2) la nouvelle philosophie allemande, 3) de la nouvelle volonté politique des hommes d’état prussiens).

Parallèlement se développe le Volksgeist et apparaît le mot Volkstum d’ailleurs employé pour la première fois par Campe en 1794 qui crée à la même époque Volksgeist mais surtout repris par le Turnvater Jahn. Il est d’ailleurs remarquable que ce soit Fichte qui reprend le terme völkisch dans un tout autre sens que celui qu’il avait à Nuremberg à la fin du XVe siècle. Avec Fichte le concept de völkisch (VIIe discours) désigne essentiellement cette authenticité, cette autochtonie supposée d’une nation native, selon le sens même du mot, plus que politique, pour laquelle le politique ne pourrait être que naturelle. Cela fait que der Staat wurde geahnt als lebendige Ordnung (on eut l’intuition de l’état en tant qu’ordre vivant). Il est la manifestation du naturhaftes und geschichtliches Wesen des Volksgeistes (de l’essence nourrie de nature et historiale de l’esprit d’ethnie) au sens où Fichte, en effet, l’entendait. Freiheit dit Heidegger dans cette première conférence, hat für die Deutschen jetzt den neuen Klang und Sinn. Freiheit bedeutet : Bindung an das Gesetz des Volksgeistes, das sich in den Werken der Dichter, Denker und Staatsmänner vorbildlich heraustellt. Freiheit bedeutet so : gebundene Verpflichtung in den Willen des Staates. Freiheit : Verantwortung für das Schicksal des Volkes. (291) (La liberté rend maintenant pour les allemands ce son et ce sens nouveaux. Liberté veut dire être lié à la loi de l’esprit ethnique qui se manifeste de façon exemplaire dans les œuvres des poètes, des penseurs et des hommes d’état. Liberté veut ainsi dire obligation louée dans la volonté de l’état. Liberté : responsabilité du destin de l’ethnie.) La mobilisation totale au sens où l’entend Jünger, c’est la différence entre l’état institutionnel et l’état organique. L’évolution de l’ensemble du savoir et surtout la Première Guerre mondiale ont montré la nécessité d’un Führer qui relèverait le Volk de la perte de lui-même (Selbstverlorenheit) (297), le ramènerait à lui-même à sa propre détermination et à une nouvelle volonté d’être (der das Volk aus seiner Selbstverlorenheit wieder zurückführen sollte zu seiner eigenen Bestimmung und zu einem neuen Daseinswillen.)

Il s’agit bel et bien de Umwandlung, de Verwandlung, de Gestaltung der Zukunft, de transformation, de métamorphose, de formation de l’avenir. Avec habileté Heidegger tourne le conflit qui agitait alors le NSDAP tout entier entre Werner Best et Ernst Rudolf Huber entre Staatsgewalt et Führergewalt, en faisant de la Staatsgewalt la Führergewalt à travers le Frontgeist et la Gefolgschaft par quoi nous serions au cœur de la Weltanschauung de la SS.

[102]

Der Frontgeist ist der wissende Wille zu einer neuen Gemeinschaft. (L’esprit du front et la volonté qui sait en vue d’une communauté nouvelle.) Cette communauté a le caractère de la camaraderie et cette camaraderie est celle

La seconde partie de la deuxième conférence s’ouvre sur ces mots (vol. 16, 302) : « L’essence de la Révolution national-socialiste consiste en ce que Adolf Hitler a haussé et imposé ce nouvel esprit de communauté en puissance formatrice (gestaltende Macht) d’un nouvel ordonnancement du peuple-ethnie. » Le vocabulaire est le même et le politique est ici en accord avec le philosophique. C’est le national-socialisme qui réalisera cet Einbruch des Daseins, cette irruption de l’être, du § 70 de Sein und Zeit et la eigentliche Geschichtlichkeit du § 76, l’authenticité de l’histoire. Ces deux conférences reprennent l’essentiel de la thématique et de la grammaire de Sein und Zeit et par la Gefolgschaft (l’adhésion-obéissance) (300) et le Frontgeist (300) est au cœur du vocabulaire jüngerien du national-socialisme. Gefolgschaft dont d’ailleurs le Wahrig signale qu’il est spécifique de l’époque 1933-1945 c’est dire Kameradschaft, Gemeinschaft sont comme d’ailleurs d’autres mots en -schaft, des termes essentiels du jargon nazi et que Heidegger emploie pour cette raison même car ici on est au cœur de la LTI.

« Et l’histoire de l’esprit allemand (on sait que Geist n’est pas esprit) est le destin du peuple allemand » écrit-il et l’aboutissement parce que « par la révolution national-socialiste est métamorphosée la réalité allemande entière." (vol. XVI, 285-307) « weil durch die nationalsozialistische Revolution die ganze deutsche Wirklichkeit verwandelt wird. » Ce que Heidegger attend du régime c’est « Erziehung des Volkes durch den Staat zum Volk », l’éducation du peuple en peuple par l’état. Ces lignes sont en italique, probablement gesperrt, c’est-à-dire à lettres écartées, dans le texte original. L’état nazi doit réaliser le vieux rêve de Fichte et de bien d’autres avant lui, créer, donc recréer le peuple ethnique comme seul détenteur de l’être. Cette éducation est une Umerziehung (302) une rééducation ou plutôt comme l’exprime le mot un retournement d’éducation du peuple ethnie entier dans le but de vouloir sa propre unisson et sa propre unité (eigene Einigkeit und Einheit). Umerziehung et Umwälzung, renversement sont des mots clés de ce texte, on croit entendre le fameux Umbruch, terme par lequel on désignait la prise de pouvoir des nazis.

Au début de la seconde conférence Heidegger écrit un peu plus loin : Die Herrschaft dieses Staates ist die verantwortliche Durchsetzung jenes Führerwillens, zu dem das gefolgschaftliche Vertrauen des Volkes die Führung ermächtigt. (Le pouvoir-domination de cet état est l’imposition responsable de cette volonté du Führer (Durchsetzung = le fait d’imposer à travers (durch) tous les obstacles et quoiqu’il en coûte) qui est qualifiée par la confiance d’adhésion-obéissance du peuple ethnie l’égard du pouvoir (Führung)). La phrase est ici disposée par blocs verbaux Herrschaft dieses Staates puis verantwortliche Durchsetzung et le dernier qui font comme des remparts, des murs verbaux destinés à repousser toute contradiction. Ce sont des entités fermées, irréfutables qui ne peuvent être démontées de l’intérieur et dont l’autorité s’impose sans discussion.

[103]

« Der Führer hat das sichere Wissen um das Einfache. Er hat aber zugleich den unbändigen Willen zu seiner Durchsetzung. » (Le Führer a le savoir sûr quant au simple. Mais il a en même temps l’indomptable volonté de l’imposer.)

Tout le texte entièrement orienté dans une seule direction et dont tous les mots indiquent la même soumission enthousiaste et indiscutée et qui allait au devant des désirs du régime.

Ce texte Die deutsche Universität, plus encore que Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, le fameux discours du rectorat antérieur d’un an, est encore plus au cœur de la pensée de Heidegger.

Tout se passe comme si Heidegger n’avait pas reconnu sa pensée d’où l’inhumanité, le côté implacable de son langage, comme s’il s’était ouvert à quelque chose de si immense qu’il ne pouvait que s’égarer et se tromper de langage au point de tomber dans la LTI. Sa propre pensée était trop grande pour lui. Une grande pensée dans un petit homme et qui justement tombe dans les pires dérives de vocabulaire qu’on puisse imaginer. En réalité la pensée de Heidegger est encore à venir, indiquée mais non encore pensée, non encore advenue.

Ce qui est aussi surprenant c’est l’adéquation de la langue de Heidegger au LTI auquel il confère sa base philosophique. Non seulement Heidegger est décisif, parfaitement en accord avec le vocabulaire de la LTI, mais il la précède, contribue à son instauration, il lui donne son assise philosophique. Heidegger ne parle pas politiquement autrement qu’il ne parle philosophiquement, les concepts ou les modalités d’expression des textes proprement politiques sont les mêmes.

Un texte comme le n° 132 du recueil de Schneeberger, ensuite publié dans le volume XVI comme tous les autres textes politiques et intitulé par Schneeberger « Bekenntnis zu Adolf Hitler und dem nationalsozialistischen Staat » est un texte aussi bien philosophique que politique venu du propre même de la pensée de Heidegger Die Unerbittlichkeit des Einfachen und Letzten duldet kein Schwanken und kein Zögern. Diese letzte Entscheidung greift hinaus an die äußerste Grenze des Daseins unseres Volkes. Und was ist diese Grenze ? Sie besteht in jener Urforderung allen Seins, dass es ein eigenes Wesen behalte und rette. (L’impitoyable du très simple et ultime ne tolère pas de balancement ni d’hésitation. Cette décision dernière va par delà jusqu’à l’extrême limite de l’existence de notre peuple. Et quelle est cette frontière ? Elle est faite de l’exigence originelle de tout être qu’il conserve et sauve son essence propre).

Alors que l’antisémitisme français est aussi vigoureux qu’exalté, aussi grossier que vulgaire, il est dépourvu d’une méthode de fond, d’une base philosophique qui peut s’imposer comme telle, comme si une pudeur dernière empêchait la pensée française de tomber dans la barbarie ou plutôt dans le dégagé, dans le sans entraves auquel peut conduire le philosophique à l’état nu, pour peu qu’il ait à sa disposition la langue faite pour ce qu’il voudrait être.

Peter Wapnewski signale lui aussi que Heidegger ne faisait pas en 1944 le deutscher Gruss. Il est évident que le NS en exercice ne correspondait pas à la vision de l’authenticité de Heidegger. On pourrait presque dire que très rapidement le NS [104] a dû à ses yeux perdre sa Bodenständigkeit, sa pure germanité pour n’être plus que nazisme.

Il est vrai comme le disait le malheureux Jenninger, l’ancien président du Bundestag, que les juifs occupaient une place centrale dans le mode scientifique et surtout littéraire, qu’ils occupaient une place importante en Allemagne et qu’ils contrôlaient un certain nombre de banques, mais d’une part ils n’étaient pas les seuls et d’autre part, dès janvier 1933, ce n’était plus le cas, c’est le moins qu’on puisse dire, c’est pourquoi il est pour le moins étonnant de voir encore après 1945, repris de manière obsessionnelle un même discours. Mais la fameuse lettre du 2 X 1929 à Victor Schwoerer (publiée par la Zeit du 22 XII 1999) où il parle de la « wachsende Verjudung des deutschen Geistes » est surtout de l’ordre de la bassesse morale. Les huit ou neuf textes directement nazis de NS sont quant à eux au cœur de la pensée de Heidegger et ils confortent le NS, lui donnent une assise, ainsi p. ex. le Bekenntnis zu Hitler comme l’a nommé Guido Schneeberger.

Là non plus les auditeurs ne s’y trompèrent pas, ils reconnurent leur lecture de S/Z dans le rythme et le vocabulaire. La Unerbittlichkeit et la Härte sont des concepts de la SS et la Härte, la dureté, revient aussi dans Arbeitsdienst und Universität de juin 1933 (Schneeberger, 57). Le mot hart revient deux fois. Ihr Wille zum Staat wird dieses Volk hart gegen sich selbst und ehrfürchtig machen vor jedem echten Werke (Sa volonté d’état va rendre ce peuple dur pour lui-même et respectueux devant toute œuvre authentique.) On est ici au cœur de ce lyrisme national-socialiste qu’on retrouve justement chez Kolbenheyer que Heidegger critique mais aussi chez Blunck, Burte et tant d’autres. Déjà, il est vrai Theodor Körner nous avait prévenus dès le début du XIXe siècle

Frisch auf mein Volk. Die Flammenzeichen rauchen ;
Hell aus dem Norden bricht der Freiheit Licht
Du sollst den Stahl in Feindes Herzen tauchen

Das höchste Heil, das letzte liegt im Schwerte.

Et presque au même moment Ernst Moritz Arndt avait parlé « Vom Gott, der Eisen wachsen ließ », du Dieu qui a fait pousser le fer ce qui n’est pas peu dire et Heidegger écrit le 23 janvier 1934 : « resterons nous ici dans la marche frontalière du sud-ouest (Grenzmark) à la hauteur de la translation de la volonté politique des Allemands vers le Nord-Est ; apporterons nous des forces créatrices à cet événement ; ou bien devrons-nous devenir séniles avec l’Ouest tout entier c’est cela la décision pour la capacité d’engagement (Einsatzfähigkeit) de la force de l’ethnie de notre pays. La décision tombe selon qu’il est possible de rééduquer (umerziehen) l’alémanitude intacte à partir d’un état bourgeois (Bürgerlichkeit) suranné et d’indifférence inoffensive à l’égard de l’Etat, vers le co-vouloir de la volonté d’état national-socialiste. » (vol. 1, 240). (Bleiben wir in der südwestlichen Grenzmark der Verlagerung des politischen Willens der Deutschen nach dem Nordosten gewach-[105]sen ? Werden wir diesem Geschehen schöpferische Kräfte zuführen ? Oder sollen wir mit dem ganzen Westen überaltern. Das ist die Entscheidung für die künftige politische Einsatzfähigkeit der Volkskraft unseres Landes.) La rythmique de ce jargon est la même que celle des textes philosophiques et Heidegger va jusqu’à reprendre le thème risible entre tous de la propagande national-socialiste, celui de la « nordisation », die Aufnordung. De plus, on y voit encore figurer Einsatz, ce mot terrifiant déjà rencontré et qui à lui seul dit tout du nazisme.

Bien avant ce qui est dit ici, Winfried Franzen en 1988 avait montré combien la notion de Härte telle que Heidegger l’envisage dans Die Grundbegriffe der Metaphysik de 1929/30 rapproche Heidegger fâcheusement du NS. Cette Härte est déterminée par la Unerbittlichkeit, l’inflexibilité du texte recueilli une première fois par Schneeberger sous le n° 132 et intitulé par lui Bekenntnis zu Adolf Hitler où le Führer exige du peuple allemand la simplicité de l’inflexible « Die Unerbittlichkeit des Einfachen und Letzten duldet kein Schwanken und kein Zögern, diese letzte Entscheidung greift hinaus an die äusserste Grenze des Daseins unseres Volkes. » (L’inflexibilité (littéralement l’impitoyabilité) du simple et de l’ultime ne tolère pas qu’on faiblisse, qu’on hésite, cette décision ultime prend loin jusqu’à l’extrême limite de l’existence de notre peuple.)

La SS fait, comme le montre Hans Buchheim, de la dureté à la suite de Mein Kampf la base de la mentalité SS (Bucheim, Anatomie des SS Staates I, 247-263). Il est vrai que Heidegger parle essentiellement de la Härte des Daseins, de la dureté de l’existence, mais curieusement celle-ci s’apprend dans le Arbeitslager, dans le camp de travail, dont dès janvier 33 tout le monde savait ce qu’il signifiait.

La Entscheidung dont il est question est la Entschlossenheit de S/Z dont l’esprit se retrouve dans tous ces textes de 1933-35, tout comme der Kampf est la Losung, le mot clé de la Selbstbehauptung der deutschen Universität, l’auto-affirmation de l’université allemande, le fameux discours de rectorat, le plus construit et le plus philosophique des textes directement engagés dans l’action politique où la « Kampfgemeinschaft » devient l’instrument de base de la pensée. Die Kampfgemeinschaft est un mot qui fait froid dans le dos, d’une dureté extrême et inemployable désormais en allemand, tellement il est fondamentalement marqué par le nazisme et tout ce qui l’a précédé. Der Kampf, c’est tout autre chose que le combat ou la lutte. On ne peut, en lisant ce texte, se défendre de penser à Heine qui parlait de la « Kampflust, die wir bei den alten Deutschen finden und die nicht kämpft um zu zerstören, noch um zu siegen, sondern bloß um zu kämpfen. » (III, 639) (L’envie de se battre que nous trouvons chez les anciens Allemands et qui ne se bat pas pour détruire, ni pour vaincre, mais seulement pour se battre.)

Il y a implication du philosophique comme tel dans ces fameux huit textes explicitement politiques. La référence au Führer comme réalisant la völlige Umwälzung unseres deutschen Daseins (un total retournement de toute notre existence allemande) est écrite gesperrt, c’est-à-dire à lettres écartées, pour en souligner l’importance. Sans retour, la Sage de Heidegger est enfermée dans sa Sprache ou plutôt dans ce qu’elle ne fut pas. On ne peut faire comme si cette langue là si spé-[106]cifique, si reconnaissable, si inhumaine, brandie, armée et casquée n’avait pas existé, elle parle désormais quelque part au fond de l’expression philosophique de langue allemande. C’est une langue d’effroi qui justement ferme toute pensée par la massivité même de la terminologie.

Grammaticalement, elle rend tout écart de pensée, toute surprise impossible. Il est stupéfiant que Heidegger ne s’en soit pas rendu compte ou trop bien, comme si la langue était en effet une arme, celle un peu, il est vrai, de Rübezahl qui prenait les arbres de la forêt pour cannes. Il y a lieu de retourner la langue de Heidegger, de la récrire ; comme si elle contenait une opération philosophique qui n’a pas eu lieu. Il faut pour la philosophie retourner la langue comme Celan l’a retournée pour l’expression poétique. Au bout du compte, il reste les jeux de mots stériles de Zeit und Sein où encore une fois tout se joue sur les variations infinies de sens, d’Eigen (semble-t’il confondu avec eigen) ou de Geschick, mais sans que jamais rien ne soit dit sur le véritable Geschick de notre temps. D’une langue farouche on passe à une langue immobile, figée et qui tombe dans le kitsch comme si par delà le problème purement politique on était en face d’une formidable défaillance, comme si l’essentiel de la pensée de Heidegger était justement ce silence qu’elle contient, comme si toute son importance venait précisément de cette faillite fondamentale. On peut se demander, en effet, à bien examiner la langue de Heidegger, si cet effondrement linguistique n’est pas le signe de quelque chose de bien plus grand que la pensée de Heidegger elle-même : à savoir la non correspondance absolue du langage et de la Weltlichkeit.

Du coup il n’est plus possible de comprendre Heidegger comme il aurait fallu, un voile indéchirable l’en sépare. Tout se passe comme si désormais il en était réduit à une paralysie de la parole qui ne lui permet ni désaveu ni retour, mais simple persistance dans l’incompréhensible, dans l’injustifiable. Encore en 1953 Heidegger précise que Introduction à la métaphysique est publié ohne inhaltliche Änderung, sans modification de contenu. Or entre un portail roman et une peinture de Van Gogh Heidegger cite le « Führer » et écrit « Oder "ist" der Staat in der Aussprache des Führers mit dem englischen Aussenmnister. Der Staat ist. Aber wo steckt das Sein, steckt es überhaupt irgendwo ? (Ou bien l’état « est-il » (entre guillemets) dans l’entretien entre le Führer et le ministre anglais des affaires étrangères. L’état est. Mais l’Etre où est-il fourré, est-il même fourré quelque part ?)

Ceci bien entendu pour faire entendre que l’Etre n’est pas quelque part selon quelque croyance naïve et la nuance ironique n’échappe pas à l’auditeur de 1935, mais le lecteur de 1953 était en droit de ne plus considérer la référence comme allant de soi. Tout se passe comme si Heidegger avait bel et bien voulu montrer, que c’est bien du Führer qu’il s’agit, avec tout ce que ce mot implique, un acte d’adhésion et d’approbation. Parler en 1953 du Führer et non der damalige Führer ou tout simplement, comme l’usage s’en était établi, de Hitler, c’est bel et bien revendiquer son appartenance à la Bewegung ou c’est ne pas entendre l’allemand tel qu’ici Heidegger le parle.

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À cette époque le mot était banni du vocabulaire, inemployable. En 1955 lorsque Heidegger prononce à Messkirch, son lieu natal, son discours en l’honneur de son compatriote le compositeur Konradin Kreuzer né en 1775 à Messkirch, il revient, nous l’avons vu à plusieurs reprises, sur les Heimatvertriebene, non en tant que victimes, mais en tant qu’incarnant la perte du sol allemand en se gardant bien de dire qu’il ne fut perdu que du fait du seul Hitler.

La conclusion revient peut-être à Hannah Arendt et au conte qu’elle écrivit sur Heidegger et qui se trouve dans le volume I, page 403 du Denktagebuch (Juillet 1953) où elle raconte l’histoire du renard qui se prend à son propre piège en ayant d’abord voulu y faire tomber les autres. Il se retrouve inextricablement fourvoyé à la façon d’un personnage de Kafka qu’il ne cite jamais, encore que chez lui ce fourvoiement là soit au cœur de sa pensée et de sa langue. D’où vient-il que Heidegger n’ait pas su voir que sa pensée ne pouvait pas avoir de retombée là où il le croyait. Il s’est trompé de nazisme et a trompé sa pensée.

Quel est enfin le ressort fondamental de la pensée de Heidegger, question qu’on peut s’autoriser à penser même en n’étant pas philosophe, pour qu’il n’ait pas reconnu la technique qu’il s’est tant plus à dénoncer par ailleurs dans sa manifestation la plus explicite : le national-socialisme pourtant technique et criminel dans ses affirmations premières : il suffisait de lire Mein Kampf pour voir fonctionner la technique à l’état pur.

Heidegger inaugure comme Celan une pensée qui n’eut encore jamais lieu, qui se fit au moment même où eut lieu ce qui n’eut jamais lieu, comme si l’un était la face de l’autre, comme si la langue allemande à la fois parlait avec Celan de ce qui n’est pas encore de l’ordre des mots et accomplit ce qui n’eut jamais de précédents, or Heidegger se situe de ce côté là ; du côté de ce qui, comme il le dit lui-même, organise ce qui fut donné à l’autre en tant que feu du ciel. Par delà une pensée que chacun voit bien comme étant inaugurale, il se pourrait qu’elle pose la question la plus importante qui puisse se poser. D’où vient-il que Heidegger puisse ne fut-ce que quelques instants, côtoyer comme tout un chacun le nazisme, à l’instar de quelque Pauker (pion) – universitaire quelconque ? Quelle est la signification de cette étonnante proximité ? L’oubli de l’être est-il, tel que toute tentative pour en sortir, soit voué à la proximité immédiate du pire ? Tout l’effort de Heidegger consistait à dégager la langue philosophique des encombrements de la tradition rhétorique qui l’habitait. Mais n’est-il pas justement la manifestation de ce qu’il dénonce. Personne n’avait poussé le travail de dégagement aussi loin, ni avec tant de puissance. Mais plus Heidegger retrouvait ou s’approchait du Urwort, de la langue à l’état pur, plus il se rapprochait de ce qui manifestait le plus l’oubli. Il n’y a nul accès de plus en allemand qu’en français et l’allemand n’est pas plus proche éventuellement de l’authentique que le français. La disponibilité presque illimitée de vocabulaire, les possibilités d’associations verbales ne prouvent rien.

La fulgurance de la pensée de Nietzsche s’est exprimée dans une langue lumineuse, simple, souple. Peut-être Heidegger s’est-il trompé à vouloir inventer une langue qui existait déjà. Ce qu’il n’a peut-être pas vu ou plutôt qu’il a voulu assu-[108]mer jusqu’au bout, c’est que cette langue était déjà prise dans ce dont elle provenait tout comme la langue de Luther, si wuchtig et saftig, puissante et juteuse qu’elle soit n’en est pas moins tributaire de tout ce qu’elle veut écarter d’elle, de tout ce qu’elle veut umwälzen, retourner de fond en comble.

À qui fera t’on croire qu’il y a une spécification de la langue allemande à certaines destinations (Geschick), ce serait avouer n’en connaître qu’un versant caricatural de par l’affirmation d’exclusivité qui en est faite. Mais ce penchant là, cette destination, à en croire Heidegger, la seule apte à la proximité de l’Etre, celui donc de la pensée ou de la philosophie était-il alors par essence voué à cet ajointement à ce qui sous toutes ses formes ne fut que crime et extermination ? A moins, en effet, qu’il y ait un Geschick de la philosophie allemande qui la voue à s’égarer dans les parages de l’apocalypse.

Heidegger savait parfaitement que Cassirer qu’il dénonçait tant était plus heideggérien que son ami Jünger et que lui-même et comment se fait-il de plus qu’il n’ait pas voulu voir ce qu’avait parfaitement vu un de ces kleiner Denker (petits penseurs) qu’il dénonce ?

La massivité de ce qui est à la fois devant et présent (das Vorliegende) était telle que son chemin de langue, son Sprachweg, mais non pas justement son Weg zur Sprache conduit Heidegger malgré l’audace de sa pensée ou à cause d’elle à cette étonnante et fatale confusion qui ne cesse de se profiler partout derrière ce qu’il écrit comme une ombre portée dont on ne se défait pas.

Que Heidegger n’ait pas voulu penser l’impensable, qu’il n’ait pas abordé l’inabordable ni tenté de dire l’imprononçable, qu’il n’ait pas même dit, qu’il ne voulait rien en dire ou qu’il ne pouvait rien en dire, c’est l’abîme qui s’ouvre dans sa pensée et la recouvre à tout jamais surtout si on voit que c’est du sein de la même langue avec les mots dont il s’est servi qu’est issu cela, surtout si on songe que le formidable arsenal linguistique de l’allemand permettrait après coup tout au moins de poser la question.

Peut-on comparer le silence de Heidegger à l’effacement des traces dont est issue la shoah conçue dès le départ comme Vergessenheit, comme n’ayant jamais été, comme n’ayant pas laissé de traces. Elle est pour le moins troublante cette ressemblance entre ces deux silences, en plein milieu du Gerede de la langue si prolixe et qui a du verbe pour tout. Le silence de Heidegger est du même ordre que celui de tout le monde après 1945, mais alors pourquoi avoir tant parlé avant s’il y avait si peu à dire après, il est vrai en effet que la mort donnée avait annulé le verbe.

D’où vient-il que Heidegger n’ait pas voulu voir que ce qu’il soutenait n’était que le plus pur produit du dévoiement européen, que ce qu’il entendait comme une sorte de soulèvement en vue la vérité de l’Etre contre l’égarement de la soi-disant raison occidentale et humaniste n’en était que l’égarement suprême ? Heidegger n’a pas reconnu la modernité dans ce qu’elle avait de plus moderne.




Fin du sixième article de six.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 février 2015 10:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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