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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean Rony GUSTAVE “Nationalité et identité : la double nationalité en Haïti entre les dé-bats politiques et le contexte de la mondialisation.” In revue L’INDIGÈNE, cahier socio-culturel des étudiants de la Faculté d’ethnologie, vol. II, no II, mai 2012, pp. 92-108. Port-au-Prince, Haïti : Faculté d’ethnologie, Université d’État d’Haïti.

[92]

Folklore, culture et identité

Nationalité et identité :
la double nationalité en Haïti
entre les débats politiques et
le contexte de la mondialisation
.”

Par : Jean Rony GUSTAVE

RÉSUMÉ

Le refus de l'Haïtien naturalisé est le fruit d'une longue période de luttes aboutissant à la Révolution haïtienne, l'une des plus grandes révolutions du monde consacrée la victoire de l'Armée Indigène sur l'Armée Napoléonienne, l'une des plus grandes armées du monde à l'époque. Voulant construire leur identité et sauvegarder l'indépendance/la souveraineté nationale, les Haïtiens ont dû barrer la route aux étrangers, encore moins à l'Haïtien naturalisée qui pourraient constituer un obstacle à cette indépendance qui leur était combien chère. Était considéré comme apatride, mercenaire, tout Haïtien qui se faisait naturaliser. D'ailleurs Frédéric Marcelin, dans son texte « Je veux rester Haïtien » l'a bien démontré. Le 19eme siècle, dans le monde national et international, était considéré comme un siècle d'enferment où les notions de patrie, de culture avaient une importance primordiale. Par ailleurs, au 20eme siècle, le monde est devenu un village global. C'est l'ère de la globalisation, de la mondialisation. L'émigration est devenue un droit au même titre que les autres. Mais ceci n'empêche pas que chaque pays se fixe des règles juridiques sur la nationalité des citoyens qui y vivent. La Constitution Haïtienne, elle, dans son article 15 interdit la double nationalité haïtienne et étrangère. Aussi l'arrivée d'un Haïtien naturalise à la magistrature suprême de l'État mettrait-elle pas en jeu les acquis de la culture nationale.

Concept-clés

[93]

Naturalisation, Constitution, État, Nationalité, Mondialisation, Émigration, Double nationalité, Culture nationale, Mentalité, Classe politique, Étranger, Globalisation, Identité nationale

Introduction

L'échec de notre classe politique traditionnelle, la misère socio-économique criante dans laquelle vivent les masses haïtiennes, l'analphabétisme du peuple haïtien sont entre autres les facteurs ayant permis à l'ex-Chanteur/Musicien, Monsieur Michel Joseph MARTELLY, d'arriver au pouvoir. Plus d'un a du mal à comprendre comment un homme répondant au profil sociopolitique de Michel Joseph MARTELLY est arrivé au pouvoir. Ce passage du champ symbolique au champ politique se fait trop brusquement : un homme sans expériences politiques, sans profil académique est devenu le premier chef de la nation, une fonction combien prestigieuse soit-elle. Quelques mois après son arrivée au pouvoir, plusieurs crises dont celle sur la double nationalité du Président et de certains membres du Gouvernement sont déclenchées. Certains parlementaires dont Moise Jean Charles et Steven Benoit affirment que le président est, en dehors de la nationalité hattienne, détenteur de deux autres nationalités : américaine et italienne. Une telle affirmation n'a pas manqué d'attirer l'attention de la presse haïtienne, de l'élite intellectuelle et même d'une bonne partie du peuple haïtien. Pour jaillir la lumière, une commission ayant pour mission d'enquêter sur la nationalité des membres du gouvernement MARTELLY/CONILLE a été formée. Quel rapport que [94] cette crise sur la double nationalité du Président notamment a avec la culture nationale ? Nous allons essayer, dans cet article, de montrer que le refus de la double nationalité en Haïti est le fruit de notre culture nationale. Violer l’article sur la double nationalité haïtienne et étrangère c'est mettre en péril les acquis de la culture nation, bref de notre identité.

Le refus de l’Haïtien naturalisé étranger
et le 19ème siècle Haïtien


La Révolution Haïtienne ayant conduit à la proclamation de l'Indépendance du pays le 1er janvier 1804 est une des plus grandes Révolutions du monde. Réalisée par des esclaves noirs considérés comme des animaux, cette Révolution étonnait le monde et provoquait chez les Indigènes un sentiment de fierté, de nationalisme à outrance. Des esclaves noirs sous la direction de certains Chefs dont Jean-Jacques Dessalines sont arrivés à faire de St-Domingue la Première République Noire du monde. Tandis que cette Révolution était une menace, une insulte pour les puissances colonialistes dont la France, elle était un sentiment de fierté, de nationalisme, patriotisme...pour les nouveaux libres. Ce sentiment allait vite provoquer une rupture violente avec la Métropole (la France), et cette rupture violente a eu pour conséquences l'isolement d'Haïti, la fuite des capitaux, du savoir-faire, fa destruction de la base productive du pays, le rejet de l'étranger, encore moins la naturalisation de l'Haïtien. Une longue chaîne de textes littéraires de l'époque exalte déjà cette vision négative de l’Haïtien naturalisé, bref de l'étranger. Pour Louis Joseph Janvier, un jeune peuple a besoin de sa bonne réputation pour prospérer, pour grandir. Il doit [95] impitoyablement clouer au pilori de son histoire tous les félons, tous les renégats ; il doit flétrir à jamais, pour l'enseignement des générations futures les noms des insensés et des traîtres qui, à l'étranger, se constituent les assassins de l'Honneur collectif. [1]

Dans toute la poésie de l'époque (1804-1830), il n'y a de programme et d'identité collectifs que la probabilité de devoir de nouveau recourir à la geste héroïque. Dans la conscience blanche et mercantiliste des puissances coloniales, le passé refuse de mourir. Le NOUS des poètes et des premiers textes politiques haïtiens constitue un appel à le tuer : ce qui était ne sera plus. Et les batailles juridico diplomatiques menées par les puissances coloniales européennes et les États-Unis d'Amérique au début du 19ème siècle pour ignorer et minimiser l'existence d'Haïti sont comme des contre textes qui répondent, par leur pouvoir de négation à ces textes d'affirmation. L'Acte de l'Indépendance et les premières Constitutions sont comme des actes de paroles venus confirmer l'existence d'une nouvelle donnée de l'histoire : Haïti. [2]

Les premières Constitutions du pays étaient hostiles à la naturalisation. Les articles 7 et 12 de la Constitution de 1805 stipulent respectivement : La qualité de Citoyen se perd par l’émigration et par la naturalisation en pays étrangers, et par la condamnation à des peines afflictives et infamante. Le premier cas emporte la peine de morts et la confiscation des propriétés. ; Aucun blanc, quelle que soit sa nationalité, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété. L'article 38 de la Constitution de 1816 reprend presque de la même [96] manière celui 12 de la Constitution de 1805 : Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre les pieds sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire Les article 14 des Constitutions de 1846 et de 1849 se rencontrent sur ce point : l’exercice des droits politiques se perd :1) par la naturalisation acquise en pays étranger ; 2) par l'abandon de la patrie au moment d'un danger imminent. Bref toutes les Constitutions au 19ème siècle étaient contre la naturalisation. D'ailleurs tout un ensemble de textes exaltant une vision négative d'Haïti ont été publiées après l'indépendance. Ces textes remettaient en question notre statut de peuple capable de diriger le pays.

L'Haïtien naturalisé
vu par le Romancier Frédéric Marcelin au 19ème siècle


Dans son texte Je veux rester Haïtien, Frédéric MARCELIN exprimait son mécontentement farouche vis-à-vis de l'Haïtien naturalise. Ce dernier est plutôt vu comme un mercenaire, un mercanti que comme un citoyen en quête de mieux-être. La naturalisation était considérée comme une honte nationale. Comme pratiquement tous les Haïtiens de son époque, l'Indépendance d'Haïti était une fierté pour Frédéric Marcelin. Il a proclamé son admiration et sa fierté de l'épopée fondatrice qui avait mené à la défaite des troupes de Bonaparte face à l'armée indigène. Il a glorifié les Ancêtres dont Jean Jacques DESSALINES, Capois La Mort et autres d'avoir beaucoup lutté non seulement pour se libérer des chaînes de l'esclavage, mais pour fonder de toutes pièces la Première République Noire du monde. D'après Marcelin, les ancêtres ont combattu pour les deux plus grandes [97] choses qui soient ici : la patrie et la liberté. Nulles origines, selon Marcelin, ne sont supérieures aux origines du petit peuple. Des esclaves noirs considérés comme des animaux, des objets, des biens meubles réalisent l'une des plus grandes Révolutions du monde, celle Haïtienne. Il nous fallait lutter pour ne pas ravir cette gloire qui restera unique dans l'histoire : le fait de conquérir notre liberté, et d'avoir constitué notre nationalité sans le secours de personne. Nous étions le seul peuple noir qui, dans le monde entier, soit véritablement indépendant, et dont le sol n'est pas foulé par le pied d'un maître ou d'un protecteur ; le seul peuple d'origine africaine réellement libre de toute immixtion extérieure, quelle que soit.

Marcelin partageait l'orgueil de tous les Haïtiens de n'avoir pas subi d'occupation étrangère au 19eme siècle. Il n'a pas hésité à exprimer ses joies, son amour pour Haïti. Il n'a pas hésité non plus à critiquer ceux qui empêchent Haïti, première République Nègre, de connaître le progrès moral, politique et économique. Dans ses romans, ses nouvelles et surtout dans ses nombreux écrits polémiques, Frédéric Marcelin fait passer son point de vue sur l'essence, l'avenir et les problèmes de son pays, ainsi que sur les qualités, rares à ses yeux, de ses compatriotes et plus encore sur leurs défauts qu'il trouve nombreux.

Marcelin a, pendant toute sa vie active, dénoncé les travers de la société haïtienne, les abus et l'incompétence de ses gouvernements, les ridicules et les petitesses de ces citoyens. Marcelin se considère en somme comme un chirurgien dont la tâche est d'extirper les éléments délétères de la communauté et non pas [98] d'en célébrer les parties. Voici ce qu'a dit Marcelin à propos :

Il appartient aux écrivains de cette nation (...) de se consacrer à cette tâche patriotique de lui en faire une digne de son passé illustre. Non pas en caressant sa vanité, en flattant ses préjugés, en lui disant chaque matin que son âme est belle-hélas ! On empilerait le mal- ! Mais en projetant la lumière crue sur toutes les parties malsaines, malades de cette âme, intentionnellement, lâchement laissées par nous tous jusqu'ici dans l'ombre. Il faut lui crier la vérité, il faut lui hurler aux oreilles que la politique comme elle la pratique la tue dans la misère et dans la honte[3]

L'indépendance d'Haïti était une menace, une insulte pour les puissances impérialistes dont la France. De ce fait, les Haïtiens se méfiaient de l'étranger pour ne pas convoiter leur indépendance considérée jusque-là comme une victoire, Haïti n'était pas seule à gérer son rapport avec l'étranger. Il en était de même pour tous les pays de l'Amérique Latine. Tous les pays de l'Amérique Latine, sans exception aucune, avaient en commun, d'une part matérielle, d'avoir à gérer leur interaction avec les étrangers s'y établissant pour y travailler un temps ou y faire souche, et l'autre spirituelle, avec leur métropole intellectuelle : La France, l'Espagne, le Portugal, l'Angleterre, la Hollande. Surtout dans la Caraïbe les dirigeants doivent en outre tenir compte de la présence et des convoitises du puissant états-unien. C'est pourquoi, il n'est donc pas surprenant que Marcelin, à l'instar de tous les intellectuels haïtiens, se [99] soit préoccupé de la présence des étrangers sur le sol national.

Comme patriote Haïtien, l'image péjorative que de nombreux voyageurs ou des étrangers qui avaient séjourné en Haïti pendant un certain temps en faisaient une fois rentrés chez eux, indignait Frédéric Marcelin. Ce dernier refusait aux étrangers le droit de critiquer son pays. Il ne tolérait pas que les aventuriers, gratte-sous, chevaliers partis pour la fortune et revenant bredouilles ont débité des insanités sur notre Haïti. Marcelin dénonce le caractère généralement diffamatoire et raciste des ouvrages étrangers destinés à dénigrer Haïti sur un ton d'ironie bon marché. Il prenait le contre-pied de ces ouvrages qui n'avaient pas tardé à paraître dès les lendemains de l'indépendance. Marcelin ne voulait pas que le peuple noir ait été dénigré par les étrangers.

Marcelin prônait une éducation nationale qui soit l'œuvre des Haïtiens. Il ne veut pas que notre éducation soit une éducation importée assurée par des étrangers. À ces propos Marcelin a écrit ceci : Sauvons au moins notre cerveau, l'âme des jeunes générations en ne la confiant qu'à des professeurs indigènes (...). Dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre religieux, nous avons, il faut se le rappeler sans cesse, deux ennemis également funestes : le professeur étranger et le prêtre étranger Haïti fara da se [4].

L'autre grief que fait Marcelin aux étrangers et ce, le plus grave, c'est qu'il les accuse, certainement à juste titre, de favoriser les soulèvements et les coups d'état à répétition qui éreintent le pays. Ce sont eux qui donnent les armes, les munitions, qui fournissent de l'argent, qui propagent la révolte, qui fomentent la propagande, qui, [100] inlassablement distillent la calomnie [5]. Et qui plus est, les négociants étrangers profitaient largement, en prenant prétexte des dommages vrais ou supposés, qu'ils avaient subis au cours des émeutes pour exiger des autorités haïtiennes des dédommagements, exagérés comme il se doit. Montrant combien Frédéric MARCELIN était l'ennemi farouche de l'étranger, Léon François HOFFMAN nous dit :

De toutes les évocations chauvines de l'héroïsme des ancêtres, c'était surtout celles qui se manifestaient hors des tensions avec les gouvernements étrangers qui provoquaient le ressentiment et les sarcasmes de Marcelin. On sait que les chancelleries étrangères, pour appuyer les réclamations de leurs ressortissants qui prétendaient avoir subi des préjudices lors des désordres civils, menaçaient régulièrement le gouvernement haïtien de représailles militaires, et n'hésitaient pas à envoyer des canonnières croiser au large de Port-au-Prince[6]

Pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, Marcelin avait une très mauvaise perception de l'Haïtien naturalisé est considéré comme étranger. Dans la vision de Marcelin, l'Haïtien naturalisé était perçu comme un mercenaire prêt à confisquer les intérêts de son pays.

Le refus de la double nationalité
haïtienne et étrangère à l'heure actuelle


De la période du 20ème siècle à nos jours, les rapports internationaux deviennent indispensables. Aucun pays ne peut fonctionner en vase clos. Le monde est devenu un village global. La mentalité nationaliste prônée par le [101] 19ème siècle est vite remplacé par une mentalité post nationaliste qui comprend que pour résoudre des problèmes comme le chômage par exemple le cadre national est devenu trop étroit. Dans ce cas, l'établissement des communautés d'outre-mer est devenu indispensable. La migration et la naturalisation sont devenues des droits reconnus par la Déclaration Universelle des Droits de L'Homme de 1948. La migration est devenue un poids économique pour beaucoup de pays dans le monde. Les Migrants de l'Union Européenne, selon un article publié dans le Nouvelliste [7], ont transféré 26 milliards d'euros dans leurs pays d'origine en 2006 (Selon les chiffres publiés par l'Office Européen de Statistique Euro state qui note une progression de 3 milliards par rapport à l'année précédente. Plus de 85% des envois sont partis d'Espagne, de Grande-Bretagne, d'Italie, d'Allemagne et de France, précise Euro state se basant sur les données fournies par chaque pays. Les pays de destination revenant le plus souvent sont le Maroc, la Turquie, La Colombie, l'Équateur et l'Algérie. Les ressortissants de l'Union Européenne ont reçu de leur côté 9 milliards d'euros de pays tiers.

Dans la vision du 20ème siècle et du 21ème siècle, l'Haïtien émigré, encore moins naturalisé n'est plus perçu comme un mendiant, mercenaire, mais comme un travailleur sans frontières en quête d'emplois et de meilleures conditions de travail, bref à la recherche d'une vie meilleure. Certains auteurs n'ont pas hésité à se pencher systématiquement sur la cause de la migration, sachant d'ailleurs qu'à l'heure actuelle le pays, lui-même, n'arrive pas à prendre soin de ses propres fils. Pour être explicite, nous pouvons dire que [102] la dégradation de la situation sociopolitique et la périclitence de l'économie haïtienne ne faisait que provoquer l’émigration des citoyens haïtiens vers les autres pays à la recherche d'une vie meilleure. En ce sens Sauveur pierre Etienne, dans un travail de recherche qu'il avait publié sur le rapport entre les ONG et le développement en Haïti, a expliqué qu'en dépit de l'aide publique que la société haïtienne à l'époque de Jean-Claude DUVALIER, avait reçue des acteurs internationaux, cela n'a fait qu'empirer la situation générale, ce qui donnait « lieu à un phénomène de désespoir collectif qui allait provoquer les premières vagues de départ massif des boat peoples pour les plages de la Floride au début des années 80. » [8] En fait, Etienne n'est pas le seul à se pencher sur l'émigration massive, le sociologue Soufrant, concentrant ses réflexions sur ce phénomène, a essayé lui-même de l'aborder dans sa dimension globale, dans la mesure où il concerne la quasi-totalité des couches sociales haïtiennes, il l'aborde dans une double dimension, tout en prenant le soin d'en faire ressortir la différence. Ainsi écrit-il : le phénomène « boat people » est, dans l'ensemble, un phénomène populaire, concernant avant tout les ouvriers, les chômeurs et les paysans. Une migration de main-d'œuvre. Il n'est pas à confondre avec le brain drain, migration de professionnels dite de « cerveaux » ». Et il continue dans son analyse pour dire :

Ces deux types de migration présentent une analyse fondamentale. L'exercice de la médecine par exemple rapporte peu en Haïti. Nos médecins émigrent à l'étranger en quête de plus rentables conditions de travail. De même, le [103] métier d'agriculteur rapporte de moins en moins. Nos paysans partent à la recherche d'emplois plus rémunérateurs. L'une et l'autre migration risque de créer au pays, au point de départ une rareté [9].

Les citoyens qui arrivent dans le pays de l'autre, à la recherche d'une vie meilleure non seulement pour lui-même, mais aussi pour les siens laissés dans le pays d'origine, arrivent parfois à prendre la nationalité du pays d'arrivée quand la nécessité l'impose. Ici, la question de la double nationalité devient un enjeu à la fois socioéconomique et politique qu'il faudrait traiter avec soin. Faut-il toujours la voir dans le prisme de Frédéric Marcelin qui la considère comme une trahison ? À l'heure de la mondialisation, il ne s'agit pas uniquement d'un phénomène haïtien et qui plus est le monde ne fonctionne plus en autarcie. Les réalités sociologiques, avec les mutations socioculturelle et économique présentent une page dans l'histoire des sociétés humaines, laquelle histoire ne définit pas le citoyen uniquement par rapport à sa nationalité, mais par rapport à sa trajectoire. Ainsi donc, on est sorti du nationalisme d'enfermement pour s'ouvrir au monde. Il s'agit de citoyen du monde en fonction de ses fonctions. Ce n'est pas tout à fait un endroit qui le définit même s'il est né sur un territoire, il arrive qu'il soit né quelque part, mais il est formé intellectuellement sur un autre territoire, il travaille dans une autre société pour prendre soin de sa famille et pour aider le pays d'origine.

Dans le cas de la société haïtienne, Georges Anglade nous dit que la double nationalité exige un changement de perspective politique. Il est aberrant qu'un pays de [104] forte émigration ayant produit une diaspora n'adopte pas les règles de la double nationalité partout en application même dans des cas moins extrêmes que le nôtre. Pour vivre ailleurs, l'ouvrier ou le professionnel a un besoin impératif de s'adapter à son environnement et l'acquisition de la seconde nationalité s'impose. D'ailleurs, dans la pratique, c'est ce qui se fait à près de 100% dès que cela devient possible. Sauf un dernier carré qui vit sur les mythes d'antan sans se rendre compte qu'une nouvelle spécialité est créée et que le temps des apatrides du 19eme siècle et d'avant 46 a bel et bien vécu. Les choses sont actuellement autres pour les trois millions de diasporas projetés pour les années 2000. Ainsi donc, l'Haïtien à double nationalité est de moins en moins perçu par les Haïtiens éclairés comme un mercanti. Mais de plus en plus comme un travailleur sans frontières, un conquérant du pain quotidien un héraut de temps nouveaux : le temps du marché du travail devenu mondial. C'est dans ce contexte diasporique qu'on fait droit aujourd'hui à l'intérêt national, au sentiment patriotique et au souci de développement de son pays. L'Haïtien du temps du village planétaire est binational comme il est bilingue et biculturel. L'avenir est au métissage. [10]

D'un point de vue sociologique, une telle conception semble être dépassée en raison du fait que la société haïtienne ne vit que de ses émigrants, sachant d'ailleurs qu'elle ne produit plus. Ce qui revient à dire que ceux-ci supportent les familles haïtiennes économiquement. Marc L. BAZIN, à ce propos précise

L'argent que la diaspora envoie au pays va en priorité au financement de dépenses sociales et [105] familiales, à la consommation, au logement et à l'achat de terres. Nous pensons que les envois de la diaspora pourraient être également encouragés à participer de manière plus systématique à des travaux communautaires, dans la réhabilitation des infrastructures, des municipalités, des dispensaires, et des travaux de voirie[11]

Conclusion

Nous venons de voir que la question de la double nationalité posée dans la constitution haïtienne de 1987 et qui devient une arme politique entre les mains des acteurs politiques actuels, n'est abordée que du point de vu juridique sans tenir compte de l'évolution sociale d'un tel phénomène. En fait, le problème est dépassé sociologiquement dans le contexte actuel du monde. Mais il faut faire certaines réserves quant à l'intégration de l’Haïtien naturalisé dans la vie politique d'Haïti.

Dans le cas d'Haïti, vu l'apport considérable de la diaspora à la vie socio-économique, on se demande si la Constitution Haïtienne de 1987 doit traiter de façon si lapidaire l'Haïtien naturalisé, en stipulant en son article 15 que « la double nationalité n'est admise en aucun cas », sans tenir compte, comme nous dit Théodore E. ACHILLE, que « l'accession à la nationalité du pays d'accueil est bien souvent le point de passage obligé pour l'avancement des immigrants en milieu de travail et un moyen pour contrer les effets pervers de la discrimination systémique dont ils sont bien souvent victimes en raison de leur appartenance ethnique ou raciale » [12].

[106]

Cependant tant que la Constitution de 1987 est en vigueur, il faut l'appliquer. En effet, elle est un fait social qui reflète une vision nationale ayant rapport directement avec le passé, il fallait barrer la route aux étrangers, aux Haïtiens naturalisés qui pouvaient constituer un obstacle à l'identité nationale. Et même si la Constitution était amendée, nous ne saurions admettre qu'un étranger ou un Haïtien naturalisé devienne le Président de la République. Si oui, ce serait mettre en péril notre identité de peuple. Bien qu'on admette la double nationalité aux États-Unis, un étranger naturalisé Américain ne peut en aucun cas devenir Président de la République. On n'exige qu'on soit né sur le sol des États-Unis pour être Président de la République, de même qu'un Américain naturalisé étranger. D'ailleurs, la Constitution de 1987 amendée, mais non publiée dans le journal officiel du Président de la République, ne stipule pas qu'un Haïtien naturalisé puisse devenir Président de la République. Faut-il accepter qu'un Italien ou un Américain devienne de fait ou de droit le Président de la République ? L'Haïtien naturalisé peut occuper certes certaines fonctions politiques, mais non celle de Président de la République. Toutefois, on n'ignore pas l'apport considérable de ces Haïtiens de l'extérieur à l'économie nationale. Le pays ne sera pas livré aux étrangers, l'identité nationale ne sera pas confisquée, tant qu'il y a des Haïtiens conséquents prêts à défendre les acquis de notre conscience de peule, de la culture nationale.

[107]

Bibliographies sélectives

ACHILLE, Théodore E., Les Haïtiens et la double nationalité Montréal, Marais, 2007

ANGLADE, Georges, Atlas Critique d'Haïti, Montréal, 1982.

BAZIN, Marc-Louis, Une politique de la migration, Le Nouvelliste, vendredi 25 au dimanche 27 janvier 2008.

GUSTAVE, Jean Rony, La double nationalité haïtienne et étrangère : de l'exclusion à l'inclusion. Pour un regard prospectif sur l'Haïtien naturalisé en 2008, Mémoire soutenu pour l'obtention du grade de Licenciée en Anthropologie-Sociologie, Faculté d'Ethnologie de l'Université d'État d'Haïti, Port-au-Prince, Avril 2010

HOFFMAN, Léon-François, Frédéric Marcelin Un Haïtien se penche sur son pays, Montréal, Mémoire d'encrier, 2006.

[108]

JANVIER, Louis-Joseph, Les Affaires d'Haïti (1883-1884), 1ère édition : 1885, Port-au-Prince, Fardin, Collection du Bicentenaire d'Haïti 1804-2004, p. IX (Vue Générale)

PIERRE-ETIENNE, Sauveur, Les ONG et la Problématique du Développement, Thèse de maitrise présentée pour l'obtention du grade Maitre ès Sciences du Développement, Port-au-Prince, Faculté d'Ethnologie de L'Université d'État d'Haïti, P.4

SOUFFRANT, Claude, Sociologie Prospective d'Haïti, Canada, CIDIHCA, 1995

______, Haïti à l'ère des ordinateurs, Port-au-Prince, Henri Deschamps, 2004. [En préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

TROUILLOT, Lyonel, Haïti (Re) penser la citoyenneté, Volume VIII, HSI, 2001.



[1] JANVIER, Louis-Joseph, Les Affaires d'Haïti (1883-1884), 1ère édition : 1885, Port-au-Prince, Fardin, Collection du Bicentenaire d'Haïti 1804-2004, p. IX (Vue Générale)

[2] TROUILLOT, Lyonel, Haïti (Re) penser la citoyenneté, Volume VIII, HSI, 2001, p.44

[3] MARCELIN, Frédéric in HOFFMAN, Léon-François, Frédéric Marcelin, Un Haïtien se penche sur son pays, Montréal, Mémoire d'encrier, 2006, p, 75

[4] MARCELIN, Frédéric, Thémistocle-Épaminondas Labasterre ; petit récit haïtien, Paris, P. Ollendorff, 1901(reprod. Port-au-Prince), Fardin, 1976, pp. 216-217

[5] MARCELIN, Frédéric cite par HOFFMAN, Léon-François, Frédéric Marcelin, un Haïtien se penche sur son pays, p. 126.

[6] Op. cit. p.73

[7] du mercredi 14 novembre 2007, No 37746 p. 11.

[8] PIERRE-ETIENNE, Sauveur, Les ONG et la Problématique du Développement, Thèse de maitrise présentée pour  l'obtention du grade Maitre ès Sciences du Développement, Port-au-Prince, Faculté d'Ethnologie de L'Université d'État d'Haïti, p.4

[9] SOUFFRANT, Claude, Sociologie Prospective d'Haïti, Canada, CIDIHCA, 1995, p. 102.

[10] ANGLADE, Georges, Atlas Critique d'Haïti, Montréal., 1982, p. 76.

[11] BAZIN, Marc-Louis, Une politique de la migration, Le Nouvelliste, vendredi 25 au dimanche 27 janvier 2008, pp. 39-40

[12] ACHILLE, Théodore E., Les Haïtiens et la double nationalité Montréal, Marais, 2007, pp. 44-45.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 2 octobre 2019 15:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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