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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Lien social, conflit et violence en Haïti. Une étude dans la région du Sud. (2012)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du texte Alain GILLES, Lien social, conflit et violence en Haïti. Une étude dans la région du Sud. PRIO Paper. Oslo, Peace Research Institute Oslo. Un rapport de recherche de 80 pages, 2012. Peace Research Institute Oslo (PRIO), Oslo, Norvège, et Centre d'études et de recherche sur le développement des cultures et des sociétés (CERDECS). Sous licence Creative Commons.

[1]

Introduction

La production quotidienne de la violence


Cette étude constitue la deuxième partie d'un projet de recherche initié au Peace Research Institute Oslo (PRIO) sous la direction du Dr Wenche Hauge avec la collaboration du Dr Rachelle Doucet dans le contexte des missions de stabilité des Nations Unies avec pour objectif d'accompagner Haïti à faire face aux violences qui y sévissaient. La première partie a été réalisée au cours des années 2007 - 2008 dans la région de l'Artibonite et s'est tout particulièrement intéressée à la question de la violence politique dont l'impact sur la société dans sa globalité lui confère une saillance expliquant l'intérêt qu'elle suscite tant auprès des leaders ou des groupes politiques, que de la communauté internationale, ou que des analystes de la scène politique haïtienne.

L'idée fondamentale orientant la deuxième partie de l'étude est que la violence politique consiste essentiellement dans l'instrumentalisation d'une violence sociale qui se produit à travers de multiples rapports sociaux, repérables tant au niveau micro des rapports interpersonnels qu'à celui relativement plus complexe des rapports de voisinage ou de quartiers. Les bidonvilles, ou plus généralement les quartiers périphériques, constituent le lieu privilégié où les rapports sociaux présentent des caractéristiques qui les rendent aptes à une instrumentalisation pour la violence. Il est important de comprendre les différents facteurs de risques par rapport au développement de comportements violents. Nous pensons qu'il faut rendre compte des différentes formes de liens sociaux au sein de la société haïtienne et en particulier dans les quartiers périphériques, et de leur relation à la violence pour permettre une analyse plus complète du phénomène de violence en Haïti.

Les études sur la violence en Haïti tendent généralement à en privilégier la dimension politique. Le titre du livre de Robert D. Heinl (1996), Written in Blood, ou de celui, plus récent, de Bernard Diedritch (2005, 2011), Le prix du sang ou encore de celui d'Alain Turnier (sd), Quand la nation demande des comptes, renvoient justement aux violences qui ont accompagné l'histoire de la vie politique du pays. La première partie de notre étude sur la violence (Gilles : 2008), dont les résultats sont présentés dans État, conflit et violence en Haïti, a aussi privilégié l'aspect politique de la violence en Haïti. Cette place accordée à la violence politique ou à ses dérivés (violence infra-politique), découle en partie de la centralité du politique dans la société haïtienne. A travers l'histoire du pays, la faiblesse de la production économique a fait du contrôle du pouvoir politique la voie donnant accès au partage des rentes provenant de l'exportation des denrées agricoles, et, depuis les années 1980, de l'aide internationale et de la contrebande (voir par exemple Mintz, 1995 ; Lundahl, 1989 ; Gilles, 2012). Les violences post-duvaliéristes, notamment celles qui ont suivi le démantèlement en 1994 de l'institution militaire mise en place par l'occupation américaine de 1915, dans le contexte international de l'après Guerre Froide, de la privatisation et de la globalisation de la violence, ont justifié les missions de stabilité et de paix des Nations Unies et ont évidemment apporté une dimension internationale à la situation haïtienne, comparée généralement aux guerres civiles des pays d'Asie, d'Afrique ou d'Europe centrale. La [2] nature récurrente de la violence politique en Haïti aura suffi pour en faire une préoccupation majeure dans les relations internationales du pays et dans les analyses récentes s'adressant au problème haïtien. Dans la préface du rapport sur le développement dans le monde de 2011 (The World Bank, 2011), on lit en effet :

En 1944, des délégués de 45 pays se sont réunis à Bretton Woods pour considérer les causes économiques de la guerre mondiale qui continuait encore à faire rage et pour voir comment garantir la paix. Ils se sont mis d'accord pour créer la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD), l'institution originelle de ce qui deviendra le Groupe de la Banque Mondiale... Plus de 60 années plus tard, la « R » dans BIRD prend un nouveau sens : Reconstruire Afghanistan, Bosnie, Haïti, Libéria, Rwanda, Sierra Leone, Soudan du Sud, et autres pays où sévissent des conflits, où les États sont défaillants. (1)


En temps de non-violence explosive

Or, que se passe-t-il entre les différentes éruptions de violence collective ? Qu'est-ce qui fait que tel leader politique ou telle personne occupant une position clé dans la hiérarchie de la structure sociale haïtienne ou dans les trafics illicites, peut, le moment venu, mobiliser des dizaines, centaines ou des milliers d'individus qui incendient, pillent et cassent ? Comment se tissent, s'entretiennent, et se reproduisent ces liens entre les masses des bidonvilles ou leurs leaders et les acteurs qui les instrumenta-lisent ? Voilà une question qui, parce qu'elle n'est pas étudiée, fait oublier qu'une armée ne se forme pas le jour-même qu'elle se mobilise pour faire la guerre. Ici, je crois que nous touchons à un aspect spécifique du mode d'intégration de la société haïtienne. La violence serait-elle l'un des mécanismes par lesquels les élites et les masses se tiennent ensemble, la principale voie par laquelle ces dernières fassent leur entrée en politique ? On sait toutefois que dans le langage codé de la société politique haïtienne, « capacité de mobilisation », en parlant d'un leader ou d'un parti politique, veut souvent dire capacité de pousser les masses dehors, dans la rue, pour intimider par la violence ses adversaires. Sous ce rapport, nous touchons là à une constante de la vie politique haïtienne. La plupart des hommes d'État du pays étaient des notables, chefs de révolution (chef Caco), qui s'érigeaient à la tête de bandes de paysans armés de piques ou d'autres armes. Le dernier chef Caco fut le Dr Rosalvo Bobo. Juriste et médecin en Europe. Dans son pays, pour se valoriser pleinement, il dut se faire chef Caco, « portant redingote, chapeau de panama, revolver à la ceinture, machette couline autour du cou » (Voir Roger Gaillard, 1987 : 62). Dans la période post-1986, des gens de la classe politique, en s'adressant aux masses des bidonvilles gagnées à leur cause, se sont portés en défenseurs du supplice du collier dans des discours qui font encore frémir. En bref, comment se forment, se maintiennent et se reproduisent les réseaux de la violence ?

Mais aussi que se passe-t-il dans les milieux des masses, dans les couches sociales qui participent à différents niveaux à ces explosions collectives que sont les manifestations politiques violentes ? Ici, je crois qu'il faut saisir la société haïtienne dans une des dimensions qui lui donnent sa dynamique depuis les années 1980. Il s'agit des [3] mouvements de population des régions rurales vers les villes ou les villages urbains à vocation commerciale, du fait de leur situation géographique et d'un mouvement social, une sorte de mobilité sociale descendante, affectant les couches inférieures des classes moyennes, les conduisant dans des quartiers périphériques où les conditions de vie se détériorent de plus en plus. On assiste donc à un double mouvement : d'une part, un mouvement démographique, la migration des régions rurales vers les bidonvilles, et d'autre part un mouvement social, la « bidonvilisation » des quartiers de résidence urbaine. L'urbanisation en Haïti prend cette forme connue dans la plupart des villes des pays sous-développés. Ce n'est pas la population urbaine qui croît, mais la population des bidonvilles et des quartiers périphériques. De plus, contrairement à une représentation de la réalité sociale haïtienne, due notamment à la grande renommée de Cité Soleil, il n'y a pas que Port-au-Prince qui se bidonvillise. Toutes les villes du pays, petites et moyennes, ont leurs quartiers périphériques qui se développent dans un mouvement qui, en se combinant avec la carence d'infrastructures urbaines, ne permet pas toujours de délimiter les espaces définis en termes de conditions de vie. Il y a une sorte de continuité de la précarité de telle sorte que les rares espaces relativement touchés par un certain urbanisme disparaissent dans l'ensemble caractérisé par la carence des services urbains.

C'est en fait le problème de l'ordre social en Haïti, si souvent décrit en termes de chaos, de drame ou d'échec, qui est soulevé par ces deux questions. Comment, en effet, en dépit des frustrations dues à des inégalités plus que séculaires, des conditions inhumaines de vie, la société haïtienne arrive-t-elle à se maintenir, se reproduire. Certes, l'histoire politique du pays est parsemée de violence et de révoltes, tout, cependant, semble porter à croire que ces violences et ces révoltes sont intégrées dans cette histoire au point d'en être les mécanismes par lesquelles la société se structure et évolue. Nos questions font en quelque sorte écho à celles qui traversent toute l'œuvre de Pierre Bourdieu. Comment en effet, se demande-t-il, que :

L'ordre établi avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive aussi facilement, mis à part quelques accidents historiques, et que les conditions d'existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles. (Bourdieu, 1998 :7).


D'une violence alimentée par une population rurale
à une violence portée par des masses urbaines


La violence politique contemporaine en Haïti présente des caractéristiques liées aux migrations rurales intenses qui ont contribué à la formation de bidonvilles un peu partout dans le pays. Les violences qui ont conduit à la chute de la dictature des Duvalier étaient essentiellement urbaines. Ainsi que celles qui ont accompagné ou suivi la chute du gouvernement d'Aristide en 2004 et qui vont justifier la dernière mission en date des Nations Unies, la MINUSTHA. Nous sommes en effet loin des soulèvements du dix-neuvième siècle, avant l'arrivée des Américains, qui s'appuyaient sur des troupes recrutées parmi la population paysanne. La société haïtienne s'est urbanisée ainsi que sa violence. Autrement dit, la violence politique porte les marques de la société [4] dans laquelle elle se produit. La société haïtienne du dix-neuvième siècle était essentiellement rurale, tant du point de vue démographique : la majorité de la population vivait dans des agglomérations rurales dispersées sur le territoire, que du point de vue économique : la production était essentiellement agricole. La violence politique de l'époque était conduite par des notables des grandes villes, qui étaient de grands propriétaires terriens mobilisant des armées régionales dont les hommes étaient pour la plupart des paysans sans terre.

À la fin du vingtième siècle, la baisse de la production agricole résultant de la politique tournée vers les industries de sous-traitance, l'importation des biens alimentaires et la détérioration des conditions de vie de la population agricole qui s'en est suivie ont poussé la population rurale vers les centres urbains. En l'absence d'un secteur industriel à même de les absorber, les migrants s'installent dans des quartiers socialement et physiquement marginalisés, connus sous le nom de bidonvilles. Ces quartiers périphériques deviennent alors les lieux privilégiés pour les activités de contrebande, et le trafic des stupéfiants. Ils sont aussi le lieu de formation des leaders dits « naturels » qui se montrent capables de diriger les violences qui ont marqué dans la période post-duvaliériste la scène politique. On aura ainsi assisté au passage d'une violence alimentée par une population rurale pauvre, les gueux, les va-nu-pieds, les cacos, comme ils sont connus dans la période dite des baïonnettes, à une violence urbaine portée par des masses urbaines issues des migrations rurales et de la paupérisation des couches inférieures de la classe moyenne, de la classe artisanale.

La structure sociale de la violence


The common and persistent physical hardships of life in many early socie-ties of course explain in part the high evidence of violence in early verbal art forms... But violence in oral art forms is also connected with the structure of orality itself When all verbal communication must be by direct word of mouth, involved in the give-and-take dynamics of sound, interpersonal relations are kept high - both attractions and, even more, antagonisms.
Walter J. Ong (1982 :45)

La violence politique, exprimée par « la menace ou l'utilisation de la force physique ou du pouvoir » contre ses adversaires à des fins de conquête politique ou de maintien du statu quo, en dehors des situations de guerre civile, a un caractère périodique. Dans un pays donné, les révolutions de palais par des coups d'État, les élections gagnées par l'intimidation et l'usage de la force, n'ont pas un caractère continu. La violence politique répétée, récurrente, que l'on ne saurait attribuer au seul hasard, laisse néanmoins supposer qu'elle est inscrite dans la structure sociale alors qu'elle se reproduit dans les rapports sociaux quotidiens, mais pas nécessairement sous une forme violente. D'après Walter Ong (1982 :45), l'oralité peut être en elle-même productrice de violence. On ne saurait cependant soutenir que l'oralité est par elle-même violente. Autrement dit, la structure d'une société peut avoir les caractéristiques pouvant la conduire [5] à la violence, sans  pour autant qu'elles soient révélatrices d'inégalités sociales ou de marginalisation, comme les violences structurelles de Johan Galtung (1969).

Dans la présente étude, nous cherchons à comprendre comment des processus sociaux, tels que les mouvements de population, peuvent affecter les liens sociaux, la confiance que les gens placent dans les rapports sociaux, dans les institutions, de manière à faire des quartiers périphériques des villes des lieux d'apprentissage et de production de la violence. Ici, l'accent est mis non seulement sur la violence collective, dont la violence politique constitue un type bien particulier, mais aussi sur les violences faisant partie intégrante du quotidien de la vie des habitants des bidonvilles et des milieux déclassés. Ces violences peuvent être repérées tant au niveau micro des rapports interpersonnels qu'à celui des rapports impliquant de plus grands groupes ou même des quartiers entiers. Notre position est que la violence politique, différente par ses objectifs, par les moyens mobilisés et par ses effets destructeurs, peut être alimentée par une violence de plus faible intensité, considérée comme fait divers. De fait, les violences quotidiennes, interpersonnelles ou inter-quartiers constituent des opportunités d'apprentissage, de formation de leadership et de recrutement pour les opérations de plus grande portée que sont les violences politiques.

Plan de l'étude

Le rapport comprend cinq chapitres. Dans le premier, nous présentons les concepts de lien social et de confiance, qui, opérationnalisés, nous fournissent les variables indépendantes de l'hypothèse de recherche.

Le deuxième chapitre présente la méthodologie de l'étude : les instruments et l'opération de collecte des données et les caractéristiques des échantillons étudiés.

Le troisième chapitre présente la variable de lien social, analysée en lien social affectif et en lien social historique. Le lien social est étudié dans différents contextes : les départements, les quartiers. Nous le mettons aussi en relation avec le genre et les groupes d'âge.

Dans le quatrième chapitre, la variable de confiance est étudiée. D'abord la confiance dans les rapports sociaux immédiats, ensuite la confiance dans les institutions, qui interviennent dans l'organisation de la vie collective.

Le cinquième et dernier chapitre présente l'importance des troubles sociaux dans les quartiers et la transformation probable de ces derniers en violence. Les variables de lien social et de confiance sont utilisés afin d'interpréter la configuration des données.

___________________

1 Toutes les traductions sont de l'auteur. A moins que le contraire soit indiqué.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 juillet 2017 6:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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