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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Alain GILLES, “L'État et la constitution d'un champ scientifique.” In revue CONJONCTION, La Revue Franco-Haïtienne de l'Institut Français d'Haïti, no 203, 1998, pp. 89-96. [L’auteur nous a accordé conjointement, par l’entremise du professeure Judite Blanc, de l’Université d’État d’Haïti, le 26 juin 2017, l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[89]

Alain GILLES
Poète, romancier et essayiste haïtien [1926- ]

L'État et la constitution
d'un champ scientifique
.”


In revue CONJONCTION, La Revue Franco-Haïtienne de l'Institut Français d'Haïti, no 203, 1998, pp.  89-96.

Les champs politique et scientifique ont toujours maintenu entre eux des liens médiatisés par le pouvoir politique, dont l'État est la cristallisation dans les sociétés modernes. Avec la complexification de la science, le rôle de l'État dans la planification et le développement scientifiques s'est accru et diversifié [1]. Ce rôle peut être encore plus important dans les pays sous-développés avec un secteur privé possédant de faibles moyens quant à sa capacité d'investir dans la recherche scientifique et le plus souvent s'insérant aussi dans un mode de production où la productivité optimale du travail n'est pas recherchée. Pourtant, comme l'a souligné C. S. Jha (1985 : 76), « les pays du Tiers-Monde [doivent être] pleinement conscients du fait que l'absence d'une expansion de l'éducation en matière de sciences et de technologie, à l'intérieur de leurs frontières nationales, ne leur permettra même pas d'adopter les technologies élaborées ailleurs, et moins encore de les développer eux-mêmes ». Il convient de poser la question de la relation entre le champ politique et le champ scientifique, de faire ressortir les caractéristiques de cette relation dues à la nature de l'État haïtien, qui devrait éventuellement donner l'impulsion à une politique scientifique et technologique dans le pays.

Le champ scientifique haïtien, si tant est qu'il en existe un, n'attire presque personne. La plupart des rares chercheurs d'origine haïtienne qui ont connu un succès plus ou moins important dans des institutions étrangères ne rentrent en Haïti que pour poursuivre une carrière dans le champ politique [2] ou, quoique plus rarement, dans le champ des affaires. Traditionnellement nos facultés forment des fonctionnaires, qui au cours de leur carrière viennent grossir la « classe politique ». Dans ce bref essai, nous mettons en relief certaines caractéristiques de la science haïtienne, et le lien qu'elle maintient avec le champ politique, consolidé par le champ intellectuel, pour enfin suggérer des initiatives en vue de la constitution d'un champ scientifique national. Mais d'abord que peut-on entendre par « champ » ?

Les concepts de « champ » et de « champ scientifique » ont été développés par Pierre Bourdieu (1971, 1975) et proposent une perspective différente de celle dérivée de la notion de « communauté scientifique » pour étudier les phénomènes reliés à la formation, au développement, à la consolidation et à l'autonomisation, dans un contexte national, de l'ensemble d'activités qualifiées, d'activités scientifiques ou de science.  Le concept de champ a fait l'objet [90] d'une grande utilisation chez des sociologues du Québec en prise avec la question de l'émergence d'un champ scientifique québécois, considéré, jusqu'à récemment, comme « colonial » ou « périphérique » [3]. Mieux que le concept de communauté scientifique, pensent Marcel Fournier, A. Germain, et al. (Op. cit. : 123n), celui de champ scientifique permet de « rendre compte des conditions sociales qui président à la production et à la diffusion de l'activité scientifique et en particulier des intérêts que divers groupes ou classes sociales manifestent pour cette activité ». Le concept de champ permet justement d'étudier les liens tissés entre les différents champs religieux, intellectuel et politique pour affecter la constitution d'un champ scientifique en émergence, non suffisamment consolidé pour acquérir un statut de relative autonomie.

L'État colonial et la science haïtienne

La science haïtienne est un exemple classique de ce que George Bassala (1967) a appelé la « science coloniale ». Il convient cependant d'en distinguer trois phases :

La première correspond à la période pendant laquelle Haïti, lors appelée Saint-Domingue, était une colonie française. La « science » de cette période répond aux besoins de la science métropolitaine ou à ceux issus des difficultés auxquelles font face les colons pour leur survie ou pour celle de la colonie. Ainsi des recherches furent conduites sur la faune, les maladies tropicales et sur les substances d'empoisonnement utilisées par les esclaves comme armes de lutte contre le système colonial.

La seconde phase correspond à la période nationale, qui a vu Haïti servir à des scientifiques étrangers de laboratoire, où, par exemple, tester les théories sur l'acculturation, en même temps que de rares scientifiques nationaux formés en Europe, notamment en France et aux États-Unis, essayaient d'implanter une infrastructure de recherche dans le pays. Si dans la première phase, la « science coloniale » portait la marque du statut de colonie française [91] qu'avait Saint-Domingue, ce qui d'ailleurs explique qu'aucune de ses institutions n'a survécu à l'indépendance [4], la « science » de la deuxième phase, même quand elle est le fait de chercheurs haïtiens, n'en demeure pas moins « coloniale ». Il s'agit en effet d'une science dépendant d'une culture scientifique étrangère, pratiquée par des scientifiques formés dans des institutions étrangères [5], s'adressant à des problèmes définis par des scientifiques d'autres pays, et cherchant, pour leurs travaux, la légitimité des institutions étrangères.

La troisième phase retient les éléments de la deuxième et y ajoute des initiatives de renforcement et d'expansion institutionnels. Récemment, dû à la poussée de la demande en formation post-secondaire, l'indice de croissance (1988 = 100) des diplômés de fin d'études secondaires (baccalauréat 2e partie) étant passé de 41,6 en 1980 à 194,1 en 1995, un assez grand nombre d'institutions d'enseignement supérieur a vu le jour [6]. La très forte dépendance du pays de l'aide externe dans la mise en place de ces nouvelles institutions universitaires tend cependant à donner un nouveau visage à l'état colonial de « sa » science. Par le rôle stratégique joué par des agents externes soit dans la mise en place des programmes, dans l'orientation de la recherche ou dans la formation des futurs chercheurs du pays, la relation de dépendance se développe de plus en plus à l'intérieur de nos frontières, présentant ainsi des similarités avec le colonialisme classique. Quoiqu'il en soit, l'état de dépendance généralisé [7] dans lequel se trouve le pays crée une situation qui ne saurait manquer d'affecter l'émergence, la formation et l'évolution de ses institutions d'enseignement supérieur. Il faut souhaiter que ces dernières en soient conscientes et voient la nécessité de produire une réflexion approfondie sur la gestion de cette dépendance et sur la stratégie de s'en sortir. Ceci ne va pas de soi, car une culture de dépendance, dont des signes sont déjà apparents, peut résulter de notre mode d'insertion dans les échanges universitaires internationaux et constituer un obstacle à l'émergence d'un champ scientifique national.

Tenant compte du fait que la science de la plupart des pays du Tiers-Monde et même des États-Unis du dix-neuvième siècle peut être considérée comme « science coloniale », il faudrait certainement qualifier cette expression pour mieux caractériser la situation haïtienne. En effet, tant sur le plan des indicateurs des facteurs de production (nombre d'ingénieurs et de scientifiques, institutions d'enseignement supérieur, revues scientifiques) que sur celui, a fortiori, des résultats (publications, etc.), Haïti occupe le dernier rang parmi les paya de la Caraïbe [8]. La pauvreté extrême du pays et l'instabilité politique chronique soutiennent une culture de la facilité, de la banalité et de la méfiance et vouent plus d'un à la recherche de la satisfaction immédiate, sans le souci de la qualité du résultat. La précision, la rigueur, la pertinence et la cohérence sont des valeurs auxquelles on ne peut adhérer qu'au risque de se marginaliser. Une situation de vide normatif caractérise l'ensemble du système d'enseignement.  Le taux élevé d'échec aux examens de fin d'études secondaires montre, [92] s'il en est besoin, le gaspillage social qui en résulte.  Nous ne saurions nous attendre à de meilleurs résultats pour ce qui concerne l'enseignement supérieur. [9]

Le champ politique et la compétence scientifique

L'état de l'enseignement et de la recherche universitaires en Haïti explique dans une très large mesure la faible attraction du champ scientifique. À l'image des grands propriétaires terriens, des chefs des entreprises familiales, des doyens de facultés se comportent comme des seigneurs de fiefs, évoluant dans un univers culturel d'un âge révolu. Les changements introduits au sein de ces institutions dans la dynamique chaotique issue des revendications de 1986 n'ont pas vraiment, dans la plupart des cas, donné lieu à la restructuration tant nécessaire de l'ensemble de l'Université d'État. Le sous-développement des secteurs industriels et des services fait finalement du champ politique le lieu presqu'exclusif où prestige, salaires élevés sont distribués et vers où se tournent tous les regards. L'enjeu que devient l'État donne lieu à des manœuvres qui échappent entièrement à des règles explicites et universelles. Si le champ politique haïtien constitue le lieu où les compétences scientifiques cherchent à se valoriser, celles-ci ne constituent pas cependant un critère d'accessibilité au champ politique. Autrement dit, le scientifique cherche à se valoriser dans le champ politique, sans que pour autant celui-ci valorise la compétence scientifique. Le candidat à un poste électif fera certainement état de ses titres et qualifications universitaires, ou encore des fonctions qu'il a déjà assumées dans l'administration publique, mais la nature même du jeu politique fait que ces éléments n'ont qu'un poids négligeable dans le processus de sélection ou de nomination.

Traditionnellement, le jeu politique haïtien est fondé sur la violence, le népotisme et la ruse. La responsabilité politique et l'efficacité gouvernementale qui découleraient d'un processus démocratique étant absentes, la compétence en matière de décision, de gestion ou d'exécution n'obéit pas à des critères qui sont du ressort de la rationalité scientifique. En d'autres termes, la compétence acquise dans le milieu universitaire par le diplôme, l'enseignement, la recherche et des publications n'est pas transférable en tant que telle dans le champ politique. Et pourtant, celui-ci, étant le seul lieu où des postes de prestige et des salaires importants sont disponibles, le scientifique haïtien, qui aura acquis ses titres et compétences ailleurs, une fois dans le pays, devra lui aussi investir le champ politique pour se valoriser. Comme l'écrivent Marcel Fournier, A. Germain, et al. (Op. cit. : 127), « dans la mesure où les positions et les gratifications scientifiques sont plus rares et où l'obtention de positions et de gratifications internationales prestigieuses est plus difficile, s'accroît l'importance des gratifications “politico-intellectuelles”, c'est-à-dire celles que distribuent les gouvernements et les groupes sociaux extérieurs au champ scientifique lui-même. Dans de [93] telles conditions, poursuivent les auteurs, l'obtention de responsabilités (consultation, etc.) ou de postes dans le champ politique apparaît un signe de l'“éminence” ou de la compétence même des scientifiques ».

Mais, ce qui confère à ce processus un caractère particulier en Haïti, c'est que le leadership politique n'étant pas de type « rationnel-légal », la valorisation de la compétence scientifique par le politique ne s'explique pas en fonction des normes du champ scientifique, mais plutôt en fonction des valeurs du système social. Ainsi, indépendamment de la compétence, un poste politique confère à celui qui l'occupe le prestige qui en découle. En s'intégrant dans le champ politique haïtien, le scientifique s'engage donc dans un processus de perversion et de déqualification, qui, à moyen terme, le dépouille de ses qualités d'enseignant ou de chercheur. Il devra, pour conserver ses fonctions, intérioriser la culture du milieu politique, dans laquelle les valeurs telles la rigueur, la continuité, l'acceptation de la critique, ou l'efficacité n'ont pas grand cours.

La relation entre le champ scientifique et le champ politique est médiatisée par l'État, dont les dimensions du mode de ses rapports avec la société (démocratique ou autocratique) et du type de légitimation de l'autorité qu'il incarne ou dont il se réclame (rationnel-légal ou traditionnel-charismatique) [10] doivent être prises en compte pour une compréhension de cette relation. En ne retenant que les deux types extrêmes (régime démocratique, légitimation rationnelle, d'une part, régime autocratique, légitimation traditionnelle, d'autre part) pouvant être formés par la combinaison de ces deux dimensions, nous pouvons formuler la proposition générale suivante :

Dans l'absence d'un champ scientifique relativement institutionnalisé avec ses universités, centres de recherches, revues, et sociétés savantes, un État démocratique fonctionnant suivant le modèle de la légitimité rationnelle peut constituer un lieu de valorisation de la compétence scientifique, tandis qu'un État dictatorial, autocratique fonctionnant suivant le modèle de la légitimité traditionnelle ou charismatique évoluera au mépris de la compétence scientifique, celle-ci pouvant même être perçue comme un élément de subversion.

Si la combinaison démocratie/rationnel-légal répond mieux à des objectifs de développement scientifique, c'est cependant le leadership de type rationnel qui semble assurer une plus forte valorisation de la compétence scientifique. La nature démocratique de l'État, favorisant une plus large participation des différents secteurs de la société dans l'orientation de la politique scientifique, tendrait plutôt à affecter le contenu de la recherche scientifique [11].

[94]

En Haïti, comme dans la plupart des pays faisant l'expérience d'une transition démocratique, malgré les déclarations d'intention relatives à la mise en place d'une politique de modernisation des structures de l'État, la tradition du patrimonialisme pèse toujours lourd. Des pratiques de gestion du temps, des rapports sociaux et de l'environnement relevant de l'ordre communautaire (gemeinschaft) plutôt que de l'ordre sociétal (gesellschaft) peuvent être décelées même au sein des institutions se réclamant du projet de la modernisation ou mises en place pour le réaliser. Il s'en suit que les exercices démocratiques auxquels Haïti se trouve exposée par la tenue d'élections sous le contrôle d'organisations internationales sont loin de constituer, comme c'est le cas avec des États démocratiques et modernisateurs, un facteur pouvant faciliter l'émergence d'un champ scientifique national. Le champ politique n'est pas une donnée. Il reflète les rapports de force dans la société et dans l'État. Les classes possédantes et dirigeantes haïtiennes n'ont jamais éprouvé le besoin d'investir dans la scolarisation et la formation technique. Le taux d'analphabétisme en Haïti est parmi les plus élevés dans les pays du Tiers-Monde. Ceci constitue un obstacle particulier à la diffusion de la science et à l'utilisation de la technologie même la plus simple. Comme l'a fait remarquer Arghiri Emmanuel (1981 : 63), « c'est le bas niveau culturel général de la population qui constitue la carence principale du Tiers-Monde ». Ce niveau culturel général est « le bagage intellectuel universel et élémentaire qui permet à quelqu'un d'utiliser une machine à bon escient, même s'il n'est pas capable de la concevoir et de la reproduire ».

Un champ intellectuel solidaire du champ politique

La rupture sociale, observée à partir de l'explosion de 1985-86 qui a conduit à la fin du régime duvaliériste, s'inscrit dans un contexte socio-historique tendant à divorcer la légitimité populaire d'avec la légitimité technique. Cette dernière peut se définir par la capacité gouvernementale à gérer les ressources du pays avec la plus grande efficacité possible et à mettre en place les politiques permettant de reproduire ces ressources pour une satisfaction de plus en plus grande des besoins et aspirations des différentes couches de la société. La dichotomie des deux formes de la légitimité a pu s'installer dans le pays grâce à un courant anti-intellectualiste, qui ne peut d'ailleurs que s'ajouter aux obstacles déjà importants à l'implantation d'une réflexion scientifique dans le pays. Ce courant anti-intellectualiste a cependant ses propres fondements.

Héritière d'un passé colonial, isolée dans le concert des nations, Haïti a dû investir de façon intensive dans une « littérature de combat », qui laissait peu de place à la réflexion patiente et rigoureuse qu'exige le travail scientifique. « Toute l'imagination haïtienne du dix-neuvième siècle et de la première moitié du vingtième siècle est investie dans le patriotisme, l'indigénisme, dans l'effort idéologique nécessaire à la consolidation d'une nation divisée [95] par les vestiges du colonialisme et marquée par l'hostilité du monde qui l'entoure » (Gilles : 1997 : 14). Et avec quel succès ? Il s'est donc construit un champ intellectuel qui n'a pas réussi sur le plan politique, et qui reste encore à s'imposer dans le champ intellectuel mondial ou latino-américain. Mais, ce champ intellectuel est devenu fonctionnel à l'intérieur du système socio-politique et a servi à justifier l'exclusion des couches populaires analphabètes de la participation sociale et politique. D'où alors cet anti-intellectualisme qui prend la forme d'une « revanche populaire », encadrée par un populisme folkloriste, à l'endroit des « intellectuels ».

Autant donc que le champ politique, le champ intellectuel haïtien, dont d'ailleurs il est solidaire, constitue un obstacle à la constitution d'un champ scientifique. Ce n'est pas seulement, comme l'a écrit Jean Fourastié (1966 : 67), parce que dans les œuvres littéraires, philosophiques ou politiques, l'écrivain « est satisfait par sa propre pensée, sans égard à ce qu'est cette pensée par rapport à la réalité extérieure » que le champ intellectuel n'a pas joué un rôle pour la formation d'un mouvement scientifique dans le pays. C'est surtout la fonction sociale de « l'écrit » et du « français » dans la société haïtienne, qui a conféré à l'activité intellectuelle des caractéristiques obscurantistes aux antipodes des valeurs qui sous-tendent une entreprise scientifique. Car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'activité intellectuelle en Haïti, même quand elle paraît contestataire par son contenu, reste, par la forme et les symboles qu'elle emprunte pour s'exprimer, solidaire de l'obscurantisme qui caractérise le système social. Cette difficulté éprouvée par l'intellectuel haïtien de participer à la production d'une culture critique, qui engloberait la culture scientifique, trouve ses racines dans la gestation même de la société haïtienne. « Malgré l'alerte indigéniste », comme l'écrit Pierre Buteau (1993), il s'est installé dans le pays un système de représentation fondé sur une stratégie consistant à se distancier, par les valeurs, les normes et les symboles, des éléments de la culture nationale considérés comme caractéristiques des masses pauvres urbaines et rurales. L'aliénation culturelle qui s'installe dans les structures même de reproduction de la société, pénètre les différentes formes de production littéraire, dans leur contenu et/ou leur forme, et donne lieu à des mécanismes de valorisation étrangers ou contraires à ceux prévalant dans le monde scientifique.

Pour un mouvement scientifique

Pour la constitution d'un champ scientifique en Haïti, il faudrait regarder tant du côté de la société que de celui de l'État. L'effort à investir devrait passer par la création d'une Association haïtienne pour l'avancement des sciences qui prendrait la direction d'un mouvement scientifique poursuivant des objectifs sur les plans culturels, institutionnels et politiques. Il s'agit notamment de gérer les ressources dont nous disposons avec la rigueur et la discipline requises à fin de maximiser en quantité et en qualité nos réalisations dans le domaine de la science et de la technologie.

[96]

Ce mouvement devrait contribuer à la formation d'une culture scientifique par la tenue de façon coordonnée et systématique de conférences, de colloques, par la diffusion des initiatives scientifiques, par un regard critique sur la didactique des sciences à tous les niveaux de l'enseignement, changeant ainsi graduellement notre façon d'entrer en rapport avec l'environnement naturel, social et humain. Sur le terrain proprement scientifique, il travaillerait à la mise en place d'une tradition de recherche [12], en contribuant à renforcer les institutions de formation avancée, par le rappel avec insistance des normes et valeurs de la communauté scientifique internationale, par la production d'instruments de communication entre des chercheurs de différentes disciplines. Sur le plan social et politique, il faudrait, par les changements produits dans les relations entre l'État et la société, que la culture politique nationale intègre les deux dimensions populaire et technique de la légitimité. L'efficacité politique, c'est-à-dire la capacité à mettre en place une politique répondant à des besoins formés et véhiculés à travers des institutions de la société, devrait être un élément servant à évaluer la performance d'un gouvernement. Le mouvement devrait encourager le secteur privé à appuyer la recherche et la formation, tout en évitant que cet appui ne constitue, à long terme, un obstacle à l'autonomie du champ scientifique. Les pressions sur les institutions d'État, par les couches sociales issues de la paysannerie, des milieux populaires, des catégories socioprofessionnelles et du secteur des affaires pour une gestion efficace, devraient transformer le champ politique en lieu de valorisation de la compétence scientifique, cessant ainsi d'être le lieu où le scientifique cherche à se valoriser socialement.



* Les notes en fin de texte ont toutes été converties en notes de bas de page pour en faciliter la lecture dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales. JMT.

[1] II convient toutefois de noter que les développements récents qui réduisent de plus en plus la distance entre la science et la technologie ont permis un rôle accru du secteur privé dans le financement de la recherche scientifique, surtout dans le champ de la biotechnologie.

[2] Ceci peut évidemment être étudié en fonction de la discipline de spécialisation. L'attraction du champ politique est plus forte pour les scientifiques des sciences sociales que pour ceux des sciences dites naturelles.

[3] Voir notamment : Fournier, Marcel et L. Maheu "Nationalisme et nationalisation du champ scientifique québécois", Sociologies et sociétés (1975) ; Fournier Marcel, al Germain "Le champ scientifique québécois, structure et fonctionnement" 1975 ; Gingras, Y., "La valeur d'une langue dans un champ scientifique"(1984) ; Lamarche, Y. (1975) ; Trépanier, M. "Politique de la science au Québec et autonomie du champ scientifique", Revue québécoise de sciences politiques (1992).

[4] Voir par exemple McClellan III, James E, "Colonialism and sciences", in The J. Hopkins University Press (1992) pour les institutions scientifiques implantées à Saint-Domingue et qui répondaient fondamentalement aux objectifs de l'exploitation coloniale.

[5] En fait les Haïtiens ayant poursuivi des études avancées à l'extérieur l'ont fait dans différentes institutions de différents pays. À leur retour dans le pays, non seulement ils ne trouvent pas de structures d'accueil de recherche ou d'enseignement, ils ne partagent pas non plus une culture scientifique commune. Ces deux éléments tendent à se renforcer et à rendre encore plus difficile l'émergence d'un champ scientifique national.

[6] En 1995, le rectorat de l'Université d'État, fonctionnant alors comme « Conseil de l'Université », en a recensé cinquante-huit. Voir Rectorat de l'Université d'État d'Haïti (1995).

[7] Pour en retenir que l'assistance étrangère en expertise technique, en 1990 les « experts » étrangers représentaient 54,6% des cadres dans les Travaux Publics, 76,5% dans la Santé 77,8% dans l'Agriculture et 80,2% dans l'éducation.

[8] Voir par exemple Banque interaméricaine de développement (1988).

[9] On ne peut donc que saluer la décision récente du Ministère de l'éducation nationale de créer une direction à l'enseignement supérieur dont le mandat consistera justement à apporter dans ce domaine les rectifications nécessaires.

[10] Les quatre types possibles sont les suivants : - Régime démocratique et légitimation rationnelle (Exemple : États-Unis) – Régime démocratique et légitimation traditionnelle/charismatique (Exemple : l'Inde des Gandhi) - Régime autocratique et légitimation rationnelle (exemple : le Brésil des militaires) - Régime autocratique et légitimation traditionnelle/charismatique.

[11] La relation que nous établissons ici entre la nature démocratique de l'État et le développement de la science est différente de l'analyse de Robert K. Merton, "Science and démocratie social structure", in The Free Press, New-York(1968) dans la quelle la nature démocratique de l'État est présentée non pas pour montrer le rôle que l'État peut jouer pour favoriser l'émergence d'un champ scientifique, mais pour montrer qu'un ordre démocratique crée un environnement favorable au développement de la science.

[12] L'expression est de Karl Popper, "Conjectures et réfutations", in La croissance du savoir scientifique, Payot, Paris (1985).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 juin 2017 12:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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