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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Thierry Feral, Le nazisme : une culture ? Essai étiologique (2001)
Avant-propos


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Thierry Feral, Le nazisme : une culture ? Essai étiologique. Paris: Les Éditions L'Harmattan, 2001, 206 pp. Collection “Allemagne d'hier et d'aujourd'hui.” [Autorisation accordée par l'auteur le 23 septembre 2019 de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales. Et un grand merci à Michel Bergès, historien des idées politiques pour toutes ses démarches auprès de l'auteur pour que nous puissions diffuser cette oeuvre.]

[11]

Le nazisme : une culture ?

Avant-propos

Pour tout observateur de la vie artistique et littéraire en Allemagne au XXe siècle, la chronologie offre une césure évidente : l'arrivée des nazis au pouvoir.

Toutefois, il serait erroné d'envisager la date du 30 janvier 1933 comme une rupture. Loin de constituer un phénomène épisodique et accidentel, la politique culturelle hitlérienne se présente comme l'aboutissement d'une trajectoire amorcée au XIXe siècle et qui, sous l'effet de la défaite et de la révolution de 1918, puis des crises consécutives de la République de Weimar, a directement débouché sur le troisième Reich.

En fait, cette évolution catastrophique, qui a transformé une nation de haute culture en symbole de barbarie absolue et en objet de mépris, a été le produit d'un sentiment ambiant de "malaise dans la civilisation".

Wilhelm Alff, collaborateur de l'Institut d'histoire contemporaine de Munich et professeur à Brunswick, l'avait relevé dès 1963 : c'est l'angoisse de la décadence qui a conduit la grande majorité du peuple allemand à cautionner une idéologie qui lui donnait l'illusion qu'elle lui épargnerait le naufrage déjà connu par les [12] empires égyptien, grec et romain (in Der Begriff Faschismus, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971, pp. 124-141).

D'où le motif essentiel qui a régi la vie intellectuelle allemande de 1933 à 1945 : la traque du moindre symptôme de dégénérescence dans la multiplicité de ses formes d'expression. Une stratégie absurde, inspirée par des fantasmes paranoïaques, et qui plus est contraire à ses perspectives mêmes.

Ainsi que je m'étais efforcé de l'analyser avec un groupe de réflexion dans Culture et Dégénérescence en Allemagne (Paris, L'Harmattan, 1999), jamais le "pays des penseurs et des poètes", selon le mot fameux de Madame de Staël en 1810, n'aura été autant en danger de perdre définitivement son identité culturelle que lorsqu'il fut sous la tutelle des nazis.

Vouloir à toute force préserver la "pureté de l'essence et de l'âme" d'une nation mène fatalement à leur total effacement, ne serait-ce qu'en raison du fait que ces soi-disant "valeurs sacrées" n'ont jamais été depuis l'origine des temps - et ne seront jamais - que le fruit d'une dialectique constante entre les diverses cultures et le mouvement ascendant dont résultent sans cesse leurs rencontres.

W. Spiewok et D. Buschinger ont admirablement montré dans Littérature allemande du Moyen Age (Paris, Nathan, 1992) que les légendes et mythes germaniques, réactivés par le wagnérisme tant adulé des nazis, [13] n'auraient en vérité jamais vu le jour sans les multiples échanges qui existèrent alors sur le territoire de ce qu'est aujourd'hui l'Europe, et même au-delà.

Paul-Henri Bideau, dans sa magistrale synthèse sur Goethe (Paris, PUF, Que sais-je ?, 1984) - Goethe, une des rares références intellectuelles évoquées avec Schiller (ami de la Révolution française !) et Richard Wagner par Hitler dans Mein Kampf -, avait lui aussi fait ressortir l'importance de la dette culturelle contractée par le "sage de Weimar" au cours de ses séjours à l'étranger, ce qui au demeurant a fondé son universalité.

Ainsi en fut-il également de Nietzsche pour Gênes et Èze (cf. J.E. Spenlé, La Pensée allemande de Luther à Nietzsche, Paris, Colin, 1964, p. 185 et 199 sq.), nonobstant les outrageantes manipulations ultratudesques de sa pensée par sa sœur Elisabeth (cf. D. Chauvelot, Elisabeth Nietzsche, Paris, L'Harmattan, 1998).

Quant à Schopenhauer, annexé par le Führer notamment au chapitre "Le peuple et la race" de Mein Kampf (Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1934, pp. 283- 329), comment nier l'influence primordiale exercée sur lui par la mystique orientale (cf. A. Roger, Introduction à A. Schopenhauer, Le Fondement de la Morale, Paris, L.G.F., 1991) ?

Autre exemple : existe-t-il en Allemagne une chanson folklorique plus célèbre que la Lorelei du "Juif" Heinrich Heine qui, à défaut de pouvoir être interdite, [14] fut attribuée sous les années brunes à un “auteur inconnu" pour ne pas avoir à mentionner ce "Musset allemand", brillant disciple de Hegel, et créateur d'une légende ainsi que d'un lieu touristique sur le Rhin, comme le souligne à juste titre J.L. Bandet (Histoire de la Littérature allemande, Paris, PUF, 1997, p. 194) ?

Enfin, last but not least, comment imaginer Martin Heidegger sans ses deux maîtres répudiés à l'heure du rectorat de Fribourg parce que "sémites" : le mathématicien Alfred Loewy, et Edmund Husserl, le père de la phénoménologie ? Grâce soit rendue à Hugo Ott de nous avoir éclairés à ce sujet par sa splendide Fête des Tabernacles (Laubhüttenfest, Fribourg/Brisgau, Herder, 1994).

Ainsi, pour parodier une heureuse formule de René Char (“Rémanence", in Dans la Pluie giboyeuse, Paris, Gallimard, 1968), l'Allemagne a souffert dans les années trente/quarante d'un "irréel intact dans le réel dévasté", c'est-à-dire d'une complète falsification de sa grande tradition culturelle par un nauséabond et mortifère délire ethnocentrique.

Comme le rappelle la sociologue Doris Bensimon dans son beau livre sur Adolph Donath (Paris, L'Harmattan, 2000, p. 9) : "L'art est un pont entre les cultures et les peuples." Cela ne saurait se concevoir sans explorations, sans courants, sans écoles diverses et sans confrontation entre elles, mais aussi sans une législation intransigeante dès lors qu'on en vient à [15] l'utiliser pour entonner des chants de haine au nom de quelque prétendue cause. L'art et la littérature jouent un rôle irremplaçable dans la reconnaissance et l'acceptation de l'autre. Ils ne connaissent, affirme encore fort pertinemment D. Bensimon (op. cit., p. 8), "pas de frontière, ni dans le temps, ni dans l’espace", et l'on ne peut tolérer que cette fonction primordiale de lien universel qui leur est dévolue soit aliénée, quel que puisse être le prétexte. Dans cet engagement de chaque instant qui est un enjeu essentiel pour la démocratie et pour l'avenir de l'humanité, il est indispensable que les États prennent leurs responsabilités pédagogiques et politiques.

De fait, comme le soulignait J.P. Sartre (Qu'est-ce que la Littérature ?, Paris, Idées/NRF, 1964, p. 356), "l'art [...] n'est pas protégé par les décrets immuables de la Providence ; il est ce que les hommes le font."

Certes il est parfaitement loisible de considérer dans le sillage du Méphistophélès de Hermann Hesse qu'un jour "la Terre [puisse former] une province de l'enfer" et que "c'est une chose charmante et remarquable de penser qu'il y aura même en enfer de la musique et de la poésie" (H. Hesse, "Une soirée chez le Docteur Faust", in Romans et Nouvelles, Paris, Laffont, 1993, p. 1140). Mais il convient alors parallèlement de prendre conscience que si le monde peut se passer de la culture telle qu'entendue ici, il est fort probable qu'il se passera aussi un jour de l'humain. Dans Almansor, cent ans [16] avant la naissance du Parti national-socialiste, Heinrich Heine avait lancé sa sombre prophétie : "Là où l'on brûle les livres, on finira par brûler les hommes". Entendons par-là que, contrairement à ce que prétend Hitler lorsqu'il affirme que sans l'Aryen, "la civilisation humaine s'évanouirait et tout le monde deviendrait un désert" (Mein Kampf, op. cit., p. 289), l'hybris consistant à vouloir soustraire artificiellement une société donnée à l'évolution historique ne peut aboutir à terme qu'au néant.

Il s'en est fallu d'un cheveu que les nazis n'y parviennent, et c'est en ce sens que l'aventure nationale-socialiste reste jusqu'à présent unique.

Il n'est rien de plus dangereusement ridicule que de vouloir à tous crins refuser la modernité. Il est pour sûr indispensable qu'elle soit pas à pas accompagnée par une éducation éthique et un corpus législatif appropriés afin que soit donnée à tout être la possibilité d'échapper aux "aliénations multiples liées [à ses] virtualités déshumanisantes" (H. Arvon, La Philosophie du Travail, Paris, PUF, 1973, p. 94), de s'épanouir librement, de vivre sa vie dans la dignité ; ce qui implique, comme le réclamait le philosophe Nicolas Berdiaev, "un nouveau mouvement spirituel" (ibid., p. 95), à savoir la redécouverte de valeurs inscrivant son existence dans une perspective riche d'espoirs.

Mais n’est-ce pas là justement, comme l'a à maintes reprises explicité le sociopsychanalyste Gérard Mendel, [17] la mission la plus élémentaire de la culture (cf. De Faust à Ubu, La Tour d'Aigues, L'Aube, 1996) ? Dès lors, "attenter à la croyance en soi d'un être humain, à sa capacité de créer, c'est là le péché absolu" (G. Mendel, Le Vouloir de Création, La Tour d'Aigues, L'Aube, 1999, p. 48). "L'illusion vitale d'un individu devrait être aussi sacrée que sa peau", écrivait en 1934 John Cowper Powys dans son Autobiographie.

Le crime contre l'humanité des nazis ne se cantonne donc pas à la Shoah et au Samudaripen (le génocide des Tsiganes, étudié par Claire Auzias, Paris, L'Esprit frappeur, 2000), ni aux autres exactions - telles l'extermination des "vies indignes d'être vécues" ou les pseudo expériences médicales en milieu concentrationnaire - qui ont ponctué le troisième Reich (cf. T. Feral, Le National-socialisme. Vocabulaire et Chronologie, Paris, L'Harmattan, 1998). Il réside avant tout - car c'est de là qu'allait découler tout le drame - dans l'instrumentalisation de la "destruction de la raison" (cf. G. Lukacs, La Destruction de la Raison, Paris, L'Arche, 1954), et plus odieusement encore dans la pétrification des consciences. Or (voir Horst Krüger, Un bon Allemand, Arles, Actes Sud, 19932), il apparaît comme indéniable que le grand nombre a "accepté et préconisé" (W. Reich, La Psychologie de Masse du Fascisme, Paris, Payot, 1972, p. 11) cette mutation sociétale. Ce qui signifie que la contexture culturelle intime de la société allemande était déjà porteuse d'une [18] géniture qui ne demandait qu'à être conduite sur les fonts baptismaux de l'histoire (cf. “le ventre fécond" de Brecht).
Tenter - bien modestement - de reconstituer l'engendrement de cet avatar d'une pensée souterraine, longtemps occultée par le rayonnement d'une tradition intellectuelle dépassant infiniment les frontières nationales puis propulsée à l'avant-scène par une transvaluation rampante, tout en amenant à réfléchir sur ce qui pourrait advenir encore à la faveur de la crise actuelle de la culture, tel est le propos de ce petit essai.

En réaction à notre société normative qui ne considère l'individu que sous l'angle de l'objectif et du quantifiable, des idéologies communautaristes, sectaires ou intégristes “commencent à faire retour, et le feront sans doute sous des formes aberrantes, si l'on n'y prend pas garde" (F. Duparc, in Psychiatrie Française, sept. 98, p. 59). Tant qu'il ne s'attachera pas à replacer l'homme au centre de ses préoccupations, "le nouveau millénaire [...], malgré ses odes et son emphase, [restera] toujours menacé du forfait humanicide" (D. Cohen, Lettre à une Amie allemande, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 275).

"Sauvegarder contre les technocraties et contre les bureaucraties ce qu'il y a d'humain dans l'homme, livrer le monde dans sa dimension humaine, c'est-à-dire en tant qu'il se dévoile à des individus à la fois liés entre eux et séparés", telle était la tâche primordiale de la [19] culture pour cette grande dame - aujourd'hui trop oubliée - que fut Simone de Beauvoir (in Que peut la Littérature ?, Paris, UGE, 1965, p. 92).

Et de poursuivre en une belle leçon d'humanisme : "Elle doit nous rendre transparents les uns aux autres dans ce que nous avons de plus opaque", car “chaque homme est fait de tous les hommes et ne se comprend qu'à travers eux".

Il serait grand temps que le message soit mûrement médité.
Bouxwiller, été 2001

[20]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 2 novembre 2019 6:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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